Introduction
Dans le paysage artistique contemporain algérien, émergent des figures dont l’originalité et la profondeur de la démarche créative marquent profondément le milieu culturel. Dans ce panorama artistique où tradition et modernité se croisent et dialoguent, l’œuvre de Saïd Chender occupe une place singulière. Artiste peintre, également enseignant à l’école des Beaux-Arts de Mostaganem depuis 1990, il a laissé son empreinte sur le paysage culturel de son pays et au-delà. Sa pratique artistique, riche et diversifiée, s’étend sur plusieurs décennies, témoignant d’une quête constante de renouvellement et d’approfondissement. Il se distingue par une pratique artistique audacieuse et subtile, conjuguant avec audace des techniques mixtes et faisant un usage emblématique du triptyque. Saïd Chender, dont l’œuvre est profondément ancrée dans la mémoire et les récits de l’enfance, nous offre à travers ses créations un parcours riche et complexe de la condition humaine, avec une attention particulière portée à la figure féminine.
Cette recherche se propose d’explorer le parcours et les pratiques de Saïd Chender en se focalisant particulièrement sur son utilisation innovante de compositions en triptyque et de techniques mixtes. Ses œuvres, empreintes d’une forte charge émotionnelle et symbolique, intègrent collage, lacération, estompage, ainsi que l’usage de la peinture à l’huile, de l’acrylique, du fusain, du pastel, de l’encre et même du goudron, créant un langage visuel unique et reconnaissable. Au cœur de son univers artistique, la figure féminine occupe une place prépondérante, se déclinant sous diverses facettes et incarnations, révélant ainsi les multiples dimensions de l’identité féminine. Cette omniprésence féminine, couplée à l’exploitation des souvenirs d’enfance empreints de la bande dessinée et des contes de sa grand-mère, confère à l’œuvre de Saïd une dimension à la fois personnelle et universelle.
L’objectif de cette étude est double : d’une part, il s’agit de documenter et d’analyser en profondeur le parcours de Saïd Chender, en soulignant l’unicité de sa voix artistique dans le contexte algérien et international ; d’autre part, ce travail vise à comprendre comment les éléments autobiographiques et culturels s’entremêlent dans la création artistique, enrichissant ainsi notre appréhension des mécanismes de la création et offrant ainsi une réflexion plus large sur le rôle de la mémoire, de l’identité et de la société dans l’art contemporain.
L’importance de cette étude réside non seulement dans la mise en lumière d’un artiste algérien contemporain de premier plan, mais également dans la contribution à une meilleure compréhension des dynamiques culturelles et artistiques à l’œuvre en Algérie aujourd’hui. À travers l’étude de Saïd Chender, cette recherche ambitionne de participer au dialogue plus large sur l’art contemporain, ses pratiques, ses thématiques et ses enjeux, en mettant en lumière un artiste dont la démarche se situe à la croisée des chemins entre tradition et innovation. À travers l’analyse des œuvres de Saïd Chender, cette étude aspire à enrichir le discours sur l’art contemporain algérien, en mettant en exergue les spécificités d’une pratique artistique profondément ancrée dans son contexte culturel, social et historique, tout en dialoguant avec les courants artistiques internationaux.
Les œuvres de Saïd Chender, par leur richesse et leur complexité, offrent un terrain d’étude particulièrement fécond pour qui s’intéresse aux intersections entre mémoire, identité et création artistique. Ce travail se veut ainsi une contribution significative à l’étude de l’art contemporain algérien, tout en offrant des clés de lecture universelles sur le rôle de l’art dans la société.
Cette recherche a été réalisée à la suite des interviews, échanges d’e-mails et appels téléphoniques, ainsi qu’à plusieurs rencontres avec l’artiste.
1. Les débuts
L’art est un don qui se découvre généralement dès l’enfance, et c’est le cas de l’artiste Saïd Chender qui vivait dans le monde de la bande dessinée. Grâce à son frère aîné, « que Dieu ait son âme », qui lui passait toutes les BD qu’il avait, les buralistes d’antan qui vendaient, louaient et échangeaient les bandes dessinées contestaient une autre source d’approvisionnement. Saïd disait qu’il avait toujours un album de BD dans son cartable, et connaissait tous les titres et tous les superhéros à l’image de Marvel, Daredevil, swing, Strong, l’homme-araignée et les autres, bien qu’il n’aimait pas les films de science-fiction. Mais la bande dessinée lui permettait de créer son propre univers et d’imaginer ses propres scènes. Des rencontres au cycle primaire et moyen avec un groupe d’adolescents aussi mordus que lui de dessin et de bandes dessinées, lui ont été d’une grande aide. Il parlait d’un certain Latroche, dont il prenait les dessins pour les copier à la maison, ou de Ben Gabou qui aimait autant que lui la bande dessinée. Un jour, il modela un tracteur et le montra aux élèves de sa classe, ils étaient tous sous le charme du génie du petit Saïd… un artiste est né, et une aventure de découverte des délices de l’art commença et ne s’arrêtera jamais, cette période restera à jamais gravée dans sa mémoire.
