« Et je comprends aussi qu’on puisse finir dans la paix et le silence de quelque zaouïa du Sud, finir en extase, sans regret ni désir, en face des horizons splendides. » (I. Eberhardt)
Introduction
Cet article se veut une tentative de rendre justice à une femme, tantôt soupçonnée d’espionnage, tantôt accusée de menées anti-françaises. Rejetée par les uns, incomprise par les autres, rares sont ceux qui l’ont vraiment acceptée. C’est le désert qui l’accueille, elle en fait sa patrie et les nomades seront ses frères et compagnons d’infortune. Isabelle Eberhardt a passé sa vie tiraillée entre la haine farouche des colons et la suspicion des ‘Bureaux arabes’.
Pour ce faire, nous avons choisi de nous pencher sur son lien avec l’illustre Ernest Girault1.
Nous pensons que cet auteur représente, d’une certaine manière, la continuité du parcours d’Eberhardt.
Nous pensons que leur rendez-vous manqué (E. Girault apprendra la mort d’I. Eberhardt, en allant à sa rencontre) coïncide avec le début d’une série de témoignages passionnants, dans lesquels l’esprit d’Isabelle Eberhardt est incontestablement présent. L’insertion de l’intégralité de la longue lettre2 de celle-ci dans son ouvrage, n’est pas sans signifiances. Cela traduit une espèce d’ascendance de cette femme, morte avant d’avoir tout révélé. Plus encore, nous y voyons une écriture ‘par procuration’, voire un relais, du moins un hommage posthume. Selon nous, des non-dits d’IE transparaissent dans les textes de Girault. Nous tâcherons, par conséquent, de mettre en parallèle les textes des deux auteurs pour une tentative d’analyse de leurs deux discours. Ce qui permettra de dégager concrètement le miroitement que nous supposons entre les deux auteurs.
1. Ernest Girault et l’Algérie
1.1. Une Colonie d’enfer
Au tout début du vingtième siècle, un livre écrit par un anarchiste français Ernest Girault, fut publié en 1905 aux Editions libertaires.
Ce livre, intitulé Une Colonie d’Enfer3 malgré son aspect parfois anecdotique n’en demeure pas moins un passionnant témoignage du voyage que firent Louise Michel, Ernest Girault et Charlotte Vauvelle, dame de compagnie de Louise Michel, entre Octobre et Décembre 1904 en Algérie.
Girault avait déjà fait le voyage en Algérie, une première fois, au printemps 1904, mais Louise Michel n’avait pu l’accompagner en raison d’une très grave maladie qui l’avait retenue à Toulon. C’est seulement pendant l’automne qu’elle put enfin réaliser la promesse faite aux amis algériens détenus en Nouvelle Calédonie, après la révolte de 1871, et en particulier à son meilleur ami El Mokrani.
Il faut attendre 2007 pour que les éditions libertaires procèdent à une réédition du livre, avec cette fois, une préface de Clotilde Chauvin qui précise que
« Cette édition n’a pas permis de reprendre l’ensemble du livre de Girault notamment les passages en arabe qui sont reproduits dans le cahier iconographique. J’ai également tenté d’en faciliter l’accès à l’aide de notes qui pourront aider le lecteur contemporain4. »
La réédition de ce livre est importante à double titre. D’abord parce qu’il révèle que Girault entreprit ce voyage sur l’incitation de son amie Isabelle Eberhardt. Or, rien dans l’écriture de cette dernière ne fait mention d’un quelconque lien avec le milieu anarchiste de sa jeunesse genevoise.
Ensuite, parce qu’il retrace un épisode totalement absent des bibliographies de Girault, fait d’autant plus curieux que même Maitron5 ne fait aucune mention de cet ouvrage parmi les livres de Girault dans le « Dictionnaire biographique des anarchistes ».
D’autre part, comment se fait-il qu’Une colonie d’enfer, publié au début de l’année 1905, c’est-à-dire dès le retour de Girault, en France, ne fut plus réédité depuis, alors que le second ouvrage intitulé La bonne Louise, consacré à Louise Michèle, écrit en 1906, donc une année plus tard, est connu et figure dans ses bibliographies ?
