La poétique de la prière dans les prières de Léopold Sédar Senghor

Gérard Marie Noumssi Nde Mufopin

p. 61-86

Gérard Marie Noumssi Nde Mufopin, « La poétique de la prière dans les prières de Léopold Sédar Senghor », Aleph, Vol.2 (1) | 2015, 61-86.

Gérard Marie Noumssi Nde Mufopin, « La poétique de la prière dans les prières de Léopold Sédar Senghor », Aleph [], Vol.2 (1) | 2015, 19 May 2017, 24 November 2024. URL : https://aleph.edinum.org/254

Peut-on parler, chez Senghor, d’une poétique de la prière ? Si oui, dans quelle mesure ? Une lecture attentive de « Prière aux Masques », « Prière de paix », « In Memoriam » et des autres poèmes-prières de cet illustre écrivain permet de répondre par l’affirmative. Cette catégorie de textes bénéficie en effet d’un traitement sémiotique particulier qui la fait émerger de toute sa production littéraire ; elle présente un régime de littérarité élevé, marqué par une énonciation spécifique. Cette spécificité se lit par l’immanence du cadre spatiotemporel religieux soigneusement peint, la construction d’un schéma énonciatif vertical, et une exploitation liturgique de la fonction conative langage. Le tissu textuel se veut particulier, particulièrement travaillé, parce que destiné aux Divinités, aux Esprits, brefs aux êtres supérieurs, d’où une certaine systématique de l’esthétique : le Priant veut séduire le Prié par la multiplication, l’enchaînement et la superposition des faits de style ponctuels, autant que par le développement des figures transversales et macrostructurales, qui ont le pouvoir de se ramifier dans tout le poème et d’ainsi fédérer les différentes instances de l’énoncé pour une beauté globale et finale, dont l’effet visé est de pousser les Dieux à exaucer la prière.

Can we speak, concerning Senghor, of « poetics of prayer »? If yes, on what basis? After reading « Prière aux Masques », « Prière de paix », « In Memoriam » and other poems-prayers by that famous writer, we can respond positively. Indeed, that category of texts seems to be treated specially in terms of semiotics, which makes them arise from the lot. Their literarity quality looks higher, as it is characterized by a type of enunciation that makes it specific. That can be seen through the immanence of its religious spatiotemporal frame that is thoughtfully described, through the construction of a vertical enunciation scheme, as well as a liturgical use of the conative function of the language. The text itself is particularly worked out, as it is written for the Divinities, the Spirits, in short for superior entities; hence a certain « systematics of the aesthetics »: the Praying wants to capture the Prayed y the multiplication, succession and overlapping of stylistic figures and the development of crosscutting and macro-structural features which give the poem a global and final beauty, which aims at making the Gods make the payer come true.

هل يمكن أن نتحدث عن شعرية الدعاء عند سينغور ”Senghor”؟ إذا كان الجوا نعم، ففي أية حدود؟ قراءة متمعنة في <prière aux Masques>، <prière de paix>، <In Memoriam> وفي قصائد أخرى يسمح خيال هذا الكاتب بالرد بالإيجاب. عنيت هذه المجموعة من النصوص بدراسة سيمائية تبرز كل المعطيات الأدبية، وتقدم نظاما أدبيا راقيا، له سمة تلفظية خاصة. تقرأ هذه الخصوصية محايثة الإطار الزمكاني الديني لبناء الهيكل التلفظي العمودي، والاستغلال الطقوسي لوظيفة الدافع اللغوي. المكون النصي ذو طبيعة خاصة لأنه يظهر الألوهية والأرواح والطبيعة المتعالية، بنظامية جمالية : المبتهِل يغوي المبتهَل عن طريق الإلحاح والاطراد وترتيب الأحداث بطريقة دقيقة، وكذلك عن طريق سيرورة الصور القابلة للتحول وذات البنية الكبرى التي لها القدرة لأن تتشعب داخل كل القصيدة وأيضا توحد مختلف دعاوي الملفوظ من أجل جمال كلي ونهائي، لجعل الآلهة تستجيب للدعاء.

Toute prière est poème, même s’il est en prose ; il n’y a pas de prière sans poésie. C’est une parole spécifique, spécialement travaillée, modelée, composée, parce que destinée à des êtres sacrés et suprêmes ; la prière apparaît alors comme un poème de sortie de soi et d’élévation vers des êtres transcendants. Qu’est-ce qu’il y a donc de spécial, de spécifique, dans les poèmes-prières de Léopold Sédar Senghor ? Dans quelle mesure peut-on parler chez lui d’une poétique de la prière ? Cette problématique place directement le débat en régime de littérarité, comme dirait G. Molinié (1998 : 89). Dans cette perspective, les prières seront traitées comme des actes de littérarité obéissant au fonctionnement du discours littéraire comme littéraire (Molinié, 1998 : 5). Ces questionnements permettent de structurer notre essai en trois articulations. L’on procédera d’abord à une présentation du cadre théorique, ensuite on analysera les principales figures de rhétorique structurant la prière senghorienne, et pour finir, l’on procédera à une systématisation de la poétique de l’adoration.

Les présupposés théoriques

Pour une étude du régime de littérarité dans Poésies de Senghor, nous optons pour la stylistique structurale. Il s’agit d’une démarche qui applique à l’objet littéraire une méthode strictement linguistique. Et pour ce qui est du texte poétique, Riffaterre (1983 : 12) fait observer que, du point de vue sémiotique, on doit surtout considérer les faits accessibles à la lecture et « perçus en relation avec le poème conçu comme contexte spécifique et clos ». C’est donc au sein d’un tel contexte que l’on ciblera les faits rhétoriques que l’on peut considérer comme des agrammaticalités.

Et comme le précise Riffaterre (1983 : 15) « ces agrammaticalités découvertes au niveau de la mimésis [ou représentation littéraire de la réalité] doivent être comprises comme fil indicateur de la sémiosis », puisqu’il s’agit simplement d’un passage intégratif des signes du niveau de la mimésis au niveau de la signifiance. C’est ce processus de la signifiance qui induit à la littérarité qui est au cœur de l’activité rhétorique dont le but fondamental

est incontestablement de persuader ; le premier des moyens pour y parvenir est de plaire […] Qu’est-ce plaire ? C’est d’abord une praxis de séduction. Et la séduction dont il est ici question est forcément verbale (Molinié, 1995 : 122).

