Introduction
Cette réflexion émane d’une étude plus vaste centrée sur le fonctionnement d’un système familial basé sur l’approche des solidarités familiales. « La famille, dont nous parlerons, est le groupe de parenté en ligne agnatique défini par sa position par rapport à un ancêtre réel ou fictif » (Oussedik et All, 2014, p. 9). Plusieurs types de familles ont été exposés dans l’étude menée par Oussedik et ses collaborateurs, parmi lesquels figure la « famille étendue », composée de descendants, d’ascendants, et de collatéraux, vivant sous le même toit ou non, mais manifestant leur solidarité lors de la prise de décisions importantes, qu’elles soient d’ordre économique ou autre. Dans cette démarche, la famille ne se limite pas seulement à l’ensemble des individus cohabitant sous un même toit, mais s’étend au-delà de l’unité de résidence.
Le changement est une constante dans l’histoire de toutes les sociétés. En Algérie, la rupture avec la terre et l’intégration accélérée de la famille à l’espace urbain durant la période coloniale ont engendré des tensions affectant ses fonctions biologiques, économiques, sociales, et culturelles. En ce qui concerne les changements liés à cette époque, et ayant influé sur les mutations familiales, une hypothèse centrale à explorer dans cet article est que les solidarités familiales se concrétisent dans un contexte marqué par l’histoire économique et monétaire du pays. Plus précisément, pour confirmer ou infirmer cette hypothèse, notre analyse se concentrera sur le poids de l’argent et la monétarisation de l’économie sur les liens et les solidarités familiales.
Afin d’examiner les impacts de ces relations avec l’argent sur les solidarités familiales, nous nous appuierons d’abord sur des études historiques et anthropologiques, puis nous utiliserons les données de deux enquêtes, celles du CENEAP 1999 et du CREAD 2012, renvoyant à des contextes différents.
1. Les solidarités familiales
1.1. La notion de solidarité familiale
L’emploi du terme « famille » n’est jamais isolé ; il est qualifié de « conjugale » chez Durkheim ou de « procréation » chez Talcott Parsons. Souvent, le terme « famille » est associé aux qualificatifs « nucléaire » ou « élargie ». Cette juxtaposition de termes avec la famille met en lumière la complexité et la difficulté de sa définition. De Singly attribue à Durkheim le mérite d’avoir saisi le rôle central de la famille dans la société (Oussedik et All, 2014), tandis que Parsons considère la famille comme l’analyseur fournissant des informations à la fois sur la société et sur le groupe lui-même.
L’analyse du lien familial nous conduit nécessairement à interroger l’état et la nature des solidarités familiales, souvent considérées comme naturelles du fait que la famille est d’abord envisagée comme une donnée biologique. L. Vievard ajoute que ces solidarités se caractérisent par leur spontanéité en premier lieu et sont fonction d’un sentiment humain de pitié et d’obligation en second lieu (Vievard, 2012, p. 30-31). Les premières explorations de la notion de solidarités familiales ont émergé dans les années 70, influencées par les transformations socio-démographiques, économiques et culturelles. Pour Rosental, cette réflexion débute avec les travaux de Laslett sur l’évolution des structures familiales et ceux de Yver sur l’héritage. Depuis lors, de nombreuses études se sont penchées sur des questions liées aux solidarités familiales, telles que le fonctionnement de la parenté et les fondements des solidarités. Ces réseaux peuvent se transformer en fonction du niveau économique et social des familles (Bonvalet & Ogg, 2005). Les solidarités familiales peuvent également s’adapter aux différents événements de la vie (Attias-Donfut et Ogg, 2009), dépendant largement des circonstances et des caractéristiques des individus qui y participent (Oussedik et All, 2014). Elles ont subi des mutations dans le temps et dans l’espace, sous l’influence de l’histoire et de la mondialisation des processus économiques, sociaux et politiques (Kagni, 2008).
1.2. Les formes de solidarités Familiales en Algérie
1.2.1. Les solidarités anciennes, des solidarités nécessairement « élargies »
Comme explicité dans notre introduction, notre objectif est d’analyser le fonctionnement du système familial en brisant les murs de l’unité de résidence. Comment ces processus ont-ils influencé la société algérienne ?