La lecture attentive du texte de Girault reste fondamentale pour une juste compréhension des enjeux mis en place par la colonisation « pacifique du Sud Oranais » en 1903. Ce texte mérite d’être pris en compte avant tout dans sa valeur historique, politique et sociale : il informe d’une manière claire et objective sur la situation qui prévalait en Algérie pendant la période coloniale. En ce sens il complète les écrits d’Isabelle Eberhardt dont la plume picturale rend davantage la poésie des lieux, ce qui ne l’empêche pas de s’arrêter sur des réflexions à caractère philosophique coexistant avec une étude ethnologique.
1.2. Ernest Girault et Louise Michel en Algérie
Louise Michel (1830-1905) est surtout connue comme égérie de la commune6 mais elle fut aussi militante de la cause féministe et propagandiste des idées anarchistes. Elle représentait un modèle pour Isabelle Eberhardt, nettement plus jeune qu’elle mais beaucoup d’affinités les avaient rapprochées : toutes deux avaient œuvré pour l’égalité sociale, accordaient une attention particulière aux pauvres (aux paysans surtout). Leur combat contre l’injustice, contre l’exploitation des uns par les autres reposait sur tout un idéal de valeurs morales, toutes deux furent des anarchistes engagées.
Victor Hugo dédia un poème à Louise Michel « Viro major » (litté, plus grande qu’un homme) dans lequel il célèbre ses qualités : « Héroïsme, vertu, oubli de soi, dévouement aux autres, bonté, fierté populaire et colère7. »
Ces qualités ne pouvaient que la rapprocher des déportés algériens, dont le juste combat pour la liberté fut aussi le sien. C’est ainsi que Louise Michel, amie de la liberté et de la justice se rendit en Algérie en compagnie d’Ernest Girault, en cet automne de l’année 1904 pour honorer la promesse faite aux amis algériens déportés en nouvelle Calédonie.
Le voyage d’Ernest Girault et Louise Michel se fit en deux temps :
D’abord une tournée commune d’Alger à Constantine en passant par Sétif, où ils firent la rencontre de Pasquini, l’avocat du barreau de la ville qui a organisé la conférence. Et c’est Morinau, le maire de Constantine qui résuma la situation qui prévalait dans la région en quelques mots : « Ce qu’il y a de plus pressant pour ce pays c’est la réforme des lois sur l’indigénat, la suppression des tribunaux répressifs et la limitation des pouvoirs dont sont investis les administrateurs au-dessus desquels il n’y a aucun contrôle ! »8
Puis, leur voyage reprit vers l’Ouest jusqu’à Mascara où ils se séparèrent. Louise Michel, souffrante, rentra se reposer à Alger et Girault continua seul le voyage vers l’Extrême Sud. L’ingénieur Gervais qui devait présider la conférence promit de lui remettre un mot pour l’un de ses amis de Beni Ounif, point extrême où il devait s’arrêter. Cette recommandation pour Beni Ounif était nécessaire, le voyage s’avérait dangereux. Louise essaya de dissuader Girault mais celui-ci tenait à se rendre dans cette région où devait l’attendre Isabelle Eberhardt. « Nous parlons toujours contre le militarisme et la colonisation, eh bien, il est de toute logique que nous alimentions notre critique par des faits, des preuves et ces preuves il faut aller les puiser à la source au péril même de sa vie9. »
Girault est déterminé à se rendre dans l’Extrême Sud, bravant le danger, comme aiguillonné par la puissance d’un pacte :
J’ai rencontré Isabelle Eberhardt l’an dernier chez Polin, nous avons convenu, lors de notre entrevue, de nous rendre ensemble dans l’Extrême Sud Oranais… constater la façon dont on colonise à notre époque et, surtout, faire une enquête sur des crimes épouvantables qui se sont commis là-bas10.
2. Le Sud oranais
2.1. Mort d’Isabelle Eberhardt, rendez-vous manqué et/ou relais ?
Ernest Girault devait se rendre à Ain Sefra pour retrouver Isabelle Eberhardt et de là continuer vers le Figuig. Il faut noter qu’elle avait par deux fois fait le voyage vers ces contrées encore inconnues.
Isabelle Eberhardt, rappelons-le, fut la première à s’aventurer dans l’Extrême Sud Oranais. Girault marchera donc sur ses pas et dans le compte-rendu qu’il fit de cette épopée algérienne, se fait sentir une critique féroce du colonialisme.
De ce premier séjour effectué à la fin de l’année 1903, elle rapporta une série de tableaux finement observés qui furent consignés dans ce qui allait devenir une œuvre de vastes proportions intitulée Sud Oranaais11, dans laquelle sont décrits des fragments de vie saharienne, propos moins virulents que ceux de Girault.
