« La pensée contre-révolutionnaire n’est pas un prolongement de la pensée prérévolutionnaire, mais une composante de l’événement “révolution” » Potte-Bonneville, M. (2002 : 38)
« Le réactionnaire a mille visages. Il est Protée. » Mark Lilla (2019 :11)
«Les réactionnaires sont hantés par la peur de l’Apocalypse et d’un nouvel Âge sombre ». Mark Lilla (2019 :11)
Prolégomènes
Ni pamphlétaire ni essai critique, le parcours de cette contribution, même s’il laisse, par endroits, poindre quelques intrusions somme toute humanistes de notre subjectivité, n’épouse pas les contours d’un discours polémique. Il s’appuie sur l’observation d’un matériau verbal et met à profit, pour son intellection, des présupposés théoriques déjà mis à l’épreuve1 pour éclairer une composante des discours en circulation dans le marché linguistique algérien lors de la survenue du hirak, l’évènement « révolutionnaire », souvent tue, où expressément mise à l’écart, sous-étudiée par prudence, ou oubli du champ de la réflexion2. Si le discours révolutionnaire a reçu un large accueil et a fait écho dans la recherche universitaire, le discours réactionnaire, lui, « … est le dernier “Autre” repoussé aux confins de la recherche intellectuelle respectable. Nous ne le connaissons pas ». (M. Lilla)
De cette méconnaissance vient sourdre l’idée de se saisir de la réaction au hirak portée par cette masse discursive dont la seule visée est de le démonétiser en le discréditant.
Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme toujours, les situations révolutionnaires s’accompagnent d’une polarisation de la scène discursive. Là réside leur insondable singularité. Elles actualisent une division antinomique et antithétique entre le discours de la classe au pouvoir et celui de la classe qui la conteste. Le premier tient lieu de doxa et de référence en deçà de laquelle tout discours la mettant en crise est déclaré sine die comme subversif et de facto considéré comme paradoxal. Et de ce point de vue, le dicible autour du hirak algérien ne fait pas exception pour renforcer la règle. Il en est à plusieurs égards une banale illustration supplémentaire. Rien en soi n’est aussi commun, que cette situation, pour celui qui conçoit la société comme un ensemble de discours en crise. Tout faire-action appelle un effet-réaction! Chaque poussée progressiste engendre une réplique contre-révolutionnaire s’instituant en un topique porté par une rhétorique réactionnaire3. L’ordre établi, veillant sur ses privilèges, œuvre à maintenir le statu quo et récuse toute velléité de changement considérée de jure comme une perversion. Il est vrai qu’il n’y a qu’un Père et toute version différente de lui ne peut être que son clone. Il n’y a qu’une place et elle ne se partage pas et nulle voie ne peut être laissée ouverte au fils réfractaire4. Mais tout pouvoir unique est inique et son charme finit toujours par avoir le goût des cendres! Il nous faut pourtant prendre garde, si le discours réactionnaire est l’ultime soubresaut d’une parole qui perd déjà sa langue, le discours révolutionnaire peut vite se révéler être une fable romantique5.
1. Corpus, méthode et cadrage théorique
Ni aspirant révolutionnaire ni « lieu tenant » de la parole du pouvoir, nous prenons place dans le topique où se déploie une parole qui neutralise les oppositions à l’œuvre. Il ne s’institue pas en lieu où doit comparaître telle ou telle figure, mais en lieu où peut s’extraire le sens qui les constitue l’une et l’autre. Et de son lieu, on entend que si le révolutionnaire est l’avers de la pièce, le réactionnaire6 est son revers7. La réaction n’est ici que le mouvement déclenché pour veiller à « la préservation oppositionnelle d’une réalité menacée de disparition ». (Marc Lilla 2019)
Relativement au contexte de l’étude, sont réactionnaires tous ceux qui s’opposent d’une manière ou d’une autre aux « forces du changement » qui portent le Hirak, à ses figures, à ses moyens et à ses revendications politiques.
Le nombre considérable de documents de natures différentes, la fréquence et la régularité de leurs publications, sur une multitude de supports variés, dans toutes les langues en usage dans l’espace algérien, participent avec science à une offensive menée tambour battant pour décrédibiliser un « mouvement des dignités », « innocent et bon enfant » non encore constitué en organisation révolutionnaire. Mobilisant aussi bien les petites mains du poncif que des modèles savants, la classe au pouvoir a anticipé une possible survenue d’une parole révolutionnaire structurée susceptible de s’installer dans la durée. Ironie de l’Histoire : mue par la peur de la révolution et voulant étouffer « le mouvement pour la dignité » dans l’œuf, la logique réactionnaire lui a assigné a contrario son contenu révolutionnaire et a construit les conditions nécessaires à son émergence.
