« Le Saint-Laurent ne se prête pas à la poésie, à moins que ce ne soit celle de Milton, de Dante ou de Victor Hugo. Cette grande nature a des rudesses d’ébauches, des hardiesses et des échevellements qui ne vont pas aux vers de l’élégie, à ces vers qui soupirent au bord des lacs1 ». (Lambert. 2014 : p 484).
Introduction
Dès la naissance de la littérature québécoise au XIX° siècle, le fleuve Saint-Laurent accompagne les auteurs qui puisent dans l’histoire millénaire de ce géant aquatique pour traduire leurs rêves et apaiser leurs angoisses. Octave Crémazie dans son poème Le Canada, Georges-Étienne Cartier dans Ô Canada ! Mon pays ! Mes amours !, Louis Fréchette Pamphile dans le Chant de la huronne et Gaston Miron dans son Compagnon des Amérique témoignent de l’importance du Saint-Laurent dans l’imaginaire des Québécois.
D’abord considéré comme le cordon ombilical qui relie la Nouvelle France à sa mère patrie, le Saint-Laurent s’émancipe, après la Seconde Guerre mondiale, des liens qui le rattachent au vieux continent et à la France en particulier, continuant son chemin des Grands Lacs vers l’océan, contribuant à la naissance de jeunes auteurs sevrés par ses flots millénaires et épanouies entre ses magnifiques berges. Cette nouvelle génération d’écrivains contribue à la naissance d’une littérature québécoise plus ouverte sur le monde mais enracinée dans sa région nord américaine.
Faisant partie de ces jeunes auteurs qui ont marqué la littérature francophone et française des années soixante, Réjean Ducharme est considéré, depuis la parution de son premier roman L’Avalée des avalés2, comme l’un des plus grands noms de cette jeune littérature dite québécoise. À la fois écrivain, dramaturge, scénariste, parolier et sculpteur, il réussit une révolution dans la scène littéraire francophone grâce à la singularité de ses œuvres écrites dans un style qui lui est propre, construisant ainsi une nouvelle écriture dite ducharmienne.
L’Avalée des avalés, premier roman publié par l’auteur est avant tout la conquête de soit entamée par Bérénice, une petite fille de neuf ans qui vit avec ses parents et son unique frère Christian, sur l’une des îles du Saint-Laurent. Une famille déchirée par les terribles querelles des parents qui ne cessent jamais, ce qui divise ses membres en deux groupes, selon le contrat signé par les deux époux qui stipule le partage de l’éducation sociale, culturelle et religieuse des enfants : la mère, une polonaise catholique a pris possession du premier né du couple, le fils de la famille, Christian ; et le père, un juif canadien possède le deuxième enfant, Bérénice.
Dans L’Avalée des avalés, le fleuve du Saint-Laurent est associé d’une part, à cet écoulement irréversible du temps qui mène l’enfant vers une vieillesse inéluctable et d’autre part, à l’amour maternel envers lequel Bérénice préfère prendre ses distances. Mais aussi, il s’agit dans ce texte, du parcours initiatique d’un jeune auteur de vingt quatre ans dans le monde littéraire en proposant à ses lecteurs, des textes investis par les références aquatiques, entre autres le Saint-Laurent, fleuve qui a forgé l’imaginaire des Québécois par sa grande dimension et par la diversité de ses paysages. Aussi, nous comptons dans le présent travail effectuer une lecture de la présence du fleuve Saint-Laurent dans l’imaginaire ducharmien ainsi que son importance dans l’évolution de la personnalité de ses personnages.
Les différents aspects du Saint-Laurent sont dévoilés dans ce roman grâce à l’intervention du personnage principal Bérénice Einberg qui raconte dans un soliloque interminable son vécu quotidien avec les membres de sa famille et les terribles ressentiments qu’elle éprouve envers eux. Seul son fleuve qu’elle considère comme son ami d’enfance réussit à apaiser ses craintes et l’aide à forger sa personnalité de guerrière tout comme il a contribué à la construction identitaire de la Nouvelle France, le Québec.