De la Numide1 jusqu’à nos jours, la famille en Algérie a connu de nombreuses modifications. Certaines hypothèses suggèrent que les villes étaient des comptoirs phéniciens, servant aux relations commerciales autour de la Méditerranée, bien que d’autres remettent en question cette idée, affirmant que les cités numides ont été créées par ces derniers avant l’arrivée des Phéniciens. Dans la société amazighe (numide, maure...), la solidarité familiale était strictement définie, créant des obligations et des responsabilités qui s’imposaient à tous les membres de la famille. Ces solidarités étaient nécessaires en raison de l’indivision et étaient fondées, du point de vue de l’autorité, sur la hiérarchie patriarcale (Camps, 1962 ; Gsell, 1913-1928).
Bien que ces formes familiales aient évolué, elles nous révèlent encore des mécanismes de solidarité, notamment à travers l’institution de l’achira, qui inscrit le groupe dans la longue durée et dans des espaces multiples tels que la tribu, la campagne et la cité (Oussedik et All, 2014, p. 21). L’appartenance à une achira confère des droits et des devoirs à l’individu, exprimant surtout une forme de solidarité basée sur des principes différents de la charité, reposant davantage sur une solidarité sociale en situation d’ouverture. L’ayla2, moins étendue que l’achira, maintient une certaine solidarité familiale souvent basée sur une activité économique commune, centralisant les revenus sous l’autorité du patriarche, favorisant ainsi une solidarité nécessaire pour soutenir des membres mariés ou d’autres foyers (Merabet, 2017). Ces structures familiales, dans leur forme idéale, révèlent des réalités telles que la tribu, l’achira, l’ayla, la polygamie, la cohabitation, l’endogamie, et la proximité géographique, toutes fondées sur une solidarité obligatoire.
1.2.2. Solidarités « réduites »
Cependant, les familles ont évolué, subissant des mutations et adaptant leur fonctionnement à de nouveaux contextes socio-économiques. La première observation concerne le rétrécissement des cercles familiaux, indicateur, selon nous, de liens sociaux plus restreints.
Cette réduction du champ des solidarités correspond à l’affaiblissement de l’organisation tribale de la société. Les relations entre les membres de la famille ne sont plus les mêmes, se développant dans un cercle plus restreint. La famille, désormais plus réduite, prend le pas sur la tribu, délimitant l’étendue de l’entraide familiale dans un espace social qui unit parents, frères et sœurs. Ces liens visent à affronter collectivement des crises telles que le logement ou le chômage. Les grands-parents peuvent prendre en charge la garde des jeunes enfants, en échange de quoi, ils reçoivent du soutien. Ces relations suivent une logique « en sandwich », et selon Rachida Miles, une population pivot porte cette solidarité3. La salarisation a également favorisé l’émergence de ces nouvelles formes de solidarité, comme nous le démontrerons plus loin (Miles, 2014).
2. La monétarisation d’une société basée sur la solidarité obligatoire
Notre hypothèse vise à examiner dans quelle mesure et comment le développement monétaire d’une société influence les solidarités familiales. Comme le souligne Simmel dans « La Philosophie de l’Argent », la monétarisation était l’une des évolutions majeures du XIXe siècle, résultant de l’évolution des modes de production, du travail salarié, et de l’urbanisation. La monétarisation est considérée comme un effet de l’économie de marché, donnant naissance à de nouvelles formes de solidarités monétarisées et institutionnalisées, telles que la création d’un système de protection sociale.
L’Algérie a également connu, comme de nombreuses sociétés, la transition d’une société rurale, basée sur la propriété collective de la terre, à l’accès à un salaire individuel.
2.1. Du troc à la monnaie ancienne dans la région
Dans l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord, la Numidie, correspondant à l’Algérie, était réputée pour ses richesses agricoles. Son économie reposait sur l’agriculture et l’élevage (Chenntouf, 1981, p. 86). Les échanges commerciaux se déroulaient sur les marchés, impliquant des transactions en contrepartie de sel, de dattes pour les populations du sud4, et de blé pour celles du nord. Des villes telles que Cirta à l’est, Dougga et Tiffest, étaient des centres animés, où les produits du sud et du nord de la région s’échangeaient (Aggoun, 2008, p. 50). Les comptoirs commerciaux sur le littoral, récupérés par Massinissa, ont renforcé l’activité économique, exportant notamment du blé vers la Grèce et Rome.
