La poétique de la ville au travers du prisme de L’anthropomorphisme et du délire dans le roman Le Muezzin de Mourad Bourboune

Ahmed Mebarki

p. 137-157

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Ahmed Mebarki, « La poétique de la ville au travers du prisme de L’anthropomorphisme et du délire dans le roman Le Muezzin de Mourad Bourboune », Aleph, Vol. 5 (2) | 2018, 137-157.

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Ahmed Mebarki, « La poétique de la ville au travers du prisme de L’anthropomorphisme et du délire dans le roman Le Muezzin de Mourad Bourboune », Aleph [En ligne], Vol. 5 (2) | 2018, mis en ligne le 25 décembre 2018, consulté le 21 novembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/1243

Mourad Bourboune, de par son statut d’écrivain hétéroclite, atypique et inclassable génériquement parlant, met en évidence, dans son deuxième et dernier récit Le Muezzin (1968), la présence, l’impact et l’essor de la ville dans la littérature en général, et dans la poétique en particulier. Cette dernière tire son énergie créatrice, innovante et novatrice grâce à son pouvoir de transformer une représentation figée ou inerte telle la ville, à celle dotée d’une âme vivante et expressive. Le prisme de l’anthropomorphisme de la ville se réalise, à cet effet, par le re-déploiement intensif des mots poétiques chargés de délire, parfois d’extase, de folie et d’agonie. Une importante partie du récit est dédiée à une confrontation avec la ville intitulée : Le Combat contre la ville. Ce combat se déroule dans le maniement extrême d’une écriture poétique prosaïque singulière et d’une théâtralisation tragicomique inédite tout au long du récit. La ville demeure et demeurera donc, ce haut-lieu d’inspiration dont nous extrayons les points à soulever à travers sa poétique en termes de création et de créativité. Le premier point s’articule autour de l’impact de l’imagination fertilisante dans la poétique. Le deuxième met en lumière la dimension de l’anthropomorphisme et ses effets quant à l’intensification du rôle actanciel de la ville aussi active et vivante que le personnage-héros principal. Le troisième et dernier point se focalise, d’une part, sur la ville en délire imprégnée de l’extravagance surréaliste et d’une certaine ambigüité symbolique, et d’autre part, sur la recherche d’une écriture novatrice et créatrice d’espaces-villes en harmonie avec elles-mêmes.

Mourad Bourboune, due to its status of heterogeneous, atypical and unclassifiable writer generically speaking, highlights, in its second and last narrative The Muezzin ( 1968 ), the presence, the impact and the development of the city in the literature generally, and in the poetics in particular. The latter pulls (fires) its creative, innovative energy thanks to its power to transform a motionless or sluggish representation such the city, in that endowed with an alive and meaning soul. The prism of the anthropomorphism of the city comes true, for that purpose, by the intensive redeployment of the poetic words in charge of frenzy, ecstasy, madness and agony. An important part (party) of the narrative is dedicated to a confrontation with the entitled city: the fight against the city. This fight takes place in the extreme manipulation of a singular prosaic poetic writing and a new tragic-comic dramatization. The city lives (remains) and will thus remain, this top-place of inspiration from which we extract points to be lifted (raised) through his (her, its) poetics in terms of creation and creativity. The first point articulates around the impact of the fertilizing imagination in the poetics. The second highlights the phenomenon of the effect of the anthropomorphism as for the intensification of the actanciel role of the city so active and alive as the main character-hero. As for the last point, he(it) focuses, on one hand, on the delirious city soaked(filled) with the surrealist extravagance and with the certain symbolic ambiguity, and on the other hand, on the search(research) for an innovative writing.

مراد بوربون الكاتب الذي يعتبر خارج عن النمطية و التصنيفات الأدبية يؤكد من خلال نصه ، الأدبي الثاني و الأخير المعنون المؤذن (1968) ، عن الحضور و التأثير للمدينة في الآداب بصفة عامة و في الشاعرية بصفة خاصة. تلك الشاعرية تستنبط طاقتها الإبداعية المتجددة و حتى الابتكارين و المبتكرة بفضل قوتها في تحويل التصورات الثابتة الجامدة كالمدينة مثلا و إعطائها روح الحيوية و التعبيرية.

مرآة ظاهرة هدا التحويل الذي يسمى باللغة اليونانية انتروبومورفيسم للمدينة يتحقق على اثر الاستخدام الكثيف للكلمات المعبرة و الشاعرية المشحونة بالهذيان ، و بالجنون و حتى بالمعاناة .