De ce fait nous optons pour une approche rhétorique du poème senghorien.

À cet égard, rappelle J. Gardes Tamine (2008) : « nombreux sont les textes poétiques qui utilisent les procédés rhétoriques de construction et d’interprétation ». De plus, la dimension rhétorique permet de prendre en compte l’éthos (caractère moral du poète) ainsi que le pathos (disposition de l’auditoire ou des lecteurs). « L’éthos est ce qui donne […] crédibilité au discours et le pathos, ce qui le fait accepter », estime M. Meyer (1991 : 34). Partant de ce principe, l’étude se propose de mettre en lumière l’élément poétique dans les textes-prières de Senghor. R. Jakobson (1963 : 210) insiste sur le fait que la poétique « a affaire à des problèmes de structure linguistique [Et elle] peut être considérée comme faisant partie intégrante de la linguistique ».

Le corpus de l’étude est constitué de : In Memoriam, Neige sur Paris, Prière aux Masques, Le retour de l’Enfant prodigue, Prière des Travailleurs sénégalais, Prière de paix, Élégie de minuit. Les quatre premiers poèmes sont tirés de Chant d’ombre, le cinquième et le sixième d’Hosties noires, et le dernier de Nocturnes. Notre postulat est qu’il s’agit des textes réels donnant lieu à l’observation et à la description des usages authentiques de la langue (M-P. Jacques, 2005 : 24). Face à l’exigence du principe de représentativité en linguistique de corpus, nous faisons valoir, avec P. Charaudeau (2009 : 50), qu’un corpus demeure constitué de textes […] qui sont regroupés en fonction de leur appartenance à tel ou tel type de situation, à l’instar de la supplication ». Il en est ainsi des poèmes que Senghor a consacré sans aucune ambiguïté à la prière. Les vers cités avec leurs numérotations sont conformes à la composition des poèmes du texte-corpus : Poésies.

1- Immanence du cadre spatio-temporel religieux

Le temps de l’énonciation d’une prière est pour Senghor un instant privilégié. C’est le moment où il entre en communication et en communion avec l’Être Suprême ou les Divinités. Cette énonciation elle-même se présente comme un acte d’élévation, et le poète n’écrit plus, pour ainsi dire, comme d’habitude. En effet, l’énonciation précarique (qui est relative à la prière) a ses spécificités. La prière, comme discours, présente des particularités : c’est une énonciation marquée par la sacralité.

Tel est le premier trait de la prière sur le plan de l’énonciation. L’auteur inscrit, dans le texte même du poème, le lieu réel ou supposé de l’énonciation, c’est-à-dire de la profération de la prière. Et il en est de même pour le temps. C’est un espace-temps spécifique qui inspire la piété, invite au recueillement, à la méditation et qui favorise l’introspection de soi et la communication avec l’Au-delà. Ainsi, la prière aux Masques se déroule – nous dit l’auteur – dans ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane (v. 6), un lieu où règne cet air d’éternité où je respire l’air de mes pères (v. 7). Tout indique donc qu’il s’agit d’un espace sacré, d’un sanctuaire animiste, fréquenté par les prêtres traditionnels et d’autres hommes aux visages sans sourire qui se fane. L’espace de la Prière de paix est également immanent, c’est-à-dire inscrit dans le texte : ici la prière est proférée au pied de cette croix (v. 5), donc dans un lieu saint.

Dans ces poèmes, les déictiques démonstratifs montrent que l’auteur inscrit dans l’énoncé même le lieu de l’énonciation précarique, le lieu de l’acte de prière : Ce lieu forclos…, cet air d’éternité ; au pied de cette croix. Il en est de même du temps. Dans Neige sur Paris en effet, la prière est dite le 25 décembre, puisque l’auteur s’adresse à Jésus dans l’incipit du poème par :

Seigneur, vous avez visité Paris par ce jour de votre naissance,

et quelques vers plus loin :

Ce matin […]
Seigneur vous avez proposé la neige de votre paix […]

Dans In Memoriam, le temps où la prière est énoncée, c’est dimanche (v. 13). Les déictiques temporels sont inscrits dans l’énoncé même (ce jour, ce matin), et d’autres embrayeurs tels que les adverbes (C’était hier la Toussaint), et les présentatifs (c’est dimanche, c’était hier…). Mais le plus frappant, c’est que les déictiques temporels sont empreints de religiosité : dimanche, la Toussaint, Noël.

1.1- De la mise en scène d’un schéma énonciatif vertical

En fait, les textes poétiques étudiés apparaissent comme des actes de parole par lesquels le poète s’affirme comme personnage. Dès lors il se projette sur la scène du discours comme personnage à travers l’actualisation d’un discours poétique. Partant, nous considérerons le discours poétique senghorien comme un espace scénographique donnant lieu à des interprétations pragmatiques.

Le cadre spatio-temporel senghorien donne lieu à un schéma énonciatif disposé à la verticale : ainsi se présente le schéma de toute prière ; car le procès discursif qui est celui de la prière n’implique pas un énonciateur et un allocutaire situés sur un plan horizontal. L’énonciation précarique se déroule dans la verticalité : en bas le Priant, en haut le Prié. Entre le bas et le haut, se trouve la Prière énoncée – c’est le message -, qui va du Priant au Prié. Le premier est de statut inférieur, le second de statut supérieur, puisque l’un est un humain, et l’autre un divin. Et dans la perspective chrétienne, la verticalité est d’abord géographique : le Priant réside sur la Terre, et le Prié au Ciel.

L’actualisation de ce schéma – sa mise en scène – varie d’un poème à l’autre, mais dans chaque cas, la configuration reste la même. Le poste de Priant est occupé par le poète lui-même, mais dans Prière des Tirailleurs sénégalais, il est également occupé par les Tirailleurs. La première section (vv.1-8), ainsi que les vers 10 et 51 est prononcée par le poète s’adressant au Seigneur :

Seigneur ! Si je Te parle, Toi qui es l’Obscure Présence (v. 1) ;
Écoute leurs voix, Seigneur ! (v. 51).

