Translated with www.DeepL.com/Translator (free version)Introduction
Nous assistons depuis plusieurs années à une prolifération de néologismes sur le modèle de l’intermédialité. Citons à titre d’exemple : médialiture, intersémiotique, interartialité, littérature médiagénique et autres. Le champ de recherche sur l’intermédialité est pluridisciplinaire et utilise différentes approches théoriques et méthodologiques. Parmi les auteurs ayant contribué de manière significative à son développement, nous citons Werner Wolf (1999), Jürgen Ernst Müller (2000), Éric Méchoulan (2003) et Silvestra Mariniello (2003). D’autres travaux complémentaires ont vu le jour sur l’intermédialité littéraire, dont ceux d’Irina O. Rajewsky (2005, 2010), Walter Moser (2001, 2007), Marie-Pascale Huglo (2007) et Audrey Vermetten (2005), pour ne citer qu’eux.
Les approches dans ce domaine sont diverses et variées. Les réflexions portent parfois sur l’étude des références à d’autres œuvres ; elles analysent les influences de différents médiums (Méchoulan, 2003 : 9-27) sur les conventions narratives, les choix formels, les effets de réception, etc. Les recherches ont également montré l’intérêt de comparer et de mettre en contraste les différentes versions d’une même œuvre dans des médiums différents pour comprendre les choix qui ont été faits et les effets qui en découlent.
Le présent article tente une illustration de la théorie intermédiale appliquée au texte littéraire. Son objectif est d’observer la façon dont deux médias sont utilisés pour communiquer et pour créer du sens ; de voir aussi comment s’entretisse la relation entre eux afin de bien cerner ses enjeux. Le corpus choisi pour pratiquer cette approche est le roman L’éloge de la perte de Lynda-Nawel Tebbani, avec comme interrogation de fond : comment le roman intègre-t-il des éléments appartenant à la musique arabo-andalouse et au malouf constantinois ? Comment ces éléments contribuent-ils à la signification et à la portée du roman ? Cette réflexion tend à rendre compte de la rencontre entre le média littérature et celui de la musique. Ce dialogue, intensifié par des renvois intentionnels vers ce genre musical, semble livrer un hommage à ce patrimoine culturel. Notons que ce dialogue s’opère par la littérature et dans la littérature (Valat, 2002). Deux champs sont donc mis en jeu : la littérature, média « dominant », et la musique, média « non-dominant », selon l’expression de Werner Wolf (1999).
Il sera soutenu que l’axe global dans lequel s’inscrit cette contribution, celui de l’intermédialité, cible trois travaux importants : les travaux de Julia Kristeva considérant le texte comme un système de signes (1969 : 59), l’analyse considère le texte dans son ensemble, y compris les éléments verbaux et non verbaux qui contribuent à construire son sens. Nous considérons aussi la définition de l’intermédialité proposée par Jürgen E. Müller, complétant celle de l’intertextualité avancée par J. Kristeva (1974), où il explique le rapport entre les deux notions :
La définition reste convaincante ; alors, quel besoin de cette autre notion qu’est l’intermédialité ? Évidemment, il y a beaucoup de rapports entre les notions d’intertextualité et d’intermédialité, mais la première servit presque exclusivement à décrire des textes écrits. Le concept d’intermédialité est donc nécessaire et complémentaire dans la mesure où il prend en charge les processus de production du sens liés à des interactions médiatiques. (Müller, 2000 : 106)
À ces deux travaux, nous ajoutons ceux de François Guiyoba sur la médialiture et l’interartialité, faisant référence à une théorie esthétique unitaire qui pourrait rendre compte du phénomène intermédial (et plus précisément interartial) dans le cadre de l’art littéraire. Ce rapport entre ces notions a fait l’objet d’un argumentaire de colloque en 2012, dans lequel est explicitée la complémentarité de leurs fonctions. Ainsi, la médialiture « s’impose en ce qu’elle est susceptible de rendre compte du phénomène intermédial, et plus exactement interartial, dans le cadre spécifique de l’art littéraire ». Voici de manière précise la définition qu’en donnent les auteurs de l’argumentaire au concept de la médialiture :
