Fragments de ville dans Douces déroutes de Yanick Lahens. Objectivations, prismes pour décoloniser le regard et repenser le rapport à soi et au(x) monde(s)

شظايا المدينة في «دوس ديروت» ليانيك لاهن. تجسيدات، أوجه لتحرير النظرة وإعادة التفكير في العلاقة مع الذات والعوالم

City fragments in Yanick Lahens’s Douces déroutes. Objectivations, prisms to decolonize the gaze and rethink the relationship with oneself and the world(s).

Edwige Callios

Edwige Callios, « Fragments de ville dans Douces déroutes de Yanick Lahens. Objectivations, prismes pour décoloniser le regard et repenser le rapport à soi et au(x) monde(s) », Aleph [], 28 January 2024, 24 November 2024. URL : https://aleph.edinum.org/10842

Objectivation d’un chaos intérieur, intime, profond, le chaos qui règne à Port-au-Prince, dans le roman de Yanick Lahens, Douces déroutes, dit l’urgence de se repositionner par rapport à soi et par rapport au(x) monde(s). Les fragments de ville deviennent dès lors, prismes pour repenser son identité profonde, s’interroger sur ses valeurs, ses croyances, ses mythes. Plus qu’une littérature d’évasion, cette littérature se révèle littérature de retour à soi, de récupération de soi. Dans quelle mesure les fragments de ville contribuent-ils à décoloniser le regard et à repenser le rapport à soi et au(x) monde(s) ? Quelle part prennent-ils à la poïétique et à l’esthésique du roman ? Comment rendent-ils le destinataire, sinon instructible, du moins accessible à la pluralité des mondes francophones et à la pluriversalité de leurs savoirs ?

من يحكم في بورو برانس، في رواية يانيك لاهن، « دوس ديروت »، يقول ضرورة إعادة تحديد الموقف من الذات ومن العالم (أو العوالم). تصبح شظايا المدينة، منذ ذلك الحين، أوجهًا لإعادة التفكير في الهوية العميقة، والتساؤل حول القيم والمعتقدات والأساطير. أكثر من أدب الهروب، تظهر هذه الأدبية كأدب عودة إلى الذات، استعادة للذات. إلى أي مدى تساهم شظايا المدينة في تحرير النظرة وإعادة التفكير في العلاقة مع الذات والعوالم؟ ما هو الدور الذي يلعبونه في بوييتيك واستيثيك الرواية؟ كيف يجعلون المتلقي، إن لم يكن معلمًا، على الأقل متاحًا لتعدد العوالم الناطقة بالفرنسية ولتعدد المعرفة فيها؟

The chaos that reigns in Port-au-Prince in Yanick Lahens’ novel Douces déroutes is the objectification of an inner, intimate and profound chaos, expressing the urgent need to reposition oneself in relation to oneself and the world(s). Fragments of the city become prisms for rethinking one’s profound identity, questioning one’s values, beliefs and myths. More than a literature of escape, this literature reveals itself to be a literature of return to the self, of self-recovery. To what extent do city fragments contribute to decolonizing the gaze and rethinking the relationship with oneself and the world(s)? What part do they play in the poetics and aesthetics of the novel? How do they make the recipient, if not instructible, at least accessible to the plurality of French-speaking worlds and the pluriversality of their knowledge?

Introduction

Les romans de Yanick Lahens sont accessibles à tout lecteur dominant suffisamment la langue française pour se laisser porter par le récit mais plus qu’aucun autre, ils nous rappellent aussi combien la valeur d’un roman dépend de l’interprétation que chaque lecteur en fait. On ne lit pas de la même manière un roman de Yanick Lahens quand on est haïtien et quand on est issu d’un autre monde francophone. On en partage, certes, un fil conducteur commun mais ce fil ne nous conduit pas au sens exactement par les mêmes chemins et dans les détours à travers lesquels notre expérience personnelle nous entraine, prennent vie ou se réveillent des pans entiers de nous-même dont nous ne soupçonnions plus l’existence. Aussi le chaos qui règne à Port-au-Prince, dans Douces déroutes1, s’il résonne plus fortement dans le cœur haïtien ne résonne-t-il pas moins dans le cœur de tout autre lecteur francophone. La résonnance de cœur à cœur, de l’écrivain à son lecteur, emprunte une voie associative ouverte par la langue française qui sans être totalement autre nous rappelle que dans ce qui nous rassemble logent aussi des différences et que ces différences loin de devoir être considérées comme problématiques -ni à l’inverse, anecdotiques- sont pour qui sait les percevoir et s’en laisser transformer une source inépuisable de renouvellement et d’espoir.2

1. Fragments, prismes, objectivations : de la pluralité des regards à la pluriversalité des savoirs

Les fragments de ville qui surgissent çà et là dans le roman à travers le vécu et les pratiques des personnages, leurs déambulations urbaines, leurs errances physiques, psychiques, spirituelles ou encore mémorielles, sont autant de prismes à partir desquels le lecteur est invité à déchiffrer ce que le personnage peine lui-même à élucider : son rapport au monde, la crise de ses valeurs, les causes de son malheur. Et c’est par ce biais que le chaos intérieur des personnages révèle au lecteur -qu’il soit haïtien ou que sa francophonie le rattache à tout autre monde- que ses propres assises ne sont pas non plus, toujours très fermes. La ville de Port-au-Prince ne constitue donc pas seulement le décor de Douces déroutes. Lieu des échanges par excellence, la ville est aussi le premier lieu de nos extériorisations. Ainsi n’est-il pas surprenant qu’en elle se cristallisent nos craintes et nos aspirations. Mais si l’exode rural et l’urbanisation du monde semblent n’avoir que déplacé le théâtre de nos interactions, celles-ci ne recèlent pas les mêmes enjeux quand elles se produisent à la ville et quand elles se produisent, comme jadis, à la campagne. Et c’est sans doute ce qui permet aux contes d’aujourd’hui, aux contes modernes, d’ajouter un nouveau lieu symbolique d’épreuves aux traditionnelles forêts et aux mythiques labyrinthes. Celle du Petit Poucet ou celui d’un Thésée. Or c’est bien ce rôle que semble assumer, entre autres, la ville de Port-au-Prince dans Douces déroutes. N’est-elle pas, en effet, pour chaque personnage qui s’y meut l’espace éprouvant à l’intérieur duquel il doit affronter seul les forces nocturnes qui le traversent et à partir desquelles s’opère sa mutation ?3