Ces villes jouissaient d’une autonomie économique, possédant leurs propres structures politiques et administratives. On y frappait même monnaie, dès le IIIe siècle avant J-C, consacrant le passage de l’économie de troc à une économie monétaire (Aggoun, 2008, p. 52). Cependant, le troc persistait dans les zones rurales et restait une alternative en cas de crise, comme lors de dépréciation ou d’inflation de la monnaie. Cirta, en tant que capitale économique, a connu différentes formes de monnaies, et un système salarial était en place pour les employés5. Les caisses de l’État numide détenaient une grande quantité de monnaie, témoignant de la richesse du royaume. En période de crise, les femmes numides vendaient leurs bijoux pour aider leurs maris à payer les impôts imposés par Carthage, démontrant ainsi une solidarité familiale dans un contexte monétarisé.
Les traces des échanges monétaires perdurent à l’époque de l’Afrique romaine, caractérisée par une expansion du travail agricole. La fiscalité imposée par Rome aux populations de l’Afrique du Nord était lourde6, entraînant la fuite des paysans vers les villes et provoquant l’effondrement de l’économie paysanne.
L’utilisation de la monnaie a pris de l’importance à l’époque ottomane, marquée par d’importants échanges commerciaux. À Alger, par exemple, l’argent circulait, alimenté par les impôts, le commerce, l’artisanat, et les salaires. Les plus démunis louaient des cabanes, travaillaient pour les riches en tant que jardiniers ou rameurs sur les galères moyennant salaires. D’autres étaient employés dans le commerce, vendant divers produits.
2.2. De l’économie monétaire à l’ouverture du marché
2.2.1. La tradition coloniale « l’émergence du prolétariat »
La transformation de l’économie algérienne débute avec l’application de la loi de 1873, qui altère le régime de propriété collective des terres, les retirant de l’indivision et les plaçant autoritairement sous le régime de la propriété individuelle avec droit de vente, selon la législation française. Cela provoque une prolétarisation de nombreux chefs de famille, les dépossédant de leurs terres et les contraignant à se réfugier dans des zones steppiques et montagneuses. On assiste à une monétarisation forcée de l’économie rurale, avec l’émergence d’un « prolétariat » rural et une augmentation constante des pressions fiscales sur les douars. En 1941, un plan d’industrialisation est élaboré en raison de la crise économique induite par la Seconde Guerre mondiale.
La salarisation devient un facteur clé de la mutation de la société algérienne. Bien que le salaire soit présent dans les villes avant la colonisation française, comme mentionné précédemment à Cirta et plus tard à Alger, selon Chenntouf, le salariat émerge avec la dépossession et les premières utilisations de la main-d’œuvre locale. Durant la période coloniale, l’emploi des travailleurs agricoles, dépendant exclusivement de leurs salaires, devient significatif. Ils sont les premiers prolétaires dépossédés, ne vivant que de la vente de leur force de travail, employés non seulement dans l’agriculture mais aussi dans l’industrie naissante (Chenntouf, 1981, p. 99). Le travail féminin fait son apparition dans les statistiques de l’économie coloniale, avec 31,400 femmes musulmanes salariées (Zouache, 2012, p. 21) à l’Ouest, travaillant comme ouvrières d’usine, vendeuses, domestiques, laveuses, concierges (Lespes, 1930, p. 119).
2.2.2. De l’indépendance « une remise en cause du rapport à la terre »
À l’indépendance de l’Algérie, après des durs combats, le pays, bien que fragilisé, regorge d’espoirs. La référence au socialisme s’aligne avec une Algérie sociale, marquée par la mise en place de « l’autogestion des domaines agricoles » (décret de Mars 1963), suivie de la révolution agraire. En 1971, le gouvernement définit sa politique économique basée sur « l’industrie industrialisante ». Parallèlement, il nationalise les banques, assurances, mines, pétrole et gaz, remettant en question une fois de plus le rapport des populations à la terre. Un exode rural s’ensuit, les populations quittant les campagnes dans l’espoir de trouver un emploi en ville. L’État devient le principal employeur et logeur du pays, généralisant les salaires grâce à l’emploi féminin et l’accès au statut de salarié.
