Œuvre qui s’inspire largement des grands procès de Moscou qui eurent lieu de 1936 à 1938, Le Zéro et l’infini va au-delà du simple témoignage romancé du régime stalinien. Arthur Koestler fait plus que dénoncer, par le dialogue de ses deux personnages principaux, une dictature. Il en déconstruit la mécanique en la poussant jusqu’aux limites de sa logique implacable et pernicieuse. Fervent opposant au stalinisme, Koestler fera partie des services britanniques de renseignements anticommunistes. Son roman retrace l’arrestation et l’exécution d’un dirigeant soviétique, Roubachof, interrogé par Ivanof un membre du Parti. Le dialogue entre les deux personnages permet de mettre en lumière les intérêts d’une révolution pervertie par la politique ainsi que l’évolution d’idéologie de chacun des deux personnages. Si Ivanof semble adhérer à cette doctrine, dans une certaine mesure du moins, Roubachof s’oppose à lui en défiant le Parti. Leurs entrevues sont plus qu’un interrogatoire : c’est une joute rhétorique de deux intelligences façonnées dans le même moule, mais qui ont pris des chemins opposés. Elle peut ainsi se lire à différents niveaux : politique, historique, mais également, et c’est cette partie qui nous intéressera le plus ici, théologique.
En effet, ce face à face entre Roubachof et Ivanof fait écho à celui que l’on retrouve entre Aliocha et Ivan dans Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski et plus précisément dans son chapitre de La Légende du Grand Inquisiteur. Dans son dernier livre, l’auteur laisse éclater un questionnement qui traverse toute son œuvre : celui de l’existence de Dieu. Cette question est portée à son paroxysme dans son poème du Grand Inquisiteur, personnage extraordinaire, qu’il place face au Christ muet. Si Dostoïevski utilise le contexte inquisitorial pour montrer l’autoritarisme d’une Église qui a sacrifié Dieu au profit d’idoles, il souhaite également dénoncer le servage en Russie. En effet, c’est un thème brûlant d’actualité en 1880, période où il rédigea son roman, un an avant sa mort. Mais le Grand Inquisiteur est par la suite devenu plus qu’un personnage extraordinaire : il évolue comme un topos littéraire dans plusieurs romans anti-totalitaires (Nous Autres d’Eugene Zamiatine ou encore 1984 de George Orwell entre autres) et prend forme dans Le Zéro et l’infini de différentes manières. Ainsi, on verra comment l’œuvre de Koestler peut être vue comme une réécriture de La Légende du Grand Inquisiteur tout en faisant référence aux grands thèmes qui traversent l’œuvre de Dostoïevski. Il s’agira d’analyser le personnage d’Ivanof sous la lumière de trois grands personnages : celui d’Ivan Karamazov, du Grand Inquisiteur et du diable. Tous trois peuvent être vus comme les reflets d’un seul et même personnage qui clamerait sa rébellion contre un Dieu absent. Mais c’est dans leurs nuances que Koestler puise peut-être son inspiration pour créer un personnage qui répond à ceux de Dostoïevski et se caractérise par sa complexité.
Ivanof, une réécriture d’Ivan Karamazov
Ivanof, c’est d’abord un nom. Il est similaire à celui d’un des trois frères Karamazov, celui qui représente entre les trois la raison pure, Ivan Fédorovitch. Le parallèle pourrait être anodin s’il ne s’intensifiait pas tout au long du roman de Koestler. En effet, les deux personnages sont des intellectuels pour qui la raison peut, et doit, être l’explication de toutes choses. Celle d’Ivan est d’ordre spirituel tandis que celle d’Ivanof est plus idéologique et politique. Cependant, elles se déclinent de façon semblable et surtout engendrent la même ambiguïté qui est propre à leur personnalité. Ivan se révèle dans deux dialogues : celui avec son frère Aliocha, lorsqu’il tente par le biais de son poème La Légende du Grand Inquisiteur, de lui prouver les limites de la foi ; et celui qui est le reflet de sa folie en parlant avec le diable. Il y a alors trois niveaux de lecture qui se déclinent : le premier entre Ivan et son frère, le deuxième entre le Grand Inquisiteur et le Christ et enfin celui entre Ivan et son double méphistophélique. Dans ces trois niveaux, on y retrouve le personnage d’Ivanof qui est ainsi éclairé de différentes manières sous la plume d’Arthur Koestler.
