Introduction
Dans les littératures francophones et particulièrement dans la littérature africaine, la tradition orale constitue des motifs constitutifs des plus essentiels. De ce fait, l’oralité et la référence à la tradition culturelle autochtone s’imposent comme principaux critères des littératures postcoloniales. Les sociétés africaines sont en effet des sociétés de culture essentiellement orale où prédomine la parole, ou le verbe et la verve jouissent d’une grande sacralisation. Dans les sociétés traditionnelles, Paul Zumthor explique la prépondérance de l’oralité et affirme que cette dernière se trouve être l’essence même qui définit ces sociétés :
« Idéalement, l’oralité pure définit la civilisation de la voix vive, où celle-ci constitue un dynamisme fondateur, à la fois préservateur des valeurs de parole et créateur de formes de discours propres à maintenir la cohésion sociale et la moralité du groupe. »1
Le recours à la littérature orale dans le roman intitulé Allah n’est pas obligé d’Ahmadou Kourouma témoigne de l’attachement du romancier à sa culture et à ses traditions d’origine. Étant issu d’une culture essentiellement orale, Kourouma réussit parfaitement et à travers plusieurs éléments propres au parler maternel, à refléter, à affirmer et à transmettre les valeurs de la société à laquelle il appartient : la société ivoirienne. Dans la mesure où l’oralité est enracinée dans la société où elle s’inscrit, ce type de discours réalise un assemblage de deux codes différents à savoir le code écrit et le code oral, qui viennent s’entremêler et s’enrichir mutuellement, se manifestant simultanément en un dialogisme linguistique, mais surtout culturel, tout en produisant un hétérolinguisme qui confère au texte un dynamisme et une fluidité tels qu’ils entraînent l’implication du lecteur dans le processus communicatif.
Dans son ouvrage Le champ littéraire africain : essai pour une théorie, David N’goran s’intéresse à la pratique des motifs de l’oralité et à leur pertinence dans le champ littéraire africain, et se demande si l’oralité consiste en un objet ou en un enjeu pour refléter la spécificité de la réalité africaine. C’est à partir de cette interrogation que nous essayerons de voir dans quelle mesure l’oralité constitue une arme d’affirmation identitaire chez Kourouma. Pour ce faire, nous tenterons d’abord de voir de près la manière dont le romancier recourt à l’oralité pour subvertir le texte transcrit en français afin de rendre compte de l’authenticité et de l’originalité des réalités africaines. Ensuite, nous essayerons d’appréhender le processus de dénaturation de la langue écrite au profit de la langue orale afin de démontrer en quoi consiste la langue de Kourouma, une langue désignée par Jean Marc Moura d’interlangue.
1. Stratégie de différenciation ou l’oralité comme moyen de déconstruction du monolinguisme
La parole dans les sociétés traditionnelles, à l’image des sociétés africaines, constitue un des fondements essentiels de l’identité. Dans les sociétés dites orales, on n’apprend pas seulement à bien parler et à manier la rhétorique, mais on apprend aussi quand il faut parler et quand il faut se taire. C’est une marque de connaissance et de sagesse, comme le montre l’extrait de Allah n’est pas obligé :
Je parle beaucoup. Un enfant poli écoute, ne garde pas la palabre… Il ne cause pas comme un oiseau gendarme dans les branches de figuier. Ça, c’est pour les vieux aux barbes abondantes et blanches, c’est ce que dit le proverbe : le genou ne porte jamais le chapeau quand la tête est sur le cou. C’est ça les coutumes au village. Mais moi depuis longtemps je m’en fous des coutumes du village.2
Kourouma démontre et à travers la voix de Birahima, son personnage enfant, à quel point la parole ou la « palabre » dans ce type de société est régie par des règles qui structurent la pensée et codifient les modalités de communication. Pierre Bourdieu, en analysant de près les sociétés traditionnelles, explique cette caractéristique de la parole codifiée et cadrée par des règles bien définies propres à la société « berbère » qui pourrait bien s’appliquer au cas de la société ivoirienne, il déclare à cet effet que :