Les autres sections (II, III, IV, V) constituent la prière supposée prononcée par les soldats africains ; en voici les premiers vers (v. V. 9 - 11) :

Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes laissés
pour solde à la mort […]
Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous
sommes les pères initiateurs ?

et les derniers (v. V. 48 - 50) :

Seigneur, oh ! laisse-nous prolonger l’heure médiane au soupir du
printemps qui se meurt
Sur la terre que chantèrent en l’étape perdue de mémoire nos
ancêtres océaniens
La béatitude bleue méditerranéenne.

À l’analyse, le poste de Prié, lui aussi, n’est pas toujours occupé par le seul Dieu. Même les Ancêtres occupent eux aussi ce poste. Le prié est alors successivement

- Dieu, dans « Prière des Tirailleurs sénégalais » et « Élégie de minuit »,
- les Ancêtres, dans « Prière aux Masques », « In Memoriam » etc.
- Jésus, dans « Prière de paix » et « Neige sur Paris.

Dans ce schéma de communication spécifique, le code est partout le même, à savoir la langue française ; le canal est également le même : l’oral. Le poète communique oralement avec les Divinités. Les textes écrits n’étant que des transcriptions postérieures. Le message (la prière) et le contexte quant à eux changent suivant les titres. C’est pourquoi chaque poème a sa prière et son contexte, c’est-à-dire son référent et son sujet.

En somme, la prière senghorienne est une énonciation verticale entre un « je » inférieur et un « Tu » supérieur et transcendant.

1.2. La fonction conativo-incantatoire

Loin d’être un échange verbal, la prière senghorienne est une énonciation à sens unique, fortement polarisée sur le « Tu », le Prié. Il s’agit, pour le Priant, de développer des stratégies linguistiques susceptibles de toucher le Prié et de l’amener à l’écouter et exaucer sa prière. Pour ce faire, il met à contribution toutes les ressources pragmatiques du langage, en particulier celles à grande potentialité perlocutoire, et donc capables de faire agir le Prié. L’énoncé précarique assure ainsi une grande fonction conative, doublée par moments d’une fonction hautement incantatoire. « La fonction magique ou incantatoire peut se comprendre, écrit R. Jakobson (1963 : 216), comme la conversion d’une troisième personne absente ou inanimée en destinataire d’un message conatif. »

Et justement, les prières de Senghor ont pour destinataire des personnes physiquement absentes, inanimées et même invisibles, puisque ce sont des divinités. Elles participent cependant à la dynamique énonciative. Alors, le discours du poème devient une invocation et parfois même une véritable incantation, car l’effet qu’on en attend est tout surnaturel, voire mystique.

1.3. La liturgie du vocatif

La fonction conativo-incantatoire, avec ses ressources linguistiques et ses stratégies discursives, se caractérise en premier lieu par le vocatif. En effet, l’énoncé précarique est dominé par des noms et prénoms, des expressions et propositions mis en apostrophe, et tous sont des vocatifs à sémantèse religieuse. Comme si cela avait un pouvoir magique, systématiquement toutes les prières débutent par un vocatif ; ce dernier est repris en écho dans la suite du poème, et il clôt parfois la prière, comme il en va dans « Prière des Tirailleurs sénégalais ». Nous en proposons une vue d’ensemble :

Titre

Vocatif initial

« Neige sur Paris » :

« Prière aux Masques » :

« Prière des Tirailleurs… » :

« Prière de paix » :

« In Memoriam » :

« Élégie de minuit » :

Seigneur (V. 1)

Masques (v. 1)

Seigneur ! (v. 1)

Seigneur Jésus (v. 1)

Ô Mort, qui… (v. 15)

Seigneur de la lumière et des ténèbres (v. 31)

En plus d’occuper la position inaugurale du poème, le vocatif prend très souvent une place stratégique de début de strophe ou de vers. Cette récurrence et cette position créent, dans beaucoup de cas, une figure anaphorique qui renforce le rythme sacré du poème, pour reprendre l’expression même de l’auteur. À cet effet, relisons « Prière de paix », plus précisément les premiers vers des cinq sections :

I — Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je t’offre comme un ciboire de souffrances ;
II — Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche ! ;
III — Tue-le Seigneur, car il me faut poursuivre mon chemin, et je veux prier singulièrement pour la France ;
IV — Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France ;
V — Ô bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque et peine à reconnaître.

Outre ces cinq cas soulignés, on peut relever dans « Prières de paix » huit autres occurrences de Seigneur mis en apostrophe, ce qui donne un total de treize récurrences pour un seul poème. Cette densité lexématique montre à suffisance la prédilection de Senghor pour le vocatif comme stratégie énonciative à vocation conative et perlocutoire. Mais le texte le plus illustratif à ce sujet est sans doute celui intitulé « Prière aux Masques ».

Dès l’entame de la prière, les vocatifs se succèdent : on en dénombre sept dans les trois premiers vers, et un huitième dans le cinquième vers :

Masques ! Ô Masques !
Masque noir masque rouge, vous masque noir-et-blanc
Masques aux quatre points d’où souffle l’Esprit
Je vous salue dans le silence !
Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de lion.

Deux vers plus loin, les masques à fonction vocative reviennent, prolongés cette fois par des caractérisants de toute nature (substantifs, adjectifs, propositions subordonnées…) :

Masques au visage sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute ride
Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc
À votre image, écoutez-moi !

Devant les divinités ancestrales représentées par des masques multicolores et multiformes, la prière de Senghor se fait résolument incantatoire. Le vocatif est alors renforcé par l’exclamatif, l’anaphorique, l’interjectif et l’appositif.

En somme, dans « Prière aux masques », on assiste à une surcharge poético-stylistique qui n’a d’égal que l’intensité de l’émotion du poète devant l’agonie de l’Afrique des empires (v. 11) et son impatience de voir son peuple se réveiller et répondre présent à la renaissance du monde (v. 15). Ému et impatient, le poète hèle, apostrophe, appelle, interpelle, invite, invoque, convoque les Ancêtres par des vocatifs variés, allant du bref « vous » (v. 2) au kilométrique Masques aux visages sans masque, dépouillés […]/Qui avez composé ce portrait, ce visage […]/A votre image (v. V. 8-10). Le terme Masques est ainsi crié huit fois, tantôt au singulier, tantôt au pluriel ; trois des huit cris créent une anaphore tout au long de l’invocation (v. V. 1, 2, 3), deux à eux seuls forment le premier vers, reliés par l’interjectif « Ô » et bornés par les exclamatifs « ! » indiquant l’élévation du ton.

