Introduction
Les romans de Yanick Lahens sont accessibles à tout lecteur dominant suffisamment la langue française pour se laisser porter par le récit mais plus qu’aucun autre, ils nous rappellent aussi combien la valeur d’un roman dépend de l’interprétation que chaque lecteur en fait. On ne lit pas de la même manière un roman de Yanick Lahens quand on est haïtien et quand on est issu d’un autre monde francophone. On en partage, certes, un fil conducteur commun mais ce fil ne nous conduit pas au sens exactement par les mêmes chemins et dans les détours à travers lesquels notre expérience personnelle nous entraine, prennent vie ou se réveillent des pans entiers de nous-même dont nous ne soupçonnions plus l’existence. Aussi le chaos qui règne à Port-au-Prince, dans Douces déroutes1, s’il résonne plus fortement dans le cœur haïtien ne résonne-t-il pas moins dans le cœur de tout autre lecteur francophone. La résonnance de cœur à cœur, de l’écrivain à son lecteur, emprunte une voie associative ouverte par la langue française qui sans être totalement autre nous rappelle que dans ce qui nous rassemble logent aussi des différences et que ces différences loin de devoir être considérées comme problématiques -ni à l’inverse, anecdotiques- sont pour qui sait les percevoir et s’en laisser transformer une source inépuisable de renouvellement et d’espoir.2
1. Fragments, prismes, objectivations : de la pluralité des regards à la pluriversalité des savoirs
Les fragments de ville qui surgissent çà et là dans le roman à travers le vécu et les pratiques des personnages, leurs déambulations urbaines, leurs errances physiques, psychiques, spirituelles ou encore mémorielles, sont autant de prismes à partir desquels le lecteur est invité à déchiffrer ce que le personnage peine lui-même à élucider : son rapport au monde, la crise de ses valeurs, les causes de son malheur. Et c’est par ce biais que le chaos intérieur des personnages révèle au lecteur -qu’il soit haïtien ou que sa francophonie le rattache à tout autre monde- que ses propres assises ne sont pas non plus, toujours très fermes. La ville de Port-au-Prince ne constitue donc pas seulement le décor de Douces déroutes. Lieu des échanges par excellence, la ville est aussi le premier lieu de nos extériorisations. Ainsi n’est-il pas surprenant qu’en elle se cristallisent nos craintes et nos aspirations. Mais si l’exode rural et l’urbanisation du monde semblent n’avoir que déplacé le théâtre de nos interactions, celles-ci ne recèlent pas les mêmes enjeux quand elles se produisent à la ville et quand elles se produisent, comme jadis, à la campagne. Et c’est sans doute ce qui permet aux contes d’aujourd’hui, aux contes modernes, d’ajouter un nouveau lieu symbolique d’épreuves aux traditionnelles forêts et aux mythiques labyrinthes. Celle du Petit Poucet ou celui d’un Thésée. Or c’est bien ce rôle que semble assumer, entre autres, la ville de Port-au-Prince dans Douces déroutes. N’est-elle pas, en effet, pour chaque personnage qui s’y meut l’espace éprouvant à l’intérieur duquel il doit affronter seul les forces nocturnes qui le traversent et à partir desquelles s’opère sa mutation ?3
Dans Douces déroutes, tout commence, en effet, avec l’assassinat du juge Berthier. Symboliquement, c’est donc la mise à mort du Juste, du Sage dans la cité4, qui pousse les autres personnages à se réévaluer : qui suis-je ? quel rôle suis-je amené à jouer ? quel sens dois-je donner à mes actes ? Comment dois-je conduire ma vie ? Certains se résignent, comme Cyprien, d’autres résistent comme Brune. Certains s’abandonnent au cynisme, à la quête effrénée des biens matériels, de la gloire, de la richesse, en quête d’une sécurité qu’ils ne cherchent qu’à l’extérieur d’eux-mêmes et les perd dans l’errance d’une vie rivée au sensible matériel. D’autres, continuent de chercher à l’intérieur d’eux-mêmes une sécurité fille de la vertu et issue de la tradition. Mais quel que soit leur choix de vie, tous se livrent à corps perdu dans une quête de sens dont l’amour, seul, semble la clé. Aimer la vie, aimer le monde, s’aimer soi-même, en se donnant pleinement.5 La ville se laisse donc appréhender d’abord comme un motif symbolique analogiquement comparable à celui de la forêt dans les contes traditionnels ou du labyrinthe dans les récits mythiques. Mais ce Port-au-Prince où