La civilisation nord-africaine en fait [du langage] un usage parcimonieux et contrôlé, interdit que l’on parle de n’importe quoi en n’importe quelle circonstance, les manifestations verbales étant limitées à certaines occasions et là façonnées et ménagées par la culture. Ainsi se dessine un style de vie, fondé sur la pudeur qui dissimule aux autres la nature et le naturel, qui donne au plaisir du verbe et au goût du geste mesuré la précellence sur la recherche de l’expression neuve et le souci d’agir3
cependant, pour appréhender pleinement la prépondérance de l’oralité dans les littératures postcoloniales, il faut revenir à l’aliénation culturelle consécutive à l’oppression coloniale. Si donc les langues autochtones sont mises à l’honneur dans leurs productions par les romanciers, c’est parce que ces derniers affichent clairement leur volonté de s’affirmer et de se distinguer de l’Autre, l’ancien colonisateur. La langue maternelle, singulière et personnelle, utilisée par chaque écrivain, devient un outil qui permet de « plier » la langue française, en lui imposant ses normes et ses spécificités, sa saveur, ses suavités et ses sonorités jusqu’à faire naître une langue hybride, une langue essentiellement orale qui devient de la sorte l’ultime outil de déconstruction de la langue de l’autre, car : « une tradition millénaire d’oralité vivante leur a fourni les instruments d’une mutation révolutionnaire. »4
De ce fait, l’appropriation de la langue française hybridée, métissée, africanisée, voire « créolisée » est un acte de subversion de la langue scripturaire. Cette langue, devenue désormais « étrange », car par la fusion et la confrontation de plusieurs « parlers », constitue un moyen des plus efficaces pour les écrivains postcoloniaux de résister à l’oppression du colonisateur et à ses valeurs, afin d’affirmer sa différence en prouvant que la langue française ne peut rendre compte de la réalité africaine, maghrébine, caribéenne ou autre. La langue ainsi utilisée est avant toute chose une voix vive, car « la voix est vouloir-dire et volonté d’existence » une volonté de se dire et de rendre la parole aux subalternes naguère opprimés. Elle est sans aucun doute une manière d’affirmer et d’assumer l’hybridité identitaire des écrivains postcoloniaux, elle constitue avant toute chose, une prise de position poétique et politique, pour ne pas dire idéologique et esthétique.
Ainsi, Makhily Gassama affirme à ce propos en parlant de Kourouma qu’il « asservit la langue française (…) il l’interprète en malinké pour rendre le langage malinké en supprimant toute frontière linguistique, à la grande surprise du lecteur ».5En effet, la langue française est le code à travers lequel s’expriment les écrivains francophones postcoloniaux, elle représente l’idiome colonial le plus prégnant dans ce type de littératures qui semblent n’emprunter au français que le graphisme, mais qui véhiculent un tout autre système symbolique, un imaginaire purement autochtone. Le chevauchement vertigineux entre les langues exige des écrivains de l’entre-deux de s’exprimer à travers une langue bifide, une langue qui ne peut par conséquent produire un monolinguisme à l’image de celle imposée par l’ancien oppresseur, mais qui privilégie l’hétérolinguisme. Cette conception ouverte du langage permet la cohabitation des contraires et des tensions parce que « l’hétérolinguisme est la présence dans un texte d’idiomes étrangers, sous quelque forme que ce soit, aussi bien que de variétés (sociales, régionales ou chronologiques) de la langue principale. »6 Mais surtout, il représente à la fois une transgression et une intégration de la langue de l’Autre :
De la transgression pure et simple à l’intégration, dans le cadre de la langue française, d’un procès de traduction ou d’un substrat venu d’une autre langue ; sans compter les tentatives de normalisation d’un parler vernaculaire ou encore la mise en place de systèmes astucieux de cohabitations de langues ou de niveaux de langue, qu’on désigne souvent sous le nom de plurilinguisme ou d’hétérolinguisme textuel7.
