L’inscription de l’oralité dans Iḍ d wass de Amar Mezdad

الشفوية في رواية "إض اذ واس" لأعمر مزداد

Orality in Amar Mezdad’s “iḍ d was” novel

Fadila ACHILI

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Fadila ACHILI, « L’inscription de l’oralité dans Iḍ d wass de Amar Mezdad », Aleph [En ligne], mis en ligne le 15 mars 2025, consulté le 02 avril 2025. URL : https://aleph.edinum.org/13962

Toute œuvre est une absorption d’autres œuvres, et tout texte est en croisement avec d’autres textes. Le modèle romanesque étant très favorable à cela, il est tout à fait attendu que les romanciers kabyles intègrent dans leurs textes des éléments de la tradition orale. Amar Mezdad dans son roman « Id d wass » n’a pas manqué de reprendre les éléments de l’oralité comme les proverbes, les chansons et les contes. Dans le présent travail, nous allons nous intéresser à l’inscription de l’oralité dans l’écriture Mezdadienne à travers son roman « Id d wass »

كل مؤلف امتصاص لمؤلفات سابقة، وكل نص يقع على مفترق نصوص أخرى. إن الروائيين القبائليين يقومون على إثراء مؤلفاتهم الروائية بنصوص يستمدونها من الموروث الشعبي الشفوي القبائلي، وأعمر مزداد في روايته الموسومة "إض ذ واس" قام باستحضار الأمثال والأغاني والحكايات الشعبية القبائلية في هذا المقال سنسعى إلى اكتشاف عن كيفية استحضار الكاتب الموروث الشعبي الشفوي في باكورة أعماله الروائية

The present paper seeks to examine the representation and description of orality in Amar Mezdad “id d wass” novel. Our analysis of this novel is an attempt to underscore the modern characteristics fond in this writing that display kabyle traditional orality. Orality voice is remarkebly presente in this writing and the major intent of this paper is to highlight the link between speech and writing. Particular attention will also be given these aspects in kabyle tales and songs

Introduction

Chaque œuvre littéraire s'érige en tant qu'entité absorbante, assimilant d'autres œuvres en une fusion textuelle, tandis que chaque texte s'entremêle inextricablement avec d'autres textes, car "tout texte se situe à la jonction de plusieurs textes dont il est à la fois la relecture, l’accentuation, la condensation, le déplacement et la profondeur" (Philippe Sollers, 1971, P.75). La littérature, en son essence, est le terreau fertile de ces intersections, où des œuvres préexistantes se trouvent réinterprétées et questionnées, un phénomène inexorable dicté par l'évolution littéraire elle-même, car chaque mouvement d'évolution littéraire requiert un examen critique des œuvres existantes et une réappropriation de la tradition.

Comme l'a énoncé avec éloquence Nathalie Piegay-Gros (1996 : 23), "L'histoire de la littérature ne peut s'expliquer par l'action de causes extralittéraires qui provoqueraient le renouvellement des œuvres, l'abandon de certains genres ou la connaissance des formes nouvelles. C'est au contraire le jeu des relations qui s'établissent entre les œuvres qui est le moteur de l'évolution des textes." Ainsi, le modèle romanesque se prête admirablement à cette entreprise, où il est tout à fait attendu que les romanciers kabyles intègrent, au sein de leurs textes, des éléments issus de la tradition.

Dans son roman intitulé "Id d wass," Amar Mezdad n'a pas omis d'incorporer des éléments empruntés à la tradition orale, tels que les proverbes, comme cela a été méticuleusement analysé et documenté dans un article antérieur (Fadila Achili, 2011, p.81). Dans la présente étude, nous entreprenons à nouveau d'explorer l'intégration de l'oralité dans l'écriture de Mezdad, à travers son opus "Id d wass". Notre analyse de ce roman aspire à mettre en lumière la modernité inhérente à son écriture, une modernité qui s'efforce de théâtraliser la tradition orale kabyle. Comme l'a affirmé Picon Gaétan (1976 : 87), "La naissance d'une œuvre n'est pas la prise de conscience d'une expérience : elle est la rencontre d'une voix," une voix qui naît de la résonance d'entités diverses. Dans le roman "Id d wass," nous percevons distinctement une telle voix, celle de l'oralité. Par conséquent, notre démarche analytique s'articulera autour des dynamiques entre la parole et l'écriture, avec un accent particulier porté sur le conte populaire et la chanson, des éléments que l'auteur a revitalisés à travers son écriture.

