Regard sur l’aventure poétique d’Abdellatif Laâbi

Saida Lamara

p. 115-127

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Saida Lamara, « Regard sur l’aventure poétique d’Abdellatif Laâbi », Aleph, Vol.1 (2) | 2014, 115-127.

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Saida Lamara, « Regard sur l’aventure poétique d’Abdellatif Laâbi », Aleph [En ligne], Vol.1 (2) | 2014, mis en ligne le 06 février 2017, consulté le 21 décembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/177

Aborder l’aventure créatrice d’Abdellatif Laâbi, c’est se retrouver forcément face à un parcours où le poète rejoint l’homme. Cette identité à double versant s’affirme à partir des années soixante, elle s’épanouit et atteint sa maturité pour couvrir de sa verve poétique la fin du XXe siècle et entrer de plain-pied dans le XXIe siècle.
Nous aborderons dans cet article la question du voyage poétique dans lequel s’inscrit Laâbi. Nous verrons comment en même tant qu’il réalise son œuvre il exhibe, pour mieux la trace, la procédure adoptée.

To approach the creative adventure of Abdellatif Laâbi, it is to find itself inevitably according course where the poet joined the man. This identity with double slope continues as from the Sixties, it opens out and reaches its maturity to cover its poetic liveliness the end of the 20th century and to enter the XXIe century on one level. We will tackle in this article the question of the poetic travel in which Laâbi fits. We will see how into same as long as it carries out its work, and its displays, for best the trace, the adopted procedure.

إن التناول الحسي الإبداعي لعبد اللطيف لعابي، هو الوقوف بالضرورة أمام مسار الشاعر الذي يربطه بالإنسان وتتأكد هذه الازدواجية في الهوية بداية من التسعينات وتبلغ ذروتها من حيث الحيوية الشعرية في نهاية القرن العشرين، ليلج بصفة راسخة من حيث الإبداع خلال القرن الواحد والعشرين. ونحن نعالج في هذا المقال قضية الترحال السنوي الذي اتصف به لعابي وسنرى في الوقت نفسه الإجراءات التي سلكها في إنجاز روائعه الشعرية.

Aborder l’aventure créatrice d’Abdellatif Laâbi, c’est se retrouver forcément face à un parcours où le poète rejoint l’homme. Cette identité à double versant s’affirme à partir des années soixante, elle s’épanouit et atteint sa maturité pour couvrir de sa verve poétique la fin du XXe siècle et entrer de plain-pied dans le XXIème siècle.

Cette longue traversée se nourrit des combats dont elle a accouché. La première étape est marquée par la création de la revue Souffles en 1966. Artistes de tout bord et hommes de cultures nationaux, maghrébins et même étrangers ont été interpelés par cette nouvelle expérience. Le principe qui l’inspirait est une révision culturelle de l’ensemble des secteurs de la production intellectuelle. L’urgence d’injecter un sang nouveau dans un champ en pleine période de questionnement fut le but recherché durant ces fausses indépendances qu’a connues le Maghreb. L’objectif a été pleinement atteint. Néanmoins, il fallait mettre la main à la pâte, selon l’expression d’Abdellatif Laâbi. Et c’est ainsi qu’est venu l’étape de l’engagement idéologique durant laquelle le groupe Souffles, soutenu par des intellectuels de gauche, allait demander une réforme du système politique. Sauf que ladite réforme espérait octroyer au peuple maghrébin les droits tant attendus.

Ce mouvement qui inspira la génération des années soixante ne pouvait aboutir face à un pouvoir despotique qui s’exerçait en période d’état d’exception. L’incarcération d’Abdellatif Laâbi et de bien d’autres militants fut l’aboutissement logique. Par conséquent, l’année 1972 marque le début de son désengagement de toute idéologie, quel que soit son pôle d’appartenance. Toute prison est désormais dépassée vers la seule éthique acceptable : celle d’une libération poétique et éthique. A. Laâbi trace ainsi la voie d’une nouvelle renaissance qui imposa son exil en 1985. Ayant connu ses différents aspects, le retour au pays aurait dû être la fin de ses pérégrinations. Mais son échec de trouver de nouveau le pays qu’il a quitté impose à A. Laâbi un exil définitif. Il boucle sa quête par l’élection de la seule patrie habitable qui est l’écriture dans le respect de la parole libre.