Pour réaliser ce travail, nous allons commencer, d’abord, par la présentation du fleuve Saint-Laurent et l’importance qu’il revêt dans l’imaginaire québécois. Nous procéderons, par la suite, à la lecture de l’image de la mère qui se dégage dans L’avalée des avalés et son rapprochement à celle du fleuve tout en renvoyant à la mère patrie des Québécois, la France. Le dernier axe de notre article met l’accent sur l’importance de ce fleuve dans la construction identitaire de Bérénice Einberg et du Québec de la Révolution Tranquille.
1. La place du fleuve Saint-Laurent dans l’imaginaire québécois
Selon Hérodote, « l’Egypte est un don du Nile », elle lui doit sa prospérité et l’importance de sa civilisation antique. Cette métaphore pourrait s’appliquer au Québec qui serait le don du Saint-Laurent.
S’étendant sur une superficie de 1.344.000 km2 avec un débit de sept mille cinq cent m3, le Saint-Laurent creuse son chemin sur presque deux milles kilomètres, faisant de ce cours d’eau, le plus grand fleuve de l’Amérique du Nord et le treizième dans le monde. Avec ses multiples richesses de faune et de flore et son système de navigation, le Saint-Laurent est la première source de revenues économiques du Québec.
Depuis l’ère des glaces, le Saint-Laurent continue mène son voyage dans les profondeurs du continent nord-américain, charriant des flots en colère qui dessinent des paysages hostiles dressés comme des géants contre les intrusions étrangères. Néanmoins, bien que les historiens lui attribuent des traits de cruauté, nul ne doute que ce fils du dieu Océan fait preuve de générosité envers les peuples amérindiens qui vivent près de ses rives et profitent de ses richesses. Ces derniers, les Autochtones, seigneurs du pays désignent leur fleuve nourricier par plusieurs noms : « Moktogameck », « Wepistukujaw-Sipo » ou « Magtogoek » qui signifient, selon l’ensemble des tribus indiennes, « Le grand fleuve » ou « La rivière qui marche », il est pour eux, comme le présente Frédéric Back « un miracle » de vie qui se produit.
« Au commencement il dormait, au commencement était la glace, un gigantesque manteau de glace qui attendait le printemps de la Terre. Alors des cataractes d’eau jaillissent des glaciers et roulent vers l’océan, creusant au Nord des Amériques, le lit d’un fleuve colossal et l’estuaire le plus vaste de la planète. Des tourbillons d’eau douce bousculent l’immense courant salé qui descend de l’Arctique. Il le submerge, le flot brasse le flot, alors se produit le miracle3 ».
Après la découverte de l’Amérique en 1492, les Français débarquent dans la région de l’actuel Québec en 1534. Le 10 août 1536, lors de sa deuxième expédition, l’explorateur français Jacques Cartier baptisa ce dieu aquatique québécois sous le nom de Saint-Laurent, en l’honneur du Saint Laurent né à Huesca en Espagne, en l’an 220 et mort en martyr à Rome, brûlé sur le gril le 10 août 258 apr. J.C pour avoir défendu les biens des pauvres, ce qui nous rappelle la générosité du fleuve Saint-Laurent envers les Québécois. Depuis la date de ce baptême, ce Titan aquatique à l’allure impressionnante n’a pas cessé de troubler les poètes et les écrivains qui cherchent à dompter la beauté de son paysage, mais qui se trouvent repoussés par l’agressivité de ses récifs.
Les premiers textes qui explorent ce fleuve sont celles des pionniers : Jacques Cartier avec son œuvre intitulée Discours du voyage fait par le capitaine Jacques Cartier aux Terre-Neuve du Canada rédigée en 1598, Samuel de Champlain dans son livre Les Voyages de la Nouvelle France Occidentale dite Canada, faite par le Sieur de Champlain de 1603 à 1629, ainsi que les notes des missionnaires français tel que les lettres produites par Marie de l’Incarnation de 1625 à 1671.