De ce fait, la transformation de l’idiome du maître de jadis, et le viol comme la violence exercée sur cet idiome devient nécessaire dans la mesure où d’une part, l’appropriation de la langue dominante ne se fait que par la transgression de celle-ci, mais d’autre part, sans le processus de l’adaptation et de la transposition de la langue française, cette dernière en tant que telle, ne pourrait rendre compte des réalités des langues autochtones de manière authentique. Kateb Yacine souligne à juste titre que « la langue appartient à celui qui la viole et non pas à celui qui la caresse. »8
Dans Allah n’est pas obligé, Kourouma recourt à un discours hétérogène, faisant subir à la langue française plusieurs mutations qui font éclater sa structure et ébranler son sens. Considéré comme un véritable passeur de langue, cet écrivain postcolonial rompt les normes linguistiques traditionnelles pour forger sa propre langue : le français p’tit nègre. Essentiellement orale, la langue dont use Kourouma est extraordinairement novatrice et inventée, formée à partir d’un mélange de français « pourri » utilisé par les autochtones et hérité du colonialisme français, du « pidgin » ou le dialecte par excellence des marchands de différentes langues qui se réunissent autour de cette forme langagière intermédiaire, de malinké, de quelques dialectes africains des pays frontaliers, d’un « mauvais anglais » issu des anciennes colonies anglaises, et de quelques bribes de français soutenu parlé par les « toubabs » :
Le Larousse et le Petit Robert me permettent de chercher, de vérifier et d’expliquer les gros mots du français de France aux noirs nègres indigènes d’Afrique. L’Inventaire des particularités lexicales du français d’Afrique explique les gros mots africains aux toubabs français de France. Le dictionnaire Harasse explique les gros mots pidgin à tout francophone qui ne comprend rien de rien au pidgin.9
Ces fragments langagiers constituent un ensemble hétérogène et hybride, une langue désordonnée à l’image même de la dégénérescence et de l’état d’effervescence dans lequel se trouve l’Afrique de la postindépendance, illustrant le dialecte autochtone oral.
Les figures de l’oralité et de subversion de la langue cible se manifestent aussi, à travers les figures morphologiques et syntaxiques, sous forme d’irrégularités graphiques, et de non-respect des règles grammaticales. Au sein de ces ruptures, vient se greffer un langage proprement populaire aux structures des énoncés écrits, cette dimension du langage fragmenté se trouve appliquée dans Allah n’est pas obligé, du début jusqu’à la fin du récit. Nous relevons l’extrait suivant, où nous avons jugé utile de mettre en caractère gras toutes les modifications lexicales et grammaticales transgressées :
Et d’abord… et un M’appelle Birahima. Suis p’tit nègre. Pas parce que suis black et gosse. Non ! Mais suis p’tit nègre parce que je parle mal le français. C’é comme ça. Même si on est grand, même vieux, même arabe, chinois, blanc, russe, même américain ; si on parle mal le français, on dit on parle p’tit nègre, on est p’tit nègre quand même. Ça, c’est la loi du français de tous les jours qui veut ça.10
Dans Allah n’est pas obligé, la narration en entier est régie par un discours proprement oral. Les innombrables répétitions, les multiples incohérences syntaxiques et sémantiques dont foisonne le texte kouroumien reflètent la forme orale du parler dialectal malinké.
Interrogeant les notions de pouvoir et de savoir, Roland Barthes définit la langue comme étant « fasciste » et met l’accent sur son caractère provocateur et « hors pouvoir » dans la mesure où l’écrivain est amené à « tricher avec la langue » : « cette tricherie salutaire, cette esquive, ce leurre magnifique, qui permet d’entendre la langue hors pouvoir, dans sa splendeur d’une révolution permanente du langage, je l’appelle pour ma part littérature. »11
Par ailleurs, Robin Régine dans son ouvrage intitulé Deuil de l’origine, affirme qu’il faut briser la langue pour justement « dire l’autre de cette langue »12. Ce qui nous fait dire que les écrivains postcoloniaux, dont les pays ont été violentés par le colonialisme, et les psychismes aliénés par la civilisation occidentale, n’avaient d’autre choix, une fois devenus adultes et affranchis de toute tutelle, que de tricher, briser, violenter et remodeler la langue française à leur guise afin de produire une langue singulière, révoltée, unique, hybride et à l’exacte image du hors-la-loi dont le sens demeure « définitivement blessé ».
