Introduction
L’écriture de l’urbanité dans le roman africain postcolonial accorde une place centrale aux questions culturelles. L’on y constate, en effet, une narrativisation des effets bien souvent négatifs de la ville sur l’identité culturelle des étrangers. Dans bien des romans africains contemporains, la ville apparaît à la fois comme objet de tentation et labyrinthe de déperditions pour les aventuriers, en général, et pour les femmes rurales, en particulier. Idyllique et fascinant certes, cet univers revêt pourtant le visage d’un croquemort qui ensevelit la femme aventurière, son espoir et son identité, entraînant une espèce de métamorphose identitaire. Dans cette perspective, Contre vents et marées de Dinguest Zenaba peint l’espace urbain comme une fabrique de nouvelles identités pour la gent féminine d’origine rurale. Récit de la crise des valeurs, ce roman raconte les tribulations, la descente aux enfers et la métamorphose de Halima et de bien d’autres personnages féminins dont la métropole change l’identité de gré ou de force. Sous cet angle, ce roman peut se lire comme une aventure des sujets féminins dont le destin et l’identité sont redéfinis par les réalités urbaines. En quoi la ville représente-t-elle un espace de crise et de métamorphose de l’identité de la femme rurale ? Comment la déchéance et la métamorphose des personnages féminins se manifestent-elles dans Contre vents et marées de Dinguest Zenaba ? Cette contribution se fonde sur les acquis de la grille transculturelle pour montrer la métamorphose, voire la mobilité de l’identité de la gent féminine sous l’effet de l’espace urbain. La démarche vise essentiellement à mettre en évidence la décomposition et la recomposition de l’identité culturelle des personnages féminins d’origine rurale. Il s’agit notamment de s’appuyer sur les travaux des critiques tels que Arjun Appadurai (Après le colonialisme. Les conséquences culturelles de la globalisation, 2001), Josias Semujanga (Dynamique des genres dans le roman africain. Éléments de poétique transculturelle, 1999), et d’autres. Il convient de souligner que cette grille de lecture conçoit le roman dans son ouverture au monde, aux cultures, à l’histoire, à la politique et aux genres tant littéraires qu’extralittéraires. Elle donne la primauté aux concepts comme « hybridité », « mobilité », « recyclage » et « métamorphose ». De la sorte, la grille transculturelle autorise la lecture du roman sous l’angle de la transgénéricité, de la transculturalité et de la transdisciplinarité. Du point de vue heuristique, elle dévoile « l’esthétique de l’impureté » (Scarpeta, 1985 : 9) et la porosité qui caractérisent le roman. Pour sa part, Josias Semujanga (1999, p. 34) estime que les formes de transculturalité des textes de fiction mettent « en relation plusieurs genres littéraires et artistiques ainsi que des espaces culturels variés ». Au-delà de son crédit cognitif, la grille transculturelle s’avère un outil à la fois pragmatique et pratique pour la lecture des questions liées à la mobilité des sujets et des objets dans le monde. Coulibaly (2015 : 35.) conçoit la notion de « mobilité » comme « le terme générique qui englobe l’ensemble des opérations du déplacement, de la translation, de la dynamique, du changement, de l’évolution, du dépassement de la frontière, du to be on the road. » Les propos de cette contribution suivent trois axes majeurs. Il s’agit en premier lieu d’analyser la désillusion de la femme rurale à la suite de son passage de la campagne à la ville. Ensuite, l’accent sera mis sur les espaces urbains de crise identitaire pour la femme rurale. Enfin, le dernier point aborde la réinvention, voire la métamorphose de l’identité du sujet féminin.