Sans rien céder à la neutralité axiologique qui caractérise tout document à prétentions scientifiques, il est aisé de constater que les arguments les plus répétés dans l’offensive contre le Hirak forment une antienne; ils se ramènent à quelques formules simples qui se structurent autour de l’effet pervers, de l’inanité et de la mise en péril8.
À la croisée de l’analyse des discours politiques et de la rhétorique, il sera montré à partir de l’observation du corpus entendu comme un matériau empirique que les invariants de la rhétorique réactionnaire sont des ressorts argumentatifs mobilisés contre « la révolution du sourire »9. Le Hirak, comme chaque tentative révolutionnaire, produit son chœur réactionnaire10 mené à la baguette par les clones de l’Abbé Barruel, de Edmund Burke, de Joseph de Maistre ou encore et peut-être ceux de Gustave le Bon.
2. L’effet pervers : au cœur de la rhétorique réactionnaire
Argument par les conséquences négatives ou anticipation sur le résultat par inversion négative, il conclut sur la base d’observation que de l’action entreprise découlerait un effet strictement inverse au but assigné. Il cherche à mettre en crise, par sa rhétorique, les objectifs, les revendications, les moyens, les porte-paroles qu’il démasque pour les soumettre à l’évaluation des destinataires. Sa mise en garde focalise sur une partie de l’action, en montrant par dialectique comment elle peut dégénérer inversement en effets secondaires indésirables, contre-productifs et dévastateurs.
Menée avec science, la réaction par effet pervers se construit dans la distance critique. Elle prend de la hauteur pour assurer une crédibilité aux arguments ad personam et ad hominem qui servent de socle aux stratégies de disqualifications qu’elle déploie. Elle concerne les revendications du Hirak, les moyens déployés et les acteurs qui le conduisent, les montrant comme menant la révolution dans un sens contraire et opposé à celui recherché, ou affiché.
Elle exploite les discours sociaux, reprend les croyances sociales les plus répandues et manipule les stéréotypes pour construire des univers de références impliquant l’affect des destinataires, qui par inférence entendent les messages partagés. La vox populi se travaille et s’enfle à devenir doxa.
« L’opinion étant ainsi disposée, le réactionnaire ne sera guère tenté de la braver en attaquant de front l’objectif en cause — ici, le changement radical et pacifique du système en place -. Il y applaudira au contraire, mais en s’employant aussitôt à démontrer que les moyens mis en œuvre pour l’atteindre sont mal conçus; il ira même, en règle générale, jusqu’à avancer que l’action ainsi menée aboutira, par un enchaînement de conséquences non voulues, à un résultat qui sera exactement à l’opposé du but recherché. C’est là, à première vue, une manœuvre intellectuelle audacieuse ». Hirschman (1995 : 27)
La logique qui fonde l’effet pervers au cœur de la parole réactionnaire sera examinée à travers la polémique installée autour du mot « Hirak », des slogans qui le portent et les acteurs qui le conduisent.
2.1.« Hirak » ou «Harak» : les enjeux d'une dénomination
Assimilé à un nom propre, porté à un très haut degré d’abstraction par le truchement de la majuscule (Akir 2023), le mot « Hirak » subit un allégement de sens que le discours reconstituera en lui affectant une « valeur sémantique discursive » teintée de « halos positifs et négatifs » (M. Wilmet). Il mobilise, pour le caractériser, des entités lexicales porteuses, en raison de leur contenu notionnel, d’une valeur sociale positive ou négative, et recourt à tous les possibles argumentatifs pour aboutir à la délimitation d’une zone sémantique d’une axiologie à modalités, évaluatives et affectives, relevant des domaines du « devoir social, résultant d’un processus de “déontologisation” » du « devoir moral religieux », résultant d’un processus de « théologisation » et enfin du « bien suprême, impératif moral, la loi morale ».11
Sur le plan linguistique, le discours mobilise des constructions signifiées par l’étiquetage à incidence binaire, le fractionnement et le calembour.