La médialiture correspondrait bien à une pratique littéraire englobante, transcendant ou dominant les autres pratiques artistiques en les intégrant en son sein suivant une logique de mise en abyme systématique, foisonnante et généralisée de celles-ci, comme dans une sorte de Gesamtkunstwerk wagnérienne — œuvre d’art totale — mais polarisée par la littérature.1
Nous ne manquerons pas de souligner la valeur ajoutée de la définition de la lecture intermédiale proposée par Robert Fotsing Mangoua qui fournit à notre étude des repères pouvant éclairer cette approche :
L’intermédialité est cette forme qui débouche sur ce que l’auteur appelle lui-même un « turbulent mariage » parce que tous seuls, ni les mots, ni les photos, ni le cinéma ou la musique ne peuvent rendre compte des impressions de l’auteur. C’est la rencontre voulue de ces différents médias, de ces différents systèmes de signes à l’intérieur du texte littéraire, qui peut offrir une perspective différente sur ce que ces éléments disent individuellement mais partiellement. (2014 : 31)
L’interartialité peut être considérée comme un enjeu intermédial majeur qui examine la relation, l’interaction et les échanges entre les pratiques artistiques variées, c’est-à-dire la manière dont des sources artistiques (cinéma, peinture, musique, jeux vidéo, télévision…) influencent « directement ou indirectement » une œuvre littéraire et établissent un dialogue avec elle. En effet, la littérature intermédiale dans ce domaine a démontré qu’une œuvre d’art peut inspirer une autre ; elle peut aussi constituer une source de référence pour elle. L’auteur peut la réinterpréter, la contourner, la reprendre ou encore la réfuter. Soulignons que cette déconstruction constitue une forme de créativité. Penser l’intermédialité comme outil d’analyse textuelle permet d’observer le passage d’un médium à un autre. Elle peut également aider à comprendre comment les conventions de différents médiums sont utilisées ou reprises dans une œuvre, et comment elles peuvent être utilisées pour renforcer le sens ou la portée de cette œuvre. Les références croisées, les emprunts, les adaptations et les influences mutuelles entre les œuvres dans ces deux médiums ne peuvent que consolider les relations intermédiales.
L’éloge de la perte suggère au lecteur un récit écrit en langue française, foisonnant de k’cid2 andalous et de vers de poèmes chantés en arabe. Du malouf constantinois en prologue 3« من جات فرقتك في بالي ماني صابر و الهموم كيف وردت عليا »4 ; une nouba du manque « متى نستريحو من وحش الحبايب » en épilogue. Entre les deux, le roman est truffé de couplets invitant le lecteur à réfléchir sur la visée de cette double construction textuelle et musicale (Werner Wolf, 2005 : 252-256).
Cette coexistence musico-littéraire semble engendrer une textualité assez particulière. Il s’agit d’un croisement que l’on pourrait lire comme une volonté de faire fusionner les arts. Les procédés utilisés pour y parvenir sont multiples, générés par un dialogue artistique qui vise à entrelacer deux médias pour relater un amour impossible et illogique.
Le texte de L.-N. Tebbani présente des éléments d’intermédialité ; il est donc possible de se poser des questions sur cette présence intermédiale. Par exemple, quelle forme revêt cette intermédialité ? Comment est-elle incorporée dans le roman ? Quelles sont les raisons de sa présence ? Quel impact a-t-elle sur l’histoire du roman ? Comment est-elle perçue par les lecteurs ? L’incorporation de ces chants en langue arabe s’est faite de manière consciente, semble-t-il. L.-N. Tebbani, qui a affirmé à plusieurs reprises dans ses interviews son amour pour la chanson arabo-andalouse, a expliqué à ce sujet qu’inclure uniquement la traduction des poèmes chantés dans le roman aurait trahi leur signification ainsi que leur beauté. La musicalité de ces poèmes possède une qualité qui est presque sacrée et qui ne peut pas être altérée en les traduisant5. C’est par le biais de pratiques intermédiales denses, notamment celle de la remédiation (Rajewsky, 2005), que l’autrice choisit de plonger le lecteur dans l’ambiance de Grenade, dernière forteresse de l’Islam en Andalousie. Pour rappel, la remédiation comme pratique intermédiale est la capacité d’un texte romanesque à modéliser des traits ou des caractéristiques provenant d’un autre média.