Quelques années plus tard, il entama des études à l’École des Beaux-Arts d’Oran, alors âgé d’à peine 18 ans, entre 1981 et 1984, où il a perfectionné sa technique de dessin et de peinture. Ces années furent sanctionnées par le CEAG (équivalent d’un baccalauréat artistique), entre 1984 et 1985, il rejoignit l’École des Beaux-Arts d’Alger pour l’obtention du DNEBA. En 1986, il fit partie de la première promotion de l’École supérieure des Beaux-Arts d’Alger après que cette dernière s’est hissée au rang des écoles supérieures, il obtint le DESA avec la mention « honorable ». Il est utile de souligner que cette période est empreinte d’une caractéristique colorimétrique qui se résume dans l’utilisation excessive de la couleur bleue, selon le témoignage de l’artiste lui-même, ce qui lui a valu des remarques de la part de son Maître d’atelier Feu Mesli, qui lui demandait constamment de mettre le rouge à la place du bleu…
2. La période noire
La pratique de Saïd Chender a connu un tournant décisif à la suite des événements qui ont secoué son esprit et son existence. Les premiers événements furent ceux du 5 octobre 1988, où le soulèvement populaire contre la cherté de la vie, l’injustice, et le manque de démocratie ont connu une fin tragique. Un autre événement vient ajouter une couche, c’est la guerre du Golfe, où il suivait cette tragédie en face de l’écran à l’instar de millions d’Algériens. Les images d’horreur et de guerre lui envahissaient l’esprit et, pour couronner le tout, une guerre civile éclate en Algérie à la suite de l’annulation des résultats du processus électoral. Cette guerre, invisible, comme la nomme Benjamin Stora (Stora, 2001), va ravager le pays et le plonger dans une ère de chaos et de désespoir.
Pendant ces années de feu et de sang, le jeune Saïd trouva refuge dans une pratique empreinte de noirceur, de désespoir et de mélancolie. Il entama ses premières réalisations avec une technique assez connue, le collage. Saïd le fit en déchirant les pages de bandes dessinées qu’il conserva pendant des années. Un jour, en sortant de l’École des Beaux-Arts d’Alger, il croisa sur son chemin des ouvriers qui faisaient de l’étanchéité. Dans un pot sur le bord, une matière noire luisante brillait sous le soleil brûlant. Il s’approcha alors de ce pot, toucha en caressant cette matière avec les doigts et en sentit son odeur. Il déposa le pot en jetant un regard furtif aux ouvriers… personne ne l’a vu ! Il s’en alla, et à son retour à l’école, et à sa grande surprise, les ouvriers laissèrent ce même pot derrière eux. Saïd vit cela comme un don du ciel ; content de ce cadeau inespéré, il le prit aussitôt et monta dans son atelier pour explorer et exploiter cette matière, qu’il ne va plus quitter. Cette matière, comme vous l’avez sûrement bien deviné, est du goudron, cette matière noire, lisse et aux effets surprenants. Saïd va l’utiliser dans ses dessins, ses croquis, et même pour ses collages. Cette matière était comme un moyen pour exprimer la noirceur abritée au fin fond de son mal être « Ne pouvant peindre la guerre avec des couleurs. » (Dagen, 1996, p. 84) comme l’a affirmé J.-É. Blanche, artiste-témoin de la Première Guerre mondiale.
Pour une meilleure compréhension de cette période, j’ai choisi trois œuvres clés qui témoignent de la détresse et du désespoir de tout un peuple.
2.1. Anonyme 1
Cette œuvre de Saïd Chender, intitulée « “Anonyme” », est visuellement complexe et pleine de symbolisme. Le choix des matériaux et des techniques — goudron, crayon, acrylique et collage — est significatif. Le goudron pourrait évoquer la noirceur et la lourdeur des périodes historiques mentionnées, ainsi que le sentiment d’être piégé ou immobilisé. L’utilisation du crayon et de l’acrylique permet des détails plus fins et une certaine luminosité dans les portraits, représentant probablement l’humanité persistante malgré l’adversité. Le collage, impliquant le déchirement et la « réapplication » des pages de bande dessinée, peut symboliser la destruction et la tentative de reconstruction de récits personnels ou culturels pendant les périodes de crise.
