Introduction
Le roman ou le cinéma d’enquête sont souvent utilisés comme une métaphore du fonctionnement de la science et des techniques en raison d’analogies dans la recherche de la vérité, l’utilisation de preuves, la mise en œuvre de méthodologie fondée sur le rationnel, mais impliquant aussi l’imagination, l’intuition, le hasard et la chance, ainsi que la sérendipité.
Le film Douze hommes en colère (Twelve Angry Men, 1957), avec le célèbre acteur Henry Fonda dans le rôle de Davis, le juré No8, est un succès en son temps, mais indémodable : il fut nominé trois fois dans les cérémonies aux Oscars, notamment dans l’édition de 1958 dans la catégorie meilleur scénario adapté au cinéma et il lui a été décerné un Ours d’Or. Le film est adapté d’une pièce de théâtre écrite par Reginald Rose (1954). Des affiches de ce film sont en annexe de ce texte. Le réalisateur montre que l’acteur principal Henry Fonda combat, tout le long du film, ce qui s’appelle en didactique les obstacles et les biais cognitifs, d’origines psychologiques, sociales et culturelles, les représentations, les croyances bien installées, le raisonnement fallacieux et les déductions autant inductives, donc dénuées de scientificité, selon Popper (1963), que hâtives et naïves… des autres acteurs. Dans la lutte contre divers obstacles et préconceptions pour l’accès à la vérité, l’acteur principal utilise un dialogue particulier, le dialogue socratique, qui consiste à chercher la vérité. Nous nous posons la question : quels principes de scientificité, de didactique et de psychologie cognitive sont utilisés dans le film ? Dans un triple parallélisme entre dialogue, images et principes de recherche scientifique, en nous référant aux idées de Bachelard (1938) dans son œuvre de psychanalyse de la connaissance objective, et de Popper (1963, 2012) sur les critères de scientificité, nous montrons que les obstacles et les biais cognitifs existant chez les acteurs sont analogues à ceux rencontrés par un chercheur dans son laboratoire dans un travail de recherche scientifique qui est aussi une recherche de la vérité. L’objectif assigné à notre démarche est l’analyse du point de vue didactique de ce qu’expriment les personnages du film, à travers les expressions verbales et non verbales en recherchant cette vérité à travers un long chemin constitué d’avis, de réfutations, de contradictions, de coups de colère et presque de coups de poings. Le réalisateur fait parler autant les acteurs eux-mêmes que leurs gestes, leurs attitudes et expressions faciales, leurs mouvements et déplacements dans la salle certainement choisie délibérément exigüe et dans laquelle il fait chaud. C’est, là aussi, la métaphore de l’inconfort du chercheur dans sa quête de la vérité.
Résumons le film. Un jury de douze personnes (dont Henry Fonda dans le rôle principal) se réunit pour décider du sort d’un adolescent accusé d’avoir tué son père. Les jurés doivent être unanimes pour que la peine capitale soit prononcée. Dans la salle de délibération, un premier vote des jurés considère l’enfant coupable pour onze voix, sauf pour le juré numéro huit (Henry Fonda). Il déclare avoir un « doute légitime sur la culpabilité de l’accusé ». C’est le doute premier du savant, la méfiance vis-à-vis de l’opinion, de Bachelard (1938), et la nécessité d’établir la vérité au-delà de l’apparence. Fonda commence alors un travail qui sème le doute et recherche une réalité objective située au-delà des opinions, croyances et autres conceptions subjectives des jurés. Une sempiternelle question, posée à plusieurs reprises (coupable ou non coupable ?), revient comme un leitmotiv au cours du film, convertissant au fur et à mesure, de plus en plus d’avis coupable vers non coupable. C’est la recherche de la vérité qui est l’enjeu, comme cela l’est dans un laboratoire de recherche scientifique. Cette recherche fut ardue. Henry Fonda arrive à ébranler les positions des autres jurés pour finalement inverser le vote en faveur de l’acquittement de l’accusé. Le film se termine par un non coupable unanime et l’acteur principal sortant du palais de justice, fier et heureux d’avoir cherché obstinément la vérité jusque dans ses derniers recoins : un enfant est sauvé de la chaise électrique.