Tout au long de ce périple, A. Laâbi ne cesse d’interroger les dogmes religieux, les systèmes politiques et sociaux. Il secoue les préjugés et les modèles, quelle que soit leur autorité ou la force de leur ancrage. Ces remises en question atteignent l’autocensure dans la mesure où l’exercice poétique relève d’une recherche où le moi fusionne avec l’autre. Elles invitent le poète à dépasser ses propres limites pour ouvrir son horizon créatif à d’autres aventures dont l’étincelle est le vécu. Pour se préparer à cette rencontre, le poète se désengage totalement et accepte de garder ses seules armes : l’amour de l’homme et la liberté de la parole.

Choix de la marge

Si le parcours de chaque voyageur doit être tracé d’avance afin de garantir son aboutissement, le parchemin du poète reste indéchiffrable. L’égarement prépare la rencontre et le partage. L’aventure qu’il entreprend est toujours un départ vers l’inconnu. A. Laâbi la décrit dans les termes suivants :

Dans cet océan sans rivages qu’est l’aventure de l’écriture, je navigue à vue. Ce que je rapporte de chaque périple n’est pas nécessairement ce que j’avais pressenti ou désiré. Ce ne sont que lambeaux de visions et d’intuitions que j’ai pu arracher au mystère ou que le mystère a bien voulu me concéder. » (Laâbi 1998 : 14).

L’exercice créatif répond donc à ses propres exigences. Mais le déclenchement de ce processus n’est réalisable qu’après une libération du carnet de route. Aucun guide n’est toléré. C’est à ce moment que la quête peut commencer sous le signe d’une prédisposition du voyageur à la rencontre durant laquelle le poète a opté pour des mots clés comme la liberté de la parole et la transmission du vécu.

Le mérite d’une telle liberté impose au poète de vivre à la marge. Le seul lieu où le sentiment identitaire se réalise pleinement dans la patrie poétique et humaine loin de toute autre appartenance idéologique, religieuse ou sociale. À ce stade, la marge symbolise une frontière éthique où la solitude devient un destin incontournable, mais choisi. Il l’éloigne certes des dangers d’un nouvel engagement tout en le plaçant au cœur de l’aventure humaine. Ce statut paradoxal lui permet, néanmoins, d’être à l’affût de la moindre ouverture qui le plonge dans les profondeurs humaines et le garde en contact avec l’autre. La marge dans la conception d’A. Laâbi n’est pas cette distance qui écarte le poète de l’humaine condition, au contraire, elle est une disposition qui le prépare à se sauvegarder en-dehors des risques d’une aliénation idéologique ou religieuse. C’est suivant ces paramètres que la nouvelle identité fait jour :

Je ne suis pas ce nomade
qui cherche le puits
que le sédentaire a creusé
Je bois peu d’eau
et marche
à l’écart de la caravane (Laâbi 1996 : 14).

Le poème dessine la trajectoire du désengagement qui l’éloigne de l’extrémisme et du fanatisme sous leurs multiples facettes. Cette initiative le rapproche, paradoxalement, de l’homme en le plaçant au sein du vécu. De l’avis d’A. Laâbi, vivre en nomade c’est ne plus suivre les chemins battus. C’est une déclaration de révolte contre l’esprit de la horde et la logique identitaire qui soumettent l’individu à des valeurs en contrepartie de sa protection contre les groupes adverses. Le refus d’intégrer pareil système de vie le mène à se creuser une nouvelle appartenance. La seule qu’il est prêt à accepter et c’est la poésie. Telle est l’exigence d’Abdellatif Laâbi dans l’objectif d’éviter les dangers d’un nouvel enfermement. Il le déclare lui-même :

L’identitarisme est une des plus vieilles, des plus insidieuses formes de l’intégrisme. Il a toujours joué sur la peur panique de l’individu d’être rejeté de la horde sans laquelle il a le sentiment de n’être plus rien (Laâbi 1996 : 133).

Pareille position vis-à-vis d’une identité programmée et imposée depuis la naissance par la société ne peut aboutir qu’à l’errance. Elle devient la seule voie possible quand l’ampleur de la blessure d’être l’enfant du pays repousse les barrières de l’appartenance en les révisant. Toutes les composantes identitaires léguées par la société d’origine sont dépassées : l’appartenance raciale, sexuelle, religieuse, ses tendances idéologiques ainsi que l’héritage traditionnel. Elles constituent des attaches qui opèrent dans le sens d’une fermeture de l’individu sur son groupe social d’origine. Selon cette logique, l’ouverture sur l’autre, étranger, n’est ni envisageable ni acceptable.