Les bandes dessinées, souvent associées à des histoires de héros et d’aventures, contrastent fortement avec la gravité de la période noire de l’Algérie. Leur inclusion peut suggérer une perte d’innocence ou une nostalgie pour des temps plus simples. Les visages anonymes et fragmentés dominent la composition, leurs expressions sont voilées ou inaccessibles, peut-être reflétant la perte d’identité et le sentiment d’invisibilité sociale. Le fait que les visages soient incomplets ou cachés par des bandes noires peut représenter la censure, la répression des voix et des individualités ou simplement, l’artiste voudrait cacher l’expression pour éviter au spectateur d’assister à la douleur intime des personnes représentées, une manière d’esquiver à la réalité amère, selon les paroles de Dagen : « un art de l’amnésie et du détachement » (Dagen, 1996, p. 240).
L’aigle, un symbole traditionnel de puissance et de liberté, semble être enchaîné et manipulé, une métaphore puissante de la situation politique de l’Algérie durant cette période. Cela peut également indiquer la manipulation des masses par les pouvoirs en place. La période noire de l’artiste, qui coïncide avec les événements tumultueux en Algérie, semble avoir eu une influence profonde sur son œuvre. L’utilisation de couleurs sombres, la fragmentation et la distorsion des formes et la superposition d’images sont autant de moyens d’exprimer le chaos, l’incertitude et la douleur de cette époque.
Enfin, la posture corporelle et l’orientation des personnages dans l’œuvre pourraient indiquer des sentiments de désespoir et d’angoisse, avec un sentiment d’écrasement ou de pression qui est transmis par les lignes diagonales et les formes irrégulières. L’ensemble crée une impression de désordre, de conflit et de souffrance, tout en laissant place à une certaine beauté dans l’expression artistique de ces thèmes difficiles. C’est une œuvre puissante qui oblige le spectateur à confronter l’histoire complexe et souvent douloureuse derrière elle.
La composition de l’œuvre de Saïd Chender est dynamique et délibérément désorganisée, ce qui reflète probablement le tumulte et la confusion des périodes historiques auxquelles elle fait référence. Voici quelques éléments clés de la composition :
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Superposition et fragmentation : La superposition des images crée une profondeur et une complexité qui obligent le spectateur à examiner l’œuvre attentivement. Cette technique peut symboliser les différentes couches d’expériences et d’émotions vécues pendant les périodes de crise. La fragmentation des visages et des formes suggère la dislocation de l’identité et de la société. Les parties du corps et les visages sont coupés ou obscurcis, ce qui peut représenter une perte de l’unité personnelle et sociale.
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Utilisation de la couleur et de la lumière : Les teintes sombres dominent, mais elles sont contrastées par des touches de couleur plus claire et de blanc, créant un contraste visuel qui peut refléter les étincelles d’espoir ou de résilience dans les moments sombres. Les zones d’ombre et de lumière sur les visages donnent du relief et de la profondeur, ce qui peut être interprété comme la complexité des émotions humaines et la lutte intérieure.
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Lignes et formes : Les bandes noires épaisses qui traversent l’image pourraient être interprétées comme des barrières ou des obstructions, symbolisant peut-être la censure ou les restrictions de la liberté d’expression, et cachent l’identité par la dissimulation intentionnelle du regard, ce qui va en corrélation avec le titre de l’œuvre. Les formes irrégulières et les lignes diagonales créent une sensation de mouvement et de tension, qui peut évoquer le désordre et la lutte.
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Symboles et métaphores : L’aigle, souvent un symbole de majesté et de souveraineté, est ici rendu d’une manière qui suggère la captivité ou la manipulation, reflétant les sentiments de l’artiste face à la perte de liberté et à l’autoritarisme. La figure au centre qui semble tenir ou manipuler l’aigle pourrait représenter le contrôle des pouvoirs en place ou la lutte pour le pouvoir.