Dès leur occupation de l’espace canadien, les Français ont tenu à maintenir des liens solides entre la mère patrie et le Québec. Ils nommèrent cette région nord américaine fraîchement découverte « Nouvelle France ». En exigeant le repliement de la population sur elle-même, les colons réussirent à se protéger des intrusions externes des provinces anglophones ou même de leur seul pays voisin les États – Unis. Durant plusieurs, siècles le mot d’ordre des Québécois est la préservation de l’identité francophone de la plus grande province canadienne ; ce qui implique la diffusion d’une idéologie « Conservatrice » sous l’égide de l’Église Catholique qui pousse les auteurs vers une politique de glorification de la campagne pour faire face à la menace des villes voisines, comme le montre cette pensée qui a dominé le Québec au début du XXe siècle, reprise par Marc-Adélard Tremblay dans son texte sur l’idéologie rurale : « Nous demeurerons fidèles à nos traditions et à nous-mêmes, en autant que nous demeurerons catholiques et français et que nous resterons cramponnés au sol. »4 (Tremblay, 1973 : p13). L’église, la famille et l’école s’associent dans ce projet qui vise à protéger l’identité de la Nation Québécoise francophone, « Traditionnaliste, le Canadien français, dans la paysannerie et dans quelques-unes de ses professions libérales, a gardé précieusement un parfum de vieille France dont on trouverait moins de traces dans la France métropolitaine de notre temps5 ». (Berthelot Volume 189 : 7).
Durant toute cette période, le fleuve Saint-Laurent restait absent de la production littéraire québécoise. L’immensité spatiale du fleuve, la rudesse de ses paysages et les escarpements abrupts de ses rives constituent un véritable défi littéraire pour les auteurs québécois encore imprégnés par la littérature romantique des auteurs français tels Hugo et Lamartine. On continuait à « regarder le Canada comme une autre France6 » (Beaudoin, 1989 : p. 170) située sur le continent Américain et son fleuve représente un cordon ombilical entre la mère patrie et le Québec, comme le présente Chapman dans ces vers :
« Oui, mon fleuve, ton flot est bouillant d’éloquence :
À mon âme sans cesse il parle de la France
Et des hauts-faits qui font son immortalité !…
Roule donc libre et fier, en fécondant ta plage,
Et réfléchis toujours la grandiose image
Du drapeau de la liberté !7 ». (Chapman. 1876 : 35.)
Les Québécois désespéraient de trouver cet auteur audacieux qui pourrait traduire les splendeurs du Saint-Laurent, son intégration dans le paysage Nord-Américain et son détachement de la mère patrie, la France. Marie Le Franc, exprime dans Au pays canadien français ce désir de voir naître une littérature québécoise qui serait digne de la majesté de leur fleuve : « Fleuve du Saint-Laurent ! On ne pense à toi que par exclamations. On ne voudrait t’écrire qu’avec des lettres majuscules8 (LeFranc. 1931 : 118).
En dehors de Nelligan qui marqua d’une pierre blanche sa prestigieuse place dans l’histoire littéraire du Québec, la naissance de la littérature québécoise telle que nous la connaissons aujourd’hui, ouverte sur le monde et enracinée dans son espace nord-américain, se mettra en place après la Seconde Guerre mondiale.