جزء مهم من النص مخصص للمواجهة ضد المدينة بعنوان المعركة ضد المدينة. هته المعركة تجرى بالاستعمال الصارم لكتابة الشاعرية بأسلوب نثري مبدع و ابتكاري منفرد و أيضا بأسلوب مسرحي فكاهي و درامي غير مسبوق. المدينة ي تبقى حاضرا و مستقبلا للاستلهام لدلك تمكنا من استخراج ثلاثة محاور و نقاط للنقد و التحليل. النقطة الأولى تتمحور حول تأثير الخيالي الخصب في تكوين الشاعرية. النقطة الثانية تسلط الضوء على البعد الانتروبومورفيزم في ترسيخ الدور التمثيلي الحيوي والنشيط للمدينة مثل الشخص البطل الرئيسي في النص، النقطة الثالثة و الأخيرة فهي تركز من ناحية على المدينة الهديئة المشربة بالإسراف السريالي و بشكل رمزي و معين و من ناحية أخرى ، على البحث عن الكتابة الإبداعية التي تشيد أماكن المدن انسجاما مع نفسها.

«  Une ville finit par être une personne. » V. Hugo

La ville ne doit sa naissance dans l’univers littéraire, qu’à la seule présence, mouvante et subversive, qu’elle dégage intensément. Elle s’y nourrit afin d’acquérir le premier souffle donnant accès à l’existence de tout un espace propice à toute action de création et de créativité. Mourad Bourboune dans son roman Le Muezzin (1968), sur les traces notamment de Robert Musil auteur de L’Homme sans qualités (1930), de Paul Nizan Le Cheval de Troie(1935), de Jean-Paul Sartre La Nausée (1938), et d’Albert Camus La Peste (1947), diligente l’actant principal, Ramiz Saïd Sélim dit Le Muezzin, d’entreprendre une confrontation avec la ville en tant que « personnage-belligérant », et réserve toute une partie du récit à cet effet, pour l’ultime combat, intitulée : Combat contre la ville. Ce combat consiste, en somme, à dynamiter le minaret de la mosquée qui représenterait à la fois la colonne vertébrale et la phallocratie de la ville. Ces derniers symbolisent la hauteur ou l’ampleur de la dominance, la puissance virile et le figement ou l’irradiation de la force statique mythifiée. Il s’agit pour Charles Bonn du : « (…) dynamitage de la clôture idéologique. » (Bonn, 1985, p.189). A partir de la pensée pascalienne et la perception kantienne projetées principalement sur l’esthétique de l’espace, la littérature redéfinit l’espace notamment à travers l’incontournable essai L’Espace Littéraire (1957) de Maurice Blanchot, sans omettre celui de Gaston Bachelard La Poétique de l’espace (1961). Toutefois, Gérard Genette suggère comment s’opère la plasticité de la littérature en se métamorphosant en espace-ville où cohabitent le paradoxe, l’ambigu et l’imprévisible. Il écrira à ce propos : « La littérature est bien ce champ plastique, cet espace courbe où les rapports, les inattendus et les rencontres les plus paradoxales sont à chaque instant possibles. » (Genette, 1966, p.131).

La démarche adoptée, à cet effet, afin de mieux cerner la thématique, s’expose autour de trois axes suivants : - Quand la poétique de la ville incite à imaginer – La ville à l’épreuve de l’anthropomorphisme – La ville en délire ou le symbolique délire conciliateur. La question qui se pose d’elle-même, dans ce contexte, se formule ainsi : Quelle relation la littérature entretient-elle avec la ville notamment et les espaces géo-historiques, socio-politiques et culturels ? La littérature, pour ainsi dire, serait l’« autre » espace sans frontières, ouvert et propice à toute écoute. D’ailleurs, Xavier Garnier et Pierre Zoberman, à travers leur contribution intitulée : Qu’est-ce qu’un espace littéraire ?, déterminent la théorisation de l’espace littéraire déjà élaborée par M. Blanchot : « Pour Blanchot, l’espace littéraire représentait à la fois le splendide isolement de la littérature et une disponibilité totale à l’incessante rumeur du monde. » (Garnier, Zoberman, 2006)

1- Quand la poétique de la ville incite à imaginer

Toutes les civilisations de l’humanité ne doivent leurs rayonnements et leur pérennité qu’aux seules villes appelées autrefois les Cités telles : Athènes, Persépolis, Rome et Alexandrie, etc. La ville représente donc, dans la mémoire séculaire et collective, ce corps actif, dynamique, aux horizons indéfiniment repoussés. Elle se mesure par sa capacité de produire, de reproduire et créer des richesses matérielles et immatérielles. Dès la fin du moyen-âge et le début de la renaissance, la ville ne se définit plus comme une : « agglomération formée autour d’une ancienne cité, sur le terrain d’anciens domaines ruraux. » (Le Robert, 1985, p.980), ou par allégorie dépréciative proférée par Jean-Jacques Rousseau : « Les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. » (Le Robert, 1985, p.980). A ce propos, Marie-Alice Séférian la définit ainsi : 