1.4. Les modalités verbales

Chez Senghor les modalités verbales sont surtout le subjonctif et l’impératif non catégorique. Le vocatif, dans la plupart des cas, introduit l’impératif. La stratégie du vocatif, pour avoir plus d’effet conatif, est complétée par celle de l’impératif et celle du subjonctif à valeur impérative. Le poète s’applique à faire pression sur les Dieux, et les amener à comprendre l’urgence de leur intervention. Cependant, le poète n’a pas l’intention de contraindre les Dieux à leur donner des commandements. Même s’il insiste, son impératif n’est pas un impératif catégorique, c’est-à-dire un devoir, un ordre : ce n’est qu’une prière, avoue-t-il avec humilité dans « Élégie de minuit » (v. 37).

Ainsi, dans « Le Retour de l’Enfant prodigue », c’est de la position couchée, allongée dans la poussière (v. 22), qu’il invoque les Ancêtres :

Éléphant de Mbissel, par tes oreilles absentes aux yeux, entendent mes Ancêtres ma prière pieuse […]
Donne-moi la volonté de Soni Ali […]
Souffle sur moi la sagesse des Keita.
Donne-moi le courage du Guelwâr et ceins mes reins de force comme d’un tyédo. […]
Fais de moi ton Maître de Langue ; mais non, nomme-moi ton ambassadeur (vv.33-70)

Mais le plus souvent, le poète a recours à un impératif moins direct, moins immédiat, empruntant une forme subjonctive et parfois indicative. C’est ainsi que dans « In Memoriam » nous lisons :

Protégez mes rêves comme vous avez fait vos fils […]

Ô Morts ! Défendez les toits de Paris […]

Que de ma tour […] je descende dans la rue

Avec mes frères aux yeux bleus (v. V. 17-21),

et dans « Élégie de minuit » :

Toi seigneur du cosmos, fais que je repose sous Joal-l’Ombreuse
Que je renaisse au royaume d’enfance bruissant de rêves
Que je sois le berger de ma bergère par les tannes de dyilôr où fleurissent les morts[…]
Que je danse comme l’athlète au tamtam des morts de l’année. Ce n’est qu’une prière […] Viendra la paix viendra l’ange de l’aube, viendra le chant des oiseaux inouïs
Viendra la lumière de l’aube (vv. 32-39).

Les deux premiers vers de In memoriam comportent des impératifs directs (Protégez…, défendez…). Le second extrait, Élégie de minuit, présente une concaténation de subjonctifs introduite par l’impératif fais, que l’auteur omet au début des vers suivants : que je repose ; que je renaisse ; que je sois, etc.

Sur le plan grammatical, nous avons donc affaire, dans le premier cas, à des demandes impératives et, dans le second cas, à des demandes impérativo-subjonctives adressées aux Divinités par le Priant. Il en est de même du dernier vers de « In Memoriam » : ce n’est pas un souhait, du genre « je souhaite que de ma tour je descende… », mais bien plutôt une demande impérativo-subjonctive, une phrase impérative elliptique du verbe impératif. La structure complète de la demande serait : « Faites que de ma tour je descende dans la rue avec mes frères aux yeux bleus ». Les quatre occurrences du verbe viendra… des deux derniers vers sont construits dans le même style elliptique : ce sont des futurs à valeur subjonctive, et finalement à valeur impérative. Le mode est indicatif en surface, mais en structure profonde, ce sont des impératifs construits sur le même factitif fais du premier vers : « Fais que vienne la paix, que vienne l’ange de l’aube, que vienne le chant des oiseaux inouïs/Que vienne la lumière de l’aube ».

Dans sa poétique, Senghor semble particulièrement affectionner ces structures impérativo-subjonctives en « fais que… ». S’adressant aux Masques, il leur demande de faire

Que nous répondions présents à la renaissance du Monde (v. 15) ;

à leur tour, les Tirailleurs sénégalais prient le « Seigneur » de faire

Que nous goûtions la douceur de la terre de France […] (v. 25),

La fonction conative est également manifestée dans une autre prière, la « Prière de paix », où le poète use de l’impératif direct pour émettre au Ciel, au « Seigneur Jésus » (v. 1) la prière de l’Afrique crucifiée (v. 5) :

Laisse-moi te dire Seigneur, sa prière de paix et de pardon (v. 9) ;
Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche (v. 10) ;
Seigneur, pardonne à ceux qui ont fait des Askia des maquisards, de mes princes des adjudants (v. 18) ; Tue-le Seigneur […]
Seigneur, […] place la France à la droite du Père (vv. 27-28) ;
Oui Seigneur, pardonne à la France qui dit bien la voie droite et chemine par les sentiers obliques […] Oui Seigneur, pardonne à la France qui hait les occupants et m’impose l’occupation si gravement (vv. 32-34) ;

Cette prière de soixante versets contient quinze structures impératives (les verbes soulignés), sans compter sur les deux structures subjonctives des vers 20 (car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui…) et 22 (car il faut bien que Tu oublies ceux qui…). En y ajoutant les occurrences de vocatifs relevés plus haut (Seigneur Jésus, Seigneur Dieu et Seigneur), l’on constate que le système conatif de ce poème est dense. La poétique de la prière s’appuie donc fortement sur la fonction conative du langage, dont le dernier mode d’expression est l’interrogatif.

1.5. De l’interrogation isolée à l’interrogation concaténée

L’interrogation constitue la dernière forme d’expression grammatico-poétique de la fonction conative dans les poèmes-prières de Senghor. Moins présente que les formes conatives précédentes, elle n’est pas moins significative dans le procès énonciatif. Le destinateur presse le destinataire non seulement par des vocatifs, des impératifs et des subjonctifs, mais aussi par des interrogatifs.

L’homme interroge les Dieux, le Priant pose des questions au Prié, mais ce sont essentiellement des questions rhétoriques, autant dire des questions stratégiques qui sont en fait des arguments, des affirmations fortes à visée perlocutoire, car le destinataire interpellé est invité à répondre, et ne peut donner que la réponse qui s’impose par son évidence même, une réponse si évidente que le destinateur ne l’attend plus. Ainsi la fonction de l’interrogation n’est plus alors de demander une information, mais de provoquer une réaction, de persuader, d’agir.