La crise économique des années 80, causée par la chute des prix du pétrole sur le marché mondial, révèle l’échec de la politique économique. Les grands investissements n’ont pas permis d’accumuler le capital engagé, transformant les sociétés nationales en distributeurs de salaires plutôt qu’en entreprises profitables.
2.2.3. Un passage forcé à l’économie marchande
Avec le choc pétrolier de 1986, l’Algérie se voit contrainte de recourir à la dette, de libéraliser les prix et de supprimer les subventions des produits de base. Les conséquences de cette politique imposée par le FMI incluent la chute du pouvoir d’achat, l’augmentation du chômage, la réduction des salaires de 20 %, une hausse de la pauvreté de 12,2 % à 22,6 % entre 1988 et 1995 (Mekboul, 1999), et le pays plonge dans une grave crise politique, connue sous le nom de « décennie noire ». Cette période, caractérisée par des taux de chômage élevés chez les jeunes et les femmes7, voit le taux de chômage chez les jeunes de 16 à 19 ans atteindre 63,5 % et 55,6%, chez les 20-24 ans en 1995. Tandis que le taux global chez les femmes est passé de 45,8% à 32,13% entre 1995 et 19981. Le chômeur présente un niveau d’instruction relativement élevé par rapport aux périodes précédentes, signalant la nécessité pour les familles d’augmenter leurs revenus par le travail de tous les membres. L’accroissement du taux d’activité féminin entre les années 70 et 98 de 7 % à 35,53 % témoigne de l’importance du travail face au chômage des femmes qui n’avaient jamais travaillé.
Les années 2000 voient un retour de l’aisance financière pour l’Algérie, avec le baril de pétrole à 100 $ permettant le remboursement de la dette extérieure et le retour aux pratiques des années 70, telles que les subventions. Cependant, cette amélioration économique ne parvient pas à relancer les entreprises publiques en difficulté.
3. Impact de la Monétarisation sur les Solidarités Familiales
Afin d’approfondir l’analyse des répercussions des rapports à l’argent sur les solidarités familiales, nous nous baserons sur deux enquêtes distinctes, à savoir celle du CENEAP1999 et du CREAD2012, lesquelles évoquent des contextes temporels distincts.
La première enquête, menée en décembre 1998, visait à examiner les effets du programme d’ajustement structurel sur les familles algériennes. Bien que ces deux enquêtes diffèrent méthodologiquement, leur juxtaposition permet de discerner les contours des solidarités familiales établies à travers des transactions monétaires au cours de ces deux périodes. La première phase, d’une importance considérable, correspond à la première crise économique éprouvée par l’Algérie indépendante. Elle se situe à un moment charnière entre deux modèles économiques, à savoir l’économie centralisée et l’économie de marché. Durant cette période, l’État a élargi le système de protection sociale algérien aux catégories les plus défavorisés, en réaction à la dégradation du niveau de vie des familles due à la mise en œuvre du Programme d’Ajustement Structurel (PAS). C’est également à ce moment que l’État a instauré le ministère de la Solidarité nationale.
Quant à la seconde enquête, elle s’est déroulée dans les villes du nord de l’Algérie, marquant une phase de stabilité financière, bien que l’économie algérienne demeurât dépendante des fluctuations des prix des hydrocarbures au cours de cette période.
3.1. L’Impact de la Monétarisation sur les Solidarités Familiales
3.1.1. L’Économie Coloniale
La population de l’Afrique du Nord, principalement agricole et sédentaire, regroupée dans des habitats villageois, était structurée autour de la solidarité obligatoire. Toutefois, sous l’assujettissement du colonialisme romain, visant à s’emparer des terres fertiles de la région, les conditions de vie de cette population ont rapidement décliné. Mahfoud Kaddache décrit cette situation en soulignant que les Romains, en privant les Berbères de leurs terres, les ont repoussés vers le désert, transformant ceux restés à l’intérieur en travailleurs forcés contribuant à la richesse romaine (Kaddache, 1982, 137). Cette période a engendré une paupérisation de la population, soulignée par des documents historiques mettant en lumière des solidarités familiales, notamment le sacrifice des femmes Numides, vendant leurs bijoux pour soutenir financièrement leurs familles face aux impôts imposés par Carthage.