Dans Douces déroutes, tout commence, en effet, avec l’assassinat du juge Berthier. Symboliquement, c’est donc la mise à mort du Juste, du Sage dans la cité4, qui pousse les autres personnages à se réévaluer : qui suis-je ? quel rôle suis-je amené à jouer ? quel sens dois-je donner à mes actes ? Comment dois-je conduire ma vie ? Certains se résignent, comme Cyprien, d’autres résistent comme Brune. Certains s’abandonnent au cynisme, à la quête effrénée des biens matériels, de la gloire, de la richesse, en quête d’une sécurité qu’ils ne cherchent qu’à l’extérieur d’eux-mêmes et les perd dans l’errance d’une vie rivée au sensible matériel. D’autres, continuent de chercher à l’intérieur d’eux-mêmes une sécurité fille de la vertu et issue de la tradition. Mais quel que soit leur choix de vie, tous se livrent à corps perdu dans une quête de sens dont l’amour, seul, semble la clé. Aimer la vie, aimer le monde, s’aimer soi-même, en se donnant pleinement.5 La ville se laisse donc appréhender d’abord comme un motif symbolique analogiquement comparable à celui de la forêt dans les contes traditionnels ou du labyrinthe dans les récits mythiques. Mais ce Port-au-Prince où règne la démesure, l’excessive violence, l’excessive agitation, l’excessif vacarme doit être prise « tout entière »6, nous disent les personnages et ce « tout entière » inclut l’excessive soif d’idéal, de tendresse, d’amour dont Brune et ses proches offrent de saisissantes et archétypiques représentations : celle de la chanteuse Brune, celle du poète Ezéquiel, celle de l’esthète Pierre amoureux des belles choses et noyau fédérateur du groupe, par exemple. La ville-artiste, celle qui aime et rêve encore, qui se souvient de son passé7, rachète la ville-mondaine, la ville du negotium, celle de l’agitation, où tout s’achète, où tout se vend, où tout se vit dans l’instant, sans autre horizon que celui de l’instant suivant. L’image de la ville contient donc en elle-même les motifs de la chute et de la rédemption, une rédemption toujours possible à qui sait écouter sa voix intérieure, fermer les yeux du corps pour ouvrir ceux de l’être spirituel. De fait, cette image ambivalente, polyvalente même, de la ville, ne se construit qu’à travers le prisme que nous offre le regard de chaque personnage. Mais la ville est-elle autre chose que cette objectivation de nos aspirations et de nos craintes les plus profondes ? L’architecture des villes sur lesquelles nous projetons les nôtres n’est-elle pas elle-même le fruit d’une objectivation première, celle des bâtisseurs animés chacun, en fonction de leur contexte, de leurs propres craintes et de leurs propres aspirations ?8 Pompéi, Machu Picchu, Alep, Grosny…, les ruines d’anciennes cités ou les structures déshabitées d’une ville telle que Varosha, ne sont-elles pas le témoignage qu’une ville n’est et n’existe qu’en tant qu’elle est perçue, vécue et pratiquée ? L’image qu’en forme Francis dans Douces déroutes, ce persan moderne venu de France, dont le lecteur épouse le regard neuf, n’est-elle pas pour cette raison même différente de celle qu’en construit l’imaginaire du haïtien Cyprien, né et élevé sur l’île ? C’est d’ailleurs par les yeux de Cyprien que Yanick Lahens nous fait d’abord voir la ville de Port-au-Prince au chapitre 1. Petit ami de Brune, élevé comme elle sur l’île, il incarne l’autre regard, celui de ceux qui se résignent et choisissent de se vouer corps et âme à leur ascension sociale.

Trouver sa place dans le monde, « habiter »9 la Terre, pour certains -tels que Cyprien ou Jo, le tueur à gages, cela signifiera courir après l’argent, la reconnaissance sociale, le pouvoir. Le luxe comme unique point d’horizon, seul état capable d’assurer à chacun la sécurité -matérielle sinon affective- dont il manque cruellement. Mais cette perspective qui nous introduit jusqu’au cœur bouillonnant de cette ville que le personnage de Cyprien se représente d’abord comme un « chaudron »10 où tout se mélange, tout est balloté, remué et où il faut « viser l’écume » pour ne pas être englouti, évolue, se nuance d’un chapitre à l’autre, suivant le regard que les personnages nous prêtent pour accéder à plus de vérité sur la Ville de Port-au-Prince mais surtout sur ceux qui la font. Le chaos existentiel dont la ville de Port-au-Prince devient collectivement et individuellement objectivation traduit le chaos spirituel d’une île « spirituellement » désorientée. Aussi ces déroutes existentielles que nous donnent à voir les personnages archétypiques du roman sont-elles l’expression première d’une déroute spirituelle provoquée par le vide laissé par les croyances traditionnelles -croyances vaudous- dénaturées et pourchassées par les cultes plus récents tels que le pentecôtisme. Que croire ? qui croire ? quand au fond de son cœur les schèmes d’anciennes croyances continuent de conditionner notre rapport au monde mais qu’une voix surplombante nous recommande de nous en détourner ou tout au moins de nous en méfier ?11 Comment combler ce vide laissé par le spirituel ? Quelle réponse apporter à nos souffrances terrestres quand nos yeux cessent de scruter l’invisible et restent fixés sur le sensible matériel, cuisant, éreintant, impermanent et provisoirement seulement, rassurant ? La ville de Port-au-Prince se donne donc aussi à voir comme le terrain où se confrontent modernité et tradition. L’homme moderne rivé au sensible matériel a perdu le sens du spirituel et par la même, le sens de l’existence12. Aussi l’angoisse existentielle laissée par ce vide le conduit-il à une course effrénée derrière les menues satisfactions du quotidien. Recherchant les sources du contentement à l’extérieur de lui-même, il se heurte nécessairement aux caprices du sort, aux revers de fortune, aux chutes, aux dépossessions de ses faux biens et in fine, à la dépossession de soi. C’est bien l’expérience que fait Cyprien et qu’avait faite avant lui Jo, devenus l’un et l’autre porte-parole et porte-flingue d’un autre plus puissant. Incorporés au puissant dont ils deviennent la voix pour l’un, le bras pour l’autre, cette greffe à l’autre vaut perte de leur corps en tant qu’espace « habité » seulement par soi : une autre forme d’asservissement, une autre forme de colonisation13. Cette crise intérieure affecte tous les personnages mais selon qu’ils se résignent ou qu’ils résistent, ils la surmontent différemment. A la ville-lieu de perdition, qui engloutit, détourne, avilit, à la ville-Géhenne14 qui déchire et qui brûle, répond la ville-artiste où s’expriment les rêves et d’où s’élèvent les chants de l’âme porteuse d’une infinie tendresse.15 Cette voix de l’âme que fait entendre Brune réveille ceux qui l’entendent. Elle parle à leur cœur. Ce malheur qu’elle exprime, ce dénuement total qui vient du plus profond d’elle-même et qui n’est autre que le cri de l’âme qui souffre dans sa condition terrestre, qui se souvient de sa condition spirituelle et implore son retour au divin, résonne chez ceux qui écoutent. C’est la voix nourrie des rêves partagés de son père, le Juge Berthier, héritière de ses visions, de son utopie. C’est la voix de la Tradition, la voix de la filiation.16