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Technique du collage : La technique du collage, en particulier le déchirement et la réapplication des pages, est une réorganisation visant à donner un nouveau sens à des fragments du passé. Cela peut aussi être une façon de montrer comment les histoires et les cultures peuvent être démantelées et réassemblées dans de nouveaux contextes. Les pages de bande dessinée collées, puis déchirées, introduisent des éléments narratifs qui semblent brisés ou interrompus, ce qui représente l’interruption des récits de vie pendant des périodes de crise. La composition pour Chender est une exploration visuelle de la condition humaine pendant les moments de désespoir et de répression. Elle capture la complexité des expériences vécues, tout en laissant le spectateur interpréter et ressentir personnellement la portée de son message.
2.2. Anonyme 2
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Palette de couleurs : Dans cette œuvre, Saïd Chender présente une série de portraits entrecoupés de textes et d’images issus de bandes dessinées ou de documents en langue japonaise. Saïd Chender continue d’explorer les thèmes de l’anonymat, de la fragmentation et de la complexité des identités en période de crise. La composition est riche et stratifiée, suggérant une multitude d’histoires et d’expériences. Il a comme un devoir envers l’œuvre, pour servir au spectateur ses angoisses, mais aussi ses idéaux supérieurs qui ne sont autres que la paix et la liberté. Cette nécessité intérieure doit, selon Kandinsky, permettre la transformation du monde. Il considère l’artiste en tant que « serviteur d’idéaux supérieurs, avec des tâches précises, importantes et sacrées » (Kandinsky. 2004, p. 197). Comme pour la première œuvre analysée, cette œuvre emploie un mélange de techniques, dont le goudron, le crayon et l’acrylique, avec l’ajout de la technique de collage.
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Portraits et figures : La figure masculine centrale est imposante, avec une bande noire qui traverse son visage, masquant les yeux. Cette absence de regard peut symboliser le manque de vision ou de clarté pendant la période sombre, ou une forme de censure et de perte d’identité. Les autres visages et les figures sont présentés avec des expressions sérieuses ou contemplatives, ce qui peut refléter la gravité de l’époque. Leurs regards sont dirigés vers l’extérieur, comme s’ils interpellaient le spectateur ou réfléchissaient à leur situation. La bande noire anéantit toute expression possible, et rend les personnages totalement anonymes, méconnaissables, voire morts. C’est une « plasticité de la mort » (Malabou. 2007, p. 52) selon les paroles de Catherine Malabou dans sa description de la plasticité physique de l’être humain qui prend une valeur en retrait dans une dimension de destruction.
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Collage et éléments textuels : Des fragments de textes et d’images japonais tirés de bandes dessinées ou de journaux ajoutent un élément international à l’œuvre, faisant peut-être écho à la portée mondiale des événements qu’elle représente. Le texte en langue japonaise apporte un élément d’exotisme ou de mystère, peut-être pour suggérer la complexité de la communication ou les barrières linguistiques et culturelles. Les caractères pourraient aussi avoir une signification symbolique, évoquant des idées de tradition, de culture ou de connaissances qui sont en contraste ou en conflit avec les images.
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Composition et mise en page : La juxtaposition des visages et des corps, avec des perspectives variées, crée une dynamique visuelle qui peut évoquer le chaos et la confusion, ainsi que les différentes façons dont les individus sont affectés par la crise. Les éléments de collage sont juxtaposés de manière à créer des liens visuels et thématiques entre les différentes parties de l’œuvre, suggérant des connexions sous-jacentes malgré le chaos apparent. Le regard du spectateur est attiré à travers la toile par les différents éléments, qui pourraient symboliser la recherche d’information ou de vérité dans un monde obscurci par le conflit et la propagande.
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e— Symbolisme : Les images de bande dessinée et les textes pourraient être des morceaux de récits populaires ou des histoires, qui, lorsqu’ils sont mélangés avec des portraits réalistes, interrogent sur la façon dont les individus s’identifient aux récits culturels dans des moments de crise. L’incorporation d’éléments graphiques tels que les journaux ou les illustrations de style manga peut aussi faire allusion à l’importation de la culture et des influences étrangères, et comment elles interagissent avec l’identité nationale et personnelle. L’œuvre dégage un sentiment de nostalgie et de mélancolie, peut-être pour un temps avant les troubles, ou pour les innocents affectés par la violence et le désordre. La tension émotionnelle est palpable, avec une combinaison de force brute et de finesse détaillée, représentant la complexité des expériences humaines en période de trouble. Comme pour la première œuvre, « “Anonyme” » semble être une méditation visuelle sur l’impact des périodes de crise sur les individus et la société, une réflexion sur la perte, l’identité et la résistance à travers l’art. Elle met au défi le spectateur d’interpréter et de ressentir les couches de signification et les émotions complexes qui y sont imbriquées.