règne la démesure, l’excessive violence, l’excessive agitation, l’excessif vacarme doit être prise « tout entière »6, nous disent les personnages et ce « tout entière » inclut l’excessive soif d’idéal, de tendresse, d’amour dont Brune et ses proches offrent de saisissantes et archétypiques représentations : celle de la chanteuse Brune, celle du poète Ezéquiel, celle de l’esthète Pierre amoureux des belles choses et noyau fédérateur du groupe, par exemple. La ville-artiste, celle qui aime et rêve encore, qui se souvient de son passé7, rachète la ville-mondaine, la ville du negotium, celle de l’agitation, où tout s’achète, où tout se vend, où tout se vit dans l’instant, sans autre horizon que celui de l’instant suivant. L’image de la ville contient donc en elle-même les motifs de la chute et de la rédemption, une rédemption toujours possible à qui sait écouter sa voix intérieure, fermer les yeux du corps pour ouvrir ceux de l’être spirituel. De fait, cette image ambivalente, polyvalente même, de la ville, ne se construit qu’à travers le prisme que nous offre le regard de chaque personnage. Mais la ville est-elle autre chose que cette objectivation de nos aspirations et de nos craintes les plus profondes ? L’architecture des villes sur lesquelles nous projetons les nôtres n’est-elle pas elle-même le fruit d’une objectivation première, celle des bâtisseurs animés chacun, en fonction de leur contexte, de leurs propres craintes et de leurs propres aspirations ?8 Pompéi, Machu Picchu, Alep, Grosny…, les ruines d’anciennes cités ou les structures déshabitées d’une ville telle que Varosha, ne sont-elles pas le témoignage qu’une ville n’est et n’existe qu’en tant qu’elle est perçue, vécue et pratiquée ? L’image qu’en forme Francis dans Douces déroutes, ce persan moderne venu de France, dont le lecteur épouse le regard neuf, n’est-elle pas pour cette raison même différente de celle qu’en construit l’imaginaire du haïtien Cyprien, né et élevé sur l’île ? C’est d’ailleurs par les yeux de Cyprien que Yanick Lahens nous fait d’abord voir la ville de Port-au-Prince au chapitre 1. Petit ami de Brune, élevé comme elle sur l’île, il incarne l’autre regard, celui de ceux qui se résignent et choisissent de se vouer corps et âme à leur ascension sociale.
Trouver sa place dans le monde, « habiter »9 la Terre, pour certains -tels que Cyprien ou Jo, le tueur à gages, cela signifiera courir après l’argent, la reconnaissance sociale, le pouvoir. Le luxe comme unique point d’horizon, seul état capable d’assurer à chacun la sécurité -matérielle sinon affective- dont il manque cruellement. Mais cette perspective qui nous introduit jusqu’au cœur bouillonnant de cette ville que le personnage de Cyprien se représente d’abord comme un « chaudron »10 où tout se mélange, tout est balloté, remué et où il faut « viser l’écume » pour ne pas être englouti, évolue, se nuance d’un chapitre à l’autre, suivant le regard que les personnages nous prêtent pour accéder à plus de vérité sur la Ville de Port-au-Prince mais surtout sur ceux qui la font. Le chaos existentiel dont la ville de Port-au-Prince devient collectivement et individuellement objectivation traduit le chaos spirituel d’une île « spirituellement » désorientée. Aussi ces déroutes existentielles que nous donnent à voir les personnages archétypiques du roman sont-elles l’expression première d’une déroute spirituelle provoquée par le vide laissé par les croyances traditionnelles -croyances vaudous- dénaturées et pourchassées par les cultes plus récents tels que le pentecôtisme. Que croire ? qui croire ? quand au fond de son cœur les schèmes d’anciennes croyances continuent de conditionner notre rapport au monde mais qu’une voix surplombante nous recommande de nous en détourner ou tout au moins de nous en méfier ?11 Comment combler ce vide laissé par le spirituel ? Quelle réponse apporter à nos souffrances terrestres quand nos yeux cessent de scruter l’invisible et restent fixés sur le sensible matériel, cuisant, éreintant, impermanent et provisoirement seulement, rassurant ? La ville de Port-au-Prince se donne donc aussi à voir comme le terrain où se confrontent modernité et tradition. L’homme moderne rivé au sensible matériel a perdu le sens du spirituel et par la même, le sens de l’existence12. Aussi l’angoisse existentielle laissée par ce vide le