Dès le chapitre 5, s’opère la bascule. Au cœur de son désordre, de son agitation, de son bruit, la ville de Port-au-Prince abrite une oasis de silence, de contemplation, de création. Cette oasis de silence n’est pas à chercher dans les infrastructures mêmes de la Ville mais dans le silence que l’art aménage fugacement, à travers les potentialités disruptives17 de l’art. La faculté d’attention que l’art mobilise interrompt, le temps de l’expérience esthétique, le flux du quotidien. Or c’est bien à travers les fissures d’une réalité édifiée spéculairement que le récepteur de l’œuvre entrevoit un pan de la vérité qui finissait par lui échapper, tant les préoccupations mondaines nous aveuglent, engourdissent notre esprit, nous avilissent même, si on laisse faire. Or le silence n’est pas seulement l’opposé du bruit. Il s’oppose au bruit précisément parce qu’il implique de celui qui parle qu’il se taise et fasse taire en lui tout ce qui jusqu’alors s’exprimait pour se placer en position d’écoute, d’ouverture à l’autre. Laisser venir à soi, permettre à l’autre d’apposer sur nous son empreinte, telle n’est pas la vertu même du silence ? Etymologiquement issu de « sino » : laisser, permettre et de « situ » : posé, calme, le silence nous « situe », nous « pose », au seuil de la Sagesse, nous invite à un plus haut niveau de conscience en détournant nos regards du sensible matériel. Il nous invite à la contemplation. C’est à ce réveil des consciences que donne cours la ville-artiste. L’esthète Pierre rappelle ainsi que la richesse, le pouvoir, l’indépendance ne sont de vrais biens que lorsqu’on les recherche à l’intérieur de soi, en cultivant l’amour de l’autre, l’attention portée à ceux/ce qu’on aime. Sa cuisine, sa conversation, son foyer deviennent ainsi les lieux où s’épanouissent les rêves et les aspirations de ceux qui comme lui refusent de renoncer à la vertu.18 Cultiver la vertu, coûte que coûte, rester en conformité avec ses principes, garder ses rêves, aimer et en ce sens aménager un espace toujours plus grand pour la beauté, telle est la vérité à laquelle accède Brune au terme de son parcours initiatique. De cette Ville-épreuve, elle ressort grandie. Elle a appris. L’élucidation du meurtre de son père est pour chacun des personnages un fil conducteur qui s’effile pour conduire chacun d’eux vers la vérité profonde qui leur manquait pour passer un cap. Pour ce qui est de Brune, cette vérité s’appelle Francis : sauter le pas, quitter sa ville natale de Port-au-Prince, ouvrir aussi l’enceinte de sa ville-intérieure, son intimité, pour laisser entrer l’autre et se donner à lui totalement. L’amour don total de soi sera pour elle son apprentissage, le point de départ de sa réalisation.

2. Poïétique et esthésique du chaos : urgence de se repositionner par rapport à soi et au monde

Objectivation d’un chaos intérieur, le chaos qui règne à Port-au-Prince dit l’urgence de se repositionner par rapport au monde et par rapport à soi. Cette urgence nous parle parce qu’elle découle d’abord du désenchantement du monde et de l’incapacité de la pensée moderne à nous apporter les réponses aux questions existentielles que nous nous posons : comment conduire notre vie ? quel sens donner à nos actions ? et, à combler les vides que ces réponses manquantes laissent en nous. Mais le chaos intime, profond dont le chaos de Port-au-Prince est symboliquement représentatif diffère sensiblement du chaos intime dont celui de tout autre ville issue d’un autre monde francophone serait dans un autre roman l’objectivation. Il appartient pleinement à la phénoménologie haïtienne et il ne se distingue pas seulement à travers l’irruption çà et là d’un parler créole ou d’une géographie exotique. L’imagerie même qui nourrit le discours traduit la singularité de cette francophonie haïtienne. On voit comme elle hérite de schèmes de pensée inscrits dans l’ADN de la langue française dont était porteuse la première greffe, celle par laquelle sont venus s’unir la langue originelle des esclaves et la langue imposée par les colons, toutes deux porteuses d’une culture qui leur était propre. Ces fragments de ville que nous livrent les personnages du roman nous invitent à une lecture de ce qu’il est advenu de cette rencontre. On y voit par exemple, l’héritage des contes traditionnels et des mythes du vieux continent enrichi des veilles croyances vaudou, de leur sagesse ancestrale, titubant sous les assauts de croyances rivales mais toujours vivaces. Le chaudron croise ainsi deux imaginaires, celui des Circé, des Merlin, du vieux continent avec celui des sorciers vaudou. Quel autre personnage de la littérature francophone non-haïtienne aurait pu associer mentalement l’élite de la société à « l’écume du chaudron » ? D’autres images nous viennent à l’esprit quand on vit et quand on pratique la langue française ailleurs qu’à Haïti. Celle de la « crème » en France, dans les milieux favorisés de la cour a longtemps voisiné aux côtés de celle du « dessus du panier » dans les milieux favorisés de province, par exemple. Or cette variation du motif est bien plus qu’un jeu de l’esprit ou que le fruit d’une imagination singulière. Elle est le signe d’une acclimatation de la langue française et de sa reviviscence au contact d’une autre langue et d’un autre territoire. La langue ne traduit-elle pas nos mécanismes de pensée ?19 Aussi ce français qui exprime l’histoire du roman nous invite-t-il à repenser notre rapport à la notion même de « francophonie ».