À la veille de l’indépendance, la société algérienne était, selon Pierre Bourdieu, largement ancrée dans des liens familiaux, ignorant tout autre système de relations (Bourdieu, 1962, 205). Cependant, des bouleversements tels que la dispersion des tribus, la dépossession foncière, l’exode rural, le salariat, et la monétarisation de l’économie ont pesé sur les traditions d’entraide. L’unité tribale de base, l’Ayla, s’est transformée en une « famille élargie, » partagée entre une forme familiale influencée par le salariat (famille conjugale) et le désir de préserver la forme patriarcale (Lahouari Addi, 2004, 79). Malgré les difficultés, la famille, en prenant en charge divers membres, a facilité les responsabilités sociales de l’État au lendemain de la guerre d’indépendance.
3.1.2. L’Entrée dans l’Économie de Marché
La période de 1980-1990 en Algérie est marquée par une crise économique cruciale, marquant la transition d’une économie centralisée planifiée vers une économie de marché, avec l’application du Programme d’Ajustement Structurel (PAS) en échange du rééchelonnement de la dette. La libéralisation des prix et la suppression des subventions entraînent une inflation, une diminution du pouvoir d’achat et une augmentation du chômage. L’enquête de 1999 du CENEAP souligne une forte proportion d’endettement des ménages (66.67 %)8 pour faire face aux dépenses courantes, souvent contracté auprès de parents (28.94 %). La solidarité familiale s’exprime particulièrement dans les moments difficiles, mais la difficulté de remboursement est élevée, et elle englobe rarement les parents éloignés. Les résultats révèlent également que plus de 58 % des aides monétaires sollicitées dans les familles sont des prêts (75.84 %), mais seulement 7.54 % sont obtenus, tandis que les dons et les participations sont plus fréquents au sein de la sphère familiale (voir tableau N° 1).
Table N° 1. La part des aides en argent demandés et obtenues dans les ménages, selon le type d’aides
Types d’aide |
Aides obtenues ( %) |
Aides demandés ( %) |
Prêts |
7,54 % |
75,84 % |
Participation |
38,20 % |
32,70 % |
Dons |
32,39 % |
31,07 % |
Total |
55,87 % |
58,09 % |
Source : la revue du CENEAP, N° 15, PP 37.
3.1.3. Les Prêts Familiaux et l’Évolution de la Solidarité
Le taux de satisfaction des prêts semble être très faible, principalement en raison de divers facteurs. Tout d’abord, les personnes sollicitées ne peuvent pas fournir de l’argent de manière permanente. De plus, les sommes demandées sont souvent élevées par rapport au niveau de vie des individus, les sollicitations sont fréquentes, et il peut également y avoir un manque de garanties de remboursement. Dans 13,83 % des cas, l’absence de demande auprès de la famille est attribuée au relâchement des liens familiaux et à des conflits internes.
En 2012, une enquête sur les mutations familiales en milieux urbains en Algérie révèle que 26,8 %9 des enquêtés déclarent prêter de l’argent à des membres de la famille proche. Cette étude met en lumière la circulation de ces prêts d’argent à l’intérieur même de la famille. Parmi les enquêtés, 30,5 % déclarent recevoir des prêts d’argent de leurs collatéraux, 32,3 % de leurs ascendants, et 21,7 % de leurs descendants.
En ce qui concerne les transferts d’argent, les collatéraux sont plus présents que les descendants. En 2012, la répartition entre dons et prêts est de 37 % pour le don et 24 % pour le prêt. Les dons sont souvent effectués à l’occasion d’événements tels que des mariages ou des problèmes de logement. La circulation de l’argent au sein de la sphère familiale peut prendre différentes formes, principalement des dons et des prêts, comme indiqué dans les enquêtes précédemment citées. Certains prêts non remboursés peuvent évoluer avec le temps pour devenir des dons (Pevenage et All, 2009, 37)10.
La famille joue ainsi un rôle crucial en prêtant de l’argent dans des circonstances spécifiques, facilitant la recherche d’emploi, fournissant une aide en termes de force de travail lorsque nécessaire, et contribuant au capital symbolique d’un individu dans une société où l’appartenance à une famille reste très importante. Cependant, l’enquête de 2012 souligne que bien que la solidarité familiale persiste, elle devient de plus en plus verticale, avec un relâchement des entraides entre collatéraux, particulièrement en réponse à un contexte économique de crise où l’on attend davantage des solidarités familiales.