Dans « Prière des Tirailleurs sénégalais », nous rencontrons une interrogation unique et isolée, mais puissante, du fait même de son unicité et de son isolement, tout comme de sa position dans sa mise en exergue du poème. Elle survient au tout début de la longue prière des tirailleurs, qui s’étend sur quarante-un vers ; et toute la suite de la prière procède de cette question inaugurale, ou plutôt de sa réponse, qui n’apparaît pourtant pas, mais qui se lit entre les lignes. Dans cette séquence, les vers 10 et 51 ne comptent pas, puisqu’ils sont les propos du poète et non ceux des Tirailleurs. Voici cette interrogation primordiale, destinée à l’Obscure Présence (v. 1) :

Sur cette terre d’Europe débarqués, désarmés en armes laissés pour solde à la mort […]
Verrons-nous seulement mûrir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? (v. V. 9-11).

Les soldats africains étant mal armés (désarmés en armes) et destinés surtout à servir de chair à canon (laissés pour solde à la mort), la réponse à la question est évidemment non : ils ne verront certainement pas mûrir leurs cadets ; et alors les résignés, les pauvres tirailleurs prient simplement le Dieu des armées (v. 43) de les laisser savourer la douceur éphémère de vivre (v. 22), de recevoir l’offrande de leur corps après leur mort (v. 30), de faire que leurs enfants aillent main dans la main avec les enfants français (v. 39), et de les laisser, en attendant la mort, prolonger l’heure médiane au soupir du printemps qui se meurt (v. 48).

Dans « Prière aux Masques » l’officiant justifie sa requête aux Ancêtres par un « car » suivi plutôt — on s’attendait à une affirmation ordinaire — par une interrogation concaténée :

Car qui apprendrait le rythme au monde des machines et des canons ?

Qui pousserait le cri de joie pour réveiller morts et orphelins à l’aurore ?

Dites, qui rendrait la mémoire de vie à l’homme aux espoirs éventrés ? (v. 17-19).

L’Afrique étant le royaume du rythme (nous sommes les hommes de la danse), le pays de la joie et de la vie (les pieds reprennent vigueur en frappant le sol dur), la réponse à cette triple question est évidente et unique : ce sont les Africains qui le feront. Les Ancêtres comprendront donc qu’il faut qu’ils fassent tout pour que l’Afrique « réponde présente à la renaissance du Monde », car cette présence est nécessaire et indispensable : la renaissance du monde se fera avec les Africains ou ne se fera pas !

2. L’art de la supplication

[…] à la langue si merveilleuse,
La langue même du poème.

Ainsi s’achève la prière de 1’« Élégie de minuit ». Ces vers méta-poétiques 13 expriment l’appréciation stylistique que Senghor fait lui-même de sa propre écriture : le poème, et particulièrement le poème-prière, est écrit dans une langue merveilleuse, une langue où, comme dirait R. Jakobson (1963 : 218) 14, « l’accent est mis sur le message pour son propre compte », pour ainsi dire pour sa propre beauté. Qu’est-ce qui fait donc « cette merveille » du discours précarique de Senghor ?

2.1. L’imagerie et la prosopographie

Au-delà de l’écriture versifiée, l’imagerie constitue la marque emblématique des poèmes-prières, et même de tous les poèmes de l’auteur. Chaque poème de Senghor est une forêt d’images. Pratiquement tous les poèmes-prières de notre corpus s’ouvrent par une image. Il en va ainsi des cas suivants où l’on relève successivement :

  • une métonymie du trait physique pour la personne : Obscure Présence ;

  • une comparaison : livre que je t’offre comme un ciboire de souffrance ;

  • deux métaphores déterminatives : ciboire de souffrance et visage de Pierre ;

  • une personnification : été qui nourrit […] de la lumière.

Seigneur ! Si je te parle, toi qui es l’Obscure Présence
(« Prière des Tirailleurs sénégalais ») ;
Seigneur Jésus, à la fin de ce livre que je t’offre comme un ciboire de souffrances (« Prière de paix ») ;
C’est dimanche.
J’ai peur de la foule de mes semblables au visage de pierre
Été splendide Été, qui nourrit le poète du lait de la lumière

L’ensemble de ces images constitue des obliquités sémantiques qui ont pour effet de générer de la préciosité au niveau de la signifiance du texte poétique. Quant à la prosopographie, il s’agit d’une « figure macrostructurale de second niveau […] qui consiste en une description physique d’un objet (généralement humain) » (J. Mazaleyrat, G. Molinié, 1989 : 278). Elle permet de faire le portrait physique d’un personnage de façon à en produire une image frappante et saisissante dans l’esprit du lecteur. Cette définition correspond exactement à ce que Senghor fait des Masques, « images pieuses » représentant les divinités ancestrales. Avant de présenter les doléances de l’Afrique aux Masques, c’est-à-dire, en réalité aux Ancêtres que ces images sculptées représentent, il en trace les portraits en termes de formes et de couleurs :

- l’un est noir, l’autre est rouge, d’autres sont blanc-et-noir (v. 2) ;
- certains portent quatre points d’où souffle l’Esprit (v. 3), et un autre a une tête en forme de tête de lion (v. 5) ;
- leurs visages, comme leurs yeux (v. 13), sont immuables, sans fossettes ni rides (v. 8).

Ce qui rend ces images prosopographiques encore plus frappantes, ce sont les figures accompagnatrices. Les couleurs sont indiquées dans un procédé énumératif qui donne au vers l’allure d’un balayage cinématographique faisant défiler sous nos yeux le noir, puis le rouge, puis les blanc-et-noir, puis ceux aux quatre points, enfin celui à tête de lion. Ce dernier se présente sous forme de caractérisation. Ancêtre à tête de lion, introduite à son tour par une hyperbate conjointe à la phrase précédente par une conjonction de coordination, phrase qui était pourtant terminée, comme en témoigne le point d’exclamation : et pas toi le dernier.