Toute la stratégie narrative mise en œuvre par la romancière nous met en situation d’opérer en nous même une conversion du regard. Rien ne nous est imposé en somme. C’est à l’esthésique20 que revient le pouvoir d’interpréter les visions que nous livrent les prismes. Le rythme qui sous-tend l’écriture donne lui-même le tempo et c’est au son saccadé de la voix narrative que le lecteur plonge dans l’histoire et se laisse emporter. L’intériorisation du rythme mêle ainsi à sa voix intérieure celle d’une voix contenant en soi l’agitation, le bruit, le mouvement saccadé d’une existence livrée au hasard et à l’inconnu. C’est toute l’absurdité -au sens étymologique d’ab-surdus, de cette ville livrée au vacarme que le lecteur assimile, absorbe, incorpore à mesure que ces yeux parcourent les lignes. La ville-moderne singulièrement haïtienne et plus encore la ville-Port-au-Prince- moderne, s’insinue en lui tout entière à travers les mots qui servent à la décrire, l’annoncer, l’actualiser. Car comment ne pas inclure cette combinaison du sensible et du spirituel lorsque s’accomplit l’acte même de la lecture ? La lecture d’un roman en tant que pratique esthétique découlant d’un art, celui de l’écriture littéraire, ne se limite pas à l’activation de la pensée rationnelle, elle mobilise le corps, elle sollicite la sensibilité perceptive et par les vertus propres de l’art, la lecture est bien ce qui conjugue ces deux activités de l’âme et du corps dans le creuset de l’esprit. C’est alors que l’alchimie opère. L’écriture littéraire -art de paroles- exploite un medium qui n’est autre que le mot, un mot qui ne reste pas à la surface du langage mais s’incorpore, s’assimile, se digère et se transforme.21 Le devenir du mot dépend du corps-medium par lequel il atteint l’esprit du récepteur. Aussi le mot crée-t-il un espace de construction et d’appropriation par lequel chacun habite sa langue, son esprit, son âme, son corps. L’urgence d’écrire pour décoloniser les savoirs, s’exprime à travers l’art du roman dans cette urgence à convertir le regard, une conversion rendue possible par les vertus mêmes de la langue et de l’art. Objectivation d’un chaos intérieur, intime, profond, le chaos qui règne à Port-au-Prince dit l’urgence de se repositionner par rapport à soi et par rapport au monde : face à une modernité d’importation d’abord, vectrice d’inharmonie parce qu’elle n’entre plus en résonnance avec les schèmes de pensée traditionnels, combattus par les nouveaux cultes mais toujours présents dans l’imaginaire à travers la langue usuelle, urgence donc de se repositionner en tant que civilisation singulière. Urgence de se repositionner face au monde moderne ensuite, car ces déroutes ne sont pas seulement haïtiennes. La question du sens de notre séjour sur Terre élargit le questionnement sur le sens de notre présence sur une terre donnée. A la question existentielle fait écho la question spirituelle. Ces approches singularisées de la ville dans Douces déroutes amènent nécessairement à repenser notre façon particulière de nous rapporter au monde, de vivre notre condition humaine. Plus qu’une littérature d’évasion, cette littérature s’avère donc littérature de retour à soi, de récupération de soi.

Conclusion

Dans Douces déroutes, le chaos qui règne à Port-au-Prince, objectivation d’un chaos intérieur, intime, profond, semble donc dire l’urgence de se repositionner par rapport à soi et par rapport au monde. Les «  fragments  » de ville deviennent dès lors, prismes pour repenser son identité profonde, s’interroger sur ses valeurs, ses croyances, ses mythes. Mais s’il a pour destinataire premier le lecteur haïtien, le roman peut être lu par n’importe quel lecteur francophone. Le questionnement de soi s’étend alors à ce qui définit ce dernier comme lecteur francophone d’espaces réels et imaginaires singularisés. Car on n’écrit pas la ville, en tant que vécu et en tant que pratique, de la même manière selon que l’on procède de tel monde francophone ou de tel autre. Aussi l’écriture de la ville invite-t-elle à «  décoloniser  » le regard. De la poïétique à l’esthésique, de la création à la réception, l’œuvre élargit, le champ de réflexion autour des questions de l’identité, de la langue et de la culture des mondes francophones. Plus que jamais, à travers ce roman, on perçoit comment l’unité qui les traverse ne doit pas — ne devrait plus ! — masquer la pluralité des dynamiques qui les sous-tendent. Douces déroutes de Yanick Lahens offre ainsi à travers le rôle assigné à la ville — personnage maléfique, espace de perdition, mais aussi de rédemption —, une sorte de didactique du roman de l’urgence qui exploite les potentialités disruptives de l’art pour émanciper et convertir le regard, pour instruire et offrir de nouvelles clartés pour se conduire. La beauté de ce roman, si elle ne procède pas directement de la représentation de la ville ni de la langue chaotique qui sous-tend sa description et son dire, naît de la vérité qu’elles expriment et font naître de façon plurielle et à différents niveaux (spirituel, symbolique, existentiel) chez celui qui lit et découvre au fil des pages un français et un imaginaire qui sans être totalement autres résonnent et brillent un peu différemment… L’écriture de la ville, objectivation de la «  ville intérieure  » invisible, profonde où se jouent les drames intimes de la condition humaine d’abord, de la condition haïtienne ensuite, devient prisme à travers lequel repenser notre rapport au monde, au monde moderne, mais aussi plus largement au monde visible, sensible matériel, afin d’y déceler la singularité du regard que nous portons sur ces mondes et qui en fait une manière parmi d’autres d’intégrer la réalité, de vivre la condition humaine, d’occuper l’espace, de l’habiter et de s’y référer à partir d’une langue, d’une mémoire et de savoirs certes partagés d’un espace francophone à un autre, mais aussi acclimatés.

