Le métissage et la multiplicité au cœur de l’écriture chédidienne, lecture dans « l’Enfant multiple1 » d’Andrée Chédid

Nadéra Touahri

Nadéra Touahri, « Le métissage et la multiplicité au cœur de l’écriture chédidienne, lecture dans « l’Enfant multiple » d’Andrée Chédid », Aleph [], 7 (1) | 2020, , 10 December 2024. URL : https://aleph.edinum.org/2421

Depuis les temps les plus anciens, des contacts ont toujours existé entre hommes appartenant aux différentes civilisations, et cela à travers les invasions, les migrations, les échanges commerciaux… Sur le plan individuel, chacun veut se fixer dans un lieu déterminé pour préserver, défendre son identité et sa spécificité culturelle.

Le métissage et la multiplicité sont deux notions intimement liées et fortement solidaires. De nombreux romanciers ont abordé ces thématiques dans leur écriture. Dans cet article, nous nous proposons d’étudier la manière dont Andrée Chédid approche et interprète les phénomènes du métissage et de la multiplicité dans son œuvre, l’Enfant multiple.

Since the earliest times, contacts have always existed between men belonging to different civilizations and that through invasions, emigration, trade. On the individual level, everyone wants to settle in a specific place to preserve, defend his identity and cultural specificity.

Miscegenation and multiplicity are two intimately linked and strongly interdependent notions. Many novelists have addressed these themes in their writing. In this paper, we propose to study how Andrée Chédid approaches and interprets the phenomena of miscegenation and multiplicity in her work, the multiple child.

منذ قديم الزمان، كان الناس الذين ينتمون إلى حضارات مختلفة على اتصال دائم وهذا من خلال الغزوات الهجرات والتبادلات التجارية ... على المستوى الفردي، يهدف الجميع الى الاستقرار في مكان محدد، الدفاع عن هويته، الحفاظ عليها وعلى خصائصها الثقافية أيضا.

الاختلاط والتعددية مفهومان مرتبطان بشكل وثيق. لقد تناول العديد من الروائيين هذه المواضيع في كتاباتهم حيث نقترح في هذه المقالة دراسة الطريقة التي تعامل بها أندريه شديد وتفسر ظواهر التهجين و الاختلاط والتعددية في روايتها، الطفل المتعدد.

« À la différence du scribe, le métis est un conteur qui sauve la mémoire de son peuple parce qu’il préserve les multiples métaphores » (Mourad Yelles 2006 : 141).

Introduction

De nos jours, les débats sur l’identité, la migration, l’intégration et l’acceptation sont d’actualité. Notre choix a porté sur Andrée Chédid, l’écrivaine franco libanaise, car les motifs du métissage et de la multiplicité, notions incontournables dans le monde actuel, sont mis en œuvre dans ses romans.

Née en Égypte, de parents libanais, installée à Paris depuis 1946, Chédid se situe au confluent de trois cultures. Elle le précise en écrivant : « j’ai fibres et racines sur au moins trois continents » (Carmen Boustani 2003 : 92), se réjouissant de ses croisements, elle a longuement insisté sur le positif de l’hybridation, le cosmopolitisme, la tolérance et l’ouverture sur l’Autre.

L’écriture de Chédid est marquée par sa sensibilité et sa fidélité aux problèmes culturels, sociaux et spirituels qui ont touché le Liban, l’Égypte et aussi la France or, ce triangle spatial a marqué sa personnalité et surtout son œuvre.

L’auteure rassemble et assemble ces deux mondes différents et opposés Orient/Occident pour créer un tout unificateur, un monde nouveau sans cloisonnement : celui de l’enfant multiple ; elle a précisé dans un entretien : « j’avais envie d’imaginer un enfant venu de partout. » (Carmen Boustani 2016 : 265.)

Notre problématique dans cette étude est de décrire le style de cette femme « multiple » et d’essayer de comprendre comment son écriture s’est appuyée sur le métissage et la multiplicité. Quelles sont les différentes stratégies narratives utilisées dans son roman l’Enfant multiple ?

L’Enfant multiple est un roman qui raconte l’histoire d’un jeune garçon métis, né d’un père égyptien et d’une mère libanaise. À cause de la guerre, Omar-Jo s’est exilé en France pour mener une vie paisible et s’enraciner dans cet espace nouveau. Arrivera-t-il à s’intégrer et à dépasser ses malheurs ?