L’étiquetage à incidence binaire est porté par des constructions où la caractérisation s’effectue par l’intervention d’adjectifs, de participes passés à valeur adjectivale et de groupes prépositionnels en fonction adjectivale.
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Le Hirak populaire, le Hirak pacifique, le Hirak national.
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Le Hirak suicidaire, le Hirak authentique, le Hirak pur
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Le Hirak infiltré, le Hirak récupéré, le Hirak béni, le Hirak constitutionnalisé.
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Le Hirak des aventuriers, le Hirak des parieurs, le Hirak des extrémistes, les Hirak des envieux, le Hirak de la mort…12.
Dans le corpus, les adjectifs sont tous postposés13. Ils apportent un complément notionnel au substantif « Hirak » qu’ils prédiquent en le caractérisant comme une opération de substantivation achevée. Cette addition à une substantivation achevée a généralement un effet spécifiant sans plus (1). Mais elle peut aussi impliquer un effet descriptif et appréciatif (2).
Dans tous les cas de figure, la qualification est résultative et le syntagme correspond à l’addition de deux sémantèses dont chacune est un entier de signification de discours.
Les tours avec un participe passé à emploi adjectival (3) sont également résultatifs. Le participe passé, signifiant du verbe parvenu à son terme, pensé en pure détension, implique un substantif réduit à être le site où la tension verbale trouve le point de sa résolution. Toute opérativité en lui se trouve annulée.
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Le Hirak est tiraillé par plusieurs idéologies, par de multiples tensions
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Le Hirak se perd dans des luttes idéologiques.
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Le Hirak est en crise.
Le fractionnement, quant à lui, s’effectue par le biais d’une construction syntaxique plus complexe. Il est porté par des phrases attributives (1) où le verbe être, qui explicite sans plus ce qui est impliqué par la nature de son support, le pose d’emblée comme existant.
Comme il peut opérer à partir de constructions pronominales à effet de sens passif (2)
Le support sujet-inanimé d’un pronominal a vocation de n’être que le site d’un procès qui l’involue en son sein dans son déroulement. Le pronominal passif traduit le procès en train d’être subi dans l’actualité même de son support, dans son immanence.
Dans tous les tours, la tension verbale, située dans la personne sujet, entraîne comme conséquence que, dépassé, le procès est posé seulement comme qualifiant de son support sujet. Un verbe qui clôt sur la personne qui ouvre son opérativité aboutit à la synapse de l’opération et de son affection.
L’exemple (3) est particulier. Il est pour ainsi dire celui qui, par sa construction et le vocabulaire mobilisé, résume toute la stratégie mise en œuvre. La phrase attributive (3) implique comme dans les exemples cités précédemment un support existant réduit à l’état de site. L’attribution apportée par la proposition attributive constituée de la préposition « en » suivie d’un substantif implique un mouvement d’intériorisation réciproque. Elle offre l’image de deux entités, d’abord distinctes, qui prennent position si intimement l’une dans l’autre qu’elles se confondent en une seule : « Le Hirak » est « la crise » et inversement : « La crise est “Le Hirak ». « La tendance à l’identité », à la prise de possession par le dedans (Gougenheim 1950 : 65) évoque un procès de coalescence (Waugt 1976), de fusion.
Sur le plan sémantique, l’étiquetage produit en creux des séries binaires où les deux termes qui les constituent sont symétriques. Une axiologie double se configure en deux pôles mélioratifs et péjoratifs :
originale/copie, infiltré/sain, pur/impur, béni/honni, constitutionnalisé/anti-constitutionnalisé, authentique/corrompu; Hirak des origines/Hirak des résidus, etc.
S’appropriant la face positive du Hirak, la parole réactionnaire s’attribue les valeurs axiologiques positives et quand elle le met à distance elle lui confère des valeurs de vérité négatives qui non seulement l’expliquent, mais l’identifient. C’est le cas des phrases attributives (1) et (3) où une relation d’équivalence est posée. L’idée de « crise » contenue dans (3) et celle du « tiraillement » contenue dans (1) actualisent un spectre de tendances clivées qui non seulement assimile le « mouvement » que signifie le mot « Hirak » à une « instabilité », mais définit aussi le « Hirak » et ses acteurs auxquels sont accrédités des sèmes pouvant définir tous les courants qui traversent la société. Le Hirak, lieu fourre-tout, regroupe la marge et la fonctionnalise.