«  La ville est certes l’image le plus souvent choisie pour représenter la société idéale, que ce soit la République de Platon ou la Cité du Soleil de Campanella, mais il ne faut pas oublier qu’au mythe de la Jérusalem céleste, de la cité de Dieu répond celui de Babylone la maudite. » (Séférian, 1981, p.6)

Quant au terme poétique, Le Robert le décline tout d’abord en substantif :

 « n. f. – 1637, selon Wartburg ; de poétique, sur le modèle du latin poetica (tekhné), « art de la création (en langage) » (…) Didact. : traité de poésie, exposé ou recueil de règles, conventions, préceptes relatifs à la composition des divers genres de poèmes et à la construction des vers. (…) Théorie générale de la poésie et du destin de la poésie. La poétique de Mallarmé, de Valéry, du Surréalisme… Théorie de la création littéraire. Poétique de la prose, ouvrage de T. Todorov… » Autrement l’adjectif de poétique se définit comme suit : « (1402) ; « propre aux fonctions des poètes »… Style, langue, tour, mot, expression poétique…veine, verve. Une fantaisie, un jeu poétique. L’imagination poétique, réalité poétique de l’image, licence poétique… » (Le Robert, 1985, p.526)

C’est presqu’avec une certaine certitude que la ville ne doit sa dimension existentielle et culturelle grâce à la littérature et sa principale composante la poésie. Néanmoins, la relation de la littérature avec les différents espaces externes principalement la ville, lieu mouvant et mutant, demeure à la fois conflictuelle et génitrice de l’Art ou d’œuvres artistiques dans le sens plein du terme. L’ambivalence conflit/subversion et imagination/création incluse par nécessité dans ce qu’on appelle la poétique de la ville, fait réagir Safoi Babana-Hampton en ces propos :

« L’espace littéraire et artistique comme lieu d’imagination et de création, est déployé subversivement pour faire affleurer une conscience sociale, politique et civique, aussi bien que personnelle. Il est déployé pareillement pour imaginer de nouvelles communautés et de nouvelles visions d’une société décolonisée qui ne trouvent pas leur expression dans la culture dominante. » (Babana-Hampton, 2008, p.66)

Les propos suscités, dans leur polysémie, traduisent, à travers une écriture subversive, une double réaction fondée sur l’imagination et la création et surtout sur l’éveil socio-politique et idéologique afin de se soustraire à toute domination culturelle. L’œuvre de Laabi (citée par S. Babana-Hampton) tend, cependant, à repousser les limites à l’extrême pour atteindre l’extinction de toute forme d’hégémonie d’une culture ou d’une ville sur une autre qui imposerait son langage et ses modes de vie et de communication. Mourad Bourboune, dans son roman Le Muezzin (LM), intègre avec force l’espace de la ville. D’ailleurs, la ville millénaire d’Alger et son antique Casbah est omniprésente et se dresse dans l’étouffement cernée par la nouvelle ville européenne intruse et envahissante. Mourad Bourboune se compte parmi les écrivains maghrébins précurseurs qui ont opté à recréer l’espace notamment la ville dans sa dimension anthropomorphique. Il formalise, pour ainsi dire, la dualité opposant, d’une part le milieu rural et le milieu urbain, et d’autre part la ville occidentale et la ville orientale. Ces deux villes partageant le même espace tels deux voisins « aveugles, sourds et muets », font réagir le personnage-pivot Chehid du premier roman de Mourad Bourboune Le Mont des genêts (Edition Julliard, 1962) : « (…) Décidément (…) il y a deux mondes dos à dos, dissemblables par nature. On doit pouvoir changer de peau quand on passe la frontière. » (Bourboune, 1962, p.52) Deux villes si proches et si lointaines l’une de l’autre. Quant à Ramiz Saïd dit le Muezzin désorienté et noyé dans ce magma urbain composite, il dira :

« (…) On n’est vraiment à l’aise nulle part. Certains ont tenté vainement de s’inventer un pays de l’entre-deux : pont fragile tenu à bout de bras. » (Bourboune, 1968, p.90).