Dans l’énoncé du vers 8 : [masques aux visages sans masques], sans fossettes ni rides, on assiste à une image. La prosopographie est construite sur une antanaclase juxtaposée à une image métaphorique complexe : dans l’expression masques aux visages sans masque, le premier masque est employé au sens propre et le second au sens figuré. Dans la métaphore censée expliquer l’antanaclase, les visages des masques sont pris pour de vrais visages, des visages de chair, susceptibles de porter des fossettes et des rides avec l’âge, et, prosaïquement, le vers peut se réécrire « Masques aux visages non couverts de fossettes ni de rides » ; ou encore, pour utiliser une épithète du poète, « Masques aux visages immuables ». Et pour reprendre un autre vers de l’auteur, « Masques qui défient le Temps » (« Le Retour de l’Enfant Prodigue », V. 23).

2.2. L’éthopée du Seigneur

L’éthopée peut se définir comme une figure macrostructurale de second niveau […] qui consiste en une description morale et psychologique d’un personnage (Mazaleyrat et Molinié, 1989 : 138). Dans ce cas, le portrait est fait de façon à produire, dans l’esprit du lecteur, une image frappante et saisissante du personnage. Par cette figure, Dieu prend sous la plume de Senghor l’image sociologique du « Seigneur ». L’éthopée bâtie sur cette image pieuse est faite d’une succession d’attributs que l’on accorde communément à Dieu. Dans « Élégie de minuit », il est présenté comme un être ayant une puissance étendue à l’extrême : il n’est pas seulement le seigneur de la planète Terre, mais le Seigneur du cosmos (v. 32), le Seigneur de la lumière et des ténèbres (v. 31). Dans « Prière des Tirailleurs sénégalais », il est également doué d’une puissance militaire : c’est le Dieu des armées, le Dieu des forts (v. 43). D’autres attributs sont perceptibles dans les passages suivants :

Toi qui es l’Obscure Présence (v. 1) ;
Toi qui es l’oreille des souffles minimes, qui entends les chuchotements au-dedans des cases (v. 5) ; Toi qui sais […] (v. 21).

En plus de son omnipotence (v. 43), le « Seigneur » se caractérise donc par l’omniprésence (v. 1) et l’omniscience (v. 21) ; il entend tout, et demeure invisible (v. 1). Et ce qui frappe davantage dans cette éthopée, c’est cette sorte de mise en abîme, cette pratique de l’image dans l’image : dans le premier des trois vers, « Obscure Présence » est une métonymie du trait pour la personne, mise en relief par une double majuscule et l’antéposition de l’épithète ; dans le deuxième des trois vers, nous avons affaire à une synecdoque de la partie pour le tout, l’oreille se substituant à la personne tout entière de Dieu, qui entend les moindres bruits : (souffles minimes), qui entend les chuchotements au-dedans des cases.

En somme, les images pieuses, images à dénotation ou à connotation religieuses, ne sont donc pas seulement évoquées, le poète applique en plus sur elles des procédés imageants, parmi lesquels des figures macrostructurales comme la prosopographie et l’éthopée, mais aussi des figures microstructurales telles la métaphore, la synecdoque et la métonymie. Un dernier exemple fort intéressant à ce sujet, c’est le syntagme images pieuses lui-même qui est le siège de l’imagerie dans « Prière de paix » :

[…] plus d’un de tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses.
Et pourtant on aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à ton ciel, l’échelle de Jacob
La lampe au beurre clair
qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil (v. V. 47 - 49).

Les trois figures imageantes soulignées se rapportent toutes à la piété en clausule du vers 47. La première, un grand carnage, est une métaphore in absentia, c’est-à-dire le comparant d’un comparé absent, non occurrent dans la phrase : l’auteur compare la destruction massive et violente des images pieuses (comparé absent) à un grand carnage ; cette métaphore se justifie pleinement, les images pieuses détruites (masques, statues, etc.) représentant des êtres humains (les Ancêtres), et s’identifiant finalement à eux dans la croyance religieuse africaine, d’après laquelle « les morts ne sont pas morts ». À l’opposé de cette métaphore in absentia, les trois autres sont des métaphores in praesentia, le comparé images pieuses étant bien présent dans la phrase.

L’on assiste ainsi, dans la poésie de Senghor, et particulièrement dans ses prières, à une surcharge picturale. Les images abondent, et participent, d’une façon générale, à une rhétorique de la prière.

3. Vers une systématique de l’esthétique senghorienne

Au regard des occurrences analysées dans cet essai, on peut dire qu’il existe chez Senghor comme une obsession de la figure. La langue merveilleuse n’est pas seulement la langue même du poème, elle se veut également « la langue même du vers ». L’on note chez le poète un souci de travailler tous les vers de la prière, en sorte que chacun d’eux participe de la fonction poétique au sens jakobsonien du terme. Alors, tout au long du poème, d’un vers à l’autre, les stylèmes de tous ordres se déroulent, se suivent, et parfois se superposent.

3.1. Le texte poétique comme collier de stylèmes

Chaque prière de Senghor est un enchaînement de vers autant que de stylèmes, c’est-à-dire de faits stylistiques. En lisant les poèmes, on voit — ou on entend — les figures s’enfiler comme les perles d’un collier. Il en va ainsi dans « Prière aux Masques ». Ici chaque vers est justement une perle, du fait des stylèmes dont il est porteur, ou desquels il participe. Soient

les cinq vers de la prière aux masques :
Masques ! O Masques !
Masque noir masque rouge, vous masques blanc-et-noir
Masque aux quatre points d’où souffle l’Esprit
Je vous salue dans le silence !
Et pas toi le dernier, Ancêtre à tête de loin (v. V. 1-5).

À l’analyse, la prière s’ouvre sur une apostrophe (« Masques ! »), doublée d’une répétition. Celle-ci est encore répétée au deuxième vers où elle prend la forme d’une anaphore, ou plus exactement d’une épanaphore, doublée à son tour d’une énumération. À l’évidence, le vers est une succession de trois syntagmes qui commencent par la même lexie (masques) avec, parallèlement, une énumération des différentes couleurs de masques. Le vers trois est le lieu d’une autre occurrence de l’apostrophe. Le vers quatre, qui boucle provisoirement la série d’apostrophes, est marqué par la figure de l’harmonie rythmique, laquelle traduit l’équilibre intérieur et l’apaisement du poète respirant l’air d’éternité, l’air de [ses] Pères.