Dans une étude dédiée à la néo-littérature kabyle, Amar Ameziane met en exergue la relation qu'Amar Mezdad entretient avec l'intertextualité, particulièrement manifeste dans son premier roman, "Id d wass". Selon Ameziane (2006 : 21), "Le rapport d'intertextualité est très évident. La néo-littérature kabyle reprend largement les textes issus de la tradition orale. Il s'agit principalement de fragments de contes merveilleux, de motifs de mythes ou encore de proverbes. Ces éléments de l'oralité sont mis à profit dans les nouveaux textes. Leurs statuts changent considérablement (...) ils sont interrogés, bousculés et transformés. Le roman est le genre qui exerce le plus de pression sur la matière traditionnelle."

Ainsi, notre enquête se focalisera sur l'émergence de la parole au sein de l'écriture d'Amar Mezdad, et dans cette perspective, nous nous interrogerons sur la manière dont l'oralité s'inscrit dans la trame romanesque de "Id d wass".

1. Le conte comme lieu d’ancrage

Le conte constitue une forme d’expression incontournable dans la société kabyle; il est un mode narratif qui reflète avec fidélité sa texture socio-économique et ses croyances. Il est un miroir de son existence et véhicule des images de sa réalité, de ses valeurs et de ses relations sociales, de par son lien avec la société kabyle d’antan.

Par des citations, l’auteur rapporte dans son œuvre des contes populaires qui constituent des unités narratives indépendantes de la structure initiale qui les a convoqués. Les événements que ces unités décrivent sont reliés à la structure du roman et leur contenu renvoie le lecteur à une réalité préexistante. On peut voir cette jonction à travers l’utilisation du temps au passé et de formules qui replongent le conte, en tant que signifiant et signifié, dans un passé mythologique.

L’utilisation substantielle des contes et de la mythologie dans le roman dénote un intérêt immuable de l’auteur pour le discours social. En raison de l’association du conte aux milieux populaires, sa présence dans l’œuvre, objet de cette étude ouvre l’univers du lecteur sur une multitude de valeurs sociales qui constituent le fondement de la société kabyle, telle que l’importance de l’union « tadukli », qui incarne la force communautaire et sa survie. La place de la femme dans la société kabyle est également mise en exergue par l’histoire d’un personnage mythique, le chien, à qui on a laissé le choix d’être un chien ou une femme; il choisit d’être chien. Dans une autre histoire du même conte, qui figure dans un autre passage du roman, le chien crie son horreur de ce qu’il vient d’entendre et avale sa gorge. Son mutisme est né à compter de ce jour.

« Asmi tebda ddunit, aqjun yugi ad yuɣal d ttameṭṭut. Iffeɣ-it laɛqel meskin isuɣ armi issebleɛ tagerjumt-is, igugem, iǧǧat umeslay ». (Mezdad, 1990 : 32)

Un autre point pertinent est le conflit permanent qui oppose belle-mère et bru, véhiculé par un conte populaire que l’auteur a glissé dans le discours (id d wass, P169, P170, P171, P172). Par ce clin d’œil, il pointe du doigt l’éternelle lutte entre les belles-mères et leurs brus au sein de la famille kabyle.

L’insertion du conte populaire oral dans le roman s’est effectuée de manière directe et littérale, même si l’auteur s’est généralement passé de l’emploi des guillemets. L’auteur ou les narrateurs qui convoquent le conte interviennent au commencement de chaque citation pour définir la nature du nouveau passage narratif, en s’appuyant sur des prologues spécifiques à ce type d’expression. C’est salutaire pour le lecteur qui peut ainsi isoler la structure du texte hôte de celle du texte rapporté. On peut citer à titre d’exemple :

  • Asmi llan ttmeslayen lmal : « au temps où les animaux parlaient ».

  • Asmi tebda dunnit : « au commencement du monde ».

Ces exemples, qui ne sont pas exhaustifs, renvoient le lecteur à un référentiel spécifique, à un temps qui n’est ni celui de l’énonciation ni celui de la lecture.