1. Le contexte
Le film commence par une prise de vue du palais de justice qui représente le lieu de la recherche de la vérité, le lieu où se dictent les sentences que les hommes doivent appliquer et exécuter à la suite de verdicts déclarés vrais. Les personnes qui y évoluent apparaissent strictes, soucieuses et pressées dans ses couloirs. Nous entrons dans une des salles d’audience. C’est l’équivalent de l’amphithéâtre, de la salle de soutenance de thèse, du laboratoire de recherche… L’affaire juridique est alors annoncée par le juge. Son discours place la problématique et fixe les règles :
« […] il s’agit d’un cas assez complexe, d’un meurtre avec préméditation. […]. Votre devoir est de réfléchir pour séparer les faits de ce qui relève de l’imagination. Un homme a été tué et la vie d’un autre est en jeu. S’il existe dans votre esprit un doute valable sur la culpabilité de l’accusé, vous devez m’apporter un verdict de non-culpabilité. Si vous n’éprouvez aucun doute valable, vous devez en votre âme et conscience déclarer l’accusé coupable. Quelle que soit votre décision, elle devra être unanime. Dans le cas où vous apportez un verdict de culpabilité, la cour ne le discutera pas, il sera irrévocable et entraînera automatiquement la sentence de mort. Vous assumez, messieurs, une grave responsabilité, merci. ».
Le cas est complexe, il ne doit pas subsister de doute dans les esprits des jurés dont le devoir est de « réfléchir pour séparer les faits de ce qui relève de l’imagination » : ce sont là des attributs d’une situation de recherche scientifique de la réalité des choses et qui cherche à établir une théorie.
2. Les aspects didactiques
La didactique des sciences et la psychologie cognitive regardent les événements et les objets dans une optique de performance de l’apprentissage, mais également de compréhension et d’explicitation du monde. L’un des pôles du triangle didactique de Chevallard (1985), qui sert à l’observation de situations, est le savoir (les deux autres pôles sont : l’élève et l’enseignant). Sa production nécessite d’avoir un esprit scientifique (Bachelard, 1948). Le réalisateur veut montrer le rôle de cet esprit dans la recherche de la vérité par le jury qui délibère sur l’affaire qui lui est soumise. L’analyse de séquences et dialogues du film se fait à travers les concepts essentiels de didactique des sciences que nous présentons succinctement dans cette section.
2.1. Opinion et intuition
Comme une opinion émise exprime un point de vue, elle est donc aussi une conception. La pensée scientifique et l’opinion individuelle diffèrent en qualité, parce que la première démontre et prouve, alors que la seconde ne fait qu’affirmer. La science vise l’objectivité tandis que l’opinion se fonde sur la seule impression subjective. Bachelard (1938, op. cit.), montre la place de l’opinion dans un esprit scientifique en écrivant : « La science, dans son besoin d’achèvement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. […] L’opinion a, en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances. En désignant les objets par leur utilité, elle s’interdit de les connaître. On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter […] L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement. » (p. 14).
2.2. Représentations et obstacles cognitifs
2.2.1. Représentations et conceptions
Selon le dictionnaire Larousse, la représentation est un terme de psychologie désignant « une perception, une image mentale dont le contenu se rapporte à un objet, à une situation, à une scène du monde dans lequel vit le sujet ». C’est aussi « l’action de rendre sensible quelque chose au moyen d’une figure, d’un symbole, d’un signe ».
Selon Abric (1997) « toute réalité est représentée, c’est-à-dire appropriée par l’individu ou le groupe, reconstruite dans son système cognitif, intégrée dans son système de valeurs dépendant de son histoire et du contexte social et idéologique qui l’environne » (p. 37).
Il est important, pour comprendre notre démarche d’analyse, de savoir que la didactique a établi que les conceptions sont le fruit d’une expérience antérieure et sont toujours actualisées par la situation vécue ou par les questions posées. Elles forment un tout où se mêlent connaissances scientifiques, croyances, idéologies, dimensions émotionnelles, affectives et esthétiques… Elles ont une genèse à la fois individuelle et sociale. Nous avons rarement conscience de nos conceptions, nous nous interrogeons peu souvent à leur propos.