Le dernier mouvement de l’analyse concerne la forme et le contenu du mot « Hirak », il s’agit de l’émergence-construction du mot concurrent « Tahrak14 ». Pour mieux saisir la logique des discours sur cette portée, il est important d’examiner la valeur prédicative des étiquettes ajoutées et l’argumentation sur laquelle elle repose.
Forgé sur la même base lexicale que « Hirak », le « Tahrak » charrie des connotations péjoratives transformant le sujet acteur de l’histoire qu’implique le mot « Hirak » en un sujet mu et agi par une action qui lui est extérieure.
Dans la plupart de ses occurrences, il est mobilisé pour désigner l’agitation plus que le mouvement. Si le mot « Hirak » porte dans sa signification la notion de mouvement où le sujet est l’opérateur, le mot « Tahrak », à l’inverse assimile ce mouvement à de l’agitation et la « masse » impliquée n’est que le site dans lequel ce mouvement trouve à se déployer, sans plus.
Dans ce jeu sémantique, le levier argumentatif de l’effet pervers est rigoureusement prégnant. La charge sémantique du Tahrak en substitution à celle véhiculée par le mot « Hirak » est une marque de la réaction qui produit un discours d’annihilation, d’inversion du sens et d’oblitération.
Les stratégies de l’étiquetage de ce vocable sont des arguments linguistiques par lesquels le discours réactionnaire oppose à la polysémie positive du mot Hirak une polysémie négative.
Il rejettera tout le vocabulaire à connotations positives :
changement, détermination, bouleversement, transformation, pacifisme, révolution, progrès, espoir, liberté, émancipation, droit, démocratie, droit de l’homme, bond en avant.
Il consacrera en revanche un vocabulaire dysphorique renvoyant à des actions qui peuvent conduire
à des excès contre l’état, la morale, la religion, celui du genre chaos, désordre, cataclysme, agressivité, violence, nuisance, dérèglement, débauche, dévergondage, inconduite, immoralité, frasque, vice, libertinage, licence, mensonge, exportation de la démocratie, canaillocratie, droit-hommiste, précipice vers l’inconnu.
L’usage du vocable Tahrak, particulièrement, stigmatisant disqualifie tout acteur du « Hirak » qui se voit qualifier de manipulateurs, de manipulés ou de moutons de Panurge, de pervers sexuels, d’homosexuels.
Ces titres (en langue arabe et en langue française) de vidéos et leurs contenus, actualisant sur YouTube, le mot Tahrak, témoignent de cette stigmatisation :
TAHRAK — Noubliez pas notre rendez-vous de demain (cette vidéo film un troupeau de moutons conduit par un âne sur une route publique).
Le plan grand Khorat (menteur, manipulateur, imposteur) du Tahrak
Algérie : Tahrak des Cherdimas (les hordes)
Les semeurs de désespoir et le Tahrak des KIKINETTES (l’auteur de la vidéo commente les propos de deux acteurs du Hirak, en traitant l’un d’économiste de KHORTI et l’autre de nouveau fou de l’économie)
Et oui c’est le Tahrak (vidéo sans commentaire mettant en scène la mixité dans le Hirak, où les captures sont focalisées sur les filles qui portent des vêtements serrés mettant en valeur leurs atouts sexuels, ou marchant à côté des hommes).
Il se dégage, à travers ces arguments ad hominem intégrés dans un processus manipulant une polysémie d’inversion, une volonté de stigmatisation de ceux qui se trouvent du côté du Hirak grâce la mobilisation des champs onomasiologique et sémasiologique propres à l’infrahumanisation et à la déshumanisation (imposture, animal, irrationnel, coquette-canaille, exhibitionnisme, mixité éhontée).
De plus, consacrant le mot Tahrak permet d’inscrire la révolution du sourire dans une dynamique purement nationale, un évènement idiosyncrasique éloigné des mouvements contestataires qui ont secoué la rue arabe comme le Hirak du Sud (Yémen 2007), le Hirak du Rif (Maroc 2016), le Hirak Amazigh de Lybie ou encore le Hirak des jeunes palestiniens.
Le pouvoir du discours réactionnaire réside dans le déplacement des frontières sémantiques de la polysémie contextuelle du mot « Hirak » pour le redéfinir à travers une optique de brouillage et noyer son sens sous le poids négatif de la sémantique que réfracte l’émule « Tahrak » construit pour le remplacer.