Les contes et les histoires de ce texte narratif revêtent la forme de citations. Sont moins nombreuses les histoires citées à titre d’allusion ou de supposition, lorsque ces fragments de textes antérieurs ne sont pas annoncés et délimités par des guillemets ou un prologue dont l’auteur narrateur se sert pour rapporter un nouveau passage narratif, même dans ce cas de figure, le lecteur s’oriente vers des vocables qui l’aident à lier chaque vocable présent à son origine absente, comme dans le passage narratif suivant :

« wa ye3nad tilkin n A3elǧia n Tizi, terɣa fell-as netta iɣunza-tt maca ula d uccen yuggi tiẓurin imi semmumit ». (Mezdad, 1990 : 30)

Du conte auquel ce passage renvoie, l’auteur n’a gardé à titre de citation que le mot « semmumit » qui signifie aigre, suffisant cependant pour orienter les lecteurs vers le conte du chacal qui, en passant un jour à côté d’une vigne porteuse de grosses grappes de raisin, est pris d’avidité et à force de tentatives échouées d’atteindre les grappes, il décide, épuisé, de poursuivre son chemin prétendant que le raisin est immature et aigre, « semmumit ».

Parmi les contes rapportés à titre de citation figure ce passage narratif qui comporte une histoire relatée de manière moins fidèle et moins explicite :

« Zik zellun arrac di lɛid, armi d yiwen wass, yiwen qqaren-as smaɛil niqal izla-t babas yiwen wemcum akken qqaren-as Ibrahim » (Mezdad,1990 : 94).

Ce passage est une référence à l’histoire du prophète Abraham et de son fils Ismaïl, lorsque précisément le prophète décide d’égorger son fils en offrande. Cette citation a pour finalité d’établir une similitude entre la condition du héros vis-à-vis de sa mère et celle d’Ismaïl avec son père. Le sort de Mohand Améziane est d’être égorgé s’il ne trouve pas de solution prompte à ses dédales avec sa mère, qui lui réserve dans ce cas colère et châtiment. Tel était le sort qu’a voulu réserver Abraham à son fils Ismail lorsqu’il a vu en rêve qu’il égorgeait son fils.

Ce conte cité qui fait référence aussi à une autre histoire appartenant à l’héritage narratif oral nous interpelle : son emploi n’est pas celui d’une citation, mais d’une allusion, car l’auteur fait allusion à une situation relatée dans un conte populaire dont les héros sont deux frères élevés par une ogresse. (بورايو عبد الحميد، ، 1992، ص 95.) Le conte rapporte l’histoire d’un groupe de jeunes bergers sortis aux champs. Et afin que les moutons ne puissent pas paitre dans les propriétés privées des villageois, les bergers les attachent à l’aide de cordes et s’oublient dans leurs amusements. Les moutons sont strangulés par les cordes à l’insu des bergers. Pour se soustraire au châtiment des proches, Mohand Améziane a eu l’idée d’égorger les moutons. Cette situation évoque chez le lecteur une conjoncture similaire qu’on retrouve dans un conte populaire kabyle qui relate l’histoire d’une rencontre de deux femmes enceintes, l’une intelligente et l’autre simple d’esprit, avec une ogresse qui les éventre et s’empare des nouveau-nés pour les élever. Ces derniers se retrouvent un jour dans la même situation; ils sont chargés de garder le cheptel de l’ogresse, qui périt. Le plus intelligent des frères imagine une solution qui leur épargne le châtiment de l’ogresse. Tel est le cas de Mohand Ameziane avec son cheptel dans le roman de Amar Mezdad.

L’idée d’égorger les moutons est la même, de même que la ruse pour s’épargner les foudres de l’ogresse. L’auteur parvient à transposer avec lucidité cet incident dans un autre contexte tout en conservant les similitudes entre les récits convoqués, mais tout en opérant des changements sur le reste.

Parmi les contes dont certains éléments ont été empruntés à un fait réel étranger à la société kabyle, mais autour duquel l’imaginaire collectif a tissé une nouvelle histoire que l’auteur a rapporté et inséré à titre de citation, l’histoire de la construction de la mosquée du village, qu’on peut considérer comme un mythe fondateur (Mezdad, 1990; P133).

Ce conte met en exergue l’histoire du premier occupant des lieux où a été bâti le village. Il arrive à dos de chamelle, et afin de choisir l’emplacement propice à l’édification d’une mosquée, il donne libre cours à sa chamelle qui avance puis s’accroupit dans un endroit qui accueillera l’édifice. Le fond de ce conte, qui est la construction d’une mosquée, est inspiré d’un fait historique réel, qui est la construction de la mosquée du Prophète Mohamed, lorsqu’il gagne Médine dans son Exode. Le prophète sort à dos de chamelle, et demande à ses hôtes accourus pour l’accueillir de lui céder le passage, car elle agit sur ordre divin. La chamelle avance et arrive à un lieu où elle s’accroupit, qui deviendra la première mosquée du prophète à Médine.