Le roman, qui se déroule dans les villes de Paris, Alger et Constantine, raconte l’histoire d’un amour impossible entre Zayna, une jeune femme artiste d’origine algérienne vivant en France, et un homme algérien dont l’identité restera anonyme. Tout au long de la narration, il est désigné soit comme « lui », soit comme « il ». La seule information que nous connaissons sur lui est qu’il est marié et qu’il occupe un poste important au sein de l’administration. L’information est glissée au début du roman : « il a oublié, le compte rendu ministériel » (p. 18). Zayna, qui l’appelle « l’Unique », souffre de son absence et de son indifférence. Elle se console en fumant et en buvant. Elle chante les vers de poèmes qui l’ont accompagnée dans ses errances de ville en ville, en l’attendant (p. 24). Lui, hésitant sur leur relation, finit par prôner le silence et la distance.
Dans le passage qui suit, l’autrice expose les raisons pour lesquelles cet homme hésite à se décider : en premier lieu, il est préoccupé par son statut social et professionnel :
Que c’est beau un homme qui voue sa vie à sa Patrie. Que c’est beau de cruauté tant jamais rien ni personne ne saura remplacer la place de l’Algérie, ni enfant, ni femme, si ce n’est une mère perdue entre la fierté d’un fils qui accomplit son devoir pour sa terre et la peine de le voir devenir un homme cruel, non qu’il le soit vraiment, mais par cet aveuglement à répéter inlassablement « Après ma mère, il n’y a que l’Algérie ». Homme de gloire et de conquête, il avait gravi tous les échelons, fait toutes les batailles, évité les dangers, mais face à elle… il avait perdu pied. Entre cette petite jeune femme bien trop ambitieuse, il avait choisi… Trop tard. C’était elle. Que lui valait les honneurs nationaux, s’il ne pouvait plus la posséder et l’avoir ! (pp. 26 et 27)
En second lieu, c’est un homme marié. Voici un passage dans lequel l’autrice de L’éloge de la perte décrit la situation : « À qui parles-tu ? Alors qu’il lui répondait d’un laconique « Madame, je ne peux vous parler à cette heure ». Un code tacite entre eux, pour lui faire comprendre que l’Autre était là. Et elle, raccrochant le téléphone, se rattrapant à la cigarette en pestant contre la lâcheté de cet homme qui n’arrivera jamais à prendre une décision » (p. 25).
Le roman révèle que l’homme sera tourmenté par les regrets et les remords après la mort de Zayna, qui décède dans un accident de voiture à Constantine après avoir échoué à le rencontrer. Le lecteur découvre cette fin tragique de l’héroïne par un récit proleptique dès les premières pages du roman (pp. 17 et 18). L’attention attribuée à la chanson arabo-andalouse au sein du roman de L.-N. Tebbani, remarquée par sa présence effective dans l’œuvre, se justifie d’un côté par l’amour que l’écrivaine accorde à ce genre de musique6, mais également par la nature hautement traditionnelle et ancienne de cette forme musicale, remontant à l’époque abbasside du VIIIe siècle, exemplifiée notamment par la célèbre œuvre poétique Alâ Fa Sqinî Khamra d’Abû Nuwâs (755 — 815).