Pendant son voyage vers le Sud, une terrible nouvelle fondit sur Girault : « Une catastrophe épouvantable à Ain Sefra : le village a été détruit par de subites inondations et l’on annonce qu’Isabelle Eberhardt y a trouvé la mort…12 »
« Notre malheureuse amie était morte13. » Girault se trouvait ainsi privé de la précieuse collaboration pour son enquête dans l’Extrême Sud. Cela ne devait pas l’arrêter en effet. Lorsque le malheur ou la défaite frappe un combattant, les autres doivent redoubler d’effort, il décida d’y aller seul.
A son arrivée à Ain Sefra Girault découvrit une ville dévastée, un gâchis épouvantable…« Je voulais voir l’endroit où était morte celle qui m’avait incité à venir dans ces régions14 », écrivit-il.
La ville est militarisée, les soldats du génie prennent des niveaux et rehaussent le terrain sur les rives de l’oued, Girault antimilitariste fait porter la responsabilité du désastre d’Ain Sefra aux architectes, aux ingénieurs et surtout aux officiers qui ont jeté les fondations de la ville, celle-ci fut construite dans le lit même de l’oued, dans le creux du torrent
Personne n’a tenu compte des conditions géologiques et hydrographiques de la région…. Voilà une rivière desséchée, il n’y a jamais d’eau, mais un beau jour, au bout d’un demi-siècle peut-être, des pluies diluviennes s’abattent sur la région et voilà une ville engloutie grâce au savoir des vaillants missionnaires de l’armée française qui vont coloniser, porter la civilisation dans le désert 15.
Mais ce qui est plus grave encore, c’est que l’armée non instruite, par cette expérience, se préparait à reconstruire des habitations sur le lieu même de l’inondation. Les soldats du génie préparaient une nouvelle catastrophe… Bêtise où indifférence ? ?
A force de recherches et de renseignements, il finit par trouver cet endroit : son affliction fut grande, il racontera :
C’était là, au milieu des ruines, près de ce tas de pierres, dans cette boue ensanglantée que le corps de la malheureuse fut retrouvé, tout maculé, tout gonflé, tout meurtri… Pauvre Isabelle, pauvre Mahmoud, dire que Louise aurait été si heureuse de t’embrasser… et, sans me douter que bientôt, mon autre amie s’en irait, elle aussi, vers la mort, je repris la route de la gare16.
C’est de cette même Ain Essefra que le général Lyautey initie la pacification du Sud oranais. Revenons succinctement sur ce projet : Lyautey fut l’initiateur d’une nouvelle politique de colonisation dite ‘pacifique’ parce que prétendant réduire les interventions militaires en privilégiant une nouvelle approche du pays basée sur une meilleure connaissance de sa civilisation, l’Islam, et de sa langue (l’arabe). Mais cela n’est pas du tout de l’avis d’E. Girault qui écrit :
On peut affirmer que rien de sérieux n’a été fait vers le sens de la véritable pénétration pacifique. Les politiciens et diplomates qui s’occupent des affaires coloniales, ne connaissent en rien les contrées dont ils s’emparent à coups de canons…aller plus loin, toujours plus loin pour avaler l’Afrique.17
2.2. Derrière les non-dits d’Isabelle Eberhardt
C’est Ernest Girault qu’Isabelle désignera pour être son porte-parole (entre camarades on s’entraide quel qu’en soit le prix). Girault sera la plume qui lèvera le voile sur la réalité du sud algérien. En effet, qui mieux qu’un anarchiste antimilitariste pouvait si bien dénoncer les exactions commises par l’armée française qui devait pacifier l’extrême sud pendant la période coloniale ? et qui mieux que l’armée française aurait si bien reconnu la valeur de ses soldats et en faire des héros18 !