D’après Johsua et Dupin (1993) les conceptions du sujet s’enracinent :
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dans l’environnement social, lequel produirait le bain culturel qui les nourrit et qui nourrit aussi les préjugés partagés,
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dans les structures profondes de la personnalité affective du sujet, selon l’investissement individuel dans le problème considéré,
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dans l’existence de mode de raisonnement pré ou non scientifique mis en cause.
Les acteurs du film Douze hommes en colère, en s’exprimant, projettent, et révèlent, leurs propres conceptions. Chacun voit les évènements à travers le prisme de sa propre réalité, donc subjectivement.
2.2.2. Les obstacles cognitifs : typologie et origines
Selon Brousseau (1989), « Fondamentalement cognitifs, les obstacles semblent pouvoir être ontogéniques, épistémologiques, didactiques et même culturels selon leur origine et la façon dont ils évoluent ». Duplessis (2008), également, confirme que les didacticiens prêtent aux conceptions au moins cinq origines principales en les rattachant à des cadres théoriques bien circonscrits :
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des origines psychogénétiques qui, dans la théorie de Piaget (1926), sont des modèles spontanés qui apparaissent naturellement au cours du développement d’une personne et qui se trouvent plus chez l’enfant. Ils sont liés au développement psychologique de l’individu et entravent la prise en compte de la réalité objective ;
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des origines épistémologiques, qui sont des modes de pensée pré ou non-scientifiques (pseudo-scientifiques, chez certains), générant des obstacles à l’apparition de la pensée scientifique. Les obstacles épistémologiques sont définis par Bachelard (1938, op. cit.) comme des obstacles inévitables, liés aux façons de penser de l’homme.
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des origines didactiques : dans sa théorie de la transposition didactique, Chevallard (1985) dit que les difficultés sont, dans ce cas, générées par les situations didactiques, la manière dont les savoirs scolaires construisent une réalité propre à instituer des conventions qui ne sont plus remises en cause.
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des origines sociologiques (théorie de Moscovici, 1961) : les conceptions proviennent dans ce cas des représentations sociales et des préjugés. Elles sont définies comme « une forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une visée pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social » (Jodelet, 1989).
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des origines psychanalytiques (théorie de Freud, 1922) : les conceptions relèvent alors du fantasmatique, des contenus psychiques, de l’affect et de l’histoire personnelle de l’individu.
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Des origines culturelles : les conceptions, dans ce cas, sont générées par les connaissances didactiques et épistémologiques de toute la noosphère (le monde des décideurs et de la pensée). Elles sont, en quelques sortes institutionnelles. Leur dépassement est hors de portée d’une action explicative, au sens classique.
Les obstacles surviennent lorsque nous agissons et réfléchissons avec les moyens dont nous disposons déjà ; ces moyens, n’étant pas nécessairement appropriés ou corrects, conduisent à commettre des erreurs. Dans le cas de l’analyse des interventions des acteurs dans le film, les origines sociologiques, psychanalytiques et culturelles des obstacles cognitifs sont les plus interpelées. Nous montrerons, dans la section 3, que certaines répliques des acteurs, accentuées par des attitudes, se rapportent à l’un ou l’autre de ces obstacles.
2.2.3. L’expérience première et l’expérience cruciale
La notion d’obstacle épistémologique (Bachelard, 1938, op. cit.) est susceptible de recouvrir une pluralité d’éléments, qui constituent tous des « causes de stagnation et même de régression […], des causes d’inertie » (Bachelard, ibid., p. 42) dans l’évolution de la connaissance scientifique ; ce sont des prénotions, ou des préjugés qui, non conscients, entravent la constitution de la connaissance. Le premier obstacle épistémologique identifié par Bachelard (1938, op. cit.) est l’expérience première. « Il ne saurait y avoir de vérité première. Il n’y a que des erreurs premières » et « les observations scientifiques doivent être volontairement détachées de l’expérience immédiate et même en polémique ouverte avec la réalité première » (Bachelard, ibid., p. 8) avait-il écrit. L’expérience première, l’expérience avant la critique chez lui, est l’expérience non accompagnée d’esprit critique et d’interrogation. Les impressions générées par nos sens et nos expériences quotidiennes sont autant de freins à une véritable compréhension du monde. L’expérience première est « polémique », c’est-à-dire en lutte contre l’expérience commune et la représentation du monde qu’elle véhicule. Elle contredit quelque chose que l’on croit. Bachelard réfute donc ceux qui tiennent notre perception immédiate pour un instrument de connaissance. L’expérience cruciale est l’expérience singulière qui permet de réfuter une théorie reconnue auparavant. Une expérience cruciale, dite aussi critique, est une expérience scientifique qui montre si une théorie ou une hypothèse, concernant un cas particulier, est indéniablement meilleure que les autres en cours dans une communauté scientifique. Une telle expérience doit généralement produire un résultat qui, s’il est vrai, discrédite toute autre hypothèse ou théorie. Nous démontons, dans ce film, l’expérience première, les impressions générées par les sens, les expériences quotidiennes, les pièges d’un raisonnement inductif, fallacieux, illogique, subjectif… et d’une interprétation première, hâtive… qui rendent une conclusion douteuse. Notons qu’il existe aussi des erreurs de pensées inconscientes, récurrentes et loin de la logique, qui sont appelées des biais cognitifs.