Le premier dialogue entre Ivan et Aliocha pose le choix entre le rationalisme exacerbé et la foi. Ivan se place s’oppose à son frère, il croit au diable qui représente la cruauté intrinsèque de l’homme :
« Je pense que si le diable n’existe pas et que par conséquent c’est l’homme qui l’a créé, il l’a fait à son image et à sa ressemblance. » (Les Dostoïevski 2010 : 273).
Aliocha, de son côté, croit encore en la bonté humaine, il symbolise l’image christique par excellence. Tous deux représentent l’acte de foi de leur auteur, mais Aliocha est un croyant idéalisé, ce vers quoi Dostoïevski souhaite tendre en écrivant : « Si on me prouvait que la vérité est en dehors du Christ, je préférerais rester dans l’erreur avec le Christ que dans la vérité en dehors de Lui » (voir Correspondances). Vérité cynique et totalement désillusionnée, elle est à l’image de celui qui l’a proférée et rappelle la personnalité d’Ivanof. Celui-ci est lui-même traité de cynique dans son dialogue avec Gletkin :
Nous étions encore remplis d’illusions. Abolition de la loi du châtiment et de la loi du talion ; des sanatoria avec jardin d’agrément pour les éléments asociaux. Des foutaises.
– Je ne suis pas d’accord, dit Gletkin. Tu es un cynique. Dans cent ans, nous aurons tout cela (Koestler 2005 : 112-3).
Ce cynisme marque l’évolution de toute une génération dans le récit. Gletkin fait partie de cette nouvelle garde qui n’a pas réellement pris part à la première révolution, il n’a pas la mémoire d’Ivanof et ne fait pas partie de ces « cyniques d’intellectuels » (p. 175). Il est le produit du système qu’Ivanof a contribué à mettre en place, une sorte de créature qui a échappé au contrôle du créateur. Ainsi, Gletkin est le plus extrême puisqu’il est fermement persuadé de son bon droit. En un sens, il est un homme de foi, mais d’une foi aveugle qui mène le monde à sa perte. Ivanof est quant à lui trop intelligent et trop amoureux de la vérité pour avoir une telle foi, deux traits caractéristiques d’Ivan pour qui la vérité, même douloureuse, sera toujours plus importante qu’une foi construite sur un mensonge. Les deux personnages ne sont pourtant pas identiques dans leur désillusion. Ivan ne supporte pas cette vérité, il attend d’ailleurs qu’Aliocha le détrompe, même s’il ne l’avoue qu’à demi-mot en interrogeant son frère : « Tu ne sais pas pourquoi je dis tout cela, Aliocha ? J’ai mal à la tête et je me sens triste. » Triste peut-être parce qu’il voit l’incompréhension de son frère. Ivan teste ainsi la foi d’Aliocha en lui révélant les absurdités du monde, mais ne cherche pas réellement à le détromper. À l’inverse, Ivanof tente de ramener Roubachof dans le droit chemin, et ce en faisant appel à sa raison « Car c’est seulement lorsque tu auras repensé à toute cette affaire jusqu’à ses conclusions logiques, ce n’est qu’à ce moment-là que tu capituleras… » (Le Zéro et l’infini p. 159) Il n’attend rien de lui hormis le convaincre de la justesse du système puisqu’il connait déjà tout le cheminement de pensée de Roubachof et pour cause : il l’a déjà traversé lui-même. Derrière son cynisme se cache également une réelle tristesse que parvient sans trop de peine à déceler son ancien ami : « Oui tu as besoin d’oubli, se dit encore une fois Roubachof, et peut-être plus que moi. » (Le Zéro et l’infini p. 164-165). C’est ce qui rend si apte Ivanof à comprendre la psychologie de son accusé et ce qui accentue leur complicité parfois presque fraternelle. Les deux personnages se reconnaissent en l’autre et, tout comme Ivan et Aliocha, ils s’opposent et se reflètent. Ivan voit en Aliocha une promesse de rédemption :
Je pensais en partant, mon cher, que si j’avais quelqu’un au monde, c’était au moins toi, prononça soudain Ivan avec une émotion inattendue, mais je vois maintenant que dans ton cœur non plus il n’y a pas de place pour moi, mon cher anachorète (Dostoïevski 2010 : 302).