En refusant au « Hirak » ses sèmes afférents, le réactionnaire se pose en sauveur et légitime son action grossissant des faits anecdotiques, et en en faisant un sophisme de généralisation abusive : du mal, du nuisible, il ne peut résulter qu’une chaîne de résultats nuisibles.
Et si c’était ce même postulat qui avait conduit les révolutionnaires à se mettre en branle?
2.2. Maudire les mots du Hirak
Mettre en crise les slogans du mouvement populaire relève de l’analyse de son contenu, des postures idéologiques qui le soutiennent et les portées politiques qu’ils dessinent pour la construction d’une cité démocratique. C’est une entreprise exigeante qui nécessite l’intervention des élites intellectuelles aguerries à la défense « des ziggourats » de la pensée unique que l’humour algérois désigne par les « khoubzistes » et les « intérectuels ».
En son ouverture, le Hirak pacifique, comme se plaisent à le clamer les manifestants tous « les vendredis de la libre parole », consiste en la « négociation sur la scène politique de l’exercice d’une parole libre qui les incarne : vendre un dire en échange d’un pouvoir de dire. Il impose sur la scène discursive deux slogans qui résument l’esprit dans lequel il est conduit, les objectifs qu’il se donne et les moyens qu’il mobilise pour y parvenir.
De façon générale, les manifestants appellent à plus de démocratie, rejettent la corruption ainsi que la perspective d’une autre candidature de l’ancien président Abdelaziz Bouteflika, dans une ambiance “bon enfant”, en scandant :
Silmiya! Silmiya! (Pacifique! Pacifique!)
Et Khawa! Khawa! (Frères! Frères!),
En dépit des apparences infantiles, la convocation du mot arabe “Khawa” signifiant “frère” invite à entrevoir une analogie avec les discours issus de la Révolution française, parcourue de part en part par la notion de fraternité. C’est le leitmotiv qui orchestre la vie politique et civique de toute la période révolutionnaire jusqu’aux premiers mois de son an II. Et, la même ambiguïté15 caractérise les deux mouvements quant au statut réservé aux femmes. Le mot “Khawa” est aussi exclusif à l’égard des femmes au même titre que son homologue “frère”16.
“Les hommes naissent tous libres et égaux”; le pouvoir politique n’est désormais plus hérité, mais partagé entre tous les citoyens, pères et fils, qui se retrouvent à égalité devant le politique : ils sont tous frères en République1. »
Écho lointain des serments des patriotes, ces « khawa, khawa » renouvellent le serment fraternel des Fédérés qui jurent le 14 juillet 1790, partout en France et au même moment, leur fidélité à la constitution ainsi que leur engagement à « demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité17 ». Ils prolongent son écho à l’occasion de la journée nationale de l’étudiant qui commémore le 19 mai 1956, où des universitaires et des politiques de premier plan, lors d’une manifestation organisée le 22 mai 2020, appellent à l’application des articles 7 et 8 de la Constitution (voir annexe) et au respect de la « légalité objective » au détriment de la « l’égalité formelle »18.
Scandé et porté au rang d’étendard, ce mot de « Khawa », à valeur morale, associé à « silmlya », acquiert une valeur politique et configure une communauté de pensée et de lutte le rapprochant de ses usages pendant la guerre de libération nationale où il désignait l’ensemble des « maquisards », engagés pour l’indépendance de l’Algérie. Il implique de fait un devoir et une responsabilité vis-à-vis des autres qui peut conduire à des choix lourds de conséquences.
S’étant dissocié du contexte religieux, il s’est également éloigné de tous ces interpellatifs qui convoquent des liens de parenté pour installer « une proximité de politesse » dans les interactions ordinaires : « 3ami, 3mti, baba, ma, el hadj, el hadja, khti, etc. »
La « révolution du sourire » menée par les « khawakhawa », en scandant « Silmiya ! Silmiya ! » a forgé une conscience citoyenne en rupture avec les modèles traditionnels et a propulsé, malgré elle, l’Algérie dans la modernité. Le récit, par le pouvoir de la parole, se libère du joug de la parole récitée et le peuple s’achemine par la volonté des mots et leur seule force sur la voie de la liberté! Le peuple muet retrouve sa langue et ancre sa parole!
Devant le silence des autorités et la répression qui commençait à se faire jour, le Hirak a radicalisé ses positions tout en maintenant l’aspect pacifique de son déroulement. Il dénonce la militarisation du régime et réclame le départ de tous ses caciques. Les slogans prennent les couleurs, quelquefois d’attaques ad hominem.