3.2. État-providence et solidarité
2.2.1. Évolution du Système de Protection Sociale et ses Impacts
La transition vers une économie de marché a engendré des restructurations économiques et industrielles, entraînant une détérioration du pouvoir d’achat et contribuant à l’appauvrissement de la population. Face à ces défis, l’État a été contraint d’élargir sa protection sociale en développant un système de protection sociale plus équitable.
En 1992, avec l’instauration du filet social, deux programmes d’aide ont été mis en place : l’Allocation Forfaitaire de Solidarité (AFS), qui octroie une assistance directe aux familles défavorisées sans revenu et incapables de travailler11, et l’Indemnité d’Activité Générale (IAIG) destinée aux chefs de famille dépourvus de ressources. Parallèlement, d’autres dispositifs ont été instaurés pour soutenir l’emploi.
L’évolution du nombre de bénéficiaires de l’AFS depuis 1997 témoigne du niveau croissant d’appauvrissement de la population. En 2023, le nombre de bénéficiaires a atteint 929 399 personnes (ADS, 2023). Cette augmentation significative souligne les défis persistants en matière de précarité économique et la nécessité continue de soutien aux catégories défavorisées.
Le développement du système de protection sociale illustre l’effort de l’État pour atténuer les conséquences sociales de la transition économique. Cependant, la persistance du nombre élevé de bénéficiaires souligne également les défis structurels plus profonds auxquels la société est confrontée, nécessitant une approche globale pour aborder les inégalités et promouvoir la solidarité économique.
L’allocation forfaitaire de solidarité (AFS) a connu des ajustements importants pour mieux répondre aux besoins de la population vulnérable. En 200112, elle a été revalorisée et élargie pour inclure d’autres catégories de bénéficiaires. Cependant, c’est en 2023 qu’une révision significative a été effectuée, marquée par l’augmentation des montants alloués. Selon le décret exécutif n° 23-321 du 6 septembre 2023, les personnes en situation de handicap bénéficient désormais de 12 000 DA, tandis que les autres catégories éligibles reçoivent 7 000 DA.
Cette démarche révèle une prise de conscience de l’évolution des structures familiales, soulignant que la protection sociale ne peut plus reposer uniquement sur la figure du chef de famille. Ainsi, l’extension de cette allocation à d’autres catégories, comme illustré dans le graphique ci-dessous, témoigne de l’engagement de l’État à s’adapter aux réalités changeantes de la société et à fournir un filet de sécurité financière plus inclusif.
[Insérer ici le graphique représentant l’évolution des bénéficiaires de l’AFS et l’extension à d’autres catégories en 2023.]
En effet, ces indicateurs sont le signe de l’affaiblissement des solidarités familiales et l’intervention plus grande de l’État en est une preuve. La solidarité familiale a continué à s’affaiblir depuis les années 2000, et on assiste aujourd’hui à l’extension du filet social à d’autres catégories et à la multiplication de programmes sociaux.
3.2.2. La féminisation de la sphère salariale
L’engagement croissant des femmes dans le monde du travail peut être attribué à la dégradation des conditions économiques des familles et à la diminution des réseaux de solidarité. D’autres aspects émergent pour expliquer le rôle prépondérant des revenus des femmes dans l’amélioration du niveau de vie familial. L’élévation du niveau d’éducation des femmes a conduit à leur participation à deux catégories d’emplois, à savoir les emplois qualifiés et non qualifiés, le premier étant plus prédominant dans le secteur public, notamment dans les domaines de l’éducation, de la santé et de l’administration.
Le salaire des femmes a induit des ajustements dans les dynamiques de solidarité familiale, tandis que d’autres facteurs ont également influencé cette nouvelle configuration. Dans certaines familles, en particulier celles des zones urbaines, les revenus des femmes et leurs nouveaux rapports à l’argent, à travers leurs salaires, ainsi que leur participation accrue à l’espace public, ont contribué, grâce à la scolarisation massive des filles, à l’amélioration du niveau de vie familial. En effet, l’augmentation du nombre de femmes diplômées de l’enseignement supérieur a engendré un mouvement de salarisation féminine en Algérie (Merah et al., 2022). La part des femmes employées s’élevait à 13,8 % en septembre 2019, selon les données de l’Office National des Statistiques (ONS, 2019), demeurant toutefois notablement inférieure à celle des hommes.