Aliocha est peut-être le seul à comprendre Ivan, ce qui rend la situation encore plus paradoxale puisque c’est le personnage à la plus grande foi qui comprend le personnage le plus athée du roman. La fraternité entre Roubachof et Ivanof est complexe et repose elle aussi sur un paradoxe : tous deux ont été formés dans le même moule d’idées révolutionnaires et Ivanof voit en Roubachof ce qu’il aurait pu être. Leur place aurait tout à fait pu être inversée et le jeu de miroir brouille leur opposition, dès le début de leur entretien :
« Ils se regardèrent pendant quelques instants, donnant libre cours à leur curiosité. Il y avait presque de la tendresse dans le sourire d’Ivanof. » (Koestler 2005 : 88)
Roubachof, en empêchant Ivanof de se tuer lors de leur dernière rencontre, est devenu le témoin de la seule parcelle d’humanité qu’Ivanof n’a pas réussi à éliminer. D’ailleurs la phrase de ce dernier : « Je ne veux pas qu’on te fusille » (Le Zéro et l’infini : 90) représente à la fois sa culpabilité et sa volonté de préserver cette part de lui-même. Il ne réagit plus en tant que bourreau qui doit préserver l’intégrité du Parti, mais en tant qu’homme qui essaie de concilier sa conscience et ses intérêts. Ce faisant, il se trahit et se rend presque tout autant coupable que Roubachof aux yeux du Parti. En effet, il avoue à demi-mot son absence de foi envers un Dieu qu’il a lui-même créé, non seulement dès le premier entretien avec l’accusé, mais tout au long du récit. Ce dernier point le rapproche cette fois du personnage créé par Ivan, le Grand Inquisiteur.
Mort du libre arbitre derrière l’omniprésence du Grand Inquisiteur
Clé de voûte de l’œuvre, La Légende du Grand Inquisiteur est une mise en abîme au sein du récit. Le dialogue d’Ivan et Aliocha touche à son aboutissement dans ce poème entre le Grand Inquisiteur et le Christ, tout en prenant une dimension allégorique, celle d’un face à face entre Dieu et le diable. Mais le Grand Inquisiteur est un personnage avant tout politique : en plus de dénoncer l’obscurantisme de l’Église inquisitoriale du Moyen Âge, il est possible d’y voir une double lecture à l’encontre du servage en Russie du XIXe siècle.
Dans son discours, le Grand Inquisiteur va à l’encontre des préceptes de l’Église qui prône le libre arbitre. Ici, il s’agit de tuer Dieu en supprimant la liberté individuelle, trop lourde à porter pour l’humanité. Ce qui caractérise le Grand Inquisiteur est sa logique et elle est identique à celle d’Ivanof. Ce dernier fait une absolue confiance à la logique pour ramener Roubachof à la raison, car son raisonnement est sans faille : « Roubachof capitulera, dit Ivanof, ce ne sera pas par lâcheté, mais par logique. Rien ne sert d’essayer la manière forte avec lui. » (Koestler 2005 : 111) L’idée qui réunit le Grand Inquisiteur et Ivanof peut se résumer en deux formules mathématiques qui traversent plusieurs œuvres de Dostoievski : soit 2 x 2 = 4, soit 2 x 2 = 5. Elles posent la question ontologique du libre arbitre. La première formule part du raisonnement suivant : peu importe les sacrifices s’ils permettent d’atteindre un bien collectif et universel. « Tuer beaucoup pour le bien de l’humanité » serait l’adage du Grand Inquisiteur et cette problématique se retrouve également dans Crime et Châtiment. Elle est mentionnée par Roubachof :
Le problème est de savoir si l’étudiant Raskolnikof avait le droit de tuer la vieille usurière. Il est jeune et doué ; elle est vieille et absolument inutile au monde. […] L’équation est en tout cas démolie, parce que Raskolnikof s’aperçoit que deux fois deux ne font pas quatre lorsque les unités mathématiques sont des êtres humains (Koestler 2005 : 166).