Ce roman révèle une diversité d’analyses possibles qui permettent de mieux cerner une écriture riche et complexe tant par ses thèmes que par son style. Il prouve aussi la grandeur d’une écrivaine qui fait de son écriture hétéroclite un engagement dans un monde multiple. Nous limitons notre étude à l’analyse du récit et au processus de sa composition, deux entrées, parmi d’autres, à la découverte de cette œuvre.

1. L’écriture chédidienne

1.1. L’écriture : un palimpseste du passé

Égyptienne de naissance, libanaise d’origine et vivant en France, cette femme de lettres a choisi l’écriture comme passeport. Au-delà de toutes les cultures et au-delà de toute limite spatiale et temporelle, Chédid se dirige vers l’universel, vers l’humain. Ses récits évoquent tout ce qui touche en effet à l’existence de l’homme en reflétant les multiples images, d’amour, de souffrance et d’angoisse, informes dans l’inconscient collectif.

Dans une interview, Andrée Chédid a souligné : « Je suis attachée à la suite du récit, et aux personnages. Ce besoin d’une « histoire », je le sens profondément inscrit dans l’homme, à travers les légendes, les mythes, la demande des enfants, « Raconte-moi une histoire… ». Et elle explique que :

« cela débute, en général, par une image… qui s’obstine, se greffe. Je lui laisse quelques mois ; si elle ne me convient pas, elle ne s’accroche pas, elle retombe. Sinon, elle mû^it ; et là, tout naturellement, je tiens mon sujet. Ancrée sur une image qui me paraît solide, j’ai besoin de me laisser aller ; besoin d’une coulée, d’une spontanéité (a sort of splashing) de tout le livre, ou de plusieurs pages. » (Cité par Christiane Makward 2016 : 122-3.)

Dans l’Enfant multiple, le narrateur raconte une multiplicité d’histoires liées entre elles par un rapport aussi bien thématique que formel, traduit non seulement par un éclatement de l’espace et du temps, mais aussi par une série de ricochets intratextuels se répondant en échos tout au long du roman.

1.2. La correspondance formelle : « L’Enfant multiple »

Le roman obéit à un modèle narratif très particulier au sens où le récit est constitué d’une série d’histoires alternées. Cette narration parallèle est intéressante, car elle nous permet de percevoir les échos qui se répercutent d’histoire en histoire créant ainsi un rapport d’analogie formelle, comme dans ce passage : « pour se sentir plus proche de son petit-fils, le vieux Joseph décide de fabriquer un manège conforme à celui de la place Saint Jacques. » (p. 137) Cette analogie structurelle ne se limite pas à ces deux diégèses, elle se révèle aussi à la comparaison entre les deux sous-diégèses, dont l’histoire de Lysia/Élise et l’histoire d’Élise/Émile.

Nous pouvons identifier la correspondance thématique à travers les histoires tout en nous intéressant aux trois thèmes essentiels ; à savoir le regard, la mort et le retour à la vie qui se présente comme une victoire sur la mort.

1.2.1. Le regard

Un thème qui constitue le fil d’Ariane se répercute dans tout le roman reliant différentes histoires. Le regard sert à tisser des liens éternels entre les personnages qui paraissent au premier abord très dissemblables, voire antagonistes. Dans l’Enfant Multiple, Chédid écrit :

« Là, à l’intérieur, il aperçut soudain tapi sur la banquette rouge, couché en chien de fusil, un gamin, un vagabond aux pieds nus qui sommeillait tranquillement. Stupéfait, puis saisi d’une insurmontable fureur, le forain se rua sur la portière […] dehors, sale môme ! dehors ! hurlait — il ». (p. 18).

Le forain se trouve en état de choc à la vue de ce gamin qui lui viole son territoire, sa propriété privée et qui menace sa sécurité ; il le prend pour un bandit aux traits de vagabond, l’associant aux dévoyés qui se faufilent dans le métro.

Cependant, la réaction de Maxime n’était qu’une attitude relevant de l’intensité de l’attention du regard dépouillant de l’Autre.

Une fois au manège, ce lieu transformé en un monde de rêves par l’enfant, Omar-Jo veut attirer tous les regards sur lui ; il va, vient, chante, danse tout en s’adressant aux spectateurs ; or par ces mouvements, il dépasse la perte de ses parents à cause de la voiture piégée qui devient une « bête monstrueuse » avide de sacrifice humain, il essaye de dédramatiser sa situation pour vivre mieux et réussit à en rire, car le rire est un magnifique médicament pour aborder n’importe quelle situation à quelque chose près.