En effet, dans tout ce qu’elle écrivit à propos du Sud, tout ce que publia Victor Barrucand du « Sud Oranais » nous ne trouvons pas de critique, bien au contraire, les légionnaires dont parle Girault, firent l’objet d’un récit élogieux. Et c’est la raison pour laquelle nous avons interrogé le silence d’Isabelle Eberhardt sur certains aspects de la situation algérienne. Dans ce qui suit, nous avons tenté d’y répondre :
Il y a d’abord cette amitié ambiguë19 entre Isabelle Eberhardt et Lyautey. On reprochera à IE sa franche camaraderie avec ce général pour lequel elle vouait une admiration particulière quant à sa grande culture. Leur complicité, purement littéraire, donnera lieu, à des interprétations ambiguës, vu le contexte particulier de l’époque. Cette amitié lui ouvrira les portes du Sud dont elle rêvait tant. Elle s’y déplacera plus aisément pour ses reportages. Reportages où elle fut contrainte de taire tout ce qui avait trait à la colonisation. Il semble que ce soit à ce prix-là que ses articles furent publiés dans le journal Al Akhbar. Car n’oublions pas que cette fanatique de l’Algérie et du Sud algérien en particulier, avait déjà été sous le coup d’un arrêté d’expulsion20 à Marseille. De là, elle adressa une lettre déterminante à son mari, en date du 27 juillet 1901 où on peut lire ce qui suit : « On ne voit dans la funeste affaire de Marguerite que l’une des révoltes inutiles, sanglantes et servant seulement à décourager les français honnêtes qui veulent aider nos frères21. » Ce détail nous interpelle. Qu’est-ce que cette « affaire de Marguerite »22 ? Comment Eberhardt pourrait-elle qualifier cette révolte d’inutile, elle qui a toujours pris la défense des opprimés ? Quelle fut la réaction d’Isabelle Eberhardt ? A cette date, 1901, elle était expulsée d’Algérie et se trouvait en France, à Marseille plus précisément.
Dans la lettre adressée à son mari, elle parle de « révolte inutile ». Isabelle Eberhardt avait-elle peur de ce pouvoir colonial qui lui était si hostile ? Cependant n’était-elle pas anarchiste et anarchiste russe qui avait adhéré au mouvement jeunes turcs en 1895 ? N’avait-elle pas milité aux côtés de ses camarades de la Karoujka ?
Tout porte à croire qu’Isabelle Eberhardt en anarchiste engagée ne manquait ni de courage devant le danger, ni de loyauté envers ce peuple d’Algérie qu’elle avait fait sien et qu’elle aimait de toute son âme. Mais à cette époque, meurtrie par sa situation d’expulsée d’Algérie, avait-elle le droit de s’exprimer librement ?
Rebelle de nature, pouvait-elle prendre le risque de causer du tort à son mari dont la situation très précaire ne pouvait souffrir une nouvelle condamnation qui aurait mis fin à sa carrière ?
D’ailleurs Isabelle Eberhardt s’était toujours insurgée contre toute forme d’injustice, nous retrouvons sa vraie nature dans ses « Journaliers » et la lettre qu’elle écrivit à Eugène Brieux en date du 14 Octobre 1903 qui révèle son véritable sentiment concernant cette affaire. Son Journal intime ainsi que sa correspondance n’étant pas destinés à la publication.
« Peut-être cet hiver me faudrait-il aller en France pour cette très importante question de reportage sur les insurgés de Marguerite.
(…) Quelle bonne œuvre qui, continuée, deviendrait féconde...commencer ma carrière en me posant carrément en défenseurs de mes frères musulmans d’Algérie...23 »
Ces deux lettres d’Isabelle Eberhardt furent écrites à deux années d’intervalle : 1901 et 1903. L’événement qualifié de « Funeste affaire » était « une révolte inutile ». En 1903, il devint une « très importante question ».
Le contenu de cette deuxième lettre met à jour l’aspect artificiel de la première réflexion de l’auteure : l’artifice résidait dans la réception, donc un destinataire autre que Slimane, l’époux compréhensif. Un récepteur qui avait le pouvoir de transformer leur vie, déjà difficile, en un véritable enfer : l’exil n’en était qu’un avant-goût. La réponse est donc là, dans cette lettre à Eugène Brieux : Isabelle Eberhardt ne pouvait pas dire tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle pensait. A ce sujet, ce qu’allait constater sur place Ernest Girault ne pouvait laisser des doutes sur le bien-fondé de la méfiance d’Isabelle Eberhardt, de l’impossibilité où elle se trouvait de révéler la vérité sur la perfidie des bureaux arabes
Il écrira, à ce propos :
« La police des bureaux arabes est extraordinairement bien organisée. Chaque gradé est un agent secret et les malheureux soldats sont transformés en espions. Il n’y a pas une lettre, pas un journal, pas une correspondance qui ne passe à une censure rigoureuse24. »
Censure dont elle même avait une conscience aiguë, exprimée dans sa lettre à Brieux, telle une sentence : « Oh ! Si seulement je pouvais dire tout ce que je sais, tout ce que je pense là-dessus, toute la vérité ! »25
3. La Bataille d’El Moungar26 : un événement, deux versions
Nous avons choisi de mettre en parallèle, dans une espèce de comparatisme, deux extraits des deux auteurs. Notre objectif est de montrer que face au même événement, en l’occurrence la Bataille d’El Moungar, les deux auteurs écrivirent des textes aux tons différents. Nous voulons, par-là, souligner d’une part les détours que prit Eberhardt pour rapporter les faits et d’autre part, le langage cru et sans filtre de Girault.