La déchirure engendrée dans l’âme des auteurs en Europe et dans le monde entier met le Québec face à un fort mouvement d’immigration. Beaucoup d’intellectuels s’installent dans la Nouvelle France : Naïm Katan né à Bagdad, immigre en 1954, Marco Micone né en Italie, immigre en 1958, Monique Bosco d’origine autrichienne ayant vécu à Paris, immigre en 1948, Anne-Marie Alonzo née à Alexandrie, Égypte, immigre en 1963, et bien d’autres auteurs. Les Québécois se trouvent devant un important brassage culturel qui ébranle le conservatisme immuable de la société et met sa littérature sur une nouvelle voie, celle du Modernisme, ouvrant ainsi le champ à la libre-pensée ; ce qui permet à la création littéraire de se rajeunir et de préparer la révolte culturelle des années soixante marquant la naissance de la littérature québécoise moderne en harmonie avec son présent et fidèle à son passé, une sorte de « convocation par le nouveau de l’ancien, pour qu’il entre avec le nouveau dans un processus de transformation, de change9 ». (Marcotte, 1975 : 65). Parmi les auteurs qui ont marqué cette révolte littéraire, Gaston Miron (Prochain Épisode : 1965), Anne Hébert (Kamouraska : 1970), Marie-Claire Blais (Une Saison dans la vie d’Emmanuel : 1965) et Réjean Ducharme avec son premier roman L’avalée des avalés publié en 1966, en pleine Révolution tranquille. Ce roman présente un personnage emblématique de la littérature québécoise et francophone, Bérénice Einberg, une enfant de neuf ans qui traduit la crise de toute une société à travers la phase d’adolescence qui engendre beaucoup de doutes dans l’esprit de la petite fille. Passer de l’enfance à l’âge adulte se fait dans le déchirement qui envahit le plus profond de son être et provoque des bouleversements dans son corps et dans son esprit. La seule conviction pour la fillette et pour tous les personnages-enfants de Ducharme reste le fleuve de leur enfance, le Saint-Laurent qui est très présent dans leur vie, les paroles de Mille Milles dans Le Nez qui Voque10 sont un bel exemple de la communion entre les personnages de Réjean Ducharme et leur fleuve qu’ils considèrent comme un ami fidèle.
comme des jumeaux siamois et toutes tachées de temps, c’est l’eau, c’est le fleuve qui m’accompagne depuis le début du malentendu, c’est celui qu’ils se battent pour salir comme on se bat pour voir une star, c’est le plus solide de mes amis d’enfance, c’est le Saint-Laurent ». (Ducharme, 1967 : 11-12)
L’avalée des avalé est rythmé par la métaphore de « l’avalement » qui exprime l’angoisse de Bérénice envers l’écoulement du temps et souligne sa panique face à la vieillesse, la mort et surtout la peur d’être englobé par l’amour de sa mère. Dès l’incipit Bérénice met son lecteur dans la confidence de ses craintes et résume d’une manière très poétique les éléments qui alimentent sa peur :
« Tout m’avale. Quand j’ai les yeux fermés, c’est par mon ventre que je suis avalée, c’est dans mon ventre que j’étouffe. Quand j’ai les yeux ouverts, c’est par ce que je vois que je suis avalée, c’est dans le ventre de ce que je vois que je suffoque. Je suis avalée par le fleuve trop grand, par le ciel trop haut, par les fleurs trop fragiles, par les papillons trop craintifs, par le visage trop beau de ma mère (…) » (Ducharme, 1966 : 9)
Le fleuve du Saint-Laurent présente, avec les premières lignes du texte, un espace aquatique qui isole l’enfant et la met face à ses angoisses ; la peur de la fragilité de l’existence et le caractère éphémère des choses : le ciel, le papillon, les fleurs et la beauté de sa mère. Avec le thème de l’enfance, le fleuve du Saint-Laurent constitue un lien très puissant entre les romans ducharmiens. L’avalée des avalés constitue une métaphore de l’écoulement irréversible du temps. En effet, la vie de Bérénice avance avec celle de son fleuve chéri, ils avancent vers une prédestinée : l’océan pour le fleuve, la vieillesse et la mort pour Bérénice.
Dans ces deux parties de notre article, nous essayerons de voir comment le Saint-Laurent est devenu un espace de formation de la personnalité de Bérénice, de sa mère Chamomor et du Québec. Aussi, nous tenterons de mettre en lumière l’image assez complexe de ce fleuve dressé, dans L’avalée des avalés, comme témoin d’amour, de souffrance et de révolte politique, culturelle et littéraire.
2. L’image de la mère dans L’avalée des avalés et son rapprochement à celle du fleuve Saint-Laurent
Madame Einberg est la femme de Mauritius Einberg et la mère de ses deux enfants : Christian et Bérénice. C’est l’un des personnages du roman qui ne possède pas de nom, sa fille Bérénice l’appelle Chamomor.