Le Spleen de Casablanca prend fin sur ces notes où la négation qui préside à chaque strophe revendique les articles d’une nouvelle loi que seuls l’éloignement et l’exil peuvent amener à terme.

[…]
Ce ne pourra pas être un pays
juste pour le ventre
ou la tombe
et rien d’autre
hormis le fardeau des peines
qu’on n’ose plus confier
même à l’ami  (Laâbi 1996 : 49).

Le Spleen de Casablanca ouvre, une fois de plus, le chemin de la quête. Elle reprend sous le signe du refus catégorique des systèmes qui dominent aux dépens des droits élémentaires et fondamentaux1 de l’homme. En effet, le poète rejette l’allégeance au pouvoir unique dans l’oubli des libertés politiques et religieuses. Il appelle au droit du peuple de vivre dans la dignité, au-delà des risques que représente l’enfermement matériel et immatériel. Son dévoilement des exactions pratiquées au nom de l’appartenance est une dissidence qui inaugure le dépassement d’A. Laâbi de l’urgence d’obtenir une patrie. Juste à temps, l’errance se présente cette fois-ci sur les notes d’un départ définitif qui garde l’espoir non pas d’une trouvaille, mais d’une rencontre dans et par la parole. Lui-même, il résout l’énigme en affirmant :

Entre deux exils, je consens à celui qui éprouve sans mutiler et sauvegarde la dignité du rêve. (Laâbi 1996 : 80).

Désormais, seul l’exercice poétique est apte à lui offrir une patrie digne d’apaiser ses attentes :

C’est un pays à naître
sur le chemin
qui ne fait que reprendre
et ne conduit à nulle part (Laâbi 1996 : 80).

Le long poème intitulé : « Les Écroulements “fait écho à ce” tournant » qu’Abdellatif Laâbi a connu au moment d’écrire Le Spleen de Casablanca. L’approche qui a été réalisée par Khalid Hadji au sujet du premier poème rend parfaitement compte de la symétrie de ces révisions. Il avance :

« Autrement dit, dans ce recueil, Laâbi assiste à la mise à mort de tout un système de pensée dont la négation dénie à son écriture ses sources et l’ampute d’un vécu sous-tendant sa constitution. […]. Cependant, le poème actualise un régime ambivalent presque de nature schizomorphique, parce que la déconstruction sismique est aussi dévoilement, représentation ou fondation nouvelle. » (Khalid Hadji 2000 : 113).

La même démarche de déconstruction/construction qui a présidé à l’écriture du recueil : L’Étreinte du monde féconde la perspective du Spleen de Casablanca. Dans les dernières pages du premier recueil, la négation souligne l’exercice de l’éloignement et du dépassement non pas dans le but, gratuit, d’une annulation de la patrie, mais pour fonder une autre où la parole libre peut seule régner. C’est le fondement de sa nouvelle quête :

J’écris
quand tu m’écris
ô parole
et j’ajoute des choses qui t’échappent
quand je te soumets tes mots à l’ordalie

[…]
quand je n’exige rien d’eux
hormis ce que nous devons
à notre souveraine liberté (Laâbi 1993 : 24-5)

Toutefois, si la démarche est relativement semblable dans les deux recueils, vu l’écart d’édition de trois ans qui sépare le premier du second, la conception de l’exil diffère totalement de l’un à l’autre. A. Laâbi souligne sa position après l’échec de son retour au Maroc en avançant :

C’est depuis peu que je me suis réveillé brutalement à une situation où je découvre, non sans perplexité, que j’ai atteint le point de non-retour. […]. Ce que je sais maintenant, c’est que je suis parvenu aux abords du territoire sans rivages de l’errance. Par comparaison, mes pérégrinations d’avant étaient des déplacements balisés, une migration régie par le cycle de la partance et du retour. (Laâbi 1993 : 24-5)

Les exils diffèrent et se recoupent quand le retour est encore envisageable. Devoir d’exil, exil choisi ou forcé. Abdellatif Laâbi peut se vanter d’avoir connu tous les visages d’un éloignement qu’il a perçu comme l’unique solution pour rester fidèle à sa carte d’identité de poète libre. Du Maroc vers la France, Laâbi a opté pour le pays qui garantit la reconnaissance d’un libre exercice poétique. Or, si L’Étreinte du monde est une station parmi d’autres dans son état d’exilé, Le Spleen de Casablanca ferme ce cycle par l’errance. Elle atteint ce sommet où l’envol vers d’autres contrées décrète le départ définitif dans le respect d’un dire affranchie et libérateur.