conduit-il à une course effrénée derrière les menues satisfactions du quotidien. Recherchant les sources du contentement à l’extérieur de lui-même, il se heurte nécessairement aux caprices du sort, aux revers de fortune, aux chutes, aux dépossessions de ses faux biens et in fine, à la dépossession de soi. C’est bien l’expérience que fait Cyprien et qu’avait faite avant lui Jo, devenus l’un et l’autre porte-parole et porte-flingue d’un autre plus puissant. Incorporés au puissant dont ils deviennent la voix pour l’un, le bras pour l’autre, cette greffe à l’autre vaut perte de leur corps en tant qu’espace « habité » seulement par soi : une autre forme d’asservissement, une autre forme de colonisation13. Cette crise intérieure affecte tous les personnages mais selon qu’ils se résignent ou qu’ils résistent, ils la surmontent différemment. A la ville-lieu de perdition, qui engloutit, détourne, avilit, à la ville-Géhenne14 qui déchire et qui brûle, répond la ville-artiste où s’expriment les rêves et d’où s’élèvent les chants de l’âme porteuse d’une infinie tendresse.15 Cette voix de l’âme que fait entendre Brune réveille ceux qui l’entendent. Elle parle à leur cœur. Ce malheur qu’elle exprime, ce dénuement total qui vient du plus profond d’elle-même et qui n’est autre que le cri de l’âme qui souffre dans sa condition terrestre, qui se souvient de sa condition spirituelle et implore son retour au divin, résonne chez ceux qui écoutent. C’est la voix nourrie des rêves partagés de son père, le Juge Berthier, héritière de ses visions, de son utopie. C’est la voix de la Tradition, la voix de la filiation.16
Dès le chapitre 5, s’opère la bascule. Au cœur de son désordre, de son agitation, de son bruit, la ville de Port-au-Prince abrite une oasis de silence, de contemplation, de création. Cette oasis de silence n’est pas à chercher dans les infrastructures mêmes de la Ville mais dans le silence que l’art aménage fugacement, à travers les potentialités disruptives17 de l’art. La faculté d’attention que l’art mobilise interrompt, le temps de l’expérience esthétique, le flux du quotidien. Or c’est bien à travers les fissures d’une réalité édifiée spéculairement que le récepteur de l’œuvre entrevoit un pan de la vérité qui finissait par lui échapper, tant les préoccupations mondaines nous aveuglent, engourdissent notre esprit, nous avilissent même, si on laisse faire. Or le silence n’est pas seulement l’opposé du bruit. Il s’oppose au bruit précisément parce qu’il implique de celui qui parle qu’il se taise et fasse taire en lui tout ce qui jusqu’alors s’exprimait pour se placer en position d’écoute, d’ouverture à l’autre. Laisser venir à soi, permettre à l’autre d’apposer sur nous son empreinte, telle n’est pas la vertu même du silence ? Etymologiquement issu de « sino » : laisser, permettre et de « situ » : posé, calme, le silence nous « situe », nous « pose », au seuil de la Sagesse, nous invite à un plus haut niveau de conscience en détournant nos regards du sensible matériel. Il nous invite à la contemplation. C’est à ce réveil des consciences que donne cours la ville-artiste. L’esthète Pierre rappelle ainsi que la richesse, le pouvoir, l’indépendance ne sont de vrais biens que lorsqu’on les recherche à l’intérieur de soi, en cultivant l’amour de l’autre, l’attention portée à ceux/ce qu’on aime. Sa cuisine, sa conversation, son foyer deviennent ainsi les lieux où s’épanouissent les rêves et les aspirations de ceux qui comme lui refusent de renoncer à la vertu.18 Cultiver la vertu, coûte que coûte, rester en conformité avec ses principes, garder ses rêves, aimer et en ce sens aménager un espace toujours plus grand pour la beauté, telle est la vérité à laquelle accède Brune au terme de son parcours initiatique. De cette Ville-épreuve, elle ressort grandie. Elle a appris. L’élucidation du meurtre de son père est pour chacun des personnages un fil conducteur qui s’effile pour conduire chacun d’eux vers la vérité profonde qui leur manquait pour passer un cap. Pour ce qui est de Brune, cette vérité s’appelle Francis : sauter le pas, quitter sa ville natale de Port-au-Prince, ouvrir aussi l’enceinte de sa ville-intérieure, son intimité, pour laisser entrer l’autre et se donner à lui totalement. L’amour don total de soi sera pour elle son apprentissage, le point de départ de sa réalisation.