Mais Ivanof réfute cette logique : « Le principe selon lequel la fin justifie les moyens est et demeure la seule règle de l’éthique politique ». Cette règle est inflexible dans la doctrine du Grand Inquisiteur, elle le poussera nécessairement à privilégier le bien commun en sacrifiant le bien individuel. Comment ? En les persuadant que le bien commun est justement indivisible du bien individuel. Il leur offre donc un nouveau Dieu : le Grand Inquisiteur chez Dostoïevski, le Parti chez Koestler, afin que tous puissent l’adorer. Cette adoration s’appuie sur l’absence de doute et de faillibilité, car
« l’homme cherche à n’adorer que ce qui est indiscutable, tellement indiscutable que tous consentent à la fois à l’adorer à l’unanimité. » (Les Dostoïevski 2010 : 291)
Mais c’est sans compter le facteur aléatoire qui réside dans chaque individu, que l’on peut appeler « facteur x », tel que le définit Roubachof :
« Faire de la politique, c’est opérer avec x sans se préoccuper de sa nature réelle. Faire de l’histoire, c’est reconnaître x à sa juste valeur dans l’équation » (Koestler 2005 : 94).
Ce « x », on le retrouve également dans le roman contre-utopique d’Eugen Zamiatine Nous Autres. En effet I, celle qui va être un élément perturbateur pour le narrateur a les sourcils en x, l’auteur souhaitant insister sur le facteur inconnu qu’elle symbolise. Comme l’explique Jean-Philippe Jaccard dans son article « Le Bienfaiteur et la limitation de l’infini », cette problématique est au cœur des Carnets du Sous-sol de Fiodor Dostoïevski où le personnage prend plaisir à son mal de dents :
Le narrateur se révolte précisément contre la rationalité du 2 x 2 = 4, quand il affirme que 2 x 2 = 5 est une petite chose bien charmante […] Certes, 2 x 2 = 5 est douloureux, mais l’homme aime cette souffrance, et s’il l’aime, c’est parce qu’elle est conscience de soi (Jaccard J. P : 2013 : 43).
On retrouve ce mal de dents chez Roubachof : lorsque sa conscience le tourmente, celle-ci réveille une rage de dents mal soignée. Elle ne s’arrête que lorsqu’il se plie aux exigences du Parti. Si cette conscience de soi est si douloureuse, c’est parce qu’elle représente toute la difficulté de supporter le poids de la liberté. En effet, elle rejette l’homme loin de la simplicité engendrée par ses certitudes, mais au contraire laisse poindre la difficulté du doute. Elle encourage l’homme à se tromper voire même à souffrir, mais elle peut être bienfaisante si elle est issue d’une volonté propre et non d’une force imposée.
Ainsi, le 2 x 2 = 5 bouleverse la logique préétablie, il permet à l’homme de choisir, même si ce choix implique l’erreur. Or, tout être humain est faillible et cet oubli va perdre le Grand Inquisiteur tout aussi bien qu’Ivanof. Tous deux sont coupables du même péché d’hybris. En effet, en tuant la liberté individuelle pour fonder un ordre nouveau, ils tendent à remplacer Dieu. Ils en oublient ainsi leurs propres failles et se révèlent, chacun à leur manière, causant ainsi leur perte. Le Grand Inquisiteur révèle non pas son athéisme, mais sa quête vers un Dieu qui ne lui répond pas.
« Ton inquisiteur ne croit pas en Dieu, c’est tout son secret ! » (Dostoïevski 2010 : 300)
s’exclamera Aliocha après le poème de son frère. Cela est en partie vrai. Le Grand Inquisiteur souhaite croire en Dieu et, à cause de cela, tout son discours est annihilé. De même, Ivanof révèle sa propre incroyance envers le Parti face à Roubachof. Du moins croit-il au Parti de manière intellectuelle et rationnelle, mais il ne possède pas la foi aveugle des autres membres. Là encore, les deux œuvres semblent se répondre, car Koestler cite un passage de Crime et Châtiment à l’ouverture de son roman qui est tout à fait applicable au discours du Grand Inquisiteur : « Voyons, voyons, mon ami, on ne peut vivre absolument sans pitié ». Ici réside la tragédie principale d’Ivanof et du Grand Inquisiteur : tous deux ne sont pas totalement dénués de pitié. La réponse d’Ivan à son frère est révélatrice :
« n’est-ce pas une souffrance, même pour un homme tel que lui, qui a sacrifié toute sa vie à l’épreuve dans le désert et n’a pu se guérir de son amour de l’humanité ? » (Dostoïevski 2010 : 300).