La question : un parcours vers le renouveau

Pour réaliser son œuvre, A. Laâbi exhibe la procédure adoptée. Celle qui a ébranlé toutes ses prisons. Nous pouvons la nommer indifféremment : bilan, interrogation, question, remise en question ou table rase. Le principe reste le même. J. Alessandra s’y réfère en citant Laâbi :

Réfléchissant à mon itinéraire, je constate que je fais partie de ces écrivains qui ont la hantise des bilans. Bilan sur eux-mêmes, sur leur écriture, sur le monde. (Jacques Alessandra 2009 : 42).

La confidence révélée ci-dessus justifie la continuité de l’œuvre d’A. Laâbi par un procédé d’autorégulation qui régénère l’acte créatif. Ce mouvement commence par l’effondrement des anciennes valeurs et d’un balisage pour recevoir d’autres. Il s’agit d’une quête où l’interrogation déconstruit tout en assurant le renouveau de la parole poétique. À ce stade, nous pouvons avancer que la question est « thème existentiel et procédé rhétorique »2 en plus d’être un principe éthique.

La question est un thème existentiel qui ouvre Le Spleen de Casablanca. Elle transmet la position du poète au moment où il découvre l’angoisse d’une perte définitive de son pays natal et de l’impossible retour. La question rhétorique : « Où s’en est allé, dis-moi/le pays de notre jeunesse ? » (Laâbi 1996 : 11), trouve son écho presque à la fin du Spleen de Casablanca où le cri du poète annonce et dénonce une perte irrémédiable :

On m’a volé mon pays
Vous qui connaissez les lois
et savez vous battre
dites-moi
Où puis-je déposer une plainte
Qui pourra me rendre justice ?  (Laâbi 1996 : 48).

L’angoisse est au rendez-vous quand l’impasse invoque le temps révolu et l’avenir encore inaccessible. Le pays de la jeunesse a disparu et

Dans le bruit d’une ville sans âme/[…]/je n’ai que ta main/pour réchauffer la mienne (Laâbi 1996 : 48).

L’article indéfini souligne l’impossibilité du poète de s’identifier à l’espace natal où seule la main, symbole du don d’amour et de l’acte poétique, lui assure la vie. Cette étape charnière de son itinéraire impose au poète la remise en question de son pays. Elle aboutit à l’annulation des systèmes et des valeurs qu’il véhicule : pauvreté, despotisme, enfermement, etc.

L’interrogation reste, toutefois, une stratégie permanente et salutaire qui permet au poète une certaine dose de lucidité sur son propre exercice créatif :

Poète
réjouis-toi de ces questions
qui te réveillent
au milieu de la nuit
et ne pâlissent pas à l’aube
avec les étoiles [Laâbi 1996 : 48].

Sa nécessité relève d’un corps à corps où les exigences de la poésie repoussent à chaque fois les frontières de la vérité sur les convictions du surmoi. Instance aussitôt attaquée grâce à l’interrogation :

 Se sent-il “étranger” ? Il a osé formuler la question. Décidément, il ose de plus en plus. Feu sur le surmoi ! […], sa nuit singulière, faite de voiles, les plus hétéroclites. Les soulever un à un, jusqu’à la charnière où se révèlera la transparence pour qu’enfin il puisse se prétendre libre de toutes les prisons. [Laâbi 1986 : 64].

La confrontation s’opère ainsi grâce à l’interrogation qui procède au dévoilement de toutes les zones où l’étau culturel, religieux et idéologique, ont opéré.

Pas si vite
je sais à l’instant précis, dit-il
que tout est à réinventer
      […]
Va, va mon désarroi
ronge et renverse les idoles
ronge et tranche les brides
Va, va mon désarroi
ronge et coupe les amarres [Laâbi 1986 : 64].