1 LAHENS, Yanick, Douces déroutes, Paris : Points, 2018.

2 « On conduisait au bûcher, à tour de bras, dans toute l’Europe, et ce, du Moyen Âge jusqu’au XVIIème siècle, des hérétiques, des maures, des juifs

3 Les lieux que traversent les héros des contes et des mythes constituent autant de « lieux d’épreuves » à partir desquelles s’opèrerait leur « 

4 « Les pressions sur ma personne se font plus intenses et les menaces à peine voilées ne laissent plus aucun doute sur le sort que certains croient

5 De nombreux passages illustrent ce propos car chaque personnage en fait l’expérience. Nous citerons celui-ci qui concerne plus spécialement la fille

6 « Ici, il faut tout prendre. Marcher sur des braises, l’incandescence dans les yeux, la tête dans les nuages, de merveilleux nuages. Oui, il faut

7 Des propriétés psychagogiques qui vont jusqu’à « ressusciter » l’âme d’enfant du métropolitain Francis en même temps qu’elles font revivre ses

8 Etymologiquement, « architecture » issu du grec « arké » renvoie au « commencement », à « l’origine », au « principe ». Aussi l’architecture

9 Nous employons cette expression dans le sens que lui donnent Laënec Hurbon et les élites haïtiennes qui s’inscrivent dans sa tradition même si la

10 Au premier chapitre : « Ici, vivre, c’est dompter les chutes. La ville est un chaudron et il faut viser l’écume pour ne pas aller racler le fond »

11 « Le Bois Caïman joue un rôle important dans la genèse de la nation haïtienne ; il est mentionné dans les manuels d’histoire du pays, mais le vodou

12 Déjà, en juin, 1943, dans l’une de ses Lettres, Saint-Exupéry, par exemple, clamait l’urgence de « rendre aux hommes une signification spirituelle

13 Une variante, pourrait-on dire, de l’hétéronomie, fille de la modernité coloniale. Nous employons le terme « hétéronomie » au sens qu’Emmanuel

14 « Une étrange géhenne » remarque Pierre « où le feu ne peut pas être complètement feu. A cause d’une sagesse plus grande que son âge ». Douces

15 Nous choisissons d’illustrer notre propos par ce passage focalisé sur Brune mais il y aurait autant d’exemples à recueillir dans les fragments

16 « La musique, cette inscription charnelle, intime, en elle, c’est lui, Raymond Berthier. » Douces déroutes, op.cit., p. 38.

17 Du latin disruptionem < « fracture », « rupture ». Nous employons ce terme en relation avec l’imagerie du « court-circuit » qu’il convoque. Le ra

18 « La grâce est là et réjouit Pierre. Aimer encore dans le feu ardent de cette ville […]. Pierre repart à la cuisine […] Le repas est simple et

19 « Une langue est un ouvrage construit en pensée auquel se superpose un ouvrage construit en signes. » GUILLAUME, Gustave, « Observation et

20 Nous utilisons ce terme dans le sens que lui a donné Jean Molino dans son approche des fondements symboliques de l’expérience esthétique : « le

21 Dans le roman, les isotopies du corps, de la voix, de la chair et du sang tissent un réseau métaphorique hybride, entre imaginaire vaudou et

1 LAHENS, Yanick, Douces déroutes, Paris : Points, 2018.

2 « On conduisait au bûcher, à tour de bras, dans toute l’Europe, et ce, du Moyen Âge jusqu’au XVIIème siècle, des hérétiques, des maures, des juifs et des sorcières. Tous ceux et toutes celles qui d’une manière ou d’une autre, ne pouvaient s’inscrire dans le paradigme étroit et exclusif de ce modèle d’homme qui prenait forme en Europe et s’apprêtait à s’imposer au monde ». C’est en ces termes que Yanick Lahens résume le sort fait à l’altérité, à la dissemblance, aux époques étudiées par Michelet et dans lequel elle reconnait celui du peuple haïtien et plus largement, celui des peuples colonisés par la France, ces hommes et ces femmes qui, à l’instar des « hérétiques, des maures, des juifs et des sorcières » évoqués par Michelet, devaient voir leur existence « gommée », leur voix « bâillonnée ». « Souffrez que l’écrivaine que je suis devenue, vous invite à entendre la voix de cette différence, la voix d’une autre pratique ». Rendre plus audibles et visibles les altérités héritées de la colonisation, telle est donc « l’urgence » que Yanick Lahens considère être celles des écrivains haïtiens d’abord mais aussi celle de toutes les élites francophones. « Faire advenir les mondes francophones », au pluriel, « exige, déclare-t-elle, « de nouvelles narrations qui rendront plus audibles les savoirs, les cultures, les altérités qui les constituent ». C’est dans ce projet- programme que s’inscrit son œuvre narrative et notamment, nous semble-t-il, la représentation de la ville dans Douces déroutes. LAHENS, Yanick, Littérature haïtienne : urgence d’écrire, rêve(s) d’habiter, Librairie Arthème Fayard et Collège de France, 2019, p. 9-12.