2. Poïétique et esthésique du chaos : urgence de se repositionner par rapport à soi et au monde
Objectivation d’un chaos intérieur, le chaos qui règne à Port-au-Prince dit l’urgence de se repositionner par rapport au monde et par rapport à soi. Cette urgence nous parle parce qu’elle découle d’abord du désenchantement du monde et de l’incapacité de la pensée moderne à nous apporter les réponses aux questions existentielles que nous nous posons : comment conduire notre vie ? quel sens donner à nos actions ? et, à combler les vides que ces réponses manquantes laissent en nous. Mais le chaos intime, profond dont le chaos de Port-au-Prince est symboliquement représentatif diffère sensiblement du chaos intime dont celui de tout autre ville issue d’un autre monde francophone serait dans un autre roman l’objectivation. Il appartient pleinement à la phénoménologie haïtienne et il ne se distingue pas seulement à travers l’irruption çà et là d’un parler créole ou d’une géographie exotique. L’imagerie même qui nourrit le discours traduit la singularité de cette francophonie haïtienne. On voit comme elle hérite de schèmes de pensée inscrits dans l’ADN de la langue française dont était porteuse la première greffe, celle par laquelle sont venus s’unir la langue originelle des esclaves et la langue imposée par les colons, toutes deux porteuses d’une culture qui leur était propre. Ces fragments de ville que nous livrent les personnages du roman nous invitent à une lecture de ce qu’il est advenu de cette rencontre. On y voit par exemple, l’héritage des contes traditionnels et des mythes du vieux continent enrichi des veilles croyances vaudou, de leur sagesse ancestrale, titubant sous les assauts de croyances rivales mais toujours vivaces. Le chaudron croise ainsi deux imaginaires, celui des Circé, des Merlin, du vieux continent avec celui des sorciers vaudou. Quel autre personnage de la littérature francophone non-haïtienne aurait pu associer mentalement l’élite de la société à « l’écume du chaudron » ? D’autres images nous viennent à l’esprit quand on vit et quand on pratique la langue française ailleurs qu’à Haïti. Celle de la « crème » en France, dans les milieux favorisés de la cour a longtemps voisiné aux côtés de celle du « dessus du panier » dans les milieux favorisés de province, par exemple. Or cette variation du motif est bien plus qu’un jeu de l’esprit ou que le fruit d’une imagination singulière. Elle est le signe d’une acclimatation de la langue française et de sa reviviscence au contact d’une autre langue et d’un autre territoire. La langue ne traduit-elle pas nos mécanismes de pensée ?19 Aussi ce français qui exprime l’histoire du roman nous invite-t-il à repenser notre rapport à la notion même de « francophonie ».
Toute la stratégie narrative mise en œuvre par la romancière nous met en situation d’opérer en nous même une conversion du regard. Rien ne nous est imposé en somme. C’est à l’esthésique20 que revient le pouvoir d’interpréter les visions que nous livrent les prismes. Le rythme qui sous-tend l’écriture donne lui-même le tempo et c’est au son saccadé de la voix narrative que le lecteur plonge dans l’histoire et se laisse emporter. L’intériorisation du rythme mêle ainsi à sa voix intérieure celle d’une voix contenant en soi l’agitation, le bruit, le mouvement saccadé d’une existence livrée au hasard et à l’inconnu. C’est toute l’absurdité -au sens étymologique d’ab-surdus, de cette ville livrée au vacarme que le lecteur assimile, absorbe, incorpore à mesure que ces yeux parcourent les lignes. La ville-moderne singulièrement haïtienne et plus encore la ville-Port-au-Prince- moderne, s’insinue en lui tout entière à travers les mots qui servent à la décrire, l’annoncer, l’actualiser. Car comment ne pas inclure cette combinaison du sensible et du spirituel lorsque s’accomplit l’acte même de la lecture ? La lecture d’un roman en tant que pratique esthétique découlant d’un art, celui de l’écriture littéraire, ne se limite pas à l’activation de la pensée rationnelle, elle mobilise le corps, elle sollicite la sensibilité perceptive et par les vertus propres de l’art, la lecture est bien ce qui conjugue ces deux activités de l’âme et du corps dans le creuset de l’esprit. C’est alors que l’alchimie opère. L’écriture littéraire -art de paroles- exploite un medium