2. Au-delà de la confrontation : l’interlangue
Dans son processus de déconstruction/appropriation de la langue française, Kourouma invente une langue qui lui est propre. Cette langue originale s’effectue selon trois étapes fondamentalement basées sur le lecteur : par cette déclaration : « asseyez-vous et écoutez-moi. Et écrivez tout et tout. Allah n’est pas obligé d’être juste dans toutes ses choses. Faforo (sexe de mon papa) ! »13 il conclut ouvertement un pacte oral avec le lecteur, un pacte de communication et non de lecture, centré essentiellement sur l’écoute. De ce fait, Kourouma implique son lecteur dans la déconstruction de la langue française qui s’opère à travers la dénaturation des mots et de leur sens en les replaçant dans un autre système de référence : le malinké.
Tout d’abord, l’écrivain commence par introduire le mécanisme de dénaturation du sens des mots ; il viole ainsi la nature du mot français en lui ôtant sa substance et son sens premier tel qu’exprimé dans la langue française. Si bien que le lecteur se retrouve déraciné et déstabilisé par rapport à l’univers symbolique primaire. Ensuite, le mot est aussitôt chargé d’une valeur appartenant à l’univers symbolique de l’auteur, la deuxième étape est celle de la malinkisation, qui laisse une impression d’incompréhension, suscite l’attention et la curiosité du lecteur. Enfin, à la troisième étape du processus, le lecteur est replacé dans un tout autre univers symbolique et linguistique au sein duquel il prend conscience des nouvelles valeurs que véhiculent les mots. Le lecteur devient alors le complice de l’auteur et entre dans le mécanisme de « trahison de la langue d’emprunt et sur le recours aux mécanismes d’expressivités de la langue maternelle du romancier. »14 Ainsi, les mots français dénaturés puis malinkisés sont assimilés peu à peu par le lecteur au fur et à mesure que la narration avance et qu’elle culmine à la complicité totale.
Dans les exemples ci-dessous, nous analyserons le processus de replacement du lecteur dans un univers symbolique nouveau, opéré par Kourouma où il dénature le mot de son sens primaire « français » et le charge d’un autre sens adapté aux particularités de la culture autochtone. L’écrivain démontre ainsi la différence entre les deux cultures à propos de l’expression des sentiments et des sensations. En « français correct », autrement dit dans la culture française, la tête est le siège de la pensée, tandis que celui des sensations et des sentiments est le cœur. Or, dans la culture africaine, la pensée vient de l’intérieur et les sensations et sentiments émanent du ventre. L’écrivain met en représentation cette différence expressive relative à la culture, de manière spontanée, et en insistant à chaque fois sur l’explication : « Je l’ai toujours appelée Ma sans autre forme de procès. Simplement Ma, ça venait de mon ventre disent les Africains, de mon cœur disent les Français de France. »15
Nous pouvons prendre un large éventail d’exemples de dénaturation des mots, car le récit en est quasiment saturé, toutefois nous nous contenterons d’analyser l’extrait suivant où le verbe naître remplace le verbe créer, tandis que l’expression « donné de vivre » ne trouve pas d’équivalent exact dans la langue française et dénature par conséquent toute une pensée ; celle de la création divine :
Il t’a née avec les douleurs de l’ulcère. Il t’a donné de vivre tout ton séjour sur cette terre dans la natte au fond d’une case près d’un foyer. Il faut redire Allah koubarou ! Allah koubarou ! (Allah est grand.) Allah ne donne pas de fatigues sans raison. Il te fait souffrir sur terre pour te purifier et t’accorder demain le paradis, le bonheur éternel.16
Tout au long du récit, l’écrivain ne perd pas de vue la nécessité de l’implication du lecteur dans son univers symbolique, et pour ce faire, il recourt à la stratégie suivante qui consiste à éliminer parfois les parenthèses explicatives telles que vues dans la citation ci-dessus pour susciter la complicité de son lecteur et l’inciter à interpréter la langue française par le truchement de la langue autochtone de l’écrivain. Car le pacte entre écrivain/lecteur a été préalablement établi, permettant au lecteur de comprendre systématiquement que le sens des mots utilisés « maladroitement » renvoie à son équivalent malinké, lequel est le code dominateur du récit. Il y a donc incontestablement subversion du code linguistique naguère dominant au profit du code autochtone qui acquiert ce faisant une légitimité plénière.