Aussi, le regard annule les distances sociales, matérielles et temporelles entre « maîtresse » et « bonne », car Zekié la bonne, privée de parole, perd toute qualité humaine et se transforme en bête sauvage qui tue et détruit toutes les personnes et tous les objets qui l’entourent : « son visage demeurait lisse, son sourire presque trop affable. Mais parfois, son regard laissait filtrer des éclairs de haine, qu’Annette avait surpris. » (p. 102)

D’un autre côté, l’amour que partagent Omar et Annette est né lui aussi du croisement de leurs regards dans le miroir : « son regard croisa plusieurs fois celui d’Annette dans le rétroviseur » (p. 110 -128).

Le regard est l’expression des yeux de l’être humain, à travers lequel nous pouvons déduire ses intentions et aussi ses sentiments.

1.2.2. La mort et le retour à la vie

Dans son article sur le roman d’Andrée Chédid, Isabelle Dotan a écrit : « Toute l’œuvre d’Andrée Chédid fait filtrer la mort et la vie, car ces deux notions forment une présence persistante. » (Isabelle Dotan 2003 : 03.)

De son côté, Chédid, à l’émission Bouillon de culture, en décembre 2000 a dit : « Face à la mort, on appelle la vie, il faut envisager la mort. Nous ne pouvons pas ne pas vivre avec cette idée que la mort est là (…) c’est là, l’importance de la vie : la passion de vivre est la seule réponse à la mort. » (Isabelle Dotan 2003 : 03.)

Quant à Charlie Chaplin à qui Chédid a dédié son roman, l’Enfant Multiple, il a déclaré que « La vie et la mort sont des événements trop précis, trop implacables pour être accidentels2 ».

Cela dit, nous résumons le fonctionnement de ces deux notions indissociables dans le schéma suivant précisant les différents événements vécus par Omar – Jo

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En général, la mort nous oblige à devenir plus attentifs à la vie. Tout commence lors de la rencontre de Maxime, forain français, et Omar Jo, l’enfant libanais. La rencontre représente une nouvelle vie pour les deux personnages ; malgré la tragédie, l’enfant garde son innocence, la générosité qui constitue son caractère lui permet de s’ouvrir au monde extérieur et d’instaurer la communication avec l’Autre. Le manège de Maxime revoit le jour grâce à Omar-Jo.

1.3. La multiplicité au cœur de l’écriture chédidienne

Dans l’un de ses poèmes, Chédid a affirmé :

Je suis multiple
Je ne suis personne
Je suis d’ailleurs
Je suis d’ici. (Andrée Chédid 2003 : 43-4.)

La thématique de la multiplicité est chère à Andrée Chédid, ce thème a marqué les histoires et les personnages, le temps et l’espace comme il marque aussi l’écriture de l’œuvre en question.

Arrêtons-nous et examinons le titre : l’Enfant multiple.

Le multiple est ce qui est composé de plusieurs éléments de natures différentes, ou qui se manifeste sous des formes différentes. L’adjectif multiple désigne aussi un personnage à multiples facettes et la multiplicité est le caractère de ce qui est multiple. Il renvoie d’emblée à l’hétérogène qu’il implique dans sa multitude.

À travers « l’Enfant multiple », Andrée Chédid évoque le drame de la condition humaine dans son universalité et propose la solidarité entre les hommes comme consolation et comme moyen de lutte contre la fatalité et le destin inéluctable. Cette solidarité qui, selon elle, doit dépasser les frontières spatio-temporelles englobant le monde entier et se traduisant dans le roman par la superposition du temps et de l’espace ainsi que par l’écriture.

L’important est tout autant la matière que la façon de concevoir cette matière et la technique que l’écrivaine emploie pour nous la transmettre.

L’auteure nous invite en quelque sorte à considérer avec la même attention la fiction et les questions de techniques narratives en préconisant la discontinuité chronologique fondant une nouvelle relation entre l’écrivain et le lecteur ; or ce dernier participe à la fiction.

Cela dit, le lecteur devient actif, il prend fait et cause pour tous les personnages partageant leurs joies, mais aussi leurs tristesses.

1.3.1. La multiplicité des personnages

Le dictionnaire le Petit Robert définit le personnage comme : « une personne qui joue un rôle social important et en vue. » (Alain Rey et all : 1280.) Dérivé de l’univers de la fiction et hérité du champ théâtral, le personnage incarne surtout plus un rôle qu’un statut ou une identité. Nous parlons généralement de personnage principal ou encore de héros. Dans l’Enfant multiple, le protagoniste est bel et bien le jeune Omar-Jo.

Pour vivre par procuration littéraire, il est nécessaire à Andrée Chédid de créer de différents personnages.