Ce mal-être généré par deux espaces qui s’ignorent et se rejettent, incite le Muezzin à élire dans le délire « surréaliste » un « espace-pays » suspendu en forme de pont construit à partir de son corps. Les villes d’lItalo Calvino dans son récit Les Villes invisibles (Seuil, 1974), sont, par contre, intemporelles s’imprégnant d’un anthropomorphisme à la fois surréaliste et poétique. Elles prennent toutes le prénom de femme symbole de la fécondité/création et de l’insaisissable/libre imagination à l’image de Schérahzad des Mille et une nuits. Le narrateur devant un empereur tel Kublaï, intransigeant et à l’écoute, « poétise » et « personnifie » la ville afin de conférer à l’empereur une forte illusion expansive et hégémonique de l’empire riche en villes-femmes : « (…) Une vibration luxueuse traverse continûment Chloé, la plus chaste des villes. » (Calvino, 1974, p.65). Italo Calvino met, cependant, en exergue, à travers la parole de son narrateur Marco Polo, la dimension poétique de la ville en tant qu’élément de discours indéniable. Il déclare à ce propos : « Personne ne sait mieux que toi, sage Kublaï, qu’il ne faut jamais confondre la ville avec la discours qui la décrit. Et pourtant entre la ville et la discours il y a un rapport. Si je te décris Olivia, ville riche de produits et de profits…. » (Calvino, 1974, p.75).

Les villes, de tout temps, recèlent le privilège d’être ce terreau fertilisant l’imaginaire poétique mouvant et insaisissable. Elles constituent et édifient des espaces de constantes transmutations, de cérémonies sacrées et profanes, de fascinations, d’inspirations, d’obsessions, de révoltes, de catalysation de la transhumance humaine et de culture de la coexistence des paradoxes. Sans pour autant omettre que la ville est, d’une part, un indicateur-révélateur de prédilection de certains maux et fléaux socio-politiques, culturels et cultuels, et d’autre part, elle est cette victime des combats pour la prise du pouvoir. Toutefois, l’historique de la littérature algérienne notamment à travers le roman, met en évidence la présence d’une étroite relation entre récit et espace. Charles Bonn, à cet effet, suggère une approche explicitant comment interroger la ville dans les récits romanesques algériens. Il écrit :  « Interroger la ville dans le roman algérien est donc interroger l’écriture même de ce roman en la spatialité de son énonciation. Et cette spatialité sera non-lieu ou ubiquité, alors même que le roman se construit autour du désir de dire le lieu. » (Bonn, 1985).

Quant à J. Y Tadié, il étaye son approche/vision qui consiste à élucider l’impact de la poétique de la ville dans les textes. Il écrit :

« (…) Ce qui rend littéraire l’architecture d’une ville, c’est que là où celle-ci ne parlait pas, là où elle n’avait qu’une fonction, donner à habiter et permettre la vie sociale, autour d’un forum où se joue la vie politique, économique et financière, et la vie religieuse autour de ses temples ou églises, la littérature donne une voix à ce silence et fait passer la cité du monde de la fonction à celui du sens. C’est le roman qui rend sensible, non seulement l’apparence (et c’est la description) mais le sens de la ville. La poétique de la ville donne à imaginer, à sentir et à comprendre ce qui, sans elle, serait vécu, donc perdu, au fil du jour. » (Tadié, 1990 ; p. 128).

La ville ne doit alors sa postérité chronotopique seulement quand elle se saisit du pouvoir de la parole conféré par la littérature. J.Y Tadié, à partir de ce postulat, montre comment s’opère le glissement d’une vie/activité tout à fait basique ou fonctionnelle de la ville à celle d’une ville vivante douée d’une âme, d’un sens, d’une sensibilité et d’une sensorialité. Donc, la ville, en tant qu’espace/tissu urbain, s’érige en mots, en textes et en discours à tel point qu’elle supplante l’écrivain en s’accaparant de la parole ou le pouvoir de dire. D’autres espaces aussi vivants tels : le restaurant (incipit du corpus) et le café-bar de Saïd la glace (personnage affable très attaché à Ramiz), constituent la pulsation de la ville. A ce propos, le chercheur et critique Hacène Arab relève cet aspect en écrivant que :

« (…) le café constitue dans certaines œuvres une véritable « ville dans la ville ». Hocine Hamouda qui a consacré une étude à cette littérature a constaté que « le café est un centre qui porte et supporte l’édifice romanesque. » (Arab, 2018, p.92).