Ce paradoxe, est l’une des problématiques centrales - pour ne pas dire la problématique – qui caractérise le plus ce personnage. Elle se retrouve dans l’idéal de révolution qui a été oublié, ou plus précisément perverti, dont parle Roubachof :
« Tout est enseveli, les hommes, leur sagesse et leurs espérances. Vous avez tué le “Nous” ; vous l’avez détruit. »
Humanité, Nous, masses ou encore plèbes, il existe bon nombre de termes pour désigner l’ensemble d’une population assujettie. S’il s’agit toujours de la même idée, celle-ci change en fonction de celui qui la désigne. En effet, le « Nous » dont parle Roubachof renvoie à une appellation noble. Il intègre aussi bien les fondateurs de la révolution que ceux qui en sont les dépositaires et rappelle un idéal sans caste. Le libre arbitre n’est pas supprimé, il contribue à la construction d’une société meilleure. Quant aux masses ou à la plèbe, ces termes ont un sens bien différent du « Nous » dans la bouche de Roubachof :
« Les masses sont redevenues sourdes et muettes, elles sont de nouveau la grande inconnue silencieuse de l’histoire, indifférente comme la mer aux navires qu’elle porte » (Koestler 2005 : 93).
Dénuées de toute espèce d’individualité, elles servent de cobaye pour un monde nouveau à venir. Elles rappellent cette humanité dont parle le Grand Inquisiteur, qui se place volontairement au-dessus d’elle. Son amour pour l’humanité est égoïste : le Grand Inquisiteur aime une humanité qu’il souhaite à son image. Or, cette image qu’il tente de façonner ne peut être que décevante puisqu’il ne voit qu’un reflet déformant de lui-même. L’humanité représente un idéal falsifié et il se surprend donc à la haïr, alors qu’il aimerait se convaincre de l’aimer :
« Et note le bien, il s’agit d’une fraude au nom de Celui en l’idéal de qui le vieillard a si passionnément cru durant toute sa vie ! » (Dostoïevski 2010 : 300).
Elle devient dès lors le témoin aveugle et muet de son échec. À l’inverse, Ivanof semble convaincu du bien-fondé de la politique du Parti :
Tu ne trouves pas cela merveilleux ? Est-ce qu’il n’est jamais arrivé quelque chose de plus merveilleux dans toute l’histoire ? Nous arrachons sa vieille peau à l’humanité pour lui en donner une neuve (Koestler 2005 : 171).
Si le Grand Inquisiteur a pleinement conscience de son échec, Ivanof se persuade d’être dans son bon droit. Cela dit, sa sincérité reste relative puisqu’il se borne à vouloir convaincre Roubachof de signer des aveux. Le texte indique plusieurs indices qui laissent entendre qu’Ivanof n’est, lui non plus, pas totalement convaincu de ses paroles. Ses entretiens avec Gletkin notamment prouvent que sa foi envers le Parti s’est émoussée, si tant est qu’elle ait existé. Ses silences en sont l’exemple le plus parlant :
Je crois que ça suffit, dit Ivanof. – Tu m’as demandé comment j’ai découvert ma théorie et je te l’explique, dit Gletkin. Ce qui compte, c’est de garder présente à l’esprit la nécessité logique de tout cela ; sinon on devient cynique, comme toi. […] Il [Ivanof] s’en voulait d’avoir engagé cette conversation ((Koestler 2005 : 116).