1. De la campagne à la ville : une trajectoire de désillusion
Le roman africain postcolonial se caractérise par l’intérêt croissant qu’il accorde à la notion de mobilité ou aux flux globaux des sujets et des valeurs. Ainsi, met-il en scène des personnages dynamiques dont la culture est constamment mise à l’épreuve au contact d’autres cultures et espaces. Bien des écrivains africains francophones nourrissent leur inspiration du binarisme village/ville. La représentation de ces deux endroits antithétiques permet la lecture d’une crise de valeurs culturelles pour les contemporains. À ce propos, Kane (1982 : 149) ne cache pas la prédominance de l’opposition entre la ville et le village dans le roman africain postcolonial. D’où cette affirmation : « La ville et la campagne constituent deux pôles opposés de l’univers du roman africain ». Dans le roman africain postcolonial en effet, le village est doté d’un coefficient élevé de tradition de par son imprégnation dans les us et coutumes, alors que la ville évoque l’évolution, la modernité et les dépravations de toutes sortes. Par ailleurs, Kane (1982 : 149) ajoute que l’espace urbain est le « siège de l’autorité, pôle de décision ». Il est également l’endroit où le villageois perd ses repères identitaires et finit par se fondre dans l’ambiance de la modernité et de la mondanité urbaine. L’espace urbain est favorable à l’acculturation et à la corruption des mœurs.
De manière générale, le glissement entre ces deux espèces d’espace fait l’objet d’un traitement particulier dans le roman africain postcolonial. Il faut dire à juste titre que l’espace, tout comme le temps, dans l’univers du roman, est envisagé plus souvent dans sa mobilité que dans sa fixité. Cela semble même une condition de l’évolution de l’intrigue romanesque. Ehora (2013 : 197) s’inscrit dans cette logique et trouve que la représentation des espaces narratifs dynamiques participe « au fonctionnement de l’œuvre et à la production de sa signification par la dimension axiologique et idéologique ». S’appuyant sur ce même postulat, Locha Mateso ajoute :
Loin de s’immobiliser en un temps ou en un espace unique, le récit se modifie au gré de l’itinéraire du héros suivant une structure triadique. D’abord, le héros évolue en harmonie avec la tradition dans la pureté et l’innocence. Il est campé dans son milieu d’origine, village ou ville de type africain. Mais cette harmonie paradisiaque ne tarde pas à être perturbée en raison de l’intrusion de l’« autre », l’étranger, l’Europe ou la civilisation européenne. (Mateso, 1986 : 342)
Ce constat de Mateso constitue le motif central de l’écriture de Contre vents et marées. En effet, ce roman permet la lecture d’une ambivalence entre la ville et la campagne, sur le plan culturel. C’est pourquoi le récit commence par la peinture de la vie des femmes d’Abka, un petit « village coincé entre d’énormes rochers ». (Dinguest, 2012 : 21) Cette description d’Abka laisse voir l’image de son isolement, de son malaise, de son mal-être et de son écart. Dans cet univers exigu et fermé, la vie des hommes semble régie par les principes de la tradition, lesquels se fondent sur le respect des mœurs et le diktat phallocratique. Ainsi, pour les femmes, la préservation de la vertu et la soumission sont de mise. L’on peut même dire que les femmes y sont soumises aux lois du patriarcat, lesquelles confèrent tout le pouvoir à l’homme. De ce fait, la masse féminine est contrainte à l’obéissance et aux travaux ménagers. Halima, qui fait figure d’héroïne dans ce texte, vit dans l’amour de ses parents dans ce microcosme conservateur. Malgré la protection parentale, Halima nourrit l’espoir de s’évader, de s’ouvrir à l’ailleurs et de devenir journaliste afin « de se construire une vie ensoleillée ». (Dinguest, 2021 : 26) Dans sa vision du monde, le village représente un lieu d’enfermement et de misères dont il faut s’échapper pour aller étudier ailleurs. Le texte fait part de l’ambition de Halima en ces termes : « Pourtant, dans cette routine dont est faite la vie au village, une petite fille entretenait discrètement et courageusement son rêve : celle de partir en ville pour étudier et revenir changer le visage triste et monotone de ce village. » (Dinguest, 2021 : 24.)
Dans cette perspective, la capitale N’Djam la belle est, dans l’imaginaire de l’écolière, le lieu propice pour réaliser son rêve. Du reste, elle semble subjuguée par cet ailleurs dont l’attrait se lit sur son être et dans tous ses discours. Au regard de cette attirance de l’inconnu, Ballo (2022 : 46) soutient : « L’ailleurs a toujours été sujet de curiosité pour ceux qui brûlent du désir de découverte. L’homme, dans son fantasme, idéalise toujours le bout de terre qu’il n’a pas encore visité. » Pour Halima, la fascination pour l’ailleurs suscite le désir de partir, voire de l’errance qui, pour Françoise Naudillon (2011 : 7), est « d’abord la conquête d’un mirage ».