La présence du conte populaire dans le roman en tant que structure textuelle indépendante avec un début et une fin est située en juxtaposition avec la structure du texte hôte; il est suscité généralement pour remplir une fonction consolidatrice.

Dans « Les cahiers de littérature orale », Jean Dérive (2012 : 72) écrit dans un compte rendu sur l’ouvrage de Amar Ameziane « tradition et renouvellement dans la littérature kabyle » :

« à propos d’Id D Wass, A Ameziane montre comment, tant par la mise en place du cadre spatio-temporel que par les personnages et le bestiaire, le récit de Mezdad emprunte au conte et à la légende, en tissant dans une certaine intertextualité avec les œuvres de la tradition orale kabyle, tout en leur faisant subir un certain nombre de transformations afin de mieux les assimiler. Ces transformations modifient parfois les fonctions culturelles des œuvres de la tradition orale : ainsi dans Id d Wass, les récits empruntés perdent leur caractère merveilleux et légendaire au profit d’une visée réaliste qui opère une subversion des conventions esthétiques traditionnelles, frôlant parfois la parodie » (Jean Dérive, 2012 : 72)

Outre le large recours aux proverbes, maximes et contes populaires, l’auteur fait appel, de manière moins marquée, à un autre mode qui a le même socle référentiel : les chansons.

2. La chanson : une évocation en résonnance

L’incorporation de la chanson populaire au texte romanesque dessine les contours de l’édifice culturel auquel appartient l’auteur. Le roman apparait comme une continuité de l’oralité plus qu’une écriture; tout ce qui est transposé à l’écrit est un signe qui se veut en harmonie avec son signifié et sa référence. 

Le tableau qui suit est un récapitulatif de l’ensemble des chansons contenues dans le texte narratif. Il convient avant toute chose de signaler que la chanson populaire est indissociable de la poésie. En effet, à l’instar de toutes les formes d’expression lyriques primitives, la poésie kabyle n’est pas composée en vue de la récitation, mais en vue d’être chantée. (Amrouche Jean, 1988 : 51) Il n’existe pas de ligne de démarcation entre la chanson et le poème dans la littérature orale kabyle. Dans son anthologie de la poésie kabyle, Youssef Nacib déclare qu’il est difficile de délimiter ce qui est poétique de ce qui ne l’est pas; les différences entre la chanson et le poème étant superficielles, au point où le chanteur kabyle puise dans une poésie anonyme. (Nacib Youssef, 1993 : 20)

Table N° 1. Les chansons

Les chansons

Page

Guillemets (+/-)

Observations

Lxeddma n lluzin s axxam

29

+

Cité en cours de narration

Aqlaqal

31

+

Cité en cours de narration, désigné par l’auteur par : iserḥ-as (il a donné libre cours à…)

Uh ! Yeǧǧa yemma-s

36

+

Désignation du passage cité par le narrateur : « imeddukal yakw serrḥen i taɣect- nnsen » (les camarades ont libéré leur voix).

Ad nru a d-nur ad nawi tikli uaṛẓu

36/37

+

Cité en cours de narration

ṭṭalaben ssmaḥ di lwaldin

37

+

Cité en cours de narration, le narrateur désigne la chanson citée en annonçant que les passagers sont passés du chant à la psalmodie dans ce passage : « qelben-tt ɣer udekker ».

Lexwan, ukud nemxallaf ur nezdiɣ deg yiwet n tmurt

48

+

Le narrateur annonce la chanson citée en disant : « ibda i ttzenzun » (il a commencé à fredonner).

Aɣrib d abeṛṛani di tmura n medden

76

+

Cité en cours de narration à titre de citation pour remplir la fonction de confirmation sans intervention du narrateur pour en désigner le genre.

emmleɣ-tt tḥemmel-iyi, baba-s yugi-yi

82

+

Cité en cours de narration, annoncé sur un ton ironique : « Ula d-tamaziɣt ssnen ţinna n ccna d ccḍeḥ » (leur Tamazight est celle de la dance et du chant ».

Ad rueɣ ad kem-ǧǧeɣ a tasa

86

+

Le narrateur désigne le genre de citation en disant : « Dkker agi itekkes lxiq ». (Ces chants religieux nous divertissent)

Walaɣ tasekkurt sufella n tzemmurt

130

-

Le narrateur annonce la citation en disant : « Ixeddamen bdan ccna » (les travailleurs ont commencé à chanter).