Le secteur public demeure le principal pourvoyeur d’emplois pour les femmes diplômées de l’enseignement supérieur, avec une proportion dépassant les 60 % en septembre 2016. L’analyse de 2012 révèle une participation plus importante des filles aux revenus familiaux par rapport aux garçons (Merah, 2014). Ce constat éclaire la structure actuelle des revenus familiaux, où l’histoire de la monétarisation témoigne de l’évolution de la source de ces revenus. Aujourd’hui, ce ne sont plus les terres qui en sont la principale origine, mais bien les salaires. Ces revenus individuels, découlant des compétences distinctes de chaque membre de la famille, imposent de nouvelles stratégies et de nouveaux objectifs, conditionnant l’accès au statut d’individu au sein de la famille.
Conclusion
L’objectif de cette étude était d’explorer l’hypothèse selon laquelle les solidarités familiales sont façonnées par divers facteurs de l’histoire économique et monétaire, notamment l’évolution du style et du niveau de vie des familles. La solidarité familiale est intrinsèquement liée aux conditions économiques des individus, à leurs sources de revenu et à l’accès à l’emploi salarié. Notre démarche a consisté en une analyse historique, axée sur les moments clés tels que l’introduction de la monnaie, la généralisation des rapports à l’argent, et l’adoption d’une nouvelle rationalité économique basée non plus sur l’indivision, mais sur le salariat. Ces transformations ont accompagné les grands moments de mutations dans le fonctionnement familial, influençant les liens familiaux en fonction du niveau et de la diversité des revenus économiques.
Les liens familiaux ont subi des mutations au fil du temps et de l’espace, résultant des dynamiques de l’histoire et de la mondialisation des processus économiques, sociaux et politiques. La famille, en tant que microcosme social, évolue pour refléter les changements de la société et pour s’adapter aux changements sociaux.
La monétarisation a émergé comme un catalyseur de changement, étant intimement liée à l’évolution économique et au niveau de vie des familles. L’analyse historique atteste que les relations de solidarité au sein des familles ont évolué, passant d’un modèle familialiste élargi à un modèle plus restreint, marqué par la désintégration de la grande famille et la transition du lien à la terre vers la dépendance au salariat.
Les périodes de crise ont révélé la persistance de la solidarité familiale en tant que ressource première en cas de déclin du niveau de vie. Cependant, cette solidarité s’est vue réduite, la famille contemporaine étant envisagée comme une entité plus restreinte. L’analyse des aides monétaires souligne que les familles actuelles favorisent davantage le don par rapport au prêt, les dons étant principalement destinés aux ascendants, tandis que les prêts sont réservés aux collatéraux. Cette solidarité, teintée de devoirs naturels, mêlant sentiments et obligations, positionne les ascendants dans le rôle du don et les collatéraux dans celui de prêteurs obligatoire d’argent.
La solidarité familiale demeure constante grâce à la préservation des liens de parenté, se mobilisant en cas d’urgence familiale. La famille incarne une forme de protection perpétuelle tout au long de la vie.
L’intervention de l’État a contribué à un relâchement de la solidarité familiale en déchargeant certaines obligations grâce au développement du système de protection sociale, qui prend en charge les personnes vulnérables et en difficulté.
Bien que notre étude n’ait pas abordé certains aspects, tels que le modèle familial prédominant en Algérie en termes de protection sociale, nous soulignons l’importance de vérifier l’existence d’un modèle familial par excellence, caractérisé par un faible niveau de protection sociale, conformément aux observations de Perret et Perand. Néanmoins, l’exigence du devoir familial semble s’affaiblir au fil du temps.
Cet article suscite de nouvelles interrogations concernant d’autres facteurs qui mériteraient une attention particulière, tels que l’effet de la cohabitation et de la décohabitation, la proximité géographique et les systèmes matrimoniaux, ouvrant ainsi la voie à de futures recherches approfondies.