3 Les lieux que traversent les héros des contes et des mythes constituent autant de « lieux d’épreuves » à partir desquelles s’opèrerait leur « initiation ». Dans son ouvrage sur les contes merveilleux, Vladimir Propp remarque que « le mythe ne peut être distingué formellement du conte » et qu’ils conservent, l’un et l’autre, dans leurs structures profondes, les mécanismes internes du rite d’initiation. PROPP, Vladimir, Les racines historiques du conte merveilleux, Paris : Gallimard, 1983, p. 27. L’analyse à laquelle il soumet la forêt et ses habitants, aux chapitres 3 et 4, autorise, en outre, une approche symbolique de la ville de Port-au-Prince en tant qu’« espace éprouvant » ou « lieu d’épreuve ». Dans l’économie du roman de Yanick Lahens, la signification de ce matériau acquiert, en effet, une dimension symbolique, faisant de la ville de Port-au-Prince, non plus seulement le cadre référentiel, géographiquement identifiable et porteur de significations sociales et politiques, plus ou moins explicites, -son décor-, mais aussi un motif symbolique, apte à élargir le champ de ses significations. De fait, les éléments constitutifs de ce motif (le vacarme, la commotion, la fébrilité…) semblent expliquer tout en les dévoilant des « obstacles », au sens proppien du terme, pouvant être considérés comme nés de la modernité et cependant, acclimatés et donc, propres à la phénoménologie haïtienne. C’est à cette double lecture généralisante (modernité) et particularisante (modernité à Haiti) que semble inviter, par exemple, le premier chapitre du roman : « Ici, vivre c’est dompter les chutes » ; des deux mains, Cyprien « s’accroche à son volant » ; les passants « s’aplatissent » ; les voitures « se rangent à la hâte »… Objectivation d’une attitude intérieure, cette scène de la vie quotidienne, dévoile de manière générale, une façon de vivre la ville, mais aussi, et de manière plus particulière, une façon de vivre la ville à Port-au-Prince, et ce faisant, une façon de vivre « tout court », pourrait-on dire ou pour reprendre les mots aux résonnances syncrétiquement spirituelles et sociologiques de Laënnec Hurbon et de Yanick Lahens, une façon d’« habiter » la Terre, dans l’un des mondes issus de la modernité. Nous y reviendrons.

4 « Les pressions sur ma personne se font plus intenses et les menaces à peine voilées ne laissent plus aucun doute sur le sort que certains croient devoir me réserver. […] Mais je ne partirai pas. » LAHENS, Yanick, Douces déroutes, op.cit., p. 9-10. Archétype du juge intègre, Raymond Berthier figure aussi, symboliquement, le Sage et, spirituellement, le Juste. De la lettre que le juge adresse à son épouse, se dégage, en effet, le portrait du Sage mais aussi celui du Juste confronté au malheur. Les derniers mots du juge Berthier résonnent comme un cri de douleur mais nulle révolte, nulle malédiction n’émaille son propos. Devant l’épreuve, il ne cille pas : « je ne partirai pas ». Hommes de mémoire et de fidélité, le Sage et le Juste sont, pourrait-on dire, « à leur place ». « Partir » dans ce contexte, voudrait aussi bien dire, symboliquement et spirituellement, « se remettre en route ». Au croisement de la lettre de consolation à sa femme et du testament, ce document liminaire remet au lecteur une clé de lecture à la fois symbolique et spirituelle. Si le récit qu’il s’apprête à lire l’édifiera, tout au long de sa lecture, sur les pérégrinations intérieures auquel la mort du juge conduit son entourage, ce document placé comme en surplomb du récit, l’invite, lui aussi, à « aller vers l’intérieur », à se questionner, à se « dégriser » des illusions et des points de vue limitants qui sont les siens. La démarche narrative conduit, en effet, le lecteur à entreprendre son propre cheminement, à se « remettre en route ». Il s’agira pour lui de (re-) découvrir la pluralité des points de vue et ce faisant, de se rendre instructible ou tout au moins accessible, à la pluriversalité des savoirs et des connaissances. En ce sens, les fragments de ville dans ce roman opèreraient comme des prismes à la faveur desquels pourraient se dé-construire et se re-construire les croyances du lecteur. Nous y reviendrons.

5 De nombreux passages illustrent ce propos car chaque personnage en fait l’expérience. Nous citerons celui-ci qui concerne plus spécialement la fille du juge, Brune et dans lequel l’isotopie de la vitesse, du cheminement et de la vie, dit l’urgence d’ouvrir ce passage à l’amour, comme unique rempart face au non-sens que généraliserait sans lui le chaos : « L’amour, vite. La vie, vite. La vie quand même. Francis, aime-moi comme une maison qui brûle. Le danger a engendré un savoir sans pareil sur la vie. Sur la mort. Chacun de nos baisers aura un goût d’éternité. Depuis une semaine, tous ses gestes, toutes ses pensées, ont cheminé vers ce bonheur-là. Et Brune a sauté dans le vide. J’ai suivi Francis sans me poser de questions ». Douces déroutes, op.cit., p. 173.

6 « Ici, il faut tout prendre. Marcher sur des braises, l’incandescence dans les yeux, la tête dans les nuages, de merveilleux nuages. Oui, il faut prendre le feu et les nuages. L’ombre et la lumière. » Douces déroutes, op.cit., p. 108.

7 Des propriétés psychagogiques qui vont jusqu’à « ressusciter » l’âme d’enfant du métropolitain Francis en même temps qu’elles font revivre ses souvenirs : « Haïti l’artiste ouvre à Francis cette chambre d’enfance. […] il voyage jusqu’à ce grand pré d’il y a longtemps, dans une petite ville de l’Isère. Il court dans l’herbe et rit au soleil ». Douces déroutes, op.cit., p. 54-56. Ce pouvoir étendu d’« Haïti l’artiste » introduit au thème de l’altérité née de la modernité, une altérité qui loin de nous séparer devrait nous rassembler autour des problématiques soulevées par la modernité au sein de l’espace francophone. Le chemin que se fraye « Haïti l’artiste » dans le cœur de ce français, invitent le lecteur à s’interroger sur ce que les mondes francophones, à travers ce qui les distingue et ce qui les rapproche, peuvent apporter aux réflexions identitaires qui traversent aujourd’hui la France. Un questionnement cher à Yanick Lahens : « Les mutations d’aujourd’hui obligent la France à repenser ses relations avec ses anciennes colonies. […] Dire Haïti autrement c’est se demander à travers les mots de ses écrivains, quel éclairage peut apporter aujourd’hui au monde francophone, l‘expérience haïtienne. » LAHENS, Yanick, Littérature haïtienne : urgence d’écrire, rêve(s) d’habiter, op.cit., p. 20 et 22.