2- La ville à l’épreuve de l’anthropomorphisme

Le terme anthropomorphisme, selon Le Robert, se définit ainsi : « n. m. 1749, de anthropomorphite, lat. ecclés. Anthropomorphita « hérétique qui attribuait à Dieu la forme humaine » de anthropos, et morphé « forme ». Tendance à décrire un phénomène en termes humains ; à se représenter en réalité comme analogue à la réalité humaine. » (Le Robert, 1985, p. 406). La ville chez J. Y Tadié se place au même rang que l’actant principal. Elle ne peut, cependant, être reléguée au second plan quant à la prise de toute initiative ou décision. A cet effet, il tente de redéfinir la ville active dotée parfois de pouvoirs insoupçonnés, en ces termes : « La ville est l’horizon de l’action, mais elle y participe et se fait actrice (…) La ville est un « dehors » qui a un dedans, que l’on cherche à atteindre. Elle accueille et écarte ; et elle hiérarchise. » (Tadié, 1990, p.128). La pertinence du point de vue de J.Y Tadié sur l’espace-ville et sa relation avec le roman, l’a conduit à formuler la question suivante : « Comment donc la ville devient-elle roman ? De la reproduction à la destruction, de la destruction à la métamorphose. » (Tadié, 1990, p.128). Par conséquence, la ville accompagne le personnage dans la construction ou la résolution de l’intrigue ; elle subit le même sort que le héros. D’ailleurs, J.Y Tadié, dans cette perspective écrira : « La mort du héros est aussi celle de la ville héroïque. » (Tadié, 1990, p.147). Mais la ville, en dépit de sa reproduction, de sa destruction et de sa métamorphose, doit son existence pérenne aux mythes qu’elle sait entretenir en ressuscitant ses mystères. A propos de la ville moderne, J.Y Tadié explore l’autre facette du couple héros-ville déviant la trajectoire narrative ; il écrira : 

« La ville moderne où le héros marche échappe à la narration et fait partie de l’ « abstraction de la vie ». C’est ce qui l’oppose à la campagne domaine de la simplicité (…) La ville domine la narration, et elle n’est pourtant plus racontable, elle n’a plus de sens. De même que le héros est dépersonnalisé, la cité est désabusée. » (Tadié, 1990, p.147).

Mourad Bourboune ne manque pas aussi de placer la ville dans son récit sur la plus haute marche en lui livrant tantôt un combat, tantôt une trêve, car elle est très souvent choisie pour représenter et abriter la fonctionnalisation de la société idéalisée. Dans le roman Le Muezzin, elle est manichéenne, symbolisant à la fois le bien et le mal. Ramiz dit le Muezzin partage ses passions et ses déboires entre deux villes : Paris qu’il qualifie de :

« (….jeune veuve bàtarde et interlope qui pousse sa puissance digestive jusqu’au génie. » (L.M. p.44)

La ville de Paris, avec la récurrence du terme/thème de la rue accentuée jusqu’à l’extrême anthropomorphique du nouveau roman, contraint Ramiz à chercher le fil d’Ariane dans ses dédales. Il déclare :

 «  La rue me poursuit – rôdant -, me guette, m’agrippe encore, m’abandonne au carrefour et Paris déploie ses cubes, ses tours, ses tranchées, son orgie de voitures, lumières, vitrines et les souvenirs défaillent, ruissellent à rebours vers l’enfance, la mémoire dégraffe – à nu. Tout a changé ou bien j’ai perdu l’habitude. Cinq mois d’absence et tout change de gueule. La ville coule. » (L.M. p.40)

L’élan poétique de M. Bourboune nous rappelle, d’une part, la poésie du grand poète libanais Ilia Abou-Madhi (1890-1957) évoquant son compagnonnage-dialogue avec la rue et la mer dans son célèbre poème ontologique « Je ne sais pas » (contemporain du célèbre poète Gibran Khalil Gibran, des années 20 du siècle passé, auteur du roman Le Prophète) et d’autre part, la symbolique bachelardienne de l’élément « eau », à travers la déclamation de Ramiz : « La ville coule ».

La ville de la rive sud de la Méditerranée, Alger et sa Casbah, la ville aux deux visages, interpelle Ramiz le Muezzin pour un pèlerinage et une errance mystique :

« Cette ville où je dois retrouver ma cicatrice ombilicale. » (L.M p.29)

Pris entre une certaine lucidité et une confusion ontologique, il décide quand même de s’exiler afin de panser sa plaie dans l’immensité du vide. Il dira :

«  (…) C’est maintenant pour moi, commence l’exil. Corps étranger dans les intestins de Paris, je cherche le repli propice où planter ma plaie. J’étais partie de l’ensemble, maintenant je viens d’ailleurs sans avoir changé de place pourtant. » (L.M. p.44)