Chamomor est le centre de la cellule familiale, le soleil qui illumine leur vie. C’est une jeune femme d’une grande beauté, aux magnifiques yeux bleus qui réchauffent le cœur de ceux qui s’aventurent à croiser son regard. Elle « rayonne. Elle est grande, belle, blonde, semblable à la ″Vierge″ de Baldovinetti. » (Ducharme, 1966 : P. 80). La fascination de cette princesse exceptionnelle s’exerce sur toutes les personnes qui l’entourent : Son mari est esclave du charme de cette Vénus venue tout droit des contes de fées, son fils rythme son souffle à celui de sa mère et Bérénice, quant à elle, éprouve un sentiment complexe envers sa maman, elle est subjuguée par sa beauté mais craint d’être envahie par son charme.
La vie de Chamomor se déroule en trois temps : l’enfance à Varsovie, l’adolescence dans l’Abbaye et l’âge adulte entre les flots du Saint-Laurent. À l’âge de 12 ans, Chamomor se retrouve dans un abri, ou plutôt un égout à Varsovie, en pleine Deuxième Guerre mondiale. Ce sont les bas-fonds de la ville, le sommet de la déchéance d’une enfant obligée à la prostitution pour calmer sa faim en ces temps de violence. C’est le destin d’une fillette affamée qui tombe entre les mains d’un richissime soldat, juif de confession, qui s’empare d’elle comme d’un butin de guerre. Peu de temps après leur rencontre, elle devient sa femme, sa merveilleuse épouse qu’il exhibe comme un trophée pour sa beauté exceptionnelle et pour les deux enfants qu’elle a mis au monde, Christian et Bérénice.
Une enfant qui devient épouse et mère de deux enfants, comment pourrait-elle faire face à ses nouvelles responsabilités ? Quelles étapes devrait-elle traverser pour réussir à devenir une femme et une mère accomplie ? Nous essayerons de répondre à ces questions dans les trois axes de lectures suivants :
2.1. Le Saint-Laurent mémoire du Québec
L’avalée des avalé constitue le récit de la vie de Bérénice Einberg, de l’enfance à l’âge adulte. La majeure partie du récit se déroule sur l’une des îles du Saint-Laurent.
« Ici, c’est une île. C’est un long champ entouré de joncs, de sagittaires et de petits peupliers tapageurs. C’est un long drakkar ancré à fleur d’eau sur le bord d’un grand fleuve. C’est un grand bateau dont les flancs chargés de fer et de charbon sont presque engloutis, dont le mât unique est un orme mort. ». (Ducharme, 1966 : 29)
Les premières pages du roman nous présentent un espace aquatique qui marque l’imaginaire des Québécois. Il s’agit du fleuve Saint-Laurent qui a été baptisé par Jacques Cartier le 10 août 1535, entrant depuis ce jour sous la protection de la France catholique de François Ier :
« Le 9 août, après avoir passé une semaine au mouillage à Saint-Nicolas, la flottille fait route vers le sud-ouest et pénètre dans « une fort belle et grande baie, pleine d’îles et de bonnes entrées, et un ancrage pour tous les temps qu’il pourrait faire″. Le lendemain, cette baie recevra le nom de Baie Saint-Laurent en raison de la fête du saint11 ». (Jacob Yves, 2000 : 88-89)
Dans L’avalée des avalés, la famille occupe comme maison familiale une abbaye désaffectée, ce qui renvoie directement au monde chrétien qui représente la confession de Madame Eiberg, la mère de Bérénice et de son frère Christian. Ce personnage féminin fragile du roman associé au fleuve et à son eau renvoie à la féminité de l’espace dans lequel se déroule le récit. Le Saint-Laurent devient témoin de l’histoire de cette abbaye dans laquelle emménage le couple. C’est Madame Eiberg qui a découvert cet édifice religieux, Bérénice le dit clairement, « L’abbaye est à Chat Mort ». (Ducharme, 1966 : P. 34).