8 Etymologiquement, « architecture » issu du grec « arké » renvoie au « commencement », à « l’origine », au « principe ». Aussi l’architecture semble-t-elle vécue et pratiquée comme quelque chose qui ouvrirait à autre chose qu’elle-même. En outre, les six principes que Vitruve met en avant dans son traité : ordonnance, disposition, eurythmie, symétrie, convenance génératrice de beauté et distribution ainsi que les réflexions qui les introduisent, soulignent le caractère subjectif de cet art, notamment en termes de fonctionnalité et de beauté. VITRUVE, De l’architecture, Bibliothèque Latine Française, C.L.F. Panckoucke, 1847, Livre III, 2-3.

9 Nous employons cette expression dans le sens que lui donnent Laënec Hurbon et les élites haïtiennes qui s’inscrivent dans sa tradition même si la résonance biblique n’est pas à écarter. Elle sous-tend et colore le concept. « La modernité, c’est donc d’abord pour nous, un « désabritement », un « dépaysement », une déterritorialisation, et en même temps, la production de notre espace comme pure nostalgie », c’est en ces termes, en effet, que Laënnec Hurbon nous introduit à ce qu’il appelle le « rêve d’habiter » du peuple haïtien. HURBON, Laënnec, Pour une sociologie d’Haïti au XXIème siècle. La démocratie introuvable, Paris : Karthala, 2001, chapitre 4 : « Le rêve d’habiter : entre nostalgie et utopie », p. 89. Cet ouvrage fait suite à un premier ouvrage fondamental pour les études décoloniales sur Haïti : Comprendre Haïti, Essai sur l’Etat, la nation, la culture, Paris : Karthala, 1987. La démarche lahensienne s’inscrit dans la tradition de ces questionnements. Ce qu’elle désigne comme « rêve(s) d’habiter » positionne cependant la problématique du peuple haïtien au carrefour d’autres phénoménologies héritées de la colonisation. Aussi « les » rêves d’habiter auxquels la narration donne accès dans Douces déroutes, s’ils introduisent le lecteur à la pluriversalité de ce rêve à l’intérieur de l’espace haïtien, ne l’induisent-ils pas moins à ressentir en lui-même, la pluriversalité des réponses données à l’intérieur de l’espace francophone, au « désabritement », au « dépaysement », à la « déterritorialisation », à la production d’un espace commun comme « nostalgie », consécutifs à la modernité et cela, aux plans terrestres et existentiels mais également au plan spirituel.

10 Au premier chapitre : « Ici, vivre, c’est dompter les chutes. La ville est un chaudron et il faut viser l’écume pour ne pas aller racler le fond », LAHENS, Yanick, Douces déroutes, op.cit., p. 13. Au chapitre 3 : « Ici, si tu perds ton temps en conjectures sophistiquées sur la justice et l’injustice, les états d’âme et autres balivernes, tu te retrouves au fond du chaudron. Un moment d’attendrissement, un pied qui glisse faute de vigilance et hop, la chute ». p. 25-26. Au chapitre 17 : « Mais je gagne indiscutablement quelques marches dans l’ascension vers l’écume. Regarder en arrière pourrait me faire chuter au fond du chaudron, dans la grande meute des crédules, des malchanceux et des exclus. Parce que, à court terme, tout compte mais, à long terme, rien ne compte. Rien. Tout finit dans la mort, le néant, le grand vide. Le présent, c’est mon éternité. », p. 117-118. Au dernier chapitre : « Cyprien vit désormais dans l’écume. Lors de sa dernière rencontre avec Sami Hamid, à un homme d’affaire venu d’Asie et à deux diplomates qui lui demandaient un avis autorisé, il a affirmé que le chaudron n’existait pas. C’est un mythe inventé par les sociologues revanchards, dangereux. » A l’accommodation des normes éthiques qui accompagne son changement de condition correspond un changement de perspective, un changement de « regard » sur la ville. Douces déroutes, op.cit., p. 180.

11 « Le Bois Caïman joue un rôle important dans la genèse de la nation haïtienne ; il est mentionné dans les manuels d’histoire du pays, mais le vodou comme culte a souvent été identifié à un système de croyances primitives et barbares et même a subi de nombreuses persécutions par l’Eglise Catholique reconnue comme religion officielle du pays. Les croyances du vodou n’ont jamais pu en fait être déracinées, elles ont continué de servir de matrice d’interprétation de tous les événements de la vie quotidienne pour une bonne partie de la population. […] Aujourd’hui, le pentecôtisme réussit à pousser le converti à un abandon total du vodou alors diabolisé et à l’adoption d’un nouveau style de vie dont il attend un certain nombre de bienfaits matériels (comme par exemple la sortie de la condition de chômeur, la location d’une maison, la réussite dans ses affaires matrimoniales…). » HURBON, Laënnec, Pour une sociologie d’Haïti, op.cit., p. 239.