Llah! Llah!

149

+

Le narrateur désigne le passage lyrique cité en disant : « Lxewni iserreḥ taɣect-is s tinna » (le « khouni » a libéré sa voix en chantant celle-là).

Leḥbab ukud nemxallaf ur nezdiɣ deg-yiwet n tmurt

151

+

Cité en cours de narration, le narrateur annonce la citation en disant : « A tenid êman-ţ s tinna »

Zwi-ţ rwi-ţ

157

-

Cité en cours de narration sans en désigner la nature.

Source : Réalisé par l’auteur

Contrairement aux insertions précédentes, l’auteur cite littéralement les chansons. Dans cette démarche, il ne se limite pas à joindre à ses citations — à l’exception de deux — des guillemets, mais intervient en introduisant le genre du nouveau passage narratif cité, usant d’indications, comme « ccna » « chanson », « serren i taɣect-nnsen» « ils ont libéré leur voix » et « ttzenzun » « il fredonne », etc. Parfois, il accompagne le passage cité par les gesticulations tributaires au chant, tels que la danse et le hochement des épaules : « wa yekkat s tuyat wa iceah » « les uns hochent les épaules, les autres dansent », ou intervient pour répertorier le chant en air musical et psaume religieux, comme dans ce passage : « ddker ittekkes lxiq » « les chants religieux nous divertissent », ou celui-ci : « qelbent ɣer udekker » « ils se sont retournés vers le chant religieux ».

En désignant le passage cité et en intervenant pour le désigner, l’auteur guide le lecteur immédiatement à la structure intruse citée par l’usage des guillemets et même par les rythmes qui lui sont spécifiques, conservés même après le passage à l’écrit.

En dépit de la concision relative des passages lyriques cités -généralement l’auteur ne cite que le refrain de la chanson ou un couplet -, c’est ainsi que les chansons convoquées prennent la forme de citations littérales et effectives, ce qui leur a permis de conserver leurs structures et leurs propres rythmes et leurs tonalités. L’exemple suivant nous aide à mieux cerner cet état : « Mi d-yuli winna di Aɛdni, isereḥ-as : “Ay aqlaqal”, yuɣal ibda tinna n “Uh! Yeǧǧa yemma-s”. Imdukal yakk seren I taɣect- nnsen » (Mezdad, 1990 : 36)

Le narrateur interrompt le discours narratif pour insérer un discours rapporté; il s’agit de la citation placée entre guillemets, c’est-à-dire le début d’une chanson populaire « Ay aqlaqal », suite à laquelle il renoue avec le discours narratif pour enchainer avec une nouvelle citation délimitée par les guillemets « Uh! Yeǧǧa yemma-s », qui est une nouvelle structure textuelle qui vient s’agrafer à la structure du texte romanesque, puis reprend à nouveau le discours narratif. Deux structures intruses se sont intercalées dans la structure-mère du texte romanesque et se démarquent de manière patente. Nous constatons à ce stade que les deux structures textuelles rapportées n’ont pas interagi avec la structure du texte hôte, en raison de l’existence de signes de ponctuation et le changement de ton qui contraint le lecteur à passer d’un discours à un autre et d’un registre à un autre, ce qui l’amène à casser le rythme de la narration et fait ressortir ainsi la structure intruse.

La structure des chansons citées n’est pas complètement absorbée par le texte hôte. Car il n’y a pas de symbiose entre la structure des chansons et celle du texte présent. Ces chansons ont conservé leurs signifiants malgré la correspondance occasionnelle des signifiés avec le sujet du contexte hôte, à l’exemple de ce passage narratif :

« Anejli tteɣribt d aɣrum d ttugdin. Aɣrib d aberrani di tmura n medden. Ulac win iɣef ara yettkel». (Mezdad, 1990 : 56)

Dans son portrait de l’exil et de la condition des immigrés, le narrateur cite un passage lyrique qui a gardé son signifiant et son signifié. L’auteur traite le même sujet, comme en témoigne le signifié de la chanson; le signifiant étant resté immuable.