2.2.4. Autres concepts didactiques
Pour l’interprétation du jeu des acteurs du film, de multiples autres concepts entrent en considération. Il s’agit de la dévolution, du rapport au savoir, du biais cognitif et de la métacognition. Sans les développer, nous les énumérons avec de brèves explications les concernant, afin que nos analyses puissent être comprises. La dévolution est l’appropriation d’un problème pour en faire sien et donc pour veiller plus à le résoudre et ne pas s’en délaisser. Le biais cognitif est ce qui provoque une réflexion et parfois un comportement involontairement non conforme, influencé par des facteurs objectifs ou subjectifs, donc biaisé. La métacognition est l’ensemble des préoccupations et questionnements réflexifs à propos de sa propre cognition.
3. Le film : analyse didactique du dialogue socratique de recherche de la vérité
Nous analysons dans cette partie toute sorte de manifestations (paroles, attitudes, postures, gestes, mimiques…) des acteurs du film et nous les mettons en parallèle avec les concepts de didactique des sciences, présentés précédemment, qui les expliquent. Nous appliquons les principes de psychologie cognitive pour donner les significations psychologiques dans le contexte de recherche de la vérité.
3.1. Dans la salle d’audience : attitudes et rapport au savoir juridique
Arrêtons-nous en premier lieu, sur deux images du début du film, lors de la présentation de l’affaire, prises dans la salle d’audience, nous montrant l’état d’esprit du juge et des jurés à travers leurs attitudes et gestes.
L’image No2, prise du moment de la lecture des recommandations aux jurés par le juge, montre trois expressions corporelles différentes des jurés : tandis qu’Henry Fonda (le plus à gauche) semble préoccupé, attentif et réfléchissant, le juré à côté de lui regarde déjà sa montre exprimant son empressement à en finir. Les autres ont une attitude attentive.
Ces attitudes expriment un rapport au savoir juridique et à la responsabilité. Caillot (2000) dit de ce concept qu’il contient les modalités de rapport qu’une personne peut avoir avec la connaissance ou l’activité scientifique proposée : instrumentation, rejet, adhésion, hésitation, scepticisme… La notion de rapport au savoir d’une personne pose essentiellement la question du sens et des valeurs accordés à ce savoir et aux activités autour de ce savoir, par cette personne (Charlot et al., 1992).
3.2. Dans la salle de délibération
Ensuite, les jurés se retirent dans une salle de délibération où se déroule presque tout le reste du film, excepté quelques minutes de sa fin. Le réalisateur a ainsi choisi un espace petit et clos, donc limité, pour focaliser sur les acteurs qui vont s’exprimer à travers de petits déplacements, des attitudes, des messages corporels, des gestes, des réactions des uns et des autres, des uns aux autres et bien sûr aussi des échanges verbaux. Jetons-y un regard didactique.
3.2.1. La dévolution
Dès que les jurés entrent dans la salle de délibération, les membres s’installent, se mettent à l’aise… L’un d’entre eux lit son journal, d’autres se plaignent de la chaleur ambiante ou des courants d’air… Le temps qu’il fait, ou quelques distractions personnelles, semblent préoccuper quelques-uns parmi eux plus que l’affaire pour laquelle ils sont réunis. Exemples de premières paroles de personnes présentes dont va dépendre le sort d’un enfant accusé de parricide : « je m’étais à moitié endormi », « on va solutionner ça en vitesse, j’ai un billet pour le match de championnat de base-ball, qui va gagner à votre avis ? », « j’ai une affaire de service rapide… »…
Plus tard à 1h 13mn du début du film, un juré sans aucune dévolution depuis le début, dira aussi : « je suis fatigué de tout ça, on recule, on avance, on piétine… et on n’arrive à rien, j’en ai marre… ».