2.3. Anonyme 3
Dans cette œuvre, réalisée avec la technique du monotype associée à l’usage de goudron et l’estompage, se crée une image frappante et profonde. Le monotype est une forme d’impression qui produit un seul tirage, rendant chaque œuvre unique. L’emploi de cette technique peut symboliser l’unicité de chaque expérience pendant la période noire de l’Algérie, reflétant ainsi l’individualité des souffrances. Le goudron, utilisé dans de nombreuses œuvres de Chender, continue de véhiculer des sentiments d’obscurité et de lourdeur. Il peut également être interprété comme une métaphore de la situation figée, la difficulté de s’échapper de la noirceur qui a enveloppé le pays. Son application dans cette œuvre renforce l’impression de permanence et de marquage indélébile des événements sur la psyché nationale et individuelle.
L’estompage, une technique qui consiste à adoucir ou à brouiller les lignes et les contours, peut être utilisé ici pour exprimer l’effacement des frontières entre les personnes et leurs expériences ou l’incertitude et le flou qui entourent les événements vécus pendant cette période. Cela peut aussi signifier la difficulté d’articuler clairement les traumatismes subis, comme si les souvenirs étaient trop douloureux ou trop complexes pour être exprimés avec netteté.
Sur le plan visuel, l’absence de caractéristiques faciales détaillées et la silhouette anonyme peuvent représenter l’effacement de l’identité, comme dans les autres œuvres de la série. La silhouette humaine est une image puissante qui, malgré son manque de détails, est capable de transmettre une présence humaine, suggérant peut-être que, malgré l’obscurité et la perte, l’essence de l’individu persiste. Cette présence se dilue jusqu’à devenir juste une masse visuelle imposante, comme pour esquiver une réalité. Dagen nous parle de ce cas précis chez les peintres qui ont connu la guerre et ses horreurs : « Pratiquer un art non figuratif peut passer pour le moyen le plus radical d’esquiver la représentation de l’horreur » (Dagen. 1996, p. 240), une horreur cachée certes, mais si bien apparente, car pour moi, le noir n’a d’autres suggestions que la douleur et la peur. La composition de l’œuvre avec des éléments de fragmentation peut aussi évoquer une société décomposée, où les individus et leurs histoires sont fragmentés et dispersés. Le contraste entre le noir profond du goudron et les zones plus claires pourrait indiquer un contraste entre l’oubli et la mémoire, entre ce qui est caché et ce qui est révélé.
2.4. Silhouette
Dans cette œuvre réalisée en 1999, qui se situe dans un contexte historique particulièrement sombre pour l’Algérie, connue sous le nom de la décennie noire, une période marquée par un conflit civil intense, l’art n’était pas seulement une forme d’expression esthétique, mais aussi un moyen de résistance et de témoignage face aux violences vécues.
Dans « “Silhouette” », la technique mixte utilisée par Chender est particulièrement évocatrice. Le goudron, la peinture à l’huile, le collage, les effets de lacération et de déchirure ne sont pas de simples choix esthétiques ; ils sont chargés de symbolisme. Le goudron peut évoquer la destruction, les brûlures et la mort, mais aussi une certaine idée de conservation — comme pour figer un moment dans le temps, une mémoire douloureuse. La peinture à l’huile, traditionnellement associée à la noblesse de l’art, contraste ici avec la brutalité des autres matériaux et techniques, peut-être pour rappeler que, même dans la noirceur, l’humanité et la culture persistent.
Les collages pourraient représenter les fragments d’une société déchirée, les différentes couches de l’histoire et des expériences individuelles qui composent le tissu social. Les lacérations et déchirures font écho aux blessures infligées au peuple algérien durant ces années de conflit. Cela peut aussi représenter le sentiment de rupture avec le passé, une dislocation de l’identité et de l’histoire collective.
Visuellement, l’œuvre semble montrer des formes humaines qui se fondent dans un fond abstrait et tourmenté. Les silhouettes évoquent l’absence, le deuil, les vies perdues, et la difficulté à maintenir une identité distincte dans un contexte de violence et de peur. La palette de couleurs sombres renforce ce sentiment d’oppression et de désolation. Dans ce même registre des temps difficiles, on passe d’une veuve au regard expressif devenue icône de la détresse de tout un peuple chez Issiakhem, aux linceuls tragiques de Martinez, à l’effacement de l’être chez Chender. « À chaque degré de conscience correspond un rythme constant d’activité de l’esprit, ou bien de l’imagination créatrice » (Heetfeld. 1989, p. 205). Chacun des artistes cités a réagi face à l’horreur à sa manière, avec son propre langage dicté par le degré de sa conscience.