12 Déjà, en juin, 1943, dans l’une de ses Lettres, Saint-Exupéry, par exemple, clamait l’urgence de « rendre aux hommes une signification spirituelle, des inquiétudes spirituelles » : « on ne peut vivre de frigidaires, de politiques, de bilans et de mots croisés. On ne peut vivre sans poésie, couleur ni amour ! » SAINT-EXUPERY (de), Antoine, Lettre au général Béthouard, juin 1943. Ce cri poussé ailleurs et à une autre époque dit le caractère à la fois universel et différencié du désenchantement du monde. Sa mise en récit dans le roman en suggère l’acclimatation. La concurrence des mythoï bibliques et des schèmes de pensée vaudous rend le lecteur accessible à une intelligence syncrétique du monde, spécifique au monde francophone haïtien. Nous utilisons ici le terme de « mythoï » au sens que le théoricien Northop Frye lui a donné, à savoir celui de « structures d’intrigues » issu de son appréhension du mot mythos comme « arrangement séquentiel de mots ». Voir Le Grand Code, Paris : Seuil, 1984, p.74 et L’écriture profane, Paris : Circé, 1998, p. 13. Ces structures d’intrigues nourrissent syncrétiquement l’imaginaire des peuples évangélisés. Douces déroutes rend à la fois « visible » et « audible » ce syncrétisme à travers la programmation onomastique de certains personnages tels que Pierre, Ezéquiel ou Cyprien dont le roman exploite la valeur symbolique : Pierre = la foi fédératrice, Ezéquiel = la voix prophétique et la ruine de Jérusalem, Cyprien = l’éloquence de l’avocat-rhéteur et son martyr, par exemple. Au sujet de la « motivation onomastique » voir HAMON, Philippe, Le personnel du roman, Paris : Droz, 1998, p. 110 : « Avant de posséder un ensemble de connotations a posteriori construites par le système textuel dans lequel il est inséré, un nom propre possède des connotations données par la compétence culturelle, idéologique et encyclopédique du lecteur. Tout nom est toujours, a priori, un opérateur taxinomique du personnage […] qui renvoie à un archétype culturel ; avant même leur mise en circulation dans un texte romanesque ».

13 Une variante, pourrait-on dire, de l’hétéronomie, fille de la modernité coloniale. Nous employons le terme « hétéronomie » au sens qu’Emmanuel Lévinas lui donne dans Liberté et commandement, à savoir celui d’une obéissance devenue « penchant » : « La vraie hétéronomie commence quand l’obéissance cesse d’être conscience obéissante, lorsqu’elle devient penchant. La suprême violence et dans cette suprême douceur. […] Que l’on puisse créer une âme d’esclave n’est pas seulement la plus poignante expérience de l’homme moderne, mais peut-être la réfutation même de la liberté humaine ». LEVINAS, Emmanuel, Liberté et commandement, Paris : Livre de poche, 1999, p. 37-38.

14 « Une étrange géhenne » remarque Pierre « où le feu ne peut pas être complètement feu. A cause d’une sagesse plus grande que son âge ». Douces, déroutes, op.cit., p. 76.

15 Nous choisissons d’illustrer notre propos par ce passage focalisé sur Brune mais il y aurait autant d’exemples à recueillir dans les fragments livrés par l’esthète Pierre ou le poète Ezéquiel :« Une jeune fille avance en silence, jusqu’aux projecteurs […] elle marque une pause, cherche des yeux un horizon bien au-delà des murs, des montagnes alentour et de la mer au loin, et lit : « l’état poétique est le seul promontoire connu, d’où par n’importe quel temps du jour ou de la nuit l’on découvre à l’œil nu la côte nord de la tendresse… C’est aussi le seul état de la vie qui permet de marcher pieds nus sur des kilomètres de braises et de tessons… ». Douces déroutes, op.cit., p. 53-54.

16 « La musique, cette inscription charnelle, intime, en elle, c’est lui, Raymond Berthier. » Douces déroutes, op.cit., p. 38.

17 Du latin disruptionem < « fracture », « rupture ». Nous employons ce terme en relation avec l’imagerie du « court-circuit » qu’il convoque. Le ravissement esthétique introduit, nous semble-t-il, une « fracture », une « rupture », un « court-circuit », dans le continuum de nos pensées. Il instaure une « brèche » par laquelle il laisse filtrer les lumières d’une autre « vérité » et par laquelle il donne accès à un autre niveau de réalité.

18 « La grâce est là et réjouit Pierre. Aimer encore dans le feu ardent de cette ville […]. Pierre repart à la cuisine […] Le repas est simple et somptueux […] Cyprien arrive à ce moment précis. Ce monde n’est plus le sien, pense Pierre […] Tout est là, entre ces quatre murs. La roublardise, le manque, la colère, le désir naissant, le sang, les larmes et la beauté. Ce qu’il faut choisir, ce qu’il faut laisser ». Douces déroutes, op.cit., p. 125-126.

19 « Une langue est un ouvrage construit en pensée auquel se superpose un ouvrage construit en signes. » GUILLAUME, Gustave, « Observation et explication dans la science du langage » in Les Etudes Philosophiques, 1958, p. 446-462. Voir aussi Eskénazi, Ponchon, Picoche ou Pottier, par exemple.

20 Nous utilisons ce terme dans le sens que lui a donné Jean Molino dans son approche des fondements symboliques de l’expérience esthétique : « le signe a une existence poïétique […] Puis il a une existence esthésique : c’est-à-dire qu’il est reçu ou plus exactement re-produit par quelqu’un. » MOLINO, Jean, Le singe musicien. Sémiologie et anthropologie de la musique, Paris : Actes Sud, 2009, p. 122-123. Concernant sa théorie de la tripartition : neutre, poïétique et esthésique, on pourra se référer à cet ouvrage, notamment à la section 2 des Fondements, p. 119-136.

21 Dans le roman, les isotopies du corps, de la voix, de la chair et du sang tissent un réseau métaphorique hybride, entre imaginaire vaudou et imaginaire chrétien. « La voix qui sort de son ventre et remonte à sa gorge, c’est du sang. Son sang. […] Elle est déçue mais le désir de cheminer jusqu’à l’essence, d’offrir sa voix sans rien retenir, prend le dessus. La voix, c’est l’esprit qui s’empare de la chair ». Douces déroutes, op. cit., p. 43. Entre la voix de la chanteuse et la voix de la romancière, il semble s’instaurer, en outre, un rapport de connexité. De la même manière que la chanteuse engage les fonctions sensorielles de ses auditeurs pour les amener à « cheminer jusqu’à l’essence », la poïétique lahensienne engage le corps, à travers les modalités sensorielles du discours, en plaçant le destinataire en situation « d’entendre » la voix des personnages et de se laisser guider par elle, jusqu’à une vérité personnelle, intime. Ainsi semble-t-elle le mettre, lui aussi, en situation de « cheminer jusqu’à l’essence ». 

Edwige Callios

Université de Nantes

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