Pendant ces échanges, un homme parmi les douze semble profondément préoccupé et réfléchit seul, à l’écart, devant la fenêtre en regardant au loin : c’est Henry Fonda (juré No8), l’acteur principal. Il est pensif, accaparé par le problème de la responsabilité dont le jury est dépositaire.
Ici intervient la dévolution, ce sentiment de responsabilité par rapport à une tâche. La dévolution du problème n’est pas de même niveau chez les jurés. Elle existe profondément chez Fonda (un exemple type de dévolution), moyennement chez la majorité et peu chez un petit nombre, comme chez le juré qui dit : « votons et on pourra peut-être ensuite tous nous en aller ».
Le vote fut décidé : onze jurés votent coupable ; un seul (Henry Fonda) vote non coupable. « Je ne suis pas sûr », dit-il, concernant la culpabilité de l’enfant. Il remet en cause l’opinion, et montre la nécessité de pousser les investigations. « Vous croyez qu’il est innocent ? » demanda un des jurés à Fonda qui répondit : « Je n’en sais rien ». Attitude de doute devant une réalité cachée. À la question : « Alors, qu’est-ce qu’on va faire ? » Il répondit : « Eh bien, nous expliquer ! ». Les autres jurés sont pris de court, ils comptaient décider, suivant leurs opinions sur l’affaire, sans s’expliquer !
L’illustration ci-dessous (image No 3) montre les jurés prêtant attention à celui d’entre eux qui préside les débats. Les visages sont graves. Deux jurés cependant semblent désintéressés (le premier à gauche et le deuxième au milieu, qui regarde sa montre). Leurs attitudes montrent le manque de dévolution et l’impatience de vouloir en finir.
3.2.2. Le biais cognitif
Au premier vote, ceux qui croient l’accusé coupable doivent lever la main. Deux ou trois jurés hésitèrent d’abord puis suivirent les autres en levant la main : il s’agit du biais cognitif de conformisme ou tendance à se comporter comme ceux qui nous entourent plutôt qu’à faire ce qui nous semble juste à nous-mêmes.
3.2.3. L’opinion
Au moment où onze jurés votent coupable, voici une conception sur les enfants à travers cette opinion d’un juré : « Vous savez comment sont les gosses maintenant ! », alors que Fonda remet en cause l’opinion, et montre la nécessité de pousser les investigations.
Le dialogue suivant (à 15 mn 36 s.) montre l’opposition opinion / argument scientifique :
« je crois que ce gosse a tué, il est coupable c’est mon impression, enfin on n’a pas prouvé le contraire ». Un peu plus tard : « Il a tué, ça ne fait pas de doute ! ». À quoi Fonda répondit : « personne n’a à prouver le contraire, la charge de la preuve incombe à l’accusation, l’accusé n’est pas forcé d’ouvrir la bouche, c’est dans la constitution ». Toute réfutation bénéficie à l’accusé et met en doute l’accusation. En recherche scientifique, une théorie valide est une théorie réfutable qui résiste aux tentatives de réfutation, dit Popper (1963, op. cit.).
3.2.4. Les conceptions
Le dialogue suivant entre deux jurés illustre plusieurs conceptions, nous le voyons, contradictoires.
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Qu’en dites-vous ?
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Il me semble que c’était intéressant, c’est la première fois que je fais partie d’un jury.
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Moi, ça m’énerve lorsque j’entends les avocats discuter, discuter… même lorsque le cas est clair, comme aujourd’hui. C’est ce que j’appelle parler pour ne rien dire…
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Mais… ils sont là pour ça !
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Oui, c’est le système… mais si c’était moi, je n’attendrais pas que cette graine fasse des bêtises, je les sonnerais avant… ça gagnerait du temps et de l’argent.