Ainsi la liberté langagière dont jouit chaque écrivain se traduit par une toute-puissance de créations lexicales. Ce mécanisme de transgression et de renouvellement de la langue coloniale, fortement influencée par les langues indigènes, correspond à ce que Deleuze et Guattari appellent « un usage mineur de la langue majeure »17, qui consiste à remettre en cause la suprématie de cette dernière en y inscrivant l’empreinte identitaire autochtone dans le langage. Ces stratégies de résistance et de démarcation avaient déjà été utilisées dès les débuts du mouvement de la Négritude, où Senghor et Césaire faisaient déjà recours à plusieurs techniques de transgression langagière. L’oralité est mise sur un piédestal à côté du discours hétérogène hybride. Il faut en revanche souligner que ces pratiques transgressives ne sont pas des procédés d’exotisme ni d’hermétisme pour reprendre les propos de Kourouma, mais constituent plutôt une manipulation singulière de la langue africaine utilisée dans un souci d’authenticité, afin de rendre compte de la réalité autochtone. De plus, les traductions et les explications qui suivent ces pratiques sont à leur tour utilisées dans un souci de lisibilité du texte, afin que le message véhiculé par le récit ne soit pas altéré, mais qu’au contraire, il transmette de manière claire et authentique. Sur ce point, Senghor déclare :
Certains lecteurs se sont plaints de trouver dans mes poèmes des mots d’origine africaine, qu’ils ne « comprennent » pas. Ils me le pardonneront, il s’agit de comprendre moins le réel que le surréel – le sous-réel. J’ajouterai que j’écris d’abord pour mon peuple. Et celui-ci sait qu’une kôra n’est pas une harpe pas plus qu’un balafon un piano. Au reste, c’est en touchant les Africains de langue française que nous toucherons le mieux les Français et, par-delà mers et frontières, les autres hommes.18
C’est pourquoi, dans le roman étudié, Allah n’est pas obligé, Kourouma explique à maintes reprises le but des parenthèses explicatives dans lesquelles il introduit des définitions issues de différents dictionnaires notamment :
Et cinq… Pour raconter ma vie de merde, de bordel de vie dans un parler approximatif, un français passable, pour ne pas mélanger les pédales dans les gros mots, je possède quatre dictionnaires. Primo le dictionnaire Larousse et le Petit Robert, secundo l’inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire et tertio le dictionnaire Harasse. Ces dictionnaires me servent à chercher les gros mots, à vérifier les gros mots et surtout à les expliquer.19
À cet effet, l’auteur fait plier la langue française en l’ajustant au système symbolique ivoirien, c’est pourquoi nous pouvons qualifier les pratiques relevées dans le texte d’ivoirisme, de malinkisme ou encore d’africanisation de la langue française et ce, en vue d’être le plus authentique possible : Il faut expliquer parce que mon blablabla est à lire par toute sorte de gens, des toubabs (toubab signifie blanc) colons, des noirs indigènes sauvages d’Afrique et des francophones de tout gabarit (gabarit signifie genre).20
Faire parvenir aux lecteurs l’essence même de sa sensibilité est le but de l’écrivain postcolonial qui ne peut faire l’impasse sur sa culture autochtone qui est, non point une partie de son identité, mais le fondement même de celle-ci. Kourouma atteste à propos de l’authenticité de l’expression l’affirmation suivante :
Quand j’ai commencé à écrire comme tout le monde dans un français classique, c’est que je me suis aperçu que mon personnage n’arrivait pas à ressortir, à paraître dans toutes ses dimensions. C’est seulement quand je me suis mis à travailler le langage que je suis arrivé à le saisir dans sa totalité. Voilà comment j’ai été amené à écrire et à faire des recherches au point de vue du langage. En fait, je voulais être authentique.21