1. Types de remédiation dans L’éloge de la perte
Parmi les trois types de remédiations définies par les spécialistes des relations intermédiales, deux formes de remédiations sont présentes dans L’éloge de la perte, à savoir : la modélisation d’une médialité et la modélisation d’une production médiatique réelle.7
Ce premier roman de l’écrivaine L-N Tebbani foisonne de citations, de références et d’allusions plus ou moins conscientes, issues principalement de la musique, notamment andalouse. Ces pratiques se manifestent à tous les niveaux du texte et de la narration, invitant le lecteur à reconsidérer la lecture littéraire de L’éloge de la perte.
Des extraits de chansons de Malouf, des couplets et un vocabulaire spécialisé relatif aux codes de la musique arabo-andalouse égrènent le texte. Ils sont intentionnellement sélectionnés, invitant le lecteur à s’interroger sur les motivations de leur incorporation et à observer comment l’écriture de L-N Tebbani, dans une stratégie d’appropriation, reprend et transpose ces emprunts à la musique.
Parler de musique alors qu’il s’agit de littérature peut causer de la confusion. Seule la lecture intermédiale peut rendre cela approprié en reliant deux médiums distincts : l’un scriptural et l’autre musical.
2. Un lecteur cultivé ?
La compréhension de l’œuvre peut varier grandement en fonction de la compétence culturelle et littéraire du lecteur. Cette compétence joue un rôle important dans sa capacité à identifier les emprunts effectués par l’auteur dans son œuvre. Ces emprunts ne sont pas nécessairement liés au texte lui-même, mais peuvent inclure des éléments culturels, des genres ou des codes littéraires ou artistiques. Un lecteur ayant une bonne connaissance de la chanson andalouse sera plus à même de comprendre les références et les résonances qu’elles créent dans le texte. De la même manière, un lecteur ayant une bonne connaissance des codes littéraires peut identifier les emprunts à d’autres œuvres artistiques, ce qui peut enrichir sa compréhension de l’œuvre principale.
Dès la première lecture, même un lecteur peu expérimenté peut remarquer les emprunts artistiques dans le roman de L-N Tebbani. Ces indices captivent l’attention du lecteur et le stimulent en suscitant sa mémoire et son intelligence. Cependant, pour comprendre pleinement la signification et les implications de ces emprunts, il est nécessaire pour le lecteur d’avoir une certaine compétence dans l’analyse et la construction du sens. Il doit être capable de décrypter les références implicites et de construire un sens à partir des éléments incorporés. Cela ne requiert pas seulement la mémoire ou l’érudition du lecteur, mais surtout sa capacité à adopter une stratégie d’analyse pour comprendre l’emprunt dissimulé dans l’œuvre.
L’œuvre de L-N Tebbani présente deux catégories d’indices intermédiaux, celle en relation avec le vocabulaire et les énoncés caractéristiques du média modélisé et l’autre catégorie, celle des personnages et du contexte diégétique. Ce matériau appartenant à la musique arabo-andalouse contribue à la description des personnages du roman, de leur histoire et des espaces convoqués par la trame narrative. À cela est rajouté un vocabulaire relié à ce même média, récurrent, indiquant et confirmant à son tour une remédiation du genre musical arabo-andalous dans le roman.