L’image de la mère et celle de l’abbaye nous conduisent par métonymie à celle de la mère patrie des Québécois, la France qui a pris possession le 24 juillet 1534 du Québec par l’intermédiaire de son explorateur Jaques Cartier qui planta sa « croix de trente pieds de haut (…) sur la pointe qui domine l’entrée de la baie appelée aujourd’hui baie de Gaspé12 ». (Jacob Yves, 2000 : 88-89) La description de la maison dégage une image de lieu de culte qui a marqué l’histoire du Québec avec ce grand rôle joué par les missionnaires dans la prise de possession de ce territoire qu’ils occupent sous les yeux étonnés des iroquois et contre leur gré :
« Les toits de l’abbaye ont l’air d’être quatre, mais ils ne sont que deux. Et ils s’entrecoupent de telle façon qu’à vol d’oiseau l’abbaye a l’air d’un crucifix. Chat Mort m’a expliqué pourquoi, mais je n’ai rien compris. En tout cas, Jésus-Christ est mort sur une croix. Au bas de chaque noue, une petite tour se dresse. Ce sont des échauguettes. Avant, les nonnes se mettaient dedans pour tirer sur les Indiens. ». (Ducharme, 1966 : 30)
Pour Chamomor, l’abbaye représente son espace de suprématie au sein du couple, elle « siège dans la stalle large et haute de l’évêque itinérant. Le dossier est plus sculpté qu’un bas-relief. À la place des bras, des lions damasquinés crachent la langue », (Ducharme, 1966 : 31). Elle prend sa force de la violence qui se dégage de ce lieu qui remonte à des siècles révolus pendant lesquels la France maintenait son pouvoir par la force des armes.
Cette image de la mère qui domine associée à celle de l’abbaye qui surplombe l’île sur laquelle elle est plantée telle une croix renforce la métaphore de la mère-patrie qui domine le Québec des siècles durant.
« L’abbaye de pierres sèches que nous habitons est assez grande pour s’égarer. Ses quatre toits de tuiles rouges sont plus pointus que des fers de hache, plus escarpés que des falaises. Ils sont si hauts que, juché dessus, on peut voir la ville s’étendre comme un immense filet gris de l’autre côté des forêts, on peut voir le fleuve entrer dans l’océan. ». (Ducharme, 1966 : 30)
Le fleuve Saint-Laurent devient ici un lien entre la Nouvelle France et sa Mère-patrie représentée par Chamomor, cette mère vénérée pour sa beauté comme pour sa force. Dans le passage de l’expédition organisée par Madame Einberg, l’auteur présente à ses lecteurs une image de cette force à travers celle de la conquête qui a eu lieu sur le fleuve Saint-Laurent au XVIe siècle.
« Ce soir, comme prévu, le cotre est lancé. Il penche un peu, mais il flotte. On attend en silence pour voir s’il va prendre l’eau. Cette nuit, tard, le navire mouille dans la rade, dresse sa flèche haut dans le noir, tend l’azur évanescent de sa voile aux lueurs de la flamme déployée sur la grève. Il est prêt à partir, il frémit d’impatience, il tend son ventre pour que nous nous embarquions. ». (Ducharme, 1966 : 77)
L’expédition de Jacques Cartier est reprise par Ducharme dans ce jeu organisé par Chamomor en l’absence de son mari. Le déguisement des enfants et surtout le costume de Madame Einberg avec les expressions « casque gaulois », « armée » et « grand pistolet à rouet de cuivre ciselé », montrent clairement l’image de l’arrivée de l’autre gaulois, Jacques Cartier au début de la conquête française du Québec :
« Dans la lumière blanche de l’aube, dans sa lumière épaisse comme du lait, nous appareillons. Les uns sont coiffés d’un pétase, les autres d’un morion. Nous sommes tous armés jusqu’aux dents. (…) Ils attendent Chat Mort, le capitaine de la flotte, (…) Chat Mort paraît. Elle porte un casque gaulois, à deux cornes, du genre écrou à oreilles. Comme par hasard, elle est armée, l’ayant cavalièrement fiché sous une large ceinture d’orfèvrerie, du grand pistolet à rouet de cuivre ciselé ». (Ducharme, 1966 : 78)
Dans L’avalée des avalés, le Fleuve devient l’espace d’un récit, un témoin de l’histoire du Québec et de sa relation tumultueuse avec la France. Le Saint-Laurent se dresse comme une fenêtre ouverte sur le passé, un espace-temps dans lequel le présent part à la rencontre du passé et se réconcilie avec lui.