Chédid a écrit : « les personnages dont je parle sont en général des gens simples. Ce sont eux qui m’ont le plus marquée. » (Andrée Chédid 2003 : 82.) L’auteure enracine ses personnages dans un cadre familial bien déterminé, la plupart de ces derniers sont présentés avec leurs familles. Nous pouvons reconstituer l’arbre généalogique du personnage héros :

Poussé par sa solitude et son isolement, ce héros invente lui aussi une multitude de personnages fantasmatiques, ils proviennent de nationalités et de civilisations différentes ; ils appartiennent à des générations et des classes sociales diverses comme ils émanent des quatre coins de la terre : d’Afrique, d’Asie, d’Europe et d’Amérique ; avec leurs multiples nationalités, ils défilent dans le roman pour lui donner une dimension universelle :

  • Les Égyptiens : Omar, le père de Omar-Jo.

  • Les Libanais : la mère d’Omar-Jo, Antoine, Rosie et Joseph le grand-père.

  • Les Américains : Steve, Cherrane, Harriet et sa mère.

  • Les Français : Maxime, le père adoptif de l’enfant, Léonard l’oncle de Maxime.

Nous remarquons que certains personnages ont une double nationalité : Rosie, Antoine, Sugar et Cheranne. À la différence d’origines s’ajoute une différence de génération, des plus vieux aux plus jeunes.

Bien qu’il soit le plus jeune, Omar-Jo représente toutes les générations avec leurs divergences : « il parvenait à s’infiltrer dans chaque âge, comme s’il les avait tous traversés. » (P 79) Nous constatons que l’œuvre de Chédid à l’image de sa vision du monde se dirige par un élan vers autrui.

Dans l’Enfant multiple, l’écrivaine incite le lecteur à suivre l’exemple de ses personnages ; c’est-à-dire à se détacher des préjugés liés à l’âge, à la culture et à la religion qui l’emprisonnent et qui le bloquent. Elle l’invite à se libérer de toutes les convoitises qu’offre la vie et à pénétrer dans le monde qu’elle crée ; le lecteur virtuel doit donc se déraciner pour s’enraciner dans l’univers de la fiction.

1.3.2. La multiplicité des narrateurs

Pour notre corpus, nous avons voulu limiter note étude à l’analyse du récit et au processus de sa composition, car nous constatons que sur cet aspect de l’œuvre de Chédid reste à dire. De plus nous considérons que la valeur de cette œuvre réside davantage dans les éléments de la narration que dans ceux de la fiction. Nous nous basons sur la narratologie dont les fondements ont été finalisés par Gérard Genette dans son ouvrage « Figures III ».3

1.3.2.1. Le narrateur multiple

Le rôle du narrateur est assumé par un personnage anonyme, extra-diégétique qui prend en charge le récit du premier acte narratif.

Il agit en chef d’orchestre, il aère son récit et souffle la vie à ses personnages à travers les dialogues et les monologues qui se présentent sous forme de discours immédiats ou rapportés et se manifestent par le dialogue entre le forain et l’enfant :

  • à quelle question veux-tu que je réponde ?

  • Comment t’appelles - tu ?

  • Je m’appelle Omar-jo… (p. 41)

Le narrateur extra-diégétique se dédouble, il semble réduire son rôle en déléguant sa narration à Omar-Jo et au vieux Joseph lors de l’écriture de leurs lettres les transformant en narrateurs auto diégétiques.

1.3.2.2. Le narrateur universalisé

L’auteure de l’Enfant multiple s’adresse implicitement au lecteur pour l’amener à participer à la fiction par le truchement de l’histoire, elle lance un appel à la paix, met la narration au service d’un bristol à la vie, comme incapable d’agir dans le monde réel, il compensait son impuissance dans la fiction en faisant entendre sa voix en écho. Ainsi, après avoir lancé un appel à la paix et à la vie, le narrateur par le biais de la duplicité narrative lance à son tour un appel à toute l’humanité.

La réalité et la fiction se côtoient et se confondent pour briser les barrières entre ces deux référents comme l’exprime si bien la lettre du vieux Joseph à Maxime : « je viendrais (…) occupation » (p.99).