L’immobilité qu’évoque le Muezzin, nous rappelle celle, en liaison avec l’immensité, de Gaston Bachelard quand il écrivit : « L’immensité est le mouvement de l’homme immobile. » (Bachelard, 1961, p.210). A ce propos, cela démontre l’intense énergie transcendantale que dégage le Muezzin. Cette énergie se traduit par ce pouvoir évocatoire sous forme de monologue, à l’encontre des deux villes si proches et si lointaines :

« Tout doucement pliée-peau morte, la ville en gésine a gémi sous la poussée de l’autre qui s’éveille, lui dispute l’air et le ciment.
Peu à peu, l’autre s’est hissée à sa hauteur, deux monstres abouchés en duel, deux villes sur la même aire se disputent des pans d’elles-mêmes, terrible et silencieux combat des villes siamoises s’entredéchirent à coups d’arches et de colonnes lentes mêlées sans merci et toutes gouttes de ciment adverses s’arment des lueurs fauves du crépuscule. » (L.M. p. 283-284)

La verve poétique de Bourboune s’édifie dans/par la force éruptive des mots, souvent katébiens, ciselés à jamais dans la littérature née dans la révolte et la subversion. L’empreinte de Kateb Yacine est manifestement anthropomorphique transfigurée dans le délire – surréaliste - par, principalement, l’adjectif « fauve », « (…) toutes gouttes de ciment adverses s’arment des lueurs fauves du crépuscule. » Cette métaphore symbolise la férocité à venir annonçant un combat nocturne des villes baigné dans la fluorescence de la couleur jaune-ocre et dorée.

3- La ville en délire ou le symbolique délire conciliateur

La ville dans le corpus requiert une place prépondérante. Elle est ce lieu où l’action se conjugue tantôt dans la réalité, tantôt dans le délire en se réinventant dans des formes imprégnées d’une certaine symbolique dont la quête est la conciliation avec elle-même. Elle se perçoit aussi en tant : « (….qu’image et thème récurrents. » (Séférian, 1981, p.1) L’évocation de l’ingénieuse analyse littéraire de Jean-Yves Tadié s’impose par son approche critique, méthodologique et stylistique, car elle confère à la ville une stature et une envergure particulières dans/par le roman. J.Y Tadié l’intitule Roman de la ville, Ville du roman présentée sous forme d’une antimétabole ou réversion. 1 Cette dernière est une figure de style voisine du chiasme, élucidant et mesurant l’ampleur de la ville physique et de la ville romanesque souvent en délire chevauchant les mouvances du symbolisme, du surréalisme et surtout du nouveau roman. D’ailleurs, le questionnement posé par J.Y Tadié lui-même relève d’une attitude anthropomorphique. Il écrit : « Le roman de la ville a-t-il tout dit de ce que nous savons déjà de la ville, ou d’un savoir théorique potentiel…» (Tadié, 1990, p.126). Afin de mieux sonder ou prospecter les profondeurs de la ville, la seule issue pour la littérature d’y accéder demeure la voie du délire. Ce dernier se définit, selon Le Robert, ainsi :

« Délire n. m. (1537) lat. delirium, de delirus, adj. « fou, extravagant », dér. De delirare --- Délirer. En littérature : agitation, exaltation causée par les émotions, les passions, les sensations violentes (…) exaltation de l’esprit, des sens. Délire de l’ambition, de l’amour, de la colère, du désespoir… » (Le Robert, 1985, p.300).

Ce même délire confère à la ville la symbolique négative exprimant aussi la mort, la paralysie et le désespoir. Le délire outre mesure naissant également de l’imbroglio sévissant entre deux villes/espaces qui se cherchent et se rejettent, se traduit par cette note ironique chargée d’une vision politique et historique : La Casbah (Alger) s’invite à Barbès (Paris) pour mieux transporter/transférer la misère coloniale et la révolution de libération plus tard. Le Muezzin dira :

« (…) Elle ne change ni de forme ni de couleur en traversant la Méditerranée. Barbès ou la Casbah : réplique transméridienne, misère à fleur de peau. » (L.M p.181)

Ainsi, le délire du Muezzin trouve complicité et appui sur le pouvoir de dire du meddah. Leur complicité s’imprègne manifestement des influences surréalistes donnant le libre cours à l’imagination débordante et les extravagances de la métaphore et de l’allégorie. D’ailleurs, ils consentirent d’un commun accord à bâtir deux pays distincts qui se complètent dans la fusion/communion de la terre et de l’eau. Le meddah déclame à ce propos :

« Il reste deux solutions. Bâtir deux pays sur pilotis ou construire une patrie souterraine. (…) Il naîtra deux pays siamois, celui du Muezzin et celui du meddah, l’un marin, contre le déluge, l’autre souterrain contre les séismes. » (L.M. p.304).