Cette œuvre est donc profondément ancrée dans son contexte, faisant usage de sa composition, de ses matériaux et de sa technique pour communiquer une expérience vécue, une période de l’histoire algérienne qui continue de façonner l’identité contemporaine du pays. En tant qu’historien de l’art spécialiste de l’art algérien, on pourrait interpréter « “Silhouette” » non seulement comme une représentation de la douleur et de la résistance, mais aussi comme un acte de mémoire, préservant les traces d’une époque révolue pour les générations futures.
La composition triptyque de l’œuvre « Silhouette » par Said Chender est une structure puissante qui possède une signification symbolique profonde dans l’art occidental et chrétien, souvent utilisée pour les retables d’autel, où le panneau central est le point focal flanqué par deux panneaux latéraux. En adoptant cette structure, Chender crée un espace sacré dédié à la mémoire collective et à l’expérience de l’Algérie pendant la décennie noire.
Les deux panneaux latéraux sont réalisés avec du goudron sur des déchirures de pages de bande dessinée. Le goudron est un matériau industriel lourd et sombre, évoquant les notions de réparation et de destruction, un contraste poignant avec l’imaginaire souvent léger et fictif des bandes dessinées. Cette juxtaposition pourrait symboliser la brutalité du réel qui se superpose à la frivolité perçue des histoires illustrées, soulignant la dichotomie entre la vie quotidienne et la violence omniprésente de l’époque. Les déchirures des pages peuvent refléter les vies brisées et les narrations interrompues par le conflit.
3. Le retour à la couleur
Après les années sombres, Saïd Chander tourne cette page d’une ère de grande détresse et d’instabilité pour renouer les liens avec la joie de vivre. Il se tourne alors vers la vie quotidienne pour en faire des arrêts sur images racontant des moments de joie et de bonheur. Il a aussi puisé dans les souvenirs enfouis de son enfance pour représenter des scènes telles que la « Mamma » ou la grand-mère, « El M’hadjia » qui nous plonge dans une atmosphère d’antan, où la grand-mère, tel un soleil entouré de ses petits-enfants comme des étoiles, leur racontait des contes venus d’un monde imaginaire. « El Guesaa » un autre thème traité par l » artiste, représente des membres de la même famille autour d’un grand plat de couscous ; d’autres sujets ont émergé tels que « le hammam » « El Goum » « Consolation » « chuchotements », « Anachra » « Zayrate el wali » et autres. Toutes ces scènes représentent un lien commun qui se résume dans le partage de moments de cohésion sociale au sein d’une même communauté, une attitude qui a disparu de notre culture pendant la décennie noire. Saïd voulait renouer avec la vie pour qu’elle reprenne son cours le plus naturel. Sa vision a changé avec le retour de la paix et, par conséquent, sa pensée aussi, car selon Merleau-Ponty, « la pensée est en rapport avec la vision » (Merleau-Ponty. 2000). Le thème le plus représentatif de ce changement inespéré reste le thème de la mariée, traité une dizaine de fois sous différents angles. L’œuvre « Ô Printemps ! » qui représente une mariée vêtue d’une robe blanche au centre du tableau baigne dans des couleurs pastel composées essentiellement de bleu, de rose et de vert, annonçant le retour du printemps, le retour à la vie… D’autres œuvres telles que « Tebrèz » ou le défilé de la mariée, « Cérémonie » « le Patio » sont toutes des prétextes pour représenter la joie qui règne lors d’une cérémonie de mariage qui durait auparavant une semaine.