Ayant traité plus haut, les raisons des non-dits d’Isabelle Eberhardt, nous venons, ici, démontrer que E. Girault, convoqué par son amie décédée, a accompli, sur ses traces, une sorte de rectificatif, comblant ainsi, ses silences forcés et transformant ses litotes en cris tonitruants.
Ce même évènement, à savoir la bataille d’El Moungar, est rapporté par les deux auteurs avec des nuances de taille, nous pensons judicieux de procéder à une analyse des deux discours afin de mettre en relief les motivations des deux auteurs qui, encore une fois, face à un évènement pourtant factuel, ont adopté deux attitudes différentes, donnant ainsi deux versions complètement distinctes.
La version de l’armée coloniale parle d’une halte à 9h30 et d’une attaque survenue immédiatement (« À 9H30, le convoi et son escorte font halte (...) à ce moment, les assaillants ouvrent un feu nourri27. »). De ce fait ; on peut conclure qu’il n’y a pas eu de halte du tout. Or, le témoin de Girault parle de la ‘veille’, une nuit de véritable fête où les : « officiers avaient fait la noce, avaient bu comme des porcs, ils étaient ivres morts, le lendemain ils cuvaient leur vin28. »
Girault rapporte des faits précis ce sont deux sous-officiers, des gendarmes du Sahara qui témoignent de ce qu’ils ont vu et vécu. Une phrase conclut l’entretien : « Mais alors, El Mounger c’est un bluff ? ?29 ». Ce à quoi répond le témoin : « Mais un bluff nationaliste !, les héros sont fabriqués à Alger et à Paris30. »
Textuellement, la précision est traduite par des éléments précis : la durée (deux jours) ; l’état des lieux, au moment de l’attaque (‘ne s’étant occupés de rien’ ; ‘les sentinelles dormaient’ ; ‘les fusils gisaient sur le sol.’) ; l’état des lieux après l’attaque (les dégâts précis, les pertes en chiffres etc.). L’oisiveté, l’immobilité, voire l’incompétence des soldats sont soulignées par E. Girault.
Quant à I. Eberhardt, elle rapporte les propos du caporal Zolli (qui n’est d’ailleurs même pas cité dans la version officielle) et qui s’aligne, de ce fait, sur la version militariste, il s’agirait, selon son propos, d’une « halte imprudente », « sans aucune précaution », connotant par-là que l danger proviendrait des « pillards » du désert dont les « pauvres » légionnaires, « sympathiques » auraient été les victimes, cette nuit-là. Par-contre, il est à souligner que Eberhardt, par le biais d’un des blessés qui « risquent quelques mots », rejoint le témoignage recueilli par Girault, et confirme l’état d’ébriété dans lequel se trouvaient les soldats, avec la petite nuance que selon son témoin, « on a eu bougrement soif, comme y avait pas d’eau, on s’est envoyé pas mal de litres de vin pur, ça a fait qu’on était un peu souls31. »
‘Pauvres’, ‘sympathiques’ étant, entre autres vocables utilisés par I. Eberhardt, pour décrire les légionnaires. Ce qui vient appuyer cette victimisation que nous avons relevée. Plus encore, elle dresse un portrait héroïque du capitaine Vauchez qui, selon les dires du caporal Zolli « mortellement blessé, écrit pour prévenir ». La version officielle parle d’un Vauchez, tombé le premier et c’est le sergent -fourrier Tisserand qui enverra deux cavaliers demandant des renforts.