Néanmoins, ce délire à la fois surréaliste et bachelardien, jouit d’une certaine conscience de protection prophylactique de survie, autrement dit acquérir la capacité d’échapper aux catastrophes naturelles dévastatrices ou aux malédictions divines. L’autre signification d’ordre symbolique, dans l’association de la terre et de l’eau, s’insère, probablement, dans l’ « utopie » d’une certaine germination d’un futur pays païen et libéré. Avant de déclamer son dernier poème, le meddah de par son appartenance maraboutique pratiquant l’opholiâtrie (culte du serpent ou charmeur de serpent), il chante le départ du Muezzin vers un ailleurs « sudique » (terme très cher à Mohammed Khair-Eddine) représentant le vide et le silence désertique (Le sud dans la culture populaire algérienne représente le point cardinal de la malédiction et de l’errance indéfinie dans l’infinitude du désert) : Le Muezzin :

« (…) a quitté la ville. Il est parti droit vers le sud. Le sillon déroulait sa cicatrice à contres-rides de l’Atlas. Telle était son orientation. De la double vague de terre retournée par le socle purificateur jaillissaient des oasis. » (L.M p.304).

Mais la prédestination réservée au Muezzin, dans sa trajectoire erratique, lui prédit deux récompenses : Une âme purifiée et une oasis de repos et de quiétude ; en somme une accession à un hypothétique Eden. Une autre approche de la poétique de la ville se profile à travers, cette fois-ci, par l’angle de l’angoisse « michaudienne » suggérée subtilement par M. Ismail Abdoun. Il écrit à ce propos :

« Même la vision – « Le mirage » dit le poète – fraiche d’une ville indienne vite parcourue, « une extraordinaire ville de jeunes filles », avec ses maisons basses et innocentes, n’arrive pas à dissiper son malaise. Cette de Quito ne présage rien de bon ; elle est hantée par l’angoisse et une sorte de lente décomposition ; les êtres y sont perçus comme une lente circulation de caillots de sang. » (Abdoun, 2003, p.33).

Conclusion

Mourad Bourboune déploie dans son ouvrage littéraire Le Muezzin (1968) des écritures différentes des unes des autres, dans une harmonie poétique et poéticienne. Cette harmonie se justifie par des jonctions et injonctions subtiles entre le romanesque, la poésie et la théâtralité. La non classification du récit Le Muezzin ajoutée à l’animation trépidante des choses réputées inertes telle la ville, ouvre l’horizon aux extravagances du surréalisme et du nouveau roman et leurs dimensions jusque là éclectiques : L’anthropomorphisme et le délire qu’il recrée. La poétique de la ville qu’adopte Mourad Bourboune s’inscrit dans le sillage d’une démarche scripturale polymorphe, polyphonique, carnavalesque et réactive. Elle doit, à cet effet, sa réussite à s’imposer en tant que génitrice/créatrice d’un espace-ville à son tour créateur d’une autre forme de vision du monde chargé de paradoxes, d’ambigüités et de figures de styles prégnantes (allégorie, prosopopée). Le critique littéraire Jean-Yves Tadié, nous parait, donc, à travers son analyse intitulée : Roman de la ville, ville du roman, le mieux qui cerne la propension bourbounienne quant à rendre et élever l’espace-ville au rang d’un être vivant et animé doué d’un corps et un esprit sensibles aux moindres émotions ou murmures du personnage-héros principal. Cette situation laisse présager que la mort du héros sous-tend la fin de vie de la ville. Sans pour autant occulter l’influence bachelardienne notamment celle contenue dans l’incontournable essai La Poétique de l’espace (1961) ; Gaston Bachelard y renforce et affirme le lien existant entre la poétique/poésie et l’anthropomorphisme. Afin d’étayer sa confirmation, G. Bachelard évoque Pierre-Jean Jouve et sa maxime :

« La poésie est une âme inaugurant une forme. », en y affichant son adhésion, il écrit : « (…) Même si la « forme » était connue, perçu dans les « lieux communs », elle était avant la lumière poétique intérieure, un simple objet pour l’esprit. Mais l’âme vient inaugurer la forme, l’habiter, s’y complaire. » (Bachelard, 1961, p.13).

Donc, Mourad Bourboune s’inscrit dans la « logique » de la poétique de la ville en y apportant des particularités déduites de la culture poétique orale maghrébine. Ces dites particularités sont menée, très souvent, à contre-courant en introduisant l’influence des mouvances littéraires et socio-culturelles universelles controversées.