L’arrivée de sa tante Selmira crée ce que Mateso (1986 : 342) appelle « un déséquilibre » puisqu’elle correspond au départ de Halima en ville et à la fin de son innocence villageoise. N’Djam la belle, à l’instar de beaucoup d’autres espaces urbains, impressionne aisément le premier venu par ses artifices. En effet, la capitale N’Djam la belle ne manque pas de produire l’ébahissement chez Halima qui est restée bouche bée devant « une pléthore de découvertes : des lampadaires plongeant leurs extrémités des voies goudronnées, des panneaux de signalisation réglementant la circulation […] des véhicules de toutes marques […], des bâtiments aux façades vitrées sur plusieurs étages… » (Dinguest, 2021 : 31.)
Malgré la présence de ces infrastructures flamboyantes, l’espace urbain renferme un visage laid qui choque le premier venu. Tout comme le village, il traîne aussi son lot de miséreux et d’indigents, vivant au jour le jour dans des endroits sordides. Le simple fait de peindre la laideur de la ville dans le roman africain est estimé par Mohamadou Kane (1986 : 232) comme la révélation d’une insuffisance dont « peu de romanciers donnent suffisamment de précision ». Cette insuffisance constatée à travers une série de spectacles pitoyables suscite la surprise chez Halima. En fait, son voyage lui donne l’occasion de faire face à l’ambivalence de N’Djam où l’opulence et la misère se côtoient. La désillusion de l’écolière se lit dans le passage suivant :
Aussi, elle observait le contraste inouï de la présence des enfants et adolescents débraillés qui avaient l’air affamés et saouls, ainsi que l’indifférence des usagers de la route face à ces innocents. […] De la modernité sur fond de misère sociale, tout était rythmé et chacun vaquait à ce qu’il savait faire le mieux. » (Dinguest, 2021 : 32.)
Somme toute, la découverte de la ville se traduit par une désillusion et un dépaysement. Par dépaysement, il faut entendre, à la suite de Decarie (2016 : 137-138), « la découverte d’un réel impossible à décrypter, à reconstruire et condamné à demeurer dans l’entre-deux du réel et de l’imaginaire. » Il s’agit alors d’un choc émotionnel provenant de la découverte de certains aspects inattendus de la ville, dont le corollaire est le changement culturel du sujet migrant.
2. Des espaces de crise et d’assimilation
Dans le roman africain postcolonial, la ville renvoie à un creuset où se rencontrent des personnes de sensibilités différentes dont la cohabitation ne se fait pas sans heurts ni sans conflits. Ce contact aboutit souvent à l’assimilation, laquelle est l’une des modalités du processus d’acculturation. Par acculturation, il faut entendre, à la suite de Meunier (2007 : 13), « l’ensemble des phénomènes provenant du contact entre différents groupes culturels et des changements qui en résultent ». L’acculturation implique la rencontre des cultures en ayant en substance la subordination de la culture faible à la culture dominante. Partant de cette remarque, Meunier (2007 : 13) ajoute : « L’acculturation s’inscrit dans un processus de rapports inégalitaires entre nations, ethnies ou groupes culturels, en cherchant à annihiler les différences devant l’hégémonie de l’un d’entre eux ». Le processus d’assimilation aboutit très généralement à la dissolution ou à l’abandon de la culture d’origine au profit de l’absorption des modèles de la culture dominante. Il repose donc sur une crise existentielle dont la ville est le levain.