Alors que le texte d’I. Eberhardt, de par ces portraits héroïques, inscrit ces soldats sur la liste des candidats à la légion d’honneur32, le texte de Girault, quant à lui, évoque crument, un « bluff », des « héros fabriqués à Alger et à Paris. », dénonçant ainsi, la diffamation de l’événement d’El Moungar par la presse propagandiste coloniale. Plus encore, E. Girault accomplit, par le biais de son texte, un rectificatif d’une histoire détournée.
Sur le plan stylistique, nous noterons l’objectivité d’E. Girault, dans un texte informatif (phrases déclaratives, chiffres, noms propres) dénué de toute trace d’impressionnisme. Le style d’I. Eberhardt est, quant à lui, incontestablement littéraire : description de l’hôpital (briques rouges), présence remarquable d’adjectivation (rudes figures culottées, sourires avenants ; jeune, grand, mince, etc.). Cette dominance de la fonction expressive traduit autant la sensibilité de l’auteure que sa sympathie certaine envers ces légionnaires33. Ce serait probablement parce qu’elle avait, elle- même, deux frères dans la légion d’Afrique, Nicholas et Augustin.
Dans le même reportage, Isabelle Eberhardt continuera avec un autre témoignage, celui d’un mokhazni blessé, Moulay Idriss qui parlera de « l’ennemi » qu’il désigne par des termes très forts « El khian, les coupeurs de route, les chacals » car Moulay Idriss écrit-elle est « une des personnalités indigènes du sud oranais les plus dévoués à la cause française ». Mais à aucun moment on ne nomme l’ennemi, il semble qu’elle occulte l’essentiel du reportage. Encore une fois c’est l’écrit de Girault qui lèvera le voile sur l’identité de ces coupeurs de route, il écrit à la page 184 : « Dans le sud oranais c’est l’état de guerre, le célèbre Bouamama, celui que nos généraux ont bafoué, insulté et méconnu a non seulement autour de sa tente, dix milles fusils mais e ncore au moins cent-mille partisans dispersés depuis Béni Ounif jusqu’au Mzab34. » Il s’agit donc d’une résistance des tribus vivant le long de la frontière algéro-marocaine à l’avancée des troupes coloniales. Le Cheikh Bouamama s’oppose au général Lyautey dans cette guerre qui ne dit pas son nom. Isabelle Eberhardt ne se mêle pas de politique certes, elle rapporte des témoignages de soldats, mais pourquoi taire le nom de Bouamama ? par contre elle fait l’éloge des auxiliaires indigènes, mokhazni, goumiers, cavaliers-courriers, sokhars qui dit- elle « n’éprouvent aucune répugnance à combattre les pillards35. »
C’est bien là l’expression même d’une prise de relais.
Conclusion
Ainsi, de par ce travail, nous avons tenté simultanément deux approches : D’une part, une approche historique par le biais de laquelle nous sommes revenus sur le parcours d’Ernest Girault, son passage en Algérie, l’édition de son livre, qui fut relégué au fonddes tiroirs pendant plus d’un siècle, sa réédition en 2007. Mais également sa rencontre prévue avec Isabelle Eberhardt dont la mort a transformé ce rendez-vous manqué en relais d’écriture.
Ce que l’on peut affirmer c’est que, faire venir un anarchiste de la renommée d’Ernest Girault dans cette région troublée du sud oranais où des tribus entières continuaient de résister à l’avancée des troupes coloniales était une véritable gageure. Isabelle Eberhardt en prit le risque, peut-être même au prix de sa vie29.
En complétant les écrits d’Isabelle Eberhardt dont il prend le relais, Girault a ainsi réhabilité en quelque sorte cette camarade partie avant d’avoir révélé tout ce qu’elle savait. « La vieille patrie d’Abd El Kader et de Mokrani est devenue le pays de l’infamie et de la honte, non seulement parce que les français y ont transporté leurs vices avec leur barbarie mais parce que l’Italie, Malte et l’Espagne y déversent leurs scories humaines, leur trop plein de brutes, d’alcooliques et d’ignorance36. »
D’autre part, une approche textuelle, à mi-chemin entre l’Analyse du discours et la Stylistique, dans laquelle nous avons mis en évidence, à travers les textes des deux auteurs, les détours et les non-dits d’IE (dont on aura, auparavant, décortiqué les raisons et les enjeux) face au franc-parler, à la virulence de G. qui, au contraire, dit haut et fort ce que son amie a dû taire. Cette approche vient donner, selon nous, une dimension concrète et palpable, à nos affirmations