3.2.5. L’obstacle cognitif d’origine sociologique
Il est illustré par le dialogue suivant :
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Cet enfant a dix-huit ans, il a eu une existence lamentable, il est né au fond d’un taudis, sa mère est morte lorsqu’il avait dix ans, il a passé un an dans un orphelinat pendant que son père purgeait une peine de prison, c’est un enfant aigri, apeuré, battu chaque jour… nous lui devons bien quelques minutes.
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On ne peut pas croire ce gosse lorsqu’on sait ce qu’il est, ce genre de gosses sont des menteurs nés. Seul un ignorant pourrait admettre cela !
3.2.6. Obstacle cognitif d’origine psychanalytique
Illustrons un obstacle affectif d’origine psychanalytique par le dialogue suivant entre deux jurés :
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« Alors, il a tué son père, comme ça, sans sourciller.
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Les jeunes maintenant sont marqués par l’éducation, remarquez il l’a peut-être mérité, comme on dit : tel père, tel fils. La réponse montre la haine envers les jeunes à cause du manque d’éducation et des rapports conflictuels que le juré a avec son fils, ce qui apparaîtra à la fin du film. »
3.2.7. Les expériences cruciales
Vient ensuite l’examen de la façon dont l’arme a été utilisée. Le juré No 5, « moi, j’ai vu une bataille […] et j’ai observé la position du poignet lors d’un coup de couteau. D’après les tailles respectives du père tué, et du fils accusé, et d’après le positionnement de la plaie qui est verticale le gosse n’a pu porter le coup de couteau, car un couteau à cran d’arrêt qui vient d’être ouvert crée une plaie horizontale ». Une simulation du coup de couteau est alors faite (image No4).
Le débat se poursuit sur le témoin auditif qui a également affirmé avoir vu le garçon s’enfuir après le crime. Pourtant, lorsque Fonda fait une reconstitution du trajet entre le lit du vieillard et sa porte, il s’avère que le temps est beaucoup plus long en réalité que celui établi dans le témoignage. Quarante secondes en raison de la faiblesse de la jambe du vieil homme, alors que son propre témoignage indiquait dix ou quinze secondes. Dans une autre scène (à 55 mn 07 s), Fonda mesure au pas le temps que met un témoin pour arriver à la fenêtre afin de voir le criminel.
C’est l’expérience qui infirme une théorie, l’expérience cruciale selon Bachelard (1938, op. cit.) qui écrit que « toute expérience doit être polémique », et « L’observation scientifique est toujours une observation polémique » (p. 42), c’est-à-dire en lutte contre l’expérience commune et la représentation du monde qu’elle véhicule. Elle contredit quelque chose que l’on croit. Ce qui confirme l’avis de Popper (2012, p. 49) : « […] l’attitude scientifique est l’attitude critique. Elle ne recherche pas des vérifications, mais des expériences cruciales ».
Les deux expériences cruciales réalisées par Fonda, concernent l’une la manière de réaliser un coup de couteau et l’autre l’évaluation de la durée de déplacement d’un témoin, sont concluantes, elles réfutent les thèses des jurés qui votaient coupable. Ces démonstrations ont persuadé trois nouveaux jurés de changer d’avis pour voter non coupable.
3.2.8. Expression de groupe face à l’obstacle culturel
Le juré No10 tente ensuite de convaincre les autres que la pauvreté est un signe extérieur de criminalité. Au fil de sa diatribe, les jurés se mettent les uns après les autres à lui tourner le dos, à regarder par la fenêtre ou à s’éloigner de lui pour montrer leur désapprobation vis-à-vis de ses paroles déplaisantes et cruelles (image N° 5, d’autres scènes du film, à 1h 19mn et à 1h 24mn, le montrent aussi). L’obstacle culturel est mis à nu.