Dans le melting-pot que représente l’espace urbain, les cultures en présence se pèsent, se soupèsent, agissent les unes sur les autres, se transforment ou s’anéantissent. La ville est l’expression éloquente de cette tension culturelle. Elle symbolise une sphère de transfiguration des relations entre les hommes. C’est un lieu où le contact des cultures se manifeste dans tous ses états. Les romanciers africains postcoloniaux rendent compte de cette crise par la mise en récit des parcours des personnages au destin dramatique. Ce faisant, ils déclinent le paradigme des lieux propres non seulement à l’oppression mais aussi à l’aliénation des personnages en situation de dépaysement. Ces lieux emblématiques étouffent, avilissent et dénaturent l’homme tout en le condamnant à rompre avec les règles de bienséance qui caractérisent son identité d’origine. Florence Paravy entreprend de recenser les espaces de crise en milieu urbain en ces termes :
C’est l’espace du pauvre, des laissés pour compte et de la marginalité, qui se dessine par la localisation de l’action en certains lieux redondants : la rue, la place publique, le bidonville, le café, le bordel sont les décors réservés à ces personnages. Ce sont des lieux d’errance, de déracinement, d’impuissance ou de corruption, lieux du manque aussi, de la pénurie économique comme de l’absence de sens, de perspective, d’espoir. (Paravy, 1999 : 175)
Dans le corpus analysé, les personnages féminins d’origine rurale sont soumis respectivement au parcours obligé de misère matérielle et morale dont parle Florence Paravy. Ils sont confrontés à des crises de repères dans certains repaires. En effet, les structures spatiales de Contre vents et marées permettent non seulement d’intensifier l’effet dramatique du récit, mais soulignent aussi les convergences entre l’écriture romanesque et le dépaysement des personnages représentés dans l’univers urbain. De ce fait, l’espace habité exerce une violence sur le personnage à telle enseigne que ce dernier finit par succomber à la tentation de l’immoralité. Paravy (1999 : 47) constate les effets de l’espace sur le destin des personnages migrants comme suit : « L’espace habité par les personnages est l’arène d’un combat souvent violent, et un décor vivant qui, par ses élans rageurs, renvoie aux hommes l’image de leur brutalité ou leur inanité. »
Bien que cela puisse paraître invraisemblable, le cercle familial constitue, dans le corpus analysé, le premier endroit où l’identité de la femme rurale est mise à rude épreuve. Il est au cœur de la crise qui affecte les sujets féminins, dans la mesure où il est invivable et comparable à une géhenne de supplice morale. Selon Paravy (1999 : 47), « la coexistence de divers personnages ou groupes au sein d’un même espace est souvent hautement problématique et conflictuelle. » Dans Contre vents et marées, la femme rurale est éprouvée et bafouée par sa famille d’accueil.
Halima est une juste illustration de ces figures martyres. En effet, dès son arrivée dans la famille de sa tante Selmira, Halima est victime de la haine de Saha, la fille de cette dernière. Saha ne semble pas apprécier la différence culturelle qui la sépare de la nouvelle venue. Le texte évoque cette cohabitation douloureuse en ces termes : « Au fil des jours, la présence de Halima gênait Saha à tel point qu’elle la trouvait étouffante. Dès son arrivée, elle ne l’avait jamais portée dans son cœur, se dit-elle lorsqu’elle la regardait de façon étrange et haineuse ». (Dinguest, 2021 : 35.) Il y a donc lieu de parler du regard déformant de l’autochtone sur l’étrangère, un regard de mépris et de haine. La tension entre Saha et Halima est, en partie, causée par le fossé culturel qui les sépare, l’Autre représentant une menace pour le Même. À propos de ce genre de tension, Appadurai (2001 : 67) dit : « Le principal problème des interactions globales aujourd’hui est celui de la tension homogénéisation et l’hétérogénéisation culturelles ». C’est dans sa famille d’accueil que Halima perd son identité d’écolière pour devenir une bonne à tout faire.
Aussi, l’école occidentale représente-t-elle un espace de crise identitaire pour qui connaît ses effets sur la culture des pays colonisés. Elle contribue à l’oblitération des cultures africaines et à la réussite de l’entreprise coloniale. C’est justement à l’école que nombre d’Africains apprennent l’histoire du colon au détriment de la leur, favorisant une aliénation culturelle toute faite. À ce sujet, Memmi (1985 : 122-123) dit : « Celui qui a la chance insigne d’être accueilli dans une école n’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire qu’on lui constitue n’est pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui apprend n’est pas la sienne ».