Le passage du « je » à « nous », du « tu » à « vous » fait naître sans aucun doute le chevauchement des narrataires. Le va-et-vient du singulier au pluriel ainsi que l’utilisation du présent sentencieux et des énoncés décisifs, comme dans cette phrase : « elle est courte la vie » (p.93) permettent au narrateur d’user de sa fiction idéologique et de faire un raisonnement inductif au service d’une fraternité entre les humains dans la détresse, car la lettre a pour fonction de rapprocher deux personnes et prend une dimension universelle disposant à la confiance et à l’union des populations représentées par ces deux personnages, les questions posées en filigrane par Joseph ne retrouvent leurs réponses que chez le lecteur. Ainsi, l’Histoire de l’Enfant multiple s’adresse aux lecteurs du monde entier, Omar-Jo a donc pour parrain l’univers.

L’analyse de ce roman prouve que Chédid accorde une grande importance à la notion du texte et à sa structure. La première diégèse (celle de Maxime et d’Omar — Jo) ne constitue que le tiers du roman ; le vrai récit est retardé volontairement par le narrateur qui insère une multiplicité d’histoires pour étendre son discours et lui donne une certaine compacité. Il nous semble donc intéressant d’étudier la structure interne du récit au fur et à mesure de son évolution vers la fin et les techniques utilisées par le narrateur pour ralentir le rythme de son histoire ; or pour cela, il a même inséré des scènes dialoguées comme nous l’avons déjà mentionné.

Toutefois, les différentes histoires des personnages de ce roman sont finalement identiques à celle de Omar-Jo. La circularité de la bague offerte à l’enfant par son grand-père reflète la circularité du manège qui devient la métaphore du monde intérieur et de l’inconscient d’Omar-Jo ; se présentant comme l’âme même de celui-ci.

La quête d’origine de l’enfant trouve sa source et satisfaction dans le manège où il condense toutes les nationalités dans le but d’acquérir une identité humaine. Le récit devient le reflet du manège qui tourne à la dernière page du roman à une vitesse maximale entraînant avec lui le lecteur comme nous le révèle l’abondance des verbes et des adjectifs indéfinis de cet extrait :

« sugar et Omar Jo jouaient et dansaient, pour toutes les obscurités du monde et pour toutes ses clartés (….)Omar Jo et Sugar dansaient, jouaient, rythmaient, se balançaient en cadence, stationnaient, gambadaient… » (p.155)

Ensorcelé et pris de vertige par ce mouvement, le lecteur répond à la voix de l’auteure qui se représente en échos dans sa conscience, se répercutant dans toute l’œuvre. Il se détache par conséquent de tous ses liens sociaux et culturels, ethniques et matériels et pénètre dans le monde de l’enfant multiple afin d’y retrouver son origine et son identité autrement dit, son humanité.

Ainsi le lecteur se déracine, se convertit puis s’enracine avec Omar-Jo dans l’univers d’Andrée Chédid ; ce monde immense qui capture le lecteur et l’envahit même après la fin de la lecture est un monde de paix, de vie, un monde proprement humain.

1.3.2. La multiplicité des diégèses

La narration d’Andrée Chédid est fondée sur la technique de la duplicité narrative. Le roman raconte une histoire principale, celle d’un héros incarnant un personnage qui communique avec plusieurs personnages engendrant plusieurs histoires.

Le narrateur extra-diégétique se garde le privilège presque exclusif de raconter cinq histoires.

Le roman, œuvre moderne, n’obéit pas aux normes du roman traditionnel, il renonce tout bonnement à raconter une histoire au sens plein du terme et n’hésite pas, par contre, à raconter des histoires. Elle se caractérise par une pulvérisation d’histoires et de contenus narratifs à laquelle répond une pulvérisation du récit ou « texte narratif ».

Précisons les cinq diégèses ou encore les cinq histoires :

D1 : est l’histoire de Maxime et de Omar-Jo
D2 est l’histoire de Rosie/Antoine et de Omar-Jo.
D3 est l’histoire de Joseph et de Omar-Jo.
D4 est l’histoire d’Annette, d’Omar et d’Omar–Jo.
D5 est l’histoire de Cherrane, de Maxim et de Omar-Jo.

La narration de la D1 engendre deux sous-diégèses et toutes ces histoires sont liées entre elles par la présence d’Omar-Jo.

Ces histoires multiples dépendent de la vision que l’écrivaine a du monde, tout comme le système des personnages qui ne se construit qu’à partir d’Omar — Jo, le héros noyau.

1.3.2.1. Le narrateur multiple

Le rôle du narrateur est assumé par un personnage anonyme, extra-diégétique qui prend en charge le récit du premier acte narratif.

Il agit en chef d’orchestre, il aère son récit et souffle la vie à ses personnages à travers les dialogues et les monologues qui se présentent sous forme de discours immédiats ou rapportés et se manifestent par le dialogue entre le forain et l’enfant :

— À quelle question veux-tu que je réponde ?