Les mots d’ordre sont franchement hostiles aux tenants du pouvoir en place et leurs appareils et la demande d’un exercice démocratique du pouvoir civil est clairement énoncée :
« Gaid Salah à la poubelle ».
« y en a marre de ce pouvoir ».
« Pouvoir assassin ».
« Ramenez les commandos de l’armée et la BRI, il n’y aura pas de cinquième mandat » sont également entonnés.
« Voleurs, vous avez mangé le pays! ».
« Ils ont des millions, nous sommes des millions ».
« C’est une république pas une monarchie ».
Et « ce pays est le nôtre et nous imposerons nos choix » devient un des slogans en vogue.
« Dawlamadania, machiAsskaria » (État civil et non militaire).
« MokabaratIrhabia, tasqot el mafia el 3skaria » (les services de sécurités sont terroristes, à bas la mafia militaire).
Face à cette pression populaire, le président sortant et candidat à sa propre succession renonce et se voit contraint de se retirer du pouvoir le 2 avril 201919.
Contrant les discours du Hirak, la communication officielle s’est mise en branle et a dépêché ses élites pour le discréditer, mettre en cause la portée de ses nouveaux slogans et étouffer ses revendications.
Nous prendrons appui, pour la démonstration de la structuration de la parole réactionnaire, sur deux discours20 prononcés à la télévision publique algérienne Algérie3 par « deux grandes figures repenties du Hirak », un universitaire, juriste de métier et de formation, et un journaliste, sous le titre : « Exemples de slogans subversifs pour attiser la sédition et le chaos »21.
Cette appartenance au Hirak légitime l’intervention des deux orateurs qui, en montrant leur qualité de fidélité à leurs engagements aux premières valeurs qu’ils défendaient, assurent à leurs postures énonciatives un éthos de vertu, de sérieux et de compétences. Prenant leur distance par rapport au Hirak et montrant leur opposition à la tournure qu’il prend, ils le présentent comme une expédition dont l’issue est non seulement incertaine, mais surtout capable de conduire le pays vers sa ruine.
« Le lundi, moi et beaucoup d’Algériens regrettons les slogans qui sont apparus dans le mouvement.
Nous sommes passés de l’exigence d’un changement de régime à l’exigence du renversement du régime.
Nous sommes passés de l’exigence de l’application des dispositions de l’article 7 et de la restauration et de la construction d’un État des institutions à la description des services de renseignement comme une organisation terroriste.
Nous sommes passés de l’exigence d’instaurer enfin un État de justice et de droit à l’affirmation que la police n’est qu’une force coloniale.
Ces slogans, pour ceux qui suivaient ce qui se passait pendant la période où le mouvement s’est arrêté, surtout le mois passé, sont apparus sur les sites de réseaux sociaux. On sait que celui qui le gère est un parti, le but de le sortir en plusieurs endroits est un enjeu, qui est pour le peuple algérien de croire que cela constitue une conviction chez les Algériens en général. Ils ne veulent pas nous dire d’abord que la paix ne mènera pas au changement, ils veulent nous conduire à la violence, mais ils ne peuvent pas le dire. Ils ont commencé à dire aux gens qu’il fallait s’opposer à la police, mais de manière pacifique, puis ils ont décrit le service de renseignement comme une organisation terroriste et enfin ils décrivent la police comme de simples forces coloniales. »
Ces discours, aux allures de litanies martelées, mis sur la scène énonciative par une anaphore rhétorique, reposent sur un mouvement binaire où s’opposent deux actes prédicatifs. La portée de l’anaphore rhétorique oscille entre deux pôles antinomiques appuyés par la logique vériconditionnelle de l’admissible et de l’irrecevable.
Ils construisent un monde de référence, au fil des anaphores rhétoriques qui acquièrent une dimension performative reposant sur la « modalisation emphatique de l’assertion » (Angenot 1982 : 238). Il se dégage un signifié commun qui décuple la force illocutoire du groupe verbal axiologique, et les discours prennent, par la force expressive et incitative de l’anaphore en tête de phrase, une dimension autotélique.
Dans une optique informationnelle, ces anaphores et ces antithèses ne sont pas indispensables pour la compréhension du message. Mais dans une perspective pragmatique cependant, c’est la valeur axiologique du segment répété qui est ainsi accentuée. Au lieu du continuum réalisable par l’énumération, il s’instaure un phénomène de relance syntaxique renouvelé, en faveur d’un signifié commun et global, articulé au segment répété, qui décuple la force illocutoire du groupe verbal axiologique.