Cette analyse n’a pas pour vocation d’évoquer les effets néfastes de l’école occidentale sur la psyché de Halima, mais plutôt les propos désobligeants de ses camarades de classe sur sa particularité. Présentées comme des snobs et des aliénées culturelles, les camarades de Halima ne cessent de la tourner en bourrique avec des sobriquets dépréciatifs. Elles battent une campagne de chosification et de diabolisation, se traduisant par une dépossession identitaire de l’étrangère. Le texte informe en effet que les camarades de Halima la surnomment étrangement et diversement. Ainsi, « devenue la risée de tout le monde, Halima devrait se faufiler entre les qualifications monstrueuses, d’abord à la maison, ensuite partout où elle passait à l’école. De « Halima la girafe » à « Halima le bouc », on était maintenant à « Halima la reine à la tignasse ». (Dinguest, 2021 : 41.)
Enfin, la rue et l’hôtel deviennent aussi des lieux de perte d’identité et des repaires de débauche pour Halima, malgré l’éducation vertueuse qu’elle a reçue au village. Chassée de la maison de sa tante et livrée à elle-même dans la rue, Halima se surprend en train de pratiquer « le plus vieux métier du monde », la prostitution, pour survivre. À l’en croire, cette profession ne lui « ressemble pas », car elle est issue d’une famille musulmane pour laquelle « la ville n’est ni synonyme de dépravation des mœurs ni du déraillement social. » (Dinguest, 2021 : 28.) La culture musulmane de Halima se lit nettement dans ces conseils de sa mère : « Halima, tu dois faire très attention. […] Ne te laisse pas attirer par les choses qui ne sont pas à la hauteur ni berner par les jeunes citadins qui sont doués pour roder autour des jeunes filles tels des vautours affamés. Tu feras normalement tes prières et tu invoqueras inlassablement Dieu. » (Dinguest, 2021 : 29.) Dans la culture de Halima, la prostitution est une chose maudite et elle n’honore aucunement la personne qui la pratique. Malgré les conseils des parents et les contraintes de la tradition, Halima et ses amies regagnent nuitamment les trottoirs en quête des clients, « avec un maquillage flashy et des morceaux de tissus sur le corps. » (Dinguest, 2021 : 60.)
Dans le texte, l’on voit des jeunes filles qui, venues en ville pour redorer leur train de vie, sont prises au piège et condamnées à la prostitution involontaire dans les rues de N’Djam la belle. Toma, l’amie de Halima, fait partie de ces filles au destin dramatique. Orpheline, elle débarque à N’Djam pour trouver son amie d’enfance et finit par être absorbée par les vicissitudes de la mondanité. Dans bien des cas, ces pratiquantes du « plus vieux métier du monde » changent de prénoms pour adopter des « noms de guerre qui étaient pour elles des codes ». (Dinguest, 2021 : 60.) Ainsi, « Halima avait pour surnom La bombe et Toma, Lady » (Dinguest, 2021 : 60.)
Si la rue est cet espace de quête de proie, l’hôtel en est le lieu de consommation. C’est la sphère de la débauche où des personnalités, à l’instar de cet « Inspecteur, quarante-neuf ans environ, marié à deux femmes et père de cinq enfants » (Dinguest, 2021 : 58), abusent des jeunes filles rurales du fait de leur pauvreté. En effet, l’hôtel, dans le texte de Zenaba, est synonyme de dépravation et de crise pour la femme venue du village. Elle y perd son honneur au profit de quelques pécules dérisoires. Une de ces scènes de débauche se retrouve dans les lignes suivantes : Des minutes plus tard, le voilà allongé, nu comme un ver et ronflant comme un vieux moteur pendant que Halima assise, grelotait comme un chaton à qui l’on venait de verser de l’eau en une matinée d’hiver. Soudain, quand elle vit la tache écarlate au milieu du drap sur lequel elle était allongée il y a quelques instants, elle sentit une forte pression stomacale qui la fit vomir. » (Dinguest, 2021 : 59.)
Somme toute, la structure narrative de Contre vents et marées met en place un dispositif spatial qui fait écho soit à la tension soit à la crise. Certains espaces comme le domicile familial, l’école, la rue et l’hôtel provoquent une espèce de trauma chez la femme rurale en situation de migrance. Leur présence dans le tissu textuel permet de lire à la fois la déchéance morale de la culture urbaine et la perversion à laquelle l’urbanité condamne les plus fragiles.