3.Les marques de remédiations dans le roman
3.1 Prologue et épilogue
Le prologue et l’épilogue, tous deux éléments du paratexte, sont souvent utilisés par les auteurs pour fournir des informations complémentaires au lecteur et « assurer un meilleur accueil au texte » (Genette, 1987 : 8). De manière un peu plus précise, si le prologue, première scène, sert à introduire l’histoire et à présenter les personnages aux lecteurs avant l’action, l’épilogue sert à clore l’histoire, à montrer ce que ces personnages deviendront. Dans L’éloge de la perte, L-N Tebbani fait une utilisation particulière de la musique dans L’éloge de la perte. Le prologue et l’épilogue sont les deux éléments intéressants à étudier dans la mesure où ils confirment la pertinence d’une approche intermédiale Que raconte le prologue dans le roman ? C’est un texte d’une nouba andalouse chantée par le maître du malouf constantinois, Mohamed Tahar Fergani, composée de dix-huit couplets. Elle est présentée au lecteur en deux langues : arabe et français. Elle s’intitule « min Jat forguetek fi bali » et est ainsi traduite par l’autrice dans le roman : « dès que le souvenir de notre séparation me revient ». Le texte de la chanson relate un amour contrarié entremêlé de souffrance et de désir ardent qui provient de la séparation, de l’absence et du manque du bien-aimé (elle l’a quitté). En voici un extrait (pp. 11-13) :
Dès que le souvenir de notre séparation me revient, Je succombe à mes peines et je perds mon esprit à t’attendre. Nul messager ne m’apporte plus de nouvelles, Le mauvais œil m’a sans doute frappé, ô regrets ! Tous ceux qui nous envient se frottent les mains, Contents de notre malheur.
En épilogue, c’est une nouba du manque constituée de treize vers, introduite vers la fin du roman : « mata nastarihou min wahch el habayeb ? », traduite en français par l’autrice : « Quand cesserai-je de me languir du manque des bien-aimés ? » dont voici un extrait (p. 136) :
Quand cesserai-je de me languir du manque des bien-aimés ? Et de cette lueur d’espoir qui éclaire les nuages Et apparaît le jeune homme à la beauté duquel on succombe Combien je souffre de leur amour et de son empreinte qui brûle mon cœur Je jure ! Je ne les oublierai jamais ; ils ne sont pas reniés. Je le jure ! Je ne les oublierai jamais ; tant que je suis en vie. Ces éléments introduits volontairement dans le roman attirent l’attention du lecteur le plus naïf vers le média modélisé et confirment le degré de concrétude de ce même média dans le roman (Wolf, 1999).
3.2. Dans le corps du texte
Au cours de la lecture du roman, le lecteur s’apercevra progressivement de la réminiscence graduelle des éléments du prologue et de l’épilogue dans la totalité de l’œuvre, notamment sur le plan thématique : l’amour-passion, le manque, la souffrance. Opérant en arrière-plan, ces deux chansons semblent être à l’origine de l’histoire même du roman, comme si l’acte de narration avait été déclenché par ces deux éléments du paratexte. On relèvera une phrase leitmotiv faisant allusion à la nouba du manque : « Quand cesserai-je de me languir du manque des bien-aimés », présente tout au long du roman en plus de l’effet cyclique de ce couplet : « et l’amertume lui chante la nouba du manque ». L’histoire de Zayna et de « l’Unique » semble faire écho avec l’histoire de la chanson introduite en prologue. Selon la perspective genettienne (1982), pour transformer un texte, en revanche, il suffit de le réduire, de l’augmenter, ou de procéder à des déplacements. L’histoire d’amour, de la souffrance et de la séparation avec l’être aimé dans le roman est identique à celles des chansons de l’épilogue et du prologue. Voici les propos de Zayna rapportés par l’Unique, confirmant cela : « Elle me disait, toujours, que le malouf lui rappelait notre histoire. Je n’ai jamais osé lui dire que je n’aimais pas Fergani et elle, à son habitude, toujours aussi tenace, me le passait en boucle à chacune de mes réapparitions » (p. 32).