L’autre prend à partie les autres voix du Hirak :
« Ce sont tous des facteurs, je pense, qui ont permis à des voix ignorantes, des voix malveillantes et des voix voilées de faire surface dans la période récente… Et entre des pratiques qui provoquent effectivement le pouvoir, ou plutôt des pratiques provocatrices d’autorité de fait… Quand on arrive à différencier leur Hirak entre ceux-ci et ceux-là et à différencier leur Hirak du Hirak de notre grand peuple, on dit que le Hirak de notre peuple est un mouvement populaire national pacifique, et leur Hirak est extrémiste agressif est un aventurier qui veut amener notre peuple à l’affrontement avec les forces de l’ordre. »
Il est aisé de déduire au seul examen des vocabulaires mobilisés pour porter la polémique que cette deuxième intervention n’est qu’une explicitation des arguments scandés par le premier discours. La structure des deux raisonnements est rigoureusement identique. Ils s’appuient sur une accumulation d’antithèses pour thématiser le contenu inverse des voix pacifiques du Hirak devenues des voies sans issue pour une société apaisée.
Mais, le peuple sourd aux promesses sait désormais que là où le miracle de la langue coupée est à l’œuvre, les mots assurent le sel à la vie.
2.2. Honnis soient les acteurs du Hirak
Après les mots du Hirak, les acteurs du Hirak. Épousant les contours d’une campagne de dénigrement à l’encontre des figures du Hirak qui sont tantôt nommés, tantôt non nommés, les discours mobilisent des arguments ad hominem et ad personam à travers une stigmatisation signifiée par le vocabulaire de l’infamie, de l’insulte et de l’invective.
Les registres d’attaque répétés avec régularité stigmatisent la moralité de la cible. Ils s’articulent autour de trois axes la collaboration avec l’ennemi, la déviance sexuelle et la vénalité.
Imprévisiblement, mais sans doute, sous la pression et la détermination du Hirak, l’insulte sexuelle proférée à l’encontre des hirakiens par un officiel algérien de l’époque, transmise en direct par les télévisions nationales est une incartade inattendue et déconcertante. Dans son discours officiel au conseil des ministres, rapporté par la télévision publique, il s’éclata dans ces mots, non sans colère et ressentiment, pour s’en prendre aux Hirakiens :
« ……………. Ou des pseudo Algériens, des traitres, des mercenaires, des pervers sexuels et d’homosexuels… ils ne sont pas des nôtres, et nous ne sommes pas d’eux… »
La qualification est alors reprise par une cohorte de petites mains invisibles servant de relais à la parole officielle dans les réseaux sociaux où avec conscience ils distillent des détails de la vie privée et publique des cadres du Hirak.
Tel est dit être un « hors la loi avec un passé très lourd », tel autre serait « un pervers sexuel aux comportements déviants et abjects »; tel encore « un bâtard complexé mû par l’ambition et le désir de vengeance », etc..
Et bien entendu les manifestants encore à l’écoute de ces « cadres » constituent « une foule manipulée, un troupeau de moutons de Panurge à la merci démagogie ».
Le paroxysme de ces attaques est atteint dans la reprise des témoignages de proches supposés d’acteurs du Hirak.