3. Vers une nouvelle identité : la réinvention de soi
Dans un monde fragmenté, à la limite déterritorialisé, comme l’écrit Arjun Appadurai (1996 : 163), les identités sont appelées à la transformation, à l’adaptation ou au recyclage. Cela sous-entend qu’aucun sujet pensant ne saurait conserver la pureté rétinienne de son identité. À bien des égards, les individus sont constamment voués à se reconstruire, à se réinventer pour s’adapter aux nouveaux environnements dans lesquels ils évoluent. Cette métamorphose que l’on pourrait qualifier de transmutation identitaire est une espèce de transition entre tradition et modernité. Selon Jean-Marc Moura (2014 : 5), cette situation correspond à une dynamique postnationale, mettant en cause toute conception de l’identité radicale :
Dans un monde contemporain caractérisé par la fluidité des populations au sein du « village global », parler des cultures stables et figées, serait absurde et anachronique. La conscience des frontières politiques, sociales, religieuses et culturelles qui furent depuis longtemps source de conflits, semble extrêmement ambiguë à l’heure où s’intensifie la circulation des hommes, des marchandises et des idées.
Par ailleurs, la transformation identitaire qu’oblige la vie urbaine est assignable à un processus de transculturation qui, dans l’entendement de Bénessaieh (2012 : 86), « envisage les cultures comme des trajectoires collectives aux contours hautement perméables et en continuelle mobilité, qui ne sont ni stables, ni proprement systémiques, ni si nettement différenciées les unes des autres ». L’espace urbain présente, dans cette logique, une fabrique de nouvelles identités pour ceux ou celles qui s’y aventurent. Il est le lieu propice qui favorise la transculturation dont parle Afef Bénessaieh, car il ne se contente pas seulement d’engendrer des « conflits de valeurs » (Mateso, 1986 : 342) chez le sujet féminin rural, mais autorise aussi un processus de métamorphose, de transformation et de reconstruction identitaire. Alors, si la ville est capable de décomposer les identités, il faut reconnaître qu’elle est tout aussi favorable à la transculturation qu’Afef Bénessaieh définit comme :
L’entrelacement croissant des identités culturelles qui se définissent et se transforment en résonance les unes avec les autres, ainsi que la compétence d’individus à interagir simultanément dans plusieurs flux ou univers culturels à la fois, lesquels ne peuvent plus être entrevus dans leur séparabilité ou différenciation intrinsèque, puisque considérés comme étant communicants. (Bénessaieh, 2012 : 85)
En effet, une illustration de cette dynamique culturelle apparaît dans le parcours de Halima qui, n’étant plus en phase avec ces a priori culturels et presque vouée aux gémonies par les habitants de son village, prend la résolution de refaire sa vie sur la base d’un paradigme de conciliation des valeurs antagonistes dont elle est désormais porteuse. Cette alternative constitue le seul rempart qui la sépare du chaos de la perdition définitive. Les questions centrales qui préoccupent Halima sont les suivantes : comment faire alors pour paraître acceptable aux yeux des habitants de sa société d’origine ? L’égarement momentané des femmes laissées-pour-compte doit-il être un frein à leur réinsertion sociale ?
Halima prend conscience de la dangerosité du chemin emprunté. C’est pourquoi elle entreprend de changer sa situation pour ne pas continuer à accabler sa famille d’opprobres. Sa prise de conscience se lit en ces termes : « Et moi Halima, j’ai décidé de tourner, contre vents et marées, toutes les phases sombres de ma vie, de sortir de cette obscurité et d’aller vers la lumière » (Dinguest, 2021 : 124.) Ce passage prouve la résilience de Halima face aux affres de la vie. Il s’agit globalement pour elle de vaincre son destin chaotique et de s’inventer une identité qui puisse réparer son honneur perdu.
Pour cette reconversion, Halima bénéficie de l’assistance sociale et de l’humanisme salvateur de ses proches. Ces deux éléments vertueux des sociétés africaines représentent en ce cas de figure ce que Keita (2017, 173) nomme « Les mamelles de l’amour, […] les meilleures nourrices du monde ». Il s’agit de ce réconfort moral qui permet aux âmes souffrantes d’arpenter la pente raide de la vie. En ce sens, Ben est d’un concours précieux pour Halima. Son soutien moralisateur se traduit par une satire sociale dont la teneur se lit en ces termes : « Halima, sache que tu mérites une seconde chance dans la vie. Oublions cette société hypocrite et sexiste, où l’Homme commet l’interdit et se permet de porter des jugements sur les actes de ces semblables ; une société où l’on viole/fornique à tout bout de champ et veut au final une pucelle pour épouse ». (Dinguest Zenaba, 2021 : 94.) Dans ce discours de Ben, il y a de quoi réconforter les femmes brimées, les femmes vivant sous la domination de la phallocratie.