3.2.9. Une tentative d’agression : une sérendipité salutaire
Le débat arrive ensuite au témoin auditif qui a déclaré sous serment avoir entendu le corps tomber et le garçon crier à la victime : « Je vais te tuer », alors que le fracas du métro aérien, tout proche, ne permettait probablement pas de l’entendre nettement. Le juré No5, qui a déjà vécu aux abords du métro aérien, change d’avis et vote non coupable. Le juré No3, très irascible, fait à nouveau preuve de son manque de sang-froid pour se plaindre du comportement de l’enfant. À 56 mn 46 s du début du film, un des jurés (le No3) tente de frapper Henry Fonda (juré No8) pour une mésentente. « Laissez-moi le tuer ! », dit-il. Fonda retourne la situation à son profit : « Vous avez réellement envie de me tuer ? », lui répond-il, détruisant l’argument de ceux qui croient au crime parce qu’un témoin déclare avoir entendu une menace de crime prononcée par l’accusé. Ce qui démontre que cette phrase peut être prononcée sans vouloir passer à l’acte. Dans le cours des évènements, il s’agit d’une forme de sérendipité, évènement non recherché, mais advenu et exploité pour servir la recherche scientifique. À la suite de cette scène, les jurés No2 et No6 changèrent leur vote en faveur de la non-culpabilité.
3.2.10. Un happy end : le retournement de situation
Le juré No4 se fie au témoignage visuel d’une femme qui a déclaré avoir vu le crime se commettre en face de chez elle à travers les rames du métro aérien. Le juré No9 a remarqué qu’elle avait, lors de l’audience, des traces particulières sur le haut du nez. Elle porte habituellement des lunettes, il y a un doute sur le fait qu’elle ait pu voir nettement la scène. À la suite, les jurés No4 et No10 votent non coupable. Le juré No3, isolé, tente de défendre sa position. Face au silence réprobateur des onze autres jurés, il déchire la photo de son fils, qui était dans son portefeuille, éclate en sanglots et change d’avis, il vote non coupable. C’est son conflit avec son propre enfant, avec lequel il est brouillé depuis plusieurs années, qu’il projetait dans cette affaire. Le verdict final est la non-culpabilité de l’enfant pour cause de doute raisonnable et les jurés sortent du tribunal. Le dialogue socratique, initié grâce à un doute légitime de l’acteur principal (Fonda), a abouti à un résultat contraire à la croyance des onze autres jurés, empressés, au début, de conclure sans examiner les faits.
Conclusion
Le film Douze hommes en colère est une traduction par le cinéma du dialogue socratique. Le personnage principal, comme pour Platon dans ses Dialogues, part de l’idée qu’il ne sait pas et donc il cherche en interrogeant les autres. Un esprit scientifique doute des apparences, des impressions premières et des opinions, et soumet les faits au crible du doute, de l’analyse et à des expériences contradictoires cruciales (Bachelard, 1938, op. cit.), ce n’est qu’ainsi que l’on atteint la vérité des choses et on parvient à « s’arracher à la pesanteur de l’évidence » (p. 42). Le réalisateur a mis en scène et montré le combat de l’acteur principal, Henry Fonda. Tout le long du film, il déploie des efforts pour mettre à nu ce qui s’appelle en didactique (ou en psychologie cognitive) les obstacles cognitifs, les intuitions et les conceptions personnelles qui voilent la réalité des choses. Qu’ils soient d’ordre psychologique, social ou culturel, du type conceptions, croyances bien établies, raisonnements fallacieux ou déductions naïves et hâtives… Fonda les débusque chez les autres acteurs et arrive à ébranler leurs convictions de départ pour finalement inverser le vote en faveur de l’accusé. Le film se termine par un non coupable unanime : un enfant est sauvé de la chaise électrique par manque de certitudes des accusations ou à la moindre réfutation de son innocence. Comme en recherche scientifique, une théorie valide est une théorie qui résiste aux tentatives de réfutation, dit Popper (1963, op. cit.). La thèse de l’innocence du jeune prévenu n’a pas de réfutations et n’a pas résisté aux tests du réel qu’Henry Fonda a dressés devant les arguments des autres acteurs. L’acteur principal a montré qu’il faut se méfier de l’intuition, de l’opinion, des obstacles possibles de tout genre, des conceptions et représentations personnelles, des raisonnements fallacieux et de déductions hâtives ou naïves… Bachelard (1938, op. cit.) dit bien aussi que « toute culture scientifique doit commencer […] par une catharsis intellectuelle et affective » (p. 18). Et si aussi, la connaissance véritable procède toujours d’un « ensemble d’erreurs rectifiées » (Bachelard, op. cit., p. 239), Fonda a poussé le jury à en rectifier beaucoup, comme il a veillé, tout au long du film, à réaliser laborieusement cette catharsis.