Considérons ensuite les cinq vers suivants :

Vous gardez ce lieu forclos à tout rire de femme, à tout sourire qui se fane
Vous distillez cet air d’éternité où je respire l’air de mes Pères.
Masques aux visages sans masque, dépouillés de toute fossette comme de toute ride
Qui avez composé ce portrait, ce visage mien penché sur l’autel de papier blanc
À votre image, écoutez-moi ! (v. V. 6-10).

Le vers 6 est construit sur une adjonction, figure qui consiste, comme le définit P. Fontanier (1977 : 336), « à rapporter plusieurs membres ou parties du discours à un terme commun qui n’est exprimé qu’une fois » : les deux membres à tout rire de femme et à tout sourire qui se fane se rapportent à d’adjectif forclos, dont ils sont les compléments. Le vers qui suit est un complexe d’antanaclase et de métaphore. En plus, sur le plan métrico-syntaxique, A votre image constitue un rejet, suite à l’enjambement du vers précédent le dernier vers.

L’analyse de la séquence des vers 11 à 16 est encore plus intéressante :

Voici que meurt l'Afrique des empires – c’est l’agonie d’une princesse pitoyable
Et aussi l’Europe à qui nous sommes liés par le nombril.
Fixez vos yeux sur vos enfants que l’on commande
Qui donnent leur vie comme le pauvre son dernier vêtement.
Que nous répondions présents à la renaissance du Monde ainsi le levain qui est nécessaire à la farine blanche.

Cette séquence est à l’image des deux précédentes, cousues de stylèmes. Au premier vers, le déclin humain, politique et économique de l’Afrique est assimilé à la mort, par l’occurrence d’une métaphore biologique in absentia, (meurt), et cette Afrique qui meurt est à son tour comparée, par une métaphore biologique in praesentia à une princesse qui agonise. Cette deuxième image est mise en relief par un tiret qui signale la parembole ou figure de la parenthèse. La figure saillante du vers suivant est une métaphore anatomique (liés par le nombril). Enfin, la comparaison est la figure marquante du poème : comme le pauvre son dernier vêtement. Et ainsi le levain qui… De toutes ces images découle une véritable obsession de l’analogie, qui est au cœur de toute activité poétique.

3.2. La concaténation anaphorique

L’obsession de l’esthétique, de la langue merveilleuse se lit également, chez Senghor, dans l’emploi quasi systématique de l’anaphore, pour laquelle il semble avoir une grande prédilection. Pas de prière sans anaphore, telle semble être l’un des principes de sa poétique. L’anaphore, figure transversale, enchaîne et soude une série de vers, une série de strophes, et parfois toutes les strophes du poème. C’est donc une coloration esthétique qui s’étale sur une bonne partie ou même sur la totalité de la prière.

Au reste, ce qui fait la valeur de l’anaphore, c’est son expressivité, c’est-à-dire le supplément de sémantique qu’elle apporte au poème. Et, en définitive, l’anaphore, comme les autres figures d’ailleurs, assure dans la prière une double fonction poétique et référentielle. Lisons à cet effet ce passage de « Neige sur Paris » :

J’oublie
Les mains blanches qui tirèrent les coups de fusils qui croulèrent les empires
Les mains blanches qui flagellèrent les esclaves, qui vous flagellèrent

Les mains blanches poudreuses qui vous giflèrent, les mains peintes poudrées qui m’ont giflé

Les mains sûres qui m’ont livré à la solitude à la haine les mains blanches qui abattirent la forêt de rôniers qui dominait l’Afrique, au centre de l’Afrique.
Droits et durs, les Saras beaux comme les premiers hommes qui sortirent de vos mains brunes. Elles abattirent la forêt noire pour faire des traverses de chemins de fer.
Elles abattirent les forêts d’Afrique pour sauver la civilisation, parce qu’on manque de matière première humaine (vv. 13-21).

Tout en embellissant le poème, la multiplication verticale plus ou moins retouchée des séquences les mains blanches qui et Elles abattirent la forêt constituent un appui stylistique à la sémantique de la dénonciation et de l’accusation.

Par la synecdoque anaphorique des mains — synecdoque de la partie — le poète fait un zoom répété sur la partie du corps qui symbolise la partie par laquelle les Blancs ont posé tant d’actes condamnables sur les enfants du Seigneur : massacres des peuples noirs autochtones, traite et esclavage, destruction des ressources naturelles. La figure anaphorique souligne la quantité et la gravité des horreurs commises par les mains blanches, les Blancs colonialistes et esclavagistes.

Néanmoins Senghor pardonne, comme l’attestent les vers suivants :

Seigneur, vous avez proposé la neige de votre Paix au monde divisé […]
Seigneur, j’ai accepté votre froid blanc […]
J’oublie […]
Seigneur, je ne sortirai pas ma réserve de haine,

Le froid blanc étant une synecdoque pour neige, et neige à son tour une métaphore in praesentïa pour Paix, accepter le froid blanc c’est accepter, par transitivité, la Paix proposée par Jésus à travers la neige qu’il a fait tomber dimanche le 25 décembre, jour de sa naissance, c’est accepter d’oublier, d’excuser, de pardonner les offenses des Blancs. Senghor affirme donc qu’il oublie, mais oublie-t-il vraiment ? Cesse-t-il en réalité de haïr les Blancs, en composant les chants d’ombre ? Dans le recueil suivant, il revient en effet à la charge, comme l’attestent d’autres figures de rhétorique :

Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche !
Et il est vrai, Seigneur, que pendant quatre siècles de lumière elle a jeté la bave et les abois de ses molosses sur mes terres
Et les chrétiens, abjurant Ta lumière et la mansuétude de Ton cœur
Ont éclairé leurs bivouacs avec mes parchemins, torturé mes talbés, […]
Et leurs boulets ont traversé les reins d’empires vastes comme le jour clair […]
Et comme des terrains de chasses, ils ont incendié des bois intangibles, tirant Ancêtres et génies par leur barbe paisible.
Et ils ont fait de leur mystère la distraction dominicale de bourgeois somnambules (vv. 10-17).