— Comment t’appelles — tu ?

— Je m’appelle Omar-jo… (p. 41)

Le narrateur extra-diégétique se dédouble, il semble réduire son rôle en déléguant sa narration à Omar-Jo et au vieux Joseph lors de l’écriture de leurs lettres les transformant en narrateurs auto diégétiques.

1.3.2.2. Le narrateur universalisé

L’auteure de l’Enfant multiple s’adresse implicitement au lecteur pour l’amener à participer à la fiction par le truchement de l’histoire, elle lance un appel à la paix, met la narration au service d’un bristol à la vie, comme incapable d’agir dans le monde réel, il compensait son impuissance dans la fiction en faisant entendre sa voix en écho. Ainsi, après avoir lancé un appel à la paix et à la vie, le narrateur par le biais de la duplicité narrative lance à son tour un appel à toute l’humanité.

La réalité et la fiction se côtoient et se confondent pour briser les barrières entre ces deux référents comme l’exprime si bien la lettre du vieux Joseph à Maxime : « je viendrais… occupation » (p.99).

Le passage du « je » à « nous », du « tu » à « vous » fait naître sans aucun doute le chevauchement des narrataires. Le va-et-vient du singulier au pluriel ainsi que l’utilisation du présent sentencieux et des énoncés décisifs, comme dans cette phrase : « elle est courte la vie » (p.93) permettent au narrateur d’user de sa fiction idéologique et de faire un raisonnement inductif au service d’une fraternité entre les humains dans la détresse, car la lettre a pour fonction de rapprocher deux personnes et prend une dimension universelle disposant à la confiance et à l’union des populations représentées par ces deux personnages, les questions posées en filigrane par Joseph ne retrouvent leurs réponses que chez le lecteur. Ainsi, l’Histoire de l’Enfant multiple s’adresse aux lecteurs du monde entier, Omar-Jo a donc pour parrain l’univers.

L’analyse de ce roman prouve que Chédid accorde une grande importance à la notion du texte et à sa structure. La première diégèse (celle de Maxime et d’Omar — Jo) ne constitue que le tiers du roman ; le vrai récit est retardé volontairement par le narrateur qui insère une multiplicité d’histoires pour étendre son discours et lui donne une certaine compacité. Il nous semble donc intéressant d’étudier la structure interne du récit au fur et à mesure de son évolution vers la fin et les techniques utilisées par le narrateur pour ralentir le rythme de son histoire ; or pour cela, il a même inséré des scènes dialoguées comme nous l’avons déjà mentionné.

Toutefois, les différentes histoires des personnages de ce roman sont finalement identiques à celle de Omar-Jo. La circularité de la bague offerte à l’enfant par son grand-père reflète la circularité du manège qui devient la métaphore du monde intérieur et de l’inconscient

d’Omar-Jo ; se présentant comme l’âme même de celui-ci.

La quête d’origine de l’enfant trouve sa source et satisfaction dans le manège où il condense toutes les nationalités dans le but d’acquérir une identité humaine. Le récit devient le reflet du manège qui tourne à la dernière page du roman à une vitesse maximale entraînant avec lui le lecteur comme nous le révèle l’abondance des verbes et des adjectifs indéfinis de cet extrait :

« Sugar et Omar Jo jouaient et dansaient, pour toutes les obscurités du monde et pour toutes ses clartés (…)Omar Jo et Sugar dansaient, jouaient, rythmaient, se balançaient en cadence, stationnaient, gambadaient… » (p.155)

Ensorcelé et pris de vertige par ce mouvement, le lecteur répond à la voix de l’auteure qui se représente en échos dans sa conscience, se répercutant dans toute l’œuvre. Il se détache par conséquent de tous ses liens sociaux et culturels, ethniques et matériels et pénètre dans le monde de l’enfant multiple afin d’y retrouver son origine et son identité autrement dit, son humanité.

Ainsi le lecteur se déracine, se convertit puis s’enracine avec Omar-Jo dans l’univers d’Andrée Chédid ; ce monde immense qui capture le lecteur et l’envahit même après la fin de la lecture est un monde de paix, de vie, un monde proprement humain.

1.3.2. La multiplicité des diégèses

La narration d’Andrée Chédid est fondée sur la technique de la duplicité narrative. Le roman raconte une histoire principale, celle d’un héros incarnant un personnage qui communique avec plusieurs personnages engendrant plusieurs histoires.