4. Un jargon à maîtriser
Dans L’éloge de la perte, le contexte diégétique présente l’héroïne comme une fan du malouf, qu’elle soit dans un état de bien-être ou de malaise : « Un chant andalou qui lui sortait des tripes. Un chant andalou toujours en elle à quêter ce rien qui se transforme en nouba. » (p. 37) Elle est aussi une véritable experte en la matière et n’hésite pas à le montrer ; le lecteur apprend avec elle les différents instruments utilisés : le tar, la derbouka, les différents niveaux et mouvements de la nouba : « elle écoute du « m’ssedar mezmoum » (p. 34) ; istikhbar (p. 41) ; madah (p. 42) ; kouitra mélodique (p. 44), msaddar (p. 49) ; darg (p. 51) ; Insiraf (p. 51) ; khlass (dernier mouvement)" (p. 51). « Combien de mots pour le silence rythmique d’une nouba ? Silence, combien de soupirs pour une modulation andalouse ? La chanson arabo-andalouse, subtile et riche de conséquences, couvre plusieurs fonctions dans le texte de L-N Tebbani. Le recours à la musique s’explique par l’incapacité des mots à transcrire certaines douleurs et peines : « Pas un mot, pas un vocable suffisent les itérations de ces ha (en arabe) qui disent tout en ne disant rien. Comme dans ce vers : In qarabou âh, in ba’adou âh, in’acharou al ghir âhin âla âh. » (p. 45) trad. « Près de lui ah, loin de lui ah, même s’il est en compagnie d’autres ah »
5. La chanson arabo-andalouse/le malouf : le refuge
La recherche a bien montré le pouvoir de la musique, capable de modifier les états psychophysiologiques des auditeurs. On parle d’ailleurs de « Le "tab'" (pluriel "tubu'") pour désigner l’ensemble des manifestations que produirait la musique sur un auditeur. »
La tradition rapporte que chaque nouba devait se jouer à une heure de la journée : Sika en début d’après-midi, Ramal au coucher, Raml-al-Maya en début de soirée, Aaraq, Zidane et Hsin avant minuit, Mjenba à minuit, Dhîl, Rasd et Mezmoum après minuit, Rasd-ed-Dhîl, Maya et Rehaoui juste avant l’aube.
À la page 44 du roman, l’héroïne s’interroge sur cette obsession pour l’andalou et répond elle-même à sa question : « est-ce le rythme, la mélodie, le texte ? Pourquoi cette obsession passionnée pour l’andalou qui lui faisait entendre la perfection même de ses propres sentiments ? ».
Zayna se résigne puisqu’elle est consciente de l’incapacité des mots devant la souffrance, devant l’absence, le manque et l’attente. Les mots sont incapables de transmettre la souffrance de Zayna et c’est la musique qui se charge de l’indicible, c’est elle qui va l’aider à extérioriser son chagrin voire à transcrire ce « cœur en suspens. » « Comment le dire celui-là ! آه! Ah ! Aaaa ! Ah ! Ah ! […] combien faut-il d’Ah ! Pour un آه ! » (p.45)
L’héroïne retrouve dans la musique arabo-andalouse un refuge contre le manque et le désespoir : « Ah ya mahbouba qalbi zada ichqan wal gharam. » (p.24), trad. « Ô aimé de mon Cœur, ma passion et ma dévotion se sont enflammées ». L’errance et l’ennui lui font mettre de la musique. Toujours la nouba du manque. « Niranou qalbi zinadou’a kabidi tara doumou’i, qad djarahat djoudoudi. » (p.27), trad. « Le feu de mon cœur embrase mon foie, répandant la douleur et les larmes sont des blessures coulant sur mes joues. « kif el’amal Allah balani bil mahhaba. » (p.28), trad. « Comment faire, Dieu m’a éprouvé par l’amour
6. Un nouveau genre : le roman poétique
La chanson hante l’univers romanesque et nous donne cette impression qu’elle enveloppe le récit, qu’elle l’accompagne, observant à titre d’exemple cet extrait du roman appuyant notre propos : « Le poste radio en pause répétée respire une douce et légère musique. Boum Tac Tac (rythme de la nouba à la derbouka), Boum Tac Tac. Une valse andalouse qui n’en finit pas dans le cercle clos de ma tristesse : ». Ces stratégies que met en place l’écrivaine montrent une tentative d’inscription de son écriture dans le registre poétique.