Enfin, ayant subi la marginalisation, l’aliénation culturelle et la chosification, Halima décide de prendre son destin en main. Ce faisant, elle dit : « Aucune femme n’a de destin tout tracé. Tout ce qu’elles subissent ne sont que les conséquences du poids injuste que fait subir la société sur elles. » (Dinguest Zenaba, 2021 : 108.) Pour sa nouvelle naissance, elle brise la sacro-sainte loi du silence imposée aux femmes de son terroir et défie les coutumes établies. Son honneur étant déjà bafoué, Halima ne peut espérer trouver un mari dans sa communauté d’origine du fait de ses antécédents. Alors, accepte-t-elle de contracter un mariage avec l’homme de son choix. Ce qui constitue une nouvelle pratique pour les siens, portés vers le mariage endogamique.
L’acte de Halima permet ainsi la lecture d’une transgression, voire une remise en cause des pratiques ancestrales de sa communauté d’origine. Il se veut un éloge à l’identité transculturelle et exhibe cette dernière comme une alternative cultuelle dans ce monde à la fois mouvant et poreux. En effet, Halima plaide en faveur du changement des paradigmes culturels comme suite : « Et aujourd’hui, dans certains milieux, dans certaines familles, surtout en ville, les mariages consanguins sont en train de disparaître peu à peu. C’est comme ça. Le monde évolue et nos sociétés changent en fonction du temps. Les humains s’adaptent aux époques. » (Dinguest, 2021 : 125-126.) Ce discours met l’accent sur la nécessité de s’adapter à la dynamique du monde, à renoncer à certaines pratiques rétrogrades et à rester ouvert aux apports d’ailleurs.
En somme, il ressort que la figure féminine africaine – sous le voile de Halima – se bat d’arrache-pied pour changer sa condition de vie. Elle utilise, à cet effet, tous les moyens pour se débarrasser de la tutelle des hommes et du diktat de la société. La nouvelle femme africaine est toute dynamique et entreprenante. Elle ne cesse de manifester sa soif de liberté et d’autonomie. Dans sa lutte d’émancipation et d’affirmation de soi, la gent féminine transgresse bien des conventions sociétales. Ce faisant, le récit insuffle une nouvelle impulsion à l’écriture romanesque africaine du point de vue thématique. Au-delà de sa structure éclatée, voire protéiforme, cette œuvre de Dinguest Zenaba s’appréhende avant tout comme un récit de rupture et une quête de soi.
Conclusion
En définitive, l’espace urbain est pour la femme rurale un repaire de crise, de perte et de reconstruction d’identité. Il participe à l’axiologisation de la mobilité des sujets et des identités des migrants. Certains espaces urbains comme la famille, l’école et la rue sont des lieux où la femme perd son identité de départ. Aussi, convient-il de mentionner que la gent féminine en situation de crise fait preuve de résistance et s’efforce de s’inventer une identité nouvelle, fondée sur la synthèse de la tradition et de la modernité.
Le roman étudié montre un discours relatif à l’enchevêtrement des cultures aboutissant à une transformation identitaire. Il s’agit d’une mise en exergue de l’hybridation active des identités culturelles de la femme d’Afrique postcoloniale du fait de son séjour en ville. Cela fait de la ville un lieu de rencontre d’univers culturels séparés par des particularités relatives et une usine de fabrication de nouvelles identités. La femme rurale, rejetée dans les gouffres de cet univers et exploitée comme un objet de jouissance, n’a d’autre option que de contester le regard minorisant de la cité sur elle afin de changer son propre paradigme identitaire. Cette préoccupation se trouve au centre de l’écriture de Contre Vents et Marées dont l’intrigue est une mise en scène de la crise des valeurs dans l’espace urbain, avec pour vision globale l’invention d’une identité transculturelle, faite d’ouverture et de compromis.