1 Bergez, Daniel et col. Vocabulaire de l’analyse littéraire, Edition Armand Colin, Paris, 2014, p. 59

Abdoun, Mohammed Ismail, Lecture de Michaux, Angoisse et évasion dans l’œuvre de Henri Michaux, Edition ANEP, Alger, 2003.

Arab, Hacène, L’écriture du paysage dans Au Café de M. Dib et L’Exil et le royaume d’A. Camus, Thèse de doctorat de littérature française et comparée, dirigé par le Professeur M. I. Abdoun, Université Alger 2, juin 2018.

Babana-Hampton, Safoi, Réflexions littéraires sur l’espace public marocain dans l’œuvre de Laabi, Edition Summa publication, Inc., Alabama, 2008, p.66.

Bachelard, Gaston, La Poétique de l’espace, Editions PUF, Paris, 1961.

Bergez et col. , Daniel et col. , Vocabulaire de l’analyse littéraire, Edition Armand Colin, Paris, 2014.

Bourboune, Mourad, Le Mont des genêts, Edition Julliard, Paris, 1962.

Bourboune, Mourad, Le Muezzin, Edition Christian Bourgois, Paris, 1968.

Bonn, Charles, Entre ville et lieu, centre et périphérie : la difficile localisation du roman algérien de langue française, in Itinéraires d’écriture, Peuples méditerranéens, n°30, Paris, 1985.

Bonn, Charles, Le roman algérien de langue française. Vers un espace de communication littéraire décolonisé ? Presse de l’université de Montréal, Edition L’Harmattan, Paris, 1985.

Déjeux, jean, Littérature maghrébine de langue française. Introduction générale et auteurs, Edition Naaman, Sherbrooke, Québec, 1978.

Garnier, Xavier, Zoberman, Pierre, Qu’est-ce qu’un espace littéraire ? Presse Universitaire de Vincennes-Fabula, 2006.

Genette, Gérard, Figures I, Editions du Seuil, Paris, 1966.

Le Robert, Dictionnaire de la langue française, Edition Robert, Paris, 1985.

Séférian, Marie-Alice, Mer, Ville, Désert trois espaces privilégiés du Muezzin de Bourboune, Revue Romane, Bind 16-1981-1-2, pp. 15.

Tadié, Jean-Yves, Le Roman au XXe siècle, Edition Les Dossiers Belfond, Paris, 1990.

Qui est Mourad Bourboune ? Mourad Bourboune est né à Jijel (nord-­­­est algérien) le 23 janvier 1938. Il étudia à Constantine, puis à Tunis et enfin à Paris. En 1956, pendant la guerre algérienne de libération il participe à une grève des étudiants. En 1958, il se trouvait en Tunisie où il jouait dans la pièce de Kateb Yacine Le Cadavre encerclé à Carthage. Après l’indépendance de l’Algérie, il participe à la fondation de l’Union des Ecrivains Algériens le 28 octobre 1963 avec Jean Sénac, Henri Alleg, Himoud Brahimi, Mouloud Mammeri, Amar Ouzegane … Après le coup d’Etat du 19 juin 1965 (…) Bourboune se voit contraint de partir pour la France. Son œuvre littéraire se compose principalement de deux romans : Le Mont des Genêts paru à Paris chez Julliard en 1962 et Le Muezzin édité chez Christian Bourgois en 1968. Quelques textes polémiques ont été publiés dans des périodiques, ainsi que des poèmes dont : « Eclatement pluriel » dans plusieurs journaux algériens et dans Espoir et Parole (Anthologie établie par Denis Barrat en 1963), et un long poème Le Pèlerinage païen, Paris-Alger, Rhumbs, « Cahiers du monde intérieur », (1964). Le dernier recueil de poésie s’intitule Le Muezzin bègue (1970). Le Muezzin commence le cycle romanesque des « Dieux brulés ». Il sera suivi d’un prochain ouvrage, L’Oxorient qui ne verra jamais le jour jusqu’à présent. (Déjeux, 1978, pp. 357-358)

Mourad Bourboune (L’oublié, le marginalisé par l’Institution/monde littéraire algérien) est un militant engagé, poète, romancier, dramaturge, journaliste et scénariste. Il est considéré comme un intellectuel authentique épris de liberté au sens vrai du terme. Il fut le doyen de la presse écrite en Algérie et l’auteur de la célèbre maxime qui dit : «  Rien ne résume un homme, pas même ses idées. » Il vit entre l’Algérie et la France.

1 Bergez, Daniel et col. Vocabulaire de l’analyse littéraire, Edition Armand Colin, Paris, 2014, p. 59

Ahmed Mebarki

Université Alger 2

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