Le narrateur extra-diégétique se garde le privilège presque exclusif de raconter cinq histoires.

Le roman, œuvre moderne, n’obéit pas aux normes du roman traditionnel, il renonce tout bonnement à raconter une histoire au sens plein du terme et n’hésite pas, par contre, à raconter des histoires. Elle se caractérise par une pulvérisation d’histoires et de contenus narratifs à laquelle répond une pulvérisation du récit ou « texte narratif ».

Précisons les cinq diégèses ou encore les cinq histoires :

D1 : est l’histoire de Maxime et de Omar-Jo
D2 est l’histoire de Rosie/Antoine et de Omar-Jo.
D3 est l’histoire de Joseph et de Omar-Jo.
D4 est l’histoire d’Annette, d’Omar et d’Omar–Jo.
D5 est l’histoire de Cherrane, de Maxim et de Omar-Jo.

La narration de la D1 engendre deux sous-diégèses et toutes ces histoires sont liées entre elles par la présence d’Omar-Jo.

Ces histoires multiples dépendent de la vision que l’écrivaine a du monde, tout comme le système des personnages qui ne se construit qu’à partir d’Omar — Jo, le héros noyau.

2. Écriture métissée dans l’Enfant Multiple

Andrée Chédid emploie un style d’écriture qui emprunte un cheminement narratif complètement différent. La perspective permet de souligner la nature et la forme d’écriture menées par l’écrivaine.

Le parcours subversif de cette auteure fait éclater les traditions littéraires et culturelles. Elle insiste sur sa situation personnelle qui n’est ni déracinement forcé ni exil douloureux, contrairement à ses contemporains. Poésie, romans, nouvelles, théâtre, essais, Andrée Chédid fut une écrivaine multiple qui « flânait » entre les différents genres.

Cependant, ce besoin de mouvement perpétuel se retrouve-t-il dans l’œuvre en question ? comment a-t-elle réussi à enchevêtrer les frontières des genres littéraires ?

L’écrivaine emprunte différents genres littéraires : poésie, nouvelle, roman, théâtre et essai. Elle refuse l’enfermement dans un lieu et du coup, elle accède à l’universel.

Elle a mentionné dans une émission sur France 3 : « ce que je cherche, c’est toujours l’interrogation de l’être, dans ses expériences les plus simples, à la fois dans le quotidien et l’universel4. »

Son style nous laisse entrevoir sa grandeur, faisant de son écriture un engagement dans un monde multiple. Le roman est construit sur deux récits qui traduisent deux époques opposées, c’est une œuvre qui se présente sous différentes formes, par moment la prose se transforme en vers, en chansons ou en lettres, citons quelques exemples :

La prose : Chédid considère le roman comme une narration sans fin, sa prose se situe à mi-chemin entre l’écriture et l’oralité ; elle dit : « Ses manches de veste d’une longueur excessive dissimulaient l’absence de son bras gauche. » (E.M p. 82). Elle écrit aussi : « il entremêlait différentes langues en un murmure magique » (ibid.).

La poésie : est à l’origine de son acte d’écrire

« j’habite toute la terre
Je pleure ou bien je ris
Pour là-bas Pour ici
Pour les grands Pour les petits
J’habite sous la terre
Qui ne m’a pas englouti ! (ibid.)

La chanson : Cheranne précise que :

« C’est une chanson du Sud :
« Pour l’ami cruel
Qui s’attaque à mon cœur
Je ne cultive ni épines ni broussailles
Mais la rose blanche aussi » (p. 113).

La lettre : faisant appel au genre épistolaire, le narrateur de « l’Enfant multiple » a rédigé trois lettres :

  • la première écrite par Omar-Jo à son grand-père : « Cher Grand-père… ton petit-fils qui t’aime » (p.86).

  • Deux lettres écrites par le vieux Joseph. La première est adressée à Maxime : « Ami Maxime (…). Il fallait que l’enfant connaisse un monde en paix. » (p. 99) et la deuxième au jeune garçon Omar-Jo : « Aujourd’hui (…) ton vieux Joseph à toi » (p. 140).

Nous croyons que le narrateur extra-diégétique délègue à ses personnages la narration de leurs lettres, nous nous rendons compte que les lettres du vieux Joseph sont écrites par un personnage anonyme soit l’instituteur du village pour être traduites ensuite par le gone.

De ce fait, Omar-jo ou encore « l’enfant des manèges » est le narrateur de toutes les lettres même celle qui lui est destinée. Il apparaît en filigrane comme destinateur ou comme destinataire, devenant un trait d’union entre les narrateurs et les personnages, se déplaçant de l’espace de la diégèse vers celui de la narration et inversement.