Ivanof se révèle par sa trahison, tout comme le Grand Inquisiteur le fait à travers son discours face au Christ. La trahison d’Ivanof réside plus envers lui-même qu’envers le Parti. Roubachof le lui rappelle en une phrase :
« Dans ce temps-là, tu étais encore un type assez convenable […] Mais n’y pense plus. » ((Koestler 2005 : 94).
Il se place ainsi en tant que seul témoin d’un passé qu’Ivanof et lui-même n’ont pas oublié, tout comme le Christ devient témoin de l’absence de foi du Grand Inquisiteur. Le baiser du Christ « qui brûle le cœur » (Les Frères Karamazov : 301) au vieillard est à double tranchant. Il confirme son statut de traître, rappelant ainsi le baiser de Judas, et donne une réponse à son discours qui pourrait se résumer en un seul mot : la pitié. Cette pitié que l’inquisiteur rejette, le Christ la lui rend et augmente par là même sa culpabilité et son imposture. Il lui prouve qu’il a tort, mettant à bat toutes ses paroles par un seul acte. C’est l’exact opposé de la fin d’Ivanof, lorsque celui-ci est finalement exécuté par le Parti, car lui dit n’avoir « pas la moindre trace de pitié » ((Les Frères Karamazov : 163). La réaction de Roubachof est brève :
« La paix soit avec toi, Ivanof… Roubachof n’avait pas de temps pour la pitié » (Dostoïevski 2010 : 197).
Ce passage, comme une ultime réponse qui s’oppose à la fin du discours du Grand Inquisiteur, prouve que Dieu est définitivement absent dans le récit de Koestler, puisque la pitié n’y a plus sa place.
Un diable bavard face à un Dieu muet
À défaut de Dieu, le diable est sans cesse présent derrière les paroles d’Ivanof. Le mauvais état de sa jambe pourrait d’ailleurs être une référence à Talleyrand, surnommé « le diable boiteux », lui-même fin politicien qui ne cessa de retourner sa veste durant la Révolution. Chez Dostoïevski, l’allusion au diable est présente dans les paroles du Grand Inquisiteur : « Nous ne sommes plus avec Toi mais avec lui, voilà notre secret ! » (Les Frères Karamazov : 295) tout comme elle l’est chez Koestler qui mentionne Dostoïevski, augmentant ainsi les effets de miroir entre les deux œuvres :
La plupart des grands révolutionnaires ont succombé à cette tentation, de Spartacus à Danton et à Dostoïevsky ; ils représentent la forme classique de la trahison d’une Idée. Les tentations de Dieu ont toujours été plus dangereuses que celles de Satan […] Les plus grands criminels de l’histoire […] ne sont pas du genre Néron et Fouché, mais du genre Gandhi et Tolstoï (Koestler 2005 : 164).
Ces effets de miroir inversent les idées du bien et du mal, les criminels deviennent des bienfaiteurs tout comme le diable remplace Dieu. Ce phénomène d’inversion se retrouve dans le titre anglais du roman de Koestler : Darkness atnoon, qui signifie littéralement « L’obscurité du midi ». Alors que le soleil devrait être à son point culminant, à la manière du Parti qui crée une société idéale, c’est le règne de l’obscurité ou plus précisément de l’obscurantisme, qui se révèle. La traduction du titre en « Zéro et infini » marque également l’opposition entre deux visions du monde, qui rappelle celle du 2 x 2 = 4 citée précédemment. Le zéro déshumanise la masse qui ne compte plus tandis que l’infini laisse justement entrevoir la multitude de possibilités qui ne permet pas d’y calquer une logique. Ces oppositions représentent celles entre Ivanof et Roubachof, entre Ivan et Aliocha, le Grand Inquisiteur et le Christ, mais également à celui qui est écrit en réponse au poème, le dialogue entre Ivan et le diable.