La rencontre de la langue maternelle et de la langue dominante génère la création d’une forme d’adaptation personnelle de la langue cible relative à la langue maternelle. Ainsi l’on reconnaît le produit de l’hétérolinguisme sous forme d’un troisième code « third code »22 qui naît de la création singulière de chaque auteur, appelé par Jean Marc Moura : interlangue23. De son côté, Lise Gauvin démontre le caractère de création et d’appropriation de la langue par les écrivains postcoloniaux, en conceptualisant ce processus de Babel apprivoisée : « textes ouverts au tremblement de la langue et au vertige polysémique se profile l’utopie d’une Babel apprivoisée. »24
La question de l’identité et de l’altérité se trouve au centre de Allah n’est pas obligé et semble troubler le récit lui-même qui oscille entre littérature et oralité. La déconstruction de la notion du monolinguisme et par la même occasion celle du mythe de la pureté raciale sont les principales aspirations de l’œuvre. Il serait donc légitime de se demander si le concept de l’oralité a frayé la voie « à la création d’une nouvelle langue ». En effet, l’interlangue ou la langue inventée et créée par Kourouma dépasse la simple confrontation ou la comparaison d’une culture à l’autre, en déconstruisant l’idée d’un monolinguisme originaire. L’écrivain le dit lui-même, il ne cherche qu’à être authentique et à rendre compte de la meilleure manière possible et à travers une langue vraie, de la réalité des spécificités africaines. Abdelkebir KHATIBI note que la représentation de l’homogénéité d’une nation ainsi que celle de la langue est une position intenable et absurde, car : « toute nation est, en son principe, une pluralité, une mosaïque de cultures, sinon une pluralité de langues et de généalogies fondatrices, soit par le texte, soit par le récit vocal, ou les deux à la fois »25.
Dans cette perspective, il s’agit de développer, à travers l’usage de l’oralité, une double critique susceptible de « transformer les souffrances, les humiliations et les dépressions dans la relation à l’autre et aux autres »26 en un site de négociation hors tensions et confrontations. Il serait judicieux de rappeler qu’au centre de l’élaboration de la théorie postcoloniale se situe la tentative de briser la hiérarchie des identités, de démasquer la supériorité présumée de la pensée occidentale comme stratégie politique de pouvoir et la représentation de la formation d’une identité nationale comme construction, d’effacer les binarismes en place (Centre/périphérie, Nord/Sud, colonisateur/colonisé… etc.) Il est de même pour la suprématie d’une langue sur une autre ou d’un code « l’écriture » au détriment d’un autre « oralité », c’est ce qu’explique Édouard Glissant dans La poétique de la Relation en ces termes :
La traditionnelle et tranquille croyance en la supériorité des langues écrites sur les langues orales depuis longtemps a commencé d’être contestée. L’écriture n’est plus ni n’apparaît garante de transcendance. La conséquence en a tout d’abord été un appétit généralisé pour les œuvres de folklore, parfois abusivement porteuses d’authenticité, mais ensuite un effort dramatique de la plupart des langues orales pour se fixer, c’est-à-dire rejoindre l’écriture, au moment même où celle-ci perdrait de son absolu. Le fond de changement tient au rapport oral écrit, la conséquence première et spectaculaire, qui n’indiquait pas clairement ce jeu fut la résurgence folklores27
désormais, la rencontre avec l’étranger/l’autre ne peut plus être rendue dans un discours monolingue. Elle reste intraduisible et structure en même temps la relation entre le Soi et l’Autre. Par conséquent, cette expérience de la différence exige l’espace d’une écriture qui n’est pas liée à l’existence de deux langues, mais qui met en scène le transfert infini de l’oral à l’écrit. Ainsi, par l’usage du français, l’imaginaire malinké commence à dialoguer avec un imaginaire étranger qui lui-même se trouve transformé par ce contact. La littérature devient, de ce fait, un des lieux privilégiés où s’opère un transfert des pratiques culturelles visant à transgresser l’idée d’une culture nationale vers un transculturalisme, prévaloir une identité hybride, ouverte qui brise le mythe de l’identité fixe.