Dans cet ordre d’idées, nous constatons que la prose se ramifie pour engendrer la poésie, la chanson et les lettres ; cette cohabitation de différents genres littéraires au sein de l’univers romanesque devient la métamorphose du manège où cohabitent différentes nationalités et différentes générations.

Par ailleurs, ces différentes formes littéraires correspondent aux quatre déguisements de Omar-Jo et laissent transparaître la triple nationalité de l’auteure, enfin la subdivision de la narration imite le mouvement du manège, elle se boucle par un retour à la prose, cette narration transforme l’écriture de Chédid en une œuvre picturale à trois dimensions dont les couleurs rappellent celles des chevaux du manège : « passant du cheval gris moucheté, au noir, au fauve, à l’alezan » (p. 39).

Cette variété révèle une nouvelle tendance littéraire qui chez Chédid répond à sa volonté de détruire les limites spatio-temporelles et d’édifier un monde sans pourtour, un monde varié, mais cohésif.

La richesse des formes dans lesquelles l’écriture d’Andrée Chédid est façonnée témoigne de sa quête. Son questionnement est centré sur la condition humaine et sur l’altérité. Cette femme de lettres regarde le monde et le restitue à travers sa profonde intimité de femmes sensibles aux thèmes de la liberté, de l’exploration de soi et de la recherche de l’autre.

Conclusion

L’écriture de Chédid se basant sur le métissage et la multiplicité, pose à partir de la fiction, la question souvent débattue de la tension entre Orient et Occident. De nombreuses déclarations l’attestent, elle vit la double appartenance comme un enrichissement et non comme une division de l’être ; l’histoire du jeune enfant illustre la nature du drame libanais qui n’a cessé d’habiter sa conscience.

Le lecteur qui « tourne au rond » avec le manège et avec le récit jusqu’au dernier mot du roman « sa ronde » (p.155) se trouve démuni de toute résistance, il adhère à son insu, à l’univers narratif de l’œuvre. Ceci nous amène à dire que l’écriture de Chédid se présente comme un élan du lecteur vers l’auteure. Néanmoins, elle est ciselée et dépouillée et ne laisse pas ce dernier indifférent. Elle l’amène à partager les émotions de ses personnages et à participer à leurs univers. Ébranlé et édifié, le lecteur éprouve alors le besoin de retrouver son identité humaine et universelle dans ce monde unique sans lisière celui de l’enfant multiple.

1 Roman d’Andrée Chédid, publié chez Flammarion en 1989, c’est la réécriture de la nouvelle « l’Enfant des manèges » paru en 1988 chez le même éditeur

2 https://www.pinterest.co.uk/pin/303500462365181415/le 12/10/2019 à 20h30.

3 Gérard Genette, Figure III. Paris, Le Seuil, 1972.

4 Carmen BoustaniAndrée Chedid, L’écriture de l’amour, P54.

Corpus : Chédid Andrée 1989. L’Enfant Multiple, Librio.

Boustani, Carmen, 2016. Andrée Chédid, L’Écriture de l’amour, Ed Flammarion.

Boustani, Carmen.2003. Aux frontières des deux genres, en hommage à Andrée Chédid, Ed Karthala.

Chédid, Andrée. 2003. Rythmes, Gallimard.

Genette Gérard, 1972. Figure III. Paris, Le Seuil.

Insaniyat, 2006. Métissages maghrébins, Crasc, Avril-Septembre.

Michel, Jacqueline. 2003. Andrée Chedid et son œuvre — une quête de l’humanité, Paris, Publisud.

Rey Alain, Robert Paul, Rey-Debove Josette, Le Petit Robert, Ed Dictionnaires Le Robert.

www. https://citation-celebre.leparisien.fr/citation/la-vie-et-la-mort,consulté le 12/10/2019 à 20 h 30.

1 Roman d’Andrée Chédid, publié chez Flammarion en 1989, c’est la réécriture de la nouvelle « l’Enfant des manèges » paru en 1988 chez le même éditeur dans le recueil Mondes Miroirs Magies. Toutes nos références renvoient à ce roman

2 https://www.pinterest.co.uk/pin/303500462365181415/le 12/10/2019 à 20h30.

3 Gérard Genette, Figure III. Paris, Le Seuil, 1972.

4 Carmen Boustani Andrée Chedid, L’écriture de l’amour, P54.

Nadéra Touahri

Université Abou Bakr Belkaid-Tlemcen

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