Ce dernier, comme le Grand Inquisiteur, est issu de l’imagination d’Ivan et ressemble une fois de plus singulièrement à Ivanof. Ou plus précisément, Ivanof tend à lui ressembler en jouant le tentateur face à Roubachof et en s’identifiant régulièrement à lui : « Apage Satanas ! » (Koestler 2005 : 160), « J’espère avoir bien imité la voix du tentateur. » (Koestler 2005 : 165). De plus, ils usent tous deux d’une ironie régulièrement marquée par un sourire. Elle laisse entendre que la situation de Roubachof pour Ivanof est déjà jouée. Leur discussion relève plus d’une formalité, masquant par là même leur opposition sous des dehors courtois. Cette ironie appuyée, à peine forcée, est également l’apanage du diable afin de tourner Ivan en dérision : « En revanche ce que tu peux être intelligent, toi ! » (Les Frères Karamazov : 735). Mais les similitudes des deux textes sont frappantes par les relations qui se tissent entre les deux interlocuteurs. En effet, Ivanof se fait diable, car il reflète tant et si bien Roubachof qu’il devient une partie de lui-même. Roubachof se bat non seulement contre le tentateur, mais contre ses propres idées, tout comme Ivan se débat avec son imagination.
« Parce que ma façon de penser et mon argumentation sont les tiennes, et que tu as peur de l’écho qui résonne dans ta tête. » dit Ivanof à Roubachof. Ivan quant à lui parle du diable comme étant sa « propre incarnation. L’incarnation d’une seule part de moi-même, du reste… » (Dostoïevski 2010 : 733).
Le diable reflète donc les sentiments humains, ce qui le rend plus dangereux. Il fait référence à la doctrine de Térence : Satan sum et nihil humanum a me alienum pluto. (Les Frères Karamazov : 735) « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger », cette phrase lui conférant un statut de confesseur. Mais elle a une double dimension si on la cite dans son véritable contexte qui est une pièce comique de Térence intitulée Heautontimorumene, soit « celui qui se punit lui-même ». Ce titre, dans les paroles du diable, peut naturellement renvoyer au côté masochiste d’Ivan, mais aussi à toute la chrétienté basée sur une grande part de souffrance de soi. Le diable augmente son côté théâtral en se moquant d’Ivan et en détournant la citation qu’il place dans un contexte tragique. Ainsi, s’il n’a pas réussi à tuer Dieu, il se contente de l’imiter. Selon les propos d’Ivanof :
« [L]es méthodes du grand moraliste sont passablement déloyales et théâtrales » (Koestler 2005 : 166).
Or, lui aussi utilise la théâtralité en débutant par un interrogatoire falsifié dans le seul but de manipuler Roubachof :
« Idiot que tu es ! […] J’étais bien forcé de te laisser éclater une bonne fois, sinon tu l’aurais fait hors de propos. Tu ne t’es même pas aperçu que je n’ai pas de sténographe ? » (Koestler 2005 : 100).
De même, Gletkin utilise la mise en scène lors de la mort de Bogrof afin d’impressionner Roubachof et l’encourager à signer ses aveux. Le diable imite Dieu et l’homme, croyant imiter Dieu, imite le diable. Ce mimétisme rappelle la formule de Méphistophélès à Faust : « Je veux le mal, mais ne fais que le bien ». Le diable agit en prodiguant des bienfaits, mais sa volonté reste de couper l’homme de Dieu. Ainsi, il le pousse à l’imiter jusqu’à l’entraîner dans sa chute :
« A mon avis, point n’est besoin de détruire, il suffit d’anéantir dans l’humanité l’idée de Dieu » (Dostoïevski 2010 : 747).
Plus tard, Friedrich Nietzsche en fera sa principale théorie dans Ainsi parla Zarathoustra. Il s’agit de placer l’homme en tant que surhomme qui remplacerait Dieu en s‘affranchissant de toute morale chrétienne. Le « Tout est permis » d’Ivan Karamazov symbolise déjà cette idée, mais dans sa bouche cela sonne comme une promesse de chaos : « Tant que le chaos dominera le monde, Dieu sera un anachronisme ». Ce chaos reflète ainsi une véritable perte de sens et c’est là qu’il n’y aura plus de place pour la pitié puisqu’elle est devenue inutile. Il semble qu’il se dessine à travers les textes deux nouvelles idées opposées : d’un côté un assujettissement total des masses dépourvues de libre arbitre qui ont mis en place un faux Dieu ; d’un autre une minorité dotée d’une liberté totale où tout est permis et qui prend la place de Dieu pour guider une majorité silencieuse. Cette minorité se veut porteuse de lumière, à l’image de Lucifer, mais entraine le reste de l’humanité dans une chute lente et méthodique. Ivanof semble avoir conscience de cette chute et c’est pour cela qu’il se situe entre ces deux pôles opposés : il se fait diable, mais recherche l’oubli après avoir tué ce qui restait de Dieu.