Les bilans continuent et ponctuent la quête de soi et de l’autre. Pour y arriver, le dédoublement s’avère la voie salutaire dans son récit : Les Rides du lion. Multiplier ce je, révéler ses visages cachés sous le masque du poète porte-parole du peuple, telle est la revendication de ces voix qui habitent le récit de leurs révélations :

– pour une fois, essaye de voir les choses en face, de mesurer l’ampleur de tes contradictions. Tu crois avoir découvert l’Amérique lorsque tu prétends que c’est par la littérature que tu pourras vraiment mettre la main à la pâte, […].
Et puis, arrête de geindre, de crier comme si on t’égorgeait de l’oreille à l’oreille, de camper tour à tour les héros de ta tragédie de poète qui se veut maudit,… » [Laâbi 2000 : 21-2].

Le moi passe au peigne fin ses hantises et ses limites à la lumière d’une table rase qui se joue du narrateur unique et repousse son autorité sur le récit en inventant des sosies. La polyphonie dresse toute une liste d’énonciateurs qui révisent le point de vue du poète et présentent leur version de ce qui est son histoire. La violence utilisée à l’égard du poète dévoile son désengagement et sa distanciation par rapport à ce surmoi capable de handicaper sa démarche créative. Le renouveau s’opère déjà à partir de l’avènement de la parole, preuve de la fécondité de son procédé. C’est à ce moment que le poète réussit à rejoindre l’autre, là où seule la vérité arrive à accomplir l’étreinte :

Contrairement à tous les messages
rabâchés
sur la compassion, la justice
l’espérance, l’amour
la colère du ciel s’abat en priorité
sur les condamnés de l’existence
les désemparés
sans dents et sans épaules… (Laâbi 2009 : 43).

Choix du genre hybride 

Ce dévoilement d’un vécu, effacé des annales de l’histoire officielle, est un partage qui n’est accessible que si le sujet poétique se métamorphose en « je » collectif ou corps collectif. Ainsi, le poète perd le monopole de la parole au profit d’une distribution où tous les oubliés de l’existence déposent leur témoignage. Cette mise en scène de la parole théâtralise l’espace poétique dans un jeu de rôles où chaque personnage à son mot à dire. Leur insertion opère par diverses stratégies énonciatives : le discours direct, le discours indirect libre et même l’ironie. Le recueil Discours sur la colline arabe présente un exemple notoire.

Par ici Messieurs. Donnez-vous la peine. Alléluia au retour du peuple prodige et prodigue. Faites comme chez vous. La terre appartient à celui qui la conquiert. Les hommes à celui qui les châtre. Entrez. Entrez. Ne nous faites pas l’affront d’essuyer vos bottes ou de les enlever avant d’enjamber l’enceinte de nos misères consenties. Voici les camps de ces nomades déchus, de ces vagabonds qui ont des prétentions sur Eretz Israël. Ils n’ont encore rien compris. Mais vous n’allez pas vous salir les mains pour si peu de chose. Il suffit de lâcher sur eux leurs propres frères ou leurs faux frères… (Laâbi 1985 : 20).

L’ironie rend possible la critique acerbe de la position des dirigeants arabes face à la domination juive de la Palestine. La distanciation qu’elle opère face au spectacle tragique d’une telle réalité lui octroie le pouvoir de tourner en dérision le pacifisme des frères arabes en récupérant fidèlement leurs discours. Le respect des règles de ponctuation, l’usage des majuscules et des minuscules en plus du recours aux formules de politesse ne font que renverser les normes du langage officiel par l’usage du registre comique.

Le recours au théâtre n’est pas la seule possibilité que le poète s’offre, le mode narratif contribue également à créer un genre hybride. En effet, l’ouverture de ce recueil se déroule sous le ton d’une narration de quelques événements. L’œil, personnage témoin, étale ses connaissances en matière de crimes. Il ne fait que raconter ce qu’il a vu :

Sur la table rase des derniers commandements
L’œil
regardez bien avant de sortir vos bistouris qui ne coupent plus rien à force d’avoir servi dans toutes les boucheries domestiques et publiques, mouton, poulets, dindons de farces sinistres, petits adolescents dégueulés par vos écoles, vos beaux quartiers, vos banques avares…  [Laâbi 1985 : 20].

Ce récit, qui relève du discours direct prononcé par l’œil, rejoint le témoignage du corps. Le mode narratif s’organise ainsi dans, presque la totalité du long poème : Discours sur la colline arabe, à travers la métaphore filée du crime :

[…].
Vous ne tuez pas
vous exterminez […]. (Laâbi 1985 : 20).