Nous avons pu constater comment L’éloge de la perte met en question le genre romanesque tout en parvenant à assimiler des fragments poétiques. Une entreprise, à notre sens, réussie, car par cette médiolittérature un peu particulière, elle confère au texte une dimension métaphorique et esthétique puisqu’elle contribue à l’enrichissement du texte d’ornements (fonction poétique selon Marc Eigeldinger (1987)).
L’écriture de L-N Tebbani est parvenue à s’ériger au rang du genre du roman poétique, un genre qui constitue une sorte de « modèle » auquel on peut rattacher plusieurs œuvres qui semblent cultiver entre elles des rapports de ressemblance pour ensuite établir un dialogue. Une conciliation de genres qui a abouti à un genre littéraire hybride, à une formule générique « nouvelle » ou tout au moins originale.
7. Le Malouf constantinois comme prétexte pour décrire la ville de Constantine (Qcemtena)
Constantine est pour l’héroïne la ville de l’attente : la ville du « temps attendu » et du « temps à attendre ». (21). Zayna a connu Constantine dans les yeux de son amoureux, une ville qui lui a été contée par le mystère dans les anciens livres et films.
Elle a appris à aimer Constantine grâce à ces chansons andalouses. Lui, « l’unique » avant de la rencontrer, n’aimait pas le malouf, mais « il a fallu qu’elle chante devant lui un fragment de poème. Rien d’autre qu’un poème, même pas un poème, un fragment de vers. Il commence par Ya Lalan. Sadri ou Qalbi ? […] Ya men saken sadri (ô toi qui habites ma poitrine (mon âme) (p.43) pour qu’il en soit amoureux.
Dans le récit Constantine est comparée à un qc’id andalous : « Il a toujours mis Constantine dans chacune des notes des qc’id andalous, du violon au nay (flûte traditionnelle), Constantine palimpseste entre image et souvenir. Constantine comme istikhbar unique qui se déploie autour de lui. » (p.41)
8. Le Malouf constantinois chante l’amour impossible
Dans le roman, Zayna parle d’amour impossible (p.23) et d’amour illogique (p.24) et c’est par le biais de chansons andalouses qu’elle exprime cela :
"Il existe un chant que j’aime plus que tout autre et… — tais-toi, chante-le-moi, laisse-moi écouter ta voix." Alors, fermant les yeux et lui tournant le visage, elle ouvrit ses lèvres, et le son vint jusqu’à lui. Une voix rauque et grave, mais mélodieuse, douce et rocailleuse. Elle chantait en arabe ces mots qu’aujourd’hui il n’ose plus prononcer. Des mots qui lui reviennent alors qu’il est assis sur ce fauteuil devant la fenêtre. "Ah ya mahbouba qalbi zada ichqan wal gharam." (p.24)
La nouba ne s’arrête pas ; seule la mort a pu mettre fin aux souffrances de l’héroïne : "L’ennui et l’errance lui font mettre de la musique au hasard, encore et encore, la nouba du manque. Niranou qalbi zinadou’a kabidi tara doumou’i, qad djarahat djoudoudi." (p.27) Trad. : "Le feu de mon cœur embrase mon foie, répandant la douleur et les larmes sont des blessures coulant sur mes joues."
Conclusion
Cette contribution a pu montrer les enjeux intermédiaux dans L’éloge de la perte suscités par la présence effective de la chanson arabo-andalouse et le malouf constantinois auxquels recourt systématiquement l’auteur. Le recours à ce savoir et la médiation par la littérature agrandit ce phénomène dans le roman et enclenche une réflexion sur le rôle de la littérature comme support de valorisation et de pérennisation de ce patrimoine immatériel.
En effet, ces pratiques invitent à voir la manifestation d’un projet d’écriture qui dépasse largement le cadre de sa création. Plus que des pratiques intermédiales plus ou moins avouées qui s’organisent en un réseau complexe, la densité et la diversité de cette matière confèrent bien au roman une dimension culturelle, celle de faire connaître et préserver un patrimoine culturel menacé de disparition.