qui n’est autre que le mot, un mot qui ne reste pas à la surface du langage mais s’incorpore, s’assimile, se digère et se transforme.21 Le devenir du mot dépend du corps-medium par lequel il atteint l’esprit du récepteur. Aussi le mot crée-t-il un espace de construction et d’appropriation par lequel chacun habite sa langue, son esprit, son âme, son corps. L’urgence d’écrire pour décoloniser les savoirs, s’exprime à travers l’art du roman dans cette urgence à convertir le regard, une conversion rendue possible par les vertus mêmes de la langue et de l’art. Objectivation d’un chaos intérieur, intime, profond, le chaos qui règne à Port-au-Prince dit l’urgence de se repositionner par rapport à soi et par rapport au monde : face à une modernité d’importation d’abord, vectrice d’inharmonie parce qu’elle n’entre plus en résonnance avec les schèmes de pensée traditionnels, combattus par les nouveaux cultes mais toujours présents dans l’imaginaire à travers la langue usuelle, urgence donc de se repositionner en tant que civilisation singulière. Urgence de se repositionner face au monde moderne ensuite, car ces déroutes ne sont pas seulement haïtiennes. La question du sens de notre séjour sur Terre élargit le questionnement sur le sens de notre présence sur une terre donnée. A la question existentielle fait écho la question spirituelle. Ces approches singularisées de la ville dans Douces déroutes amènent nécessairement à repenser notre façon particulière de nous rapporter au monde, de vivre notre condition humaine. Plus qu’une littérature d’évasion, cette littérature s’avère donc littérature de retour à soi, de récupération de soi.
Conclusion
Dans Douces déroutes, le chaos qui règne à Port-au-Prince, objectivation d’un chaos intérieur, intime, profond, semble donc dire l’urgence de se repositionner par rapport à soi et par rapport au monde. Les « fragments » de ville deviennent dès lors, prismes pour repenser son identité profonde, s’interroger sur ses valeurs, ses croyances, ses mythes. Mais s’il a pour destinataire premier le lecteur haïtien, le roman peut être lu par n’importe quel lecteur francophone. Le questionnement de soi s’étend alors à ce qui définit ce dernier comme lecteur francophone d’espaces réels et imaginaires singularisés. Car on n’écrit pas la ville, en tant que vécu et en tant que pratique, de la même manière selon que l’on procède de tel monde francophone ou de tel autre. Aussi l’écriture de la ville invite-t-elle à « décoloniser » le regard. De la poïétique à l’esthésique, de la création à la réception, l’œuvre élargit, le champ de réflexion autour des questions de l’identité, de la langue et de la culture des mondes francophones. Plus que jamais, à travers ce roman, on perçoit comment l’unité qui les traverse ne doit pas — ne devrait plus ! — masquer la pluralité des dynamiques qui les sous-tendent. Douces déroutes de Yanick Lahens offre ainsi à travers le rôle assigné à la ville — personnage maléfique, espace de perdition, mais aussi de rédemption —, une sorte de didactique du roman de l’urgence qui exploite les potentialités disruptives de l’art pour émanciper et convertir le regard, pour instruire et offrir de nouvelles clartés pour se conduire. La beauté de ce roman, si elle ne procède pas directement de la représentation de la ville ni de la langue chaotique qui sous-tend sa description et son dire, naît de la vérité qu’elles expriment et font naître de façon plurielle et à différents niveaux (spirituel, symbolique, existentiel) chez celui qui lit et découvre au fil des pages un français et un imaginaire qui sans être totalement autres résonnent et brillent un peu différemment… L’écriture de la ville, objectivation de la « ville intérieure » invisible, profonde où se jouent les drames intimes de la condition humaine d’abord, de la condition haïtienne ensuite, devient prisme à travers lequel repenser notre rapport au monde, au monde moderne, mais aussi plus largement au monde visible, sensible matériel, afin d’y déceler la singularité du regard que nous portons sur ces mondes et qui en fait une manière parmi d’autres d’intégrer la réalité, de vivre la condition humaine, d’occuper l’espace, de l’habiter et de s’y référer à partir d’une langue, d’une mémoire et de savoirs certes partagés d’un espace francophone à un autre, mais aussi acclimatés.