3.1. Le choix du triptyque
Pour que la rupture soit plus prononcée avec les scènes d’angoisse et d’amertume d’avant l’an 2000, Chander a opté pour une composition nouvelle : compartimenter la surface du support en trois parties, une centrale et deux latérales. L’artiste nous a révélé lors de notre interview qu’auparavant, il travaillait ses réalisations à la verticale (support debout), ce qui lui donnait la sensation de gêne et d’isolement. Il a rencontré un jour le journaliste et ami Ali Haj Tahar, qui lui a suggéré de voir son travail sur le plan horizontal. Depuis, le format paysage a remplacé le format portrait et le choix du triptyque est né. Dans cette nouvelle composition, la partie centrale est marquée par une maîtrise qui met en exergue son enseignement académique et classique. Sur les deux parties latérales, il laisse libre cours à son imagination et à une expression libératrice. Selon René Huyghe, ancien conservateur du Musée du Louvre et historien de l’art, « L’art commence du moment où l’homme crée, non plus comme les animaux dans un dessein utilitaire, mais pour représenter ou exprimer » (Nougier 1975, p. 4). Les œuvres de Chender sont le fruit de cette création, poussée par le besoin incessant de représenter ces images mentales enfouies depuis l’enfance et de les exprimer d’une manière assez originale, tantôt par leur flou mémoriel, tantôt par leur clarté réaliste. Gilles Deleuze a posé cette question sur le travail en triptyque de Francis Bacon : « Il faut vérifier l’hypothèse : y a-t-il un ordre dans les triptyques, et cet ordre consiste-t-il à distribuer trois rythmes fondamentaux, dont l’un serait comme le témoin ou la mesure des deux autres » « (Deleuze. 2002, p. 73). Cette hypothèse est palpable dans le travail de Chender, car il utilise une distribution presque similaire pour toutes ses réalisations : un panneau central empreint d’une maîtrise académique, qui devient le point focal de son œuvre et d’où il puise le titre, et deux panneaux latéraux pour s’exprimer librement et œuvrer à mettre en évidence le sujet de l’œuvre par un contraste dans la couleur, la texture et même dans la lumière, » toujours d’une clarté prononcée dans cette partie médiane, une partie où l’espoir jaillit des ténèbres. Une peinture fait exception à l’hypothèse posée, où les trois parties se complètent, dialoguent et entretiennent une fusion sur le plan thématique et plastique. Cette œuvre est celle que nous allons essayer d’analyser en profondeur et qui porte le titre « Confession ».
3.2. Exploration de la « Confession » à travers l’Art contemporain
L’œuvre intitulée « Confession » de 2011 pourrait être interprétée à travers plusieurs perspectives.
L’analyse d’une telle œuvre nécessite un regard sur la technique mixte sur papier, une approche qui permet une grande liberté d’expression et la fusion de différentes textures et nuances. Les couleurs vives et les formes floues suggèrent des émotions et des états d’âme plutôt que des représentations littérales, reflétant peut-être la dualité de la confession, où la libération émotionnelle se heurte à la vulnérabilité de l’exposition de soi. Les silhouettes féminines, avec leurs contours estompés et leur chevauchement, pourraient représenter les différentes facettes de l’identité ou les multiples voix intérieures qui se manifestent dans un acte de confession. Le choix des couleurs, avec des rouges ardents et des bleus profonds, pourrait évoquer les passions et mélancolies qui accompagnent les aveux intimes.
L’artiste semble capturer un moment intangible, un mouvement de l’âme, rappelant les mots de Paul Klee qui a dit : « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible. » (Deleuze. 2002, p. 57). Dans cette « confession », Chender ne se contente pas de montrer une scène, mais plutôt d’inviter les spectateurs à ressentir l’acte de révélation. Le flou et l’abstraction dans « Confession » « sont également réminiscences des impressions et des sensations, une qualité qu’Henri Matisse a décrites comme essentielles pour capturer “l’essence des choses” “. Cela pourrait être interprété comme une allégorie des complexités humaines, où ce qui est confessé n’est jamais aussi clair ni aussi concret que les mots pourraient le suggérer.
“” Confession » de Chender pourrait être vue comme un dialogue entre l’artiste et son public, un concept que Marcel Duchamp a éminemment évoqué en disant : « C’est le regardeur qui fait l’œuvre. » (Duchamp. [Réédition, 2008], p. 72). Ainsi, l’expérience individuelle de chacun devant « Confession » complète l’œuvre, la rendant à la fois personnelle et universelle. La composition de « Confession » est scindée en trois fragments, suggérant une trinité de thèmes ou d’identités qui pourrait être une métaphore de l’esprit, du corps et de l’âme. Cette segmentation est une technique commune pour diriger l’œil du spectateur à travers l’œuvre, créant un rythme visuel et permettant de multiples points de focalisation. Chaque segment peut représenter une phase distincte ou un aspect de la confession : la préparation, l’acte et la réflexion post-confession. La composition tripartite de « Confession » par Saïd Chender est significative à plusieurs égards. Les trois fragments peuvent être interprétés comme une représentation visuelle du processus de confession dans son intégralité : l’anticipation, l’acte de confesser et la réflexion ou la conséquence de cet acte. Cette fragmentation de la composition force également le spectateur à considérer l’œuvre dans son ensemble tout en explorant chaque partie individuellement, reflétant la complexité des émotions et des pensées qui accompagnent une confession.