Cette vision, désignée par Abdelkebir Khatibi de « séjour d’hospitalité dans le réel et dans l’imaginaire »28, appelée par Homi Bhabha un au-delà29 (au-delà des conflits et des confrontations) ou espace interstitiel30 (espace de négociation entre les espaces de tensions), culmine dans l’affirmation d’un troisième terme, d’un tout-autre qui se constitue dans la rencontre de deux étrangers. Le tout-autre est synonyme de l’intraduisible synonyme du tiers espace31 et peut être rapproché du concept d’« hybridité » introduit par Bhabha ou encore de « créolisation » d’Édouard Glissant. Comme l’indique Jean-Marc Moura, « ce site autorise une autre distribution du sens, une répartition différente des pouvoirs, parce qu’aucun des deux (ou plus) moments définis précédant ce site n’y est importé dans sa forme initiale. »32
Il s’agit donc d’une construction du symbolique accentuant l’interaction des imaginaires. De ce fait, les rapports de domination et de tension dans une telle dimension n’ont pas lieu d’être, car les exemples de dénaturation de la langue française donnés plus haut n’entrent pas dans une relation de déracinement et d’arrachement du mot, mais ils adviennent par un ajustement et une appropriation « tranquillisante »33 du mot et du sens en adéquation avec l’univers symbolique et imaginaire de l’écrivain qui est essentiellement oral. Ce dialogue entre les cultures se concrétise dans le concept d’interlangue où le mouvement d’une telle interaction efface les différences et permet l’esquisse d’une littérature-monde, inventive, créative et surtout hybride. Dans cette optique, les rapports dichotomiques s’estompent au profit d’une poétique de la Relation34, où le rapport Soi/Autre se fait dans une dynamique d’un réseau d’échange enrichissant et créatif. Le langage dans la pensée glissanntienne du Tout-Monde35 obéit à ce dynamisme, où toutes les langues se retrouvent à égalité sur la grande scène du monde, si bien que le français tout comme la langue autochtone ou encore la langue hybride née de la rencontre des deux idiomes ne représentent plus des lieux de tension. Mais plus encore, le passage d’une langue à une autre n’est plus vécu comme blessure ni comme déchirure, mais plutôt comme un rapport de multilinguisme, qui selon Glissant embrasse la présence de toutes les langues du monde au sein de la sienne :
Je parle et surtout j’écris en présence de toutes les langues du monde (…) je ne peux plus écrire de manière monolingue. C’est-à-dire que ma langue, je la déporte et la bouscule non pas dans des synthèses, mais dans des ouvertures linguistiques qui me permettent de concevoir les rapports des langues entre elles aujourd’hui sur la surface de la Terre.36
Ce processus se traduit par un rapport ouvert à la langue, au-delà de toute oppression au-delà de toute tension : « le multilinguisme ne suppose pas la coexistence des langues ni la connaissance de plusieurs langues, mais la présence des langues du monde dans la pratique de la sienne ; c’est cela que j’appelle le multilinguisme »37. Et c’est justement ce que Kourouma expose à travers son interlangue.
Conclusion
L’oralité est à la fois objet et enjeu des littératures postcoloniales, permettant d’affirmer l’originalité de l’identité autochtone, elle représente le but recherché dans la mesure où les écrivains postcoloniaux veulent faire de leurs œuvres des paroles vives. Mais elle est aussi une stratégie et un atout, car utilisée comme moyen de différenciation, elle permet d’injecter la langue autochtone au sein de la langue écrite afin de s’approprier la langue de l’Autre en produisant une interlangue. Par le biais de l’oralité, l’écrivain postcolonial offre un texte littéraire qui se présente en tant qu’interlocution et interaction impliquant davantage le lecteur, à travers un texte dynamique et donc plus efficace, véhiculant à la fois une sensibilité profonde et délicate, mais aussi une forte charge politisée de la langue. Se manifestant par une déconstruction et une fragmentation textuelle au profit du code oral, cette hybridité scripturale représente une création innovante transculturelle. L’authenticité, l’originalité ou l’innovation sont les armes créatrices utilisées par le biais de l’oralité afin d’affirmer la singularité des littératures francophones postcoloniales.