Dans cet extrait de la Section II de « Prière de paix », l’anaphore du et enchaîne les vers autant que les griefs d’accusation. Et sur le banc des accusés, la même Europe blanche, les mêmes Européens blancs, chrétiens pourtant, mais qui, trahissant en cela leur foi, ont pendant quatre siècles perpétré en Afrique des actes de violence.

Dernier grief, lié aux précédents toujours par l’anaphore, l’Occident a plongé le vieux continent, la vieille Afrique, dans la solitude, ses savanes et ses forêts ayant été vidées de ses enfants, que l’on a soit exterminé soit vendu en Amérique, comme le poète le dit dans une autre répétition anaphorique :

Car il faut bien que Tu pardonnes à ceux qui ont donné la chasse à mes enfants comme à des éléphants sauvages […]
Car il faut bien que Tu oublies ceux qui ont exporté dix millions de mes fils dans les maladreries de leurs navires
Qui en ont supprimé deux cents millions (v. V. 20 - 23).

Sur les 17 vers qu’elle compte, 8 commencent par Et, deux par Car, et trois par Seigneur. Donc 13 sur 17 sont marqués par l’anaphore. La Section III est caractérisée par cette même figure verticale, qui enchaîne également des mots porteurs de griefs d’accusation, lesquels sont cette fois tournés vers la France, la puissance colonisatrice. 7 de ses 11 vers sont anaphoriquement liés : deux par Qu’elle, deux encore par Oui, Seigneur, pardonne à la France qui, et trois par Qui.

Par ailleurs, le poète fait appel à la prosopopée, figure macrostructurale par laquelle « on fait parler un mort, un absent, ou une entité », Molinié (1993 : 116). Cette figure fait du poème l’espace du merveilleux, et l’écriture glisse de la réalité à la fiction, ce qui n’est pas sans incidence sur sa tonalité. Dans « Prière des Tirailleurs sénégalais », le poète, devant l’obscure présence du Seigneur (v. 1), fait parler en une prière commune tous les soldats africains dispersés sur les fronts de la Deuxième Guerre mondiale. Dans « Prière de paix », c’est l’Afrique qui parle du haut de sa croix. La prosopopée donne aux deux poèmes une tonalité épique dont participent tous les vers, du premier au dernier.

Les deux discours ont la même dispositio, pour employer la terminologie de la Rhétorique ancienne. Dans un premier temps, le poète adresse à la Divinité, en l’interpellant, des paroles introductives visant à présenter les circonstances de la prière et la personne du Priant, et dans un second temps, il laisse le Priant s’exprimer lui-même au discours direct introduit dans la première pièce par :

Écoute leur voix, Seigneur (v. 10),

et dans la seconde par :

Laisse-moi te dire, Seigneur, sa prière de paix et de pardon.

Voici les vers par lesquels commence « la prière des Tirailleurs sénégalais » :

Sur cette terre d’Europe débarqués en armes laissés pour solde à la mort […]
Verrons-nous seulement mourir les enfants nos cadets dont nous sommes les pères initiateurs ? (vv. 9-11),

et ceux par lesquels débute celle de l’Afrique crucifiée :

Seigneur Dieu, pardonne à l’Europe blanche, et il est vrai,
Seigneur, que pendant quatre siècles elle a jeté la bave et les abois sur mes terres.

À l’analyse, il apparaît que la tonalité épique gagne tout le poème, avec ces tirailleurs qui ont été recrutés en Afrique, qui ont ensuite traversé la mer Méditerranée et se sont battus héroïquement aux côtés des autres peuples rassemblés pour le même combat, au milieu des cris de guerre, fraternellement, et qui généreusement offraient leurs corps de Dieu […] pour l’honneur catholique de l’homme. La même tonalité parcourt la « Prière de paix » dans laquelle l’Afrique, bien que crucifiée depuis quatre cents ans, a pu traverser victorieusement toutes ces étapes périlleuses grâce à ses héros, à ses résistants, à ses têtes-aux-vastes-desseins, et reste toujours respirante. Non seulement elle reste « respirante », mais en plus, au lieu de crier vengeance, elle demande plutôt — par grandeur d’âme — elle prie plutôt le Seigneur de pardonner.

Mais le plus grand signe de grandeur, d’élévation est sans doute ce geste de création poétique par lequel l’auteur donne la parole à toute une classe militaire, celle des tirailleurs africains, et à toute une race, la race africaine. C’est un geste démiurgique par lequel Senghor place devant les Dieux un vaste groupe disparate et humain, et leur donne la faculté d’exprimer leurs idées et sentiments.

Ainsi, par son caractère macrostructural, la prosopopée se déploie sur toute la longueur du poème et répond au projet poétique de l’auteur, qui cherche à faire de la langue même du poème une langue si merveilleuse à tous les niveaux (« Élégie de minuit »). Elle s’insère alors harmonieusement dans le système imageant, et dans l’ensemble du système figuratif de la rhétorique de la prière.

Conclusion

L’étude stylistique des textes littéraires selon le structuralisme permet de mettre en lumière les faits linguistiques marqueurs de littérarité. Il s’agit des stylèmes qui relèvent aussi du fonctionnement rhétorique des textes tels que nous l’avons démontré à la lecture des poèmes-prières de Senghor. La littérarité, la poéticité des prières est assurée par une énonciation spécifique, caractérisée par l’immanence du cadre spatio-temporel religieux, la mise en fonction d’un schéma énonciatif vertical, et l’exploitation de la fonction conative du langage. Quant à l’énoncé lui-même, sa littérarité est marquée par une certaine systématique de l’esthétique : l’on note chez l’auteur un désir permanent de soigner le discours proféré devant les Divinités par l’enchaînement et la superposition des faits de style, la poétisation des images cultuelles tant africaines qu’occidentales, et le développement des figures transversales et des figures macrostructurales, qui ont le pouvoir de se ramifier dans tout le poème et d’ainsi fédérer les différentes instances de l’énoncé. Comme nous le voyons, la prière occupe une place très importante dans l’œuvre poétique de Senghor. C’est un motif artistique récurrent, et qui épouse diverses formes, avec cependant des constantes et des dominantes, voire des canons qui en font un véritable sous-genre.

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Gérard Marie Noumssi

Université de Yaoundé

Nde Mufopin

Université de Douala

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