À l’adresse de l’un des acteurs :
« Tu as été arrêté à cause du site pornographique que tu as créé. Tu fais payer les gens pour qu’il le visite. Tu leur mets dedans des sites catastrophiques, des sites de prostitution. Celui qui veut le visiter il doit payer cinq euros, selon la personne qui m’en a informé »
Et à l’adresse d’un autre, sur le même registre :
« Ça c’est un message pour mon frère… Écoute j’ai gardé ton secret pour longtemps parce que je t’aime. Les gens ne connaissent pas ton histoire pour te pardonner, moi je la connais c’est pourquoi je te pardonne. XXX éprouve un certain manque, alors qu’il a grandi comme tous les enfants, mais il ne sait pas d’où il vient, il ne connaît pas son papa, il a découvert cette vérité tardivement après avoir fait des analyses d’ADN, il ne sait pas qui est son père biologique, il ne sait pas qui est réellement son père. Sa mère ne veut pas le lui indiquer. Il a découvert qu’il est un bâtard, depuis il veut se venger de toute la société… »
Toujours sur le registre de la sexualité et de la vénalité, quand une influenceuse charge une autre figure en faisant témoigner une proche supposée :
« Ces gens comme XXX, l’Algérie ne les importe pas, ils cherchent seulement à gagner de l’argent sur les dos de leurs fans. Qu’il soit XXXX. écoutez j’ai une amie en Angleterre… écoutez ce qu’elle m’a dit : “dis aux fans de XXXX ceci, XXXX pendant aout 2017, XXXX a violé sa belle-sœur, qui s’appelle XXX…” Quand le scandale a été découvert par son épouse, son frère l’a poussé à rejoindre l’Angleterre, son frère qui habite la Belgique, il lui a ouvert une boulangerie en Angleterre……
L’invariant de la sexualité déviante est un anathème qui fonctionne toujours à plein. Aux yeux du réactionnaire, le révolutionnaire est porteur de tous les vices sexuels :
“pervers sexuels, enfant illégitime, enfant de mauvaise famille, sodomite, fils de pute, prédateur sexuel, violeur…”
L’insulte sexuelle est inépuisable et les portes de l’outrage restent ouvertes.
Pour saisir la pleine signification de cet avatar et son rapport avec l’argument de l’effet pervers, le recours à la notion de topos s’impose, il faut invoquer le lieu du sens commun de l’agent et de son propre résultat. La conception de l’effet pervers n’est pas exprimée explicitement dans cet étiquetage dévalorisant, il est sous-tendu par un détour d’argumentation qui fonctionne sur la figure rhétorique de la synecdoque laquelle convoque le lieu des conséquences se rapportant à l’idée : le résultat est à l’image de l’agent.
En mettant au ban la cible, on entend montrer que les issues de la révolution seraient à l’image de ceux qui l’instiguent, qu’elle serait sans bienfaits, car
“qu’attendra-t-on de bien d’une action menée par des pervers?”
“De l’action de ceux qui ont un défaut, une tare ne résulterait que des conséquences qui profiteraient à leurs propres défauts et tares.”
“Leur écart de la sexualité normée en matière d’acte ou de filiation leur ôte toute approbation d’entreprendre ou d’engendrer quelque chose de constructif.”
La mobilisation des arguments ad hominem et ad personam se rapportant à la déviance sexuelle, ou ceux de la vénalité et de la traitrise véhiculent le sens de l’impensable légitimé à quoi que ce soit en politique.
“Celui qui se trouve sexuellement hors normes, celui qui est corrompu, ou celui n’est pas nationaliste n’est pas en mesure d’instaurer une police, s’il arrive que la police lui échoie, sa gestion sera à son image.”
Le raisonnement prend doucement sa forme sous la coupe de l’effet pervers. Ceux qui sont entachés de perversité morale sont illégitimes à quoi que ce soit, leur immoralité les exclut de toute éligibilité à une fonction dans l’ordre politique qu’ils risquent de réguler à leur image.
Conclusion
L’effet pervers agissant au cœur de la parole réactionnaire est fondé sur un matraquage des arguments ad conséquantiam, ad personam et ad hominem. C’est une arme à ogives discursives performatives et omnipotentes. Elle est l’adjuvant d’une politique qui procède d’une vision du monde sub specie æternitatis. Elle abhorre le changement et discrédite tout mouvement qui va à l’encontre du statu quo, en lui imputant d’hypothétiques effets pervers et apocalyptiques.
Multiforme, mais homogène dans la stratégie adoptée, ce discours est un automatisme mu par une commande unique. L’harmonieuse symphonie jouée par un orchestre sous la baguette d’un chef qui tourne le dos au public s’adjoint les services de lieutenants et d’aspirants au règne de la servitude pour relayer ses mesures en faisant fi du grain.
L’effet pervers est le propre d’une caste condamnée à répéter ad nauseam ce qu’elle dénonce. Il est, comme le fait remarquer Juan Linz (2006), dans la nature des régimes autoritaires d’incarner ce qu’ils rejettent22.
L’Histoire enseigne que le recours à l’argument de l’effet pervers est l’apanage de ceux qui détiennent sans partage les rênes du pouvoir et qui ne conçoivent pas le politique en termes d’alternance des pouvoirs en lutte sur la scène politique, mais comme préservation et conservation du pouvoir qui alimente avidement son idéologie autoritaire.