L’auteur n’a pas sollicité cet univers lyrique à titre de divertissement -et ce malgré la possibilité de s’en passer sans altérer la structure du texte hôte -, mais dans le but de souligner l’état psychologique des personnages, qui trouvent dans la chanson un exutoire : « Ddeker agi i ttekkes lxiq », ou un mode d’expression du mécontentement contre l’arbitraire et la répression :

« Ccna tezdeɣ yal imir n tmeddurt -nnnsen. Ama d ttameɣra, ama d ttamḍelt, ɣas tagnitt teddem-asen ifadden, ɣef uɛebbuḍ i tteḥruruden. ɣas temmundel tmuɣli ilmeẓye-n nneɣ zgan di ccna. Akken t-id-yeǧǧa yiwen : ɣurwet agdud I cennun » (Mezdad, 1990 : 36).

En effet, l’Homme chante dans toutes les circonstances, qu’elles soient heureuses ou déplorables; son expression lyrique répond à un besoin psychologique et donne ainsi un sens à sa vie.

L’utilisation par l’auteur des chansons, pour brosser l’univers psychologique de ses personnages, reflète, à un autre niveau du texte, une correspondance entre le roman et la réalité; et cette réciprocité est véhiculée par la chanson.

En plongeant dans cette forme d’expression populaire, l’auteur met à découvert son souci de garder ouverte la passerelle avec ses lecteurs; il dévoile en même temps son intérêt immuable pour le discours social.

Conclusion 

Au terme de cette analyse des rapports possibles entre l’écriture Mezdadienne et la tradition orale, il semble que quelques conclusions peuvent être avancées.

  1. La présence des genres traditionnels dont les motifs sont exploités par Mezdad dans le tissage de son texte ne vient pas bouleverser la trame du texte écrit, elle constitue, au contraire, un enrichissement du discours narratif et occupe une grande part dans le récit hôte.

  2. L’emploi de l’oralité et ses motifs ne sont pas que de simples modes d’intégration dans l’écrit, ou une simple représentation mimétique des langages sociaux, mais il y a une démarche esthétique qui tend à vouloir promouvoir la langue kabyle tout en la nourrissant aux sources et à l’esthétique de l’oralité.

  3. Mezdad emprunte à l’oralité ses éléments qu’il réutilise dans le roman sous forme d’emprunt, de citation ou d’allusion. Et la pratique de l’intertextualité a permis à Amar Mezdad d’établir des passerelles avec le passé en introduisant le dialogisme dans la littérature kabyle à travers le roman.

  4. En reprenant le conte et la chanson et en les réactualisant dans son roman, Amar Mezdad leur a fait perdre leur caractère oral, et en les déplaçant du contexte de l’oralité à celui de l’écriture; elles perdent leurs fonctions originales et leurs statuts de genres littéraires oraux pour devenir de simples procédés au service d’un texte écrit « lorsqu’un genre figure à l’intérieur d’une œuvre, il perd sa valeur de genre pour devenir une technique d’écriture ou un procédé » (Boyer A., 1996 : 66).

  5. L’écriture de Amar Mezdad est réfléchie et consciente et sa démarche est avant tout esthétique. « je commence par sélectionner débris, des fragments résiduels, pour en faire un ensemble cohérent, original, en l’occurrence un roman ». (Mezdad, 2001) En intégrant ainsi des fragments de textes empruntés à ‘oralité, il féconde son œuvre romanesque, mais en prenant le risque de les déconstruire, et de bouleverser leurs catégories et modifier profondément leurs statuts.

Achili F.2011 « L’intertextualité dans le discours romanesque kabyle, à travers le roman d Amar Mezdad « id d wass » », Iles d Imesli n°3.

Amrouche J .1988. : Chants berbères de Kabylie, Paris, Ed. L’Harmattan

Ameziane A, 2006, « la néo-littérature kabyle et ses rapports à la littérature traditionnelle » in Études littéraires africaines.

Boyer A.1996. Éléments de littérature comparée, formes et genres, Paris, Ed Hachette

Dérive J .2012. Les cahiers de la littérature orale

Mezdad A.1990. Iḍ d wass, Alger, Asalu/Azar

Mezdad A .2001. Ayamun n° 07

Nacib Y.1993. L’anthologie de la poésie kabyle, Alger, Ed Andalouse

Picon G .1976. L’usage de la lecture, Paris, Mercure de France.

Piegay-Gros N.1996. L’intertextualité, Paris, Ed Dunod 

Sollers P.1971. Théorie d’ensemble, Paris, Ed Seuil

بورايو ع. الحكاية الخرافية للمغرب العربي، ط1، دار الطليعة، بيروت-لبنان، 1992.

Fadila ACHILI

Université Mouloud Mammeri, Tizi-Ouzou

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