Si la métaphore est une figure principalement poétique, Abdellatif Laâbi l’utilise aussi bien pour servir le mode lyrique que pour permettre la continuité du récit. Continuité, ou narrativisation, qui se tisse à travers la récupération d’un même réseau sémique à différentes étapes du poème. Le mode narratif s’établit à travers d’autres stratégies : le choix de l’écriture sous la forme de paragraphe au lieu de la forme versifiée, le recours à la description, le choix des phrases complexes, etc.

La subversion des règles du genre ne se limite point à Discours sur la colline arabe, elle embrasse la totalité des écrits d’A. Laâbi puisqu’elle a été, depuis la période de Souffles, une démarche contre la domination. Elle s’est traduite, au niveau littéraire, par un refus catégorique des normes de l’écriture. Et cela se traduit même au niveau du choix des titres. Intitulés : poèmes, prosoèmes, roman, essai, théâtre ou autres, ses œuvres ne s’en tiennent jamais au genre défini par le paratexte. Ce désir de subversion relève d’une question d’éthique qui commande à la création poétique. Il nous la présente comme suit :

Si j’étouffe dans le genre littéraire unique, canonisé, j’étouffe tout aussi bien dans le registre poétique unique. Aux libertés que m’offre la poésie, j’ajoute les libertés que je prends avec elle. D’où mes “escapades”, qui sont loin d’être des infidélités. Je pense au contraire que c’est elle qui me met dans une situation où la forme fait partie de ces insaisissables qui sont parmi les incitateurs de l’acte d’écrire. (Laâbi 1998 : 29).

Cette déclaration place le poète au sein d’une pratique libre tout en remettant le lecteur face à une quête dont les codes ne sont jamais donnés à l’avance.

En guise de conclusion, nous pouvons avancer que si Abdellatif Laâbi arrive encore à pratiquer son exercice préféré qui est le dévoilement du vécu, c’est grâce au respect d’une liberté imposée par la poésie. L’identité de poète reste la seule appartenance quand toutes les patries s’effacent face à aux exigences de respect et d’amour de l’homme. Loin des dogmes et des modèles, A. Laâbi peut se vanter d’appartenir au continent humain tout simplement. Cette liberté n’a jamais été gratuite, la contrepartie lui a valu l’incarcération, l’exil, la censure et bien d’autres sacrifices et restrictions. Toutefois, son œuvre poétique est aujourd’hui connue en Europe et même au-delà en plus d’être traduite dans plusieurs langues.

1 Nous retrouvons la même revendication dans son recueil intitulé : L’Ecorché vif. Il avance : « ce pays de troc silencieux/ petites filles, sueurs

2 Nous nous référons à L’article de Khalid Hadji, Un Tournant dans l’œuvre d’Abdellatif Laâbi : L’Etreinte du monde, op-cit., p. 115.

BAKHTINE Mikhaïl, La Poétique de Dostoïevski, Paris, Seuil, 1970.

BAKHTINE Mikhaïl, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.

COHEN Jean, Structure du langage poétique, Paris, Flammarion, 1966.

COMBEDominique 1989. Poésie et Récit, une rhétorique des genres, Paris, José Corti.

LAABI Abdellatif, 1996. Le Spleen de Casablanca. La Différence, Paris [2e éd. 1997].

LAABI Abdellatif, Un Continent humain, Entretiens [réalisés par Lionel Bourg et Monique Fischer], Tunis, Ed l’Or du temps, 1998.

LAABI Abdellatif 2010, Le Livre imprévu, Paris, Éditions de La Différence, 2010.

NAUGRETTE Catherine 2000, L’Esthétique théâtrale, Paris, Nathan.

Sous la direction de BERNOUSSI Saltani, La revue « Interculturel Francophonie ». Abdellatif Laâbi : un intellectuel tout simplement 16, nov.-déc. 2009.

Sous la direction de CHARAUDEAU Dominique et MAINGUENEAU Dominique, Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Seuil, 2002.

1 Nous retrouvons la même revendication dans son recueil intitulé : L’Ecorché vif. Il avance : « ce pays de troc silencieux/ petites filles, sueurs, âmes, muscles de fer […]. ». Paris, L’Harmattan, 1986, p. 67.

2 Nous nous référons à L’article de Khalid Hadji, Un Tournant dans l’œuvre d’Abdellatif Laâbi : L’Etreinte du monde, op-cit., p. 115.

Saida Lamara

Université Moulay Ismaïl de Meknès

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