La lumière dans l’œuvre semble émaner de l’intérieur des formes elles-mêmes, projetant des teintes chaudes et froides qui symbolisent les émotions contradictoires souvent ressenties pendant une confession. La lumière peut également être perçue comme métaphorique, illustrant la clarté ou la révélation qui vient après l’aveu d’un secret ou d’une vérité cachée. Les ombres et les lumières sont utilisées pour mettre en évidence le contraste entre le connu et l’inconnu, ce qui est dit et ce qui reste non dit. La lumière dans l’œuvre est diffuse et semble émaner de l’intérieur des figures, ce qui symbolise la lumière de la vérité ou de la révélation qui suit une confession. Elle pourrait également représenter le soulagement et la libération que procure l’acte de partager un secret longtemps gardé. D’autre part, les ombres peuvent symboliser les parties de nous-mêmes que nous retenons ou cachons aux autres.
En parlant du thème de la confession dans l’art, on peut regarder vers des artistes comme Frida Kahlo, dont l’autoportrait était une forme de confession intime, explorant ses douleurs physiques et émotionnelles. Ses œuvres transmettent souvent une honnêteté brute qui invite les spectateurs à contempler leurs propres vérités cachées. Le thème de la confession a été un sujet de prédilection pour de nombreux artistes à travers l’histoire, et il est souvent lié à la recherche de la vérité et de la purification. Par exemple, dans les œuvres de Rembrandt, la lumière et l’ombre sont utilisées de manière dramatique pour souligner les émotions humaines et la recherche spirituelle, souvent centrées autour de thèmes de repentance et de confession. De même, le travail de Tracey Emin est rempli de confessions personnelles, souvent controversées, qui mettent en lumière ses expériences les plus privées et parfois troublantes. Sa célèbre œuvre « My Bed » expose ses luttes personnelles, transformant son espace privé en un tableau public, invitant à la réflexion sur les aspects de la vie que l’on préfère souvent cacher. Dans l’art contemporain, des artistes comme Marina Abramović utilisent leur propre corps et leur présence comme médium pour des performances qui sont souvent des actes de confession publique, impliquant à la fois l’artiste et le public dans un échange d’énergies et d’émotions.
Ces artistes, chacun à sa manière, ont utilisé la confession comme un outil pour explorer l’authenticité, la vulnérabilité et la recherche de vérité. Dans « Confession » de Chender, le thème est également traité avec une sensibilité qui encourage l’interprétation personnelle et l’autoréflexion, permettant à l’œuvre de résonner différemment avec chaque récepteur. Le concept de confession est également présent dans la littérature et la philosophie. Jean-Jacques Rousseau, dans ses « Confessions », explore l’idée de l’examen de conscience comme un acte libérateur, mais aussi comme une exposition de l’âme qui peut être à la fois douloureuse et rédemptrice. La confession devient un acte cathartique, où le fardeau de la culpabilité est allégé par le partage de la vérité. L’œuvre de Chender pourrait ainsi être vue comme une invitation à considérer la confession non seulement comme l’exposition de secrets, mais aussi comme un acte de recherche de l’intimité, de compréhension et de réconciliation avec soi-même et avec les autres. Les couleurs, la lumière et la composition contribuent ensemble à créer une atmosphère qui est à la fois personnelle et universelle, poussant les spectateurs à réfléchir à leurs propres expériences de révélation et d’authenticité.
Conclusion
Saïd Chender se positionne comme une figure emblématique de l’art contemporain en Algérie, tant par son parcours que par son œuvre. Son dévouement à une représentation authentique de la culture et des paysages algériens, combiné à son approche novatrice de l’art, lui confère une reconnaissance nationale et internationale. Par sa diversité technique et son exploration constante de nouveaux moyens d’expression, Chender contribue de manière significative à l’évolution de l’art contemporain dans son pays. Son travail, à la fois profond et évocateur, incite à une réflexion sur l’identité, l’histoire et les mutations sociales de l’Algérie. En définitive, Saïd Chender reste une source d’inspiration pour les artistes actuels et futurs, incarnant la richesse et la diversité du patrimoine artistique algérien. Son héritage, marqué par une quête incessante d’innovation et d’authenticité, met en lumière l’importance cruciale de l’art dans la compréhension et l’appréciation des subtilités culturelles qui façonnent notre monde.