Mais Dieu n’est peut-être pas totalement absent chez Koestler. Ivanof ne lui laisse simplement pas la parole, même s’il l’évoque :
Dommage que le parti adverse ne soit pas représenté. Mais c’est là un de ses artifices : il ne se laisse jamais entraîner dans une discussion rationnelle (Koestler 2005 : 165-6).
Tout comme le Christ qui reste silencieux face au discours du Grand Inquisiteur, Dieu se laisse deviner à travers ses silences. Sa seule manifestation réside certainement dans le cri de Bogrof. Tout comme la brûlure du baiser du Christ dans le cœur du Grand Inquisiteur, ce dernier appel était pour Roubachof « marqué d’une brûlure indélébile dans sa mémoire acoustique » (Koestler 2005 : 153). Il marque pour lui le x de l’équation qui symbolise ici la pitié. Roubachof a pitié de Bogrof et cela lui fait prendre conscience de son erreur de raisonnement. Il semble que ce cri renferme en lui toute la souffrance christique : à défaut d’avoir racheté l’humanité, il a au moins racheté Roubachof. Mais ce rachat a un prix puisqu’il le met face à sa conscience. Ce cri le poursuit tout au long du récit, s’ajoutant à tous ceux qu’il a déjà sacrifiés :
« Depuis lors, j’ai entendu Bogrof m’appeler. Mais il savait que cette réponse n’avait pas de sens. » (Koestler 2005 : 171).
Cette perte de sens renvoie une fois de plus à l’absence de Dieu. En tuant Bogrof, c’est Dieu qui a été à nouveau crucifié pour la cause commune. Mais son cri se perd et ne trouve écho nulle part.
Ainsi, le face à face d’Ivanof et de Roubachof est la « parabole » d’un combat entre Dieu et le diable dont les origines se trouvent déjà au cœur des Frères Karamazov. Cette opposition s’est ancrée dans l’imaginaire commun et se retrouve en littérature pour symboliser un pouvoir dictatorial devant une majorité silencieuse. Mais il est possible de la retrouver dans d’autres genres, pas nécessairement anti-totalitaires, mais aussi policier comme Le Juge et son bourreau de Friedrich Dürrenmatt, historique dans Les Dilemmes de l’inquisiteur de Sonia Pelletier-Gautier ou encore dans la science-fiction comme La Zone du dehors d’Alain Damasio. Ces différences de genres littéraires et la prolifération d’exemples montrent à quel point le diable et Dieu deviennent un topos littéraire récurrent dès lors qu’ils s’opposent.
Le stalinisme dans le Zéro et l’Infini permet également de faire un rapprochement encore plus direct avec l’inquisition, puisqu’on y retrouve des parallèles idéologiques. En effet, le régime stalinien, sous prétexte d’un bonheur collectif, force la population à adhérer à un dogme établi. Remettre en cause un tel régime est une hérésie que l’État doit corriger, voire éliminer. Ivanof renvoie tour à tour au cynisme d’Ivan, au désespoir du Grand Inquisiteur et aux rêves de grandeurs du diable. Il porte en lui la perversité de ce dernier tout en possédant une vulnérabilité qui le rend peut-être d’autant plus dangereux. Cette vulnérabilité est issue de ses trahisons : celle de son idéal, celle envers le parti et enfin celle envers lui-même puisqu’il œuvre pour un système auquel il ne croit pas. Ce qui réunit ce personnage avec ceux de Dostoïevski réside en cette absence de foi. Ivanof ne croit en rien, que cela soit en Dieu ou à une quelconque idéologie. Il semble même ne pas croire au diable, il se contente de le jouer, mais il reste justement tout à fait conscient de la vanité de son interprétation. Ivanof a tué Dieu en refusant de céder à la pitié. Ainsi, sa mort est dans la continuité logique de la pensée d’un personnage qui, à force de tout nier, finit par se nier lui-même.