2.2. « Le bateau ivre » dans le Saint-Laurent
L’avalée des avalé est un roman qui parle de l’enfance de Bérénice Einberg, de son vécu quotidien et de son passage vers l’âge d’adolescence dans la maison familiale, l’abbaye qui se trouve plantée sur l’une des îles du Saint-Laurent. Il s’agit aussi des étapes de maturité de cette autre enfant, Madame Einberg, devenue épouse et mère avant l’âge.
À l’immensité de l’Abbaye et sa grande hauteur qui domine l’ensemble de l’île, s’ajoute l’intervention des flots du Fleuve du Saint-Laurent qui isolent cette demeure et les êtres qui y vivent. Cet isolement semble plaire à Chamomor qui éprouve un besoin de solitude.
« Une chaussée empierrée attache l’île au continent. Chat Mort déplore cet isthme. Elle parle de le tuer, de le faire crucifier. Au printemps, quand la crue l’engloutit, elle fait le tour de l’île en canot, tous les jours, plusieurs fois par jour. Au printemps, le fleuve monte, grossit. Certaines années, il inonde toute l’île, passe par-dessus. Alors, il n’y a plus que l’orme, la tête des peupliers et le treuil de carrier qui dépassent de l’eau plate et blanche comme un miroir. ». (Ducharme, 1966 : 34)
Le choix de vivre dans ce lieu qui ressemble à un bateau échoué sur les rives du Saint-Laurent renvoie à l’image de cette jeune femme qui a échoué sur cette île après les malheurs qu’elle a subis pendant la guerre et son mariage avec Einberg qu’elle considère comme prostitution,
« J’étais folle, Mauritius Einberg ! Le désespoir m’avait rendue folle. J’avais treize ans. J’étais venue dans cet égout pour résister. J’avais dû rompre avec des frères que j’adorais. Et ces bêtes m’ont reconnue, se sont jetées sur moi. Ils croyaient que je venais espionner. Quand vous m’avez trouvée, j’avais perdu la raison. Vous l’avez vu. Et vous en avez profité ! Quand vous m’avez épousée, un mois plus tard, j’étais encore folle ; et vous le saviez ! Vous avez abusé d’une petite fille de treize ans qui, en plus, avait perdu la raison ! À votre place, je ne remuerais pas cette hideuse cendre. ». (Ducharme, 1966 : 104-105).
Tel « un bateau ivre » qui tangue sur les rives d’un fleuve déchaîné, Chamomor tangue sur cette île, cherchant refuge dans cette nature isolée qui abrite le chagrin d’une femme meurtrie au plus profond de son être, qui a l’air perdu et ses pensées se dispersent dans l’immensité de l’abbaye :
« Ma mère est toujours dans la lune. À la voir passer le nez en l’air et les yeux surpris dans ma vie, on dirait qu’elle passe ailleurs, qu’elle se promène dans un autre siècle, qu’elle passe au son du cor entre deux rangées serrées d’archers à hoqueton de brocart, qu’elle déambule dans un conte. Elle me dépasse. Elle m’échappe. Elle me glisse entre les yeux comme l’eau glisse entre les doigts. ». (Ducharme, 1966 : 32)
L’Enfer vécu par Chamomor dans sa ville natale Varsovie, la rend victime de l’alcool. Sa tristesse est presque permanente et son chagrin la plonge dans une phase d’ivresse qui lui fait oublier les horreurs de son enfance blessée à mort :
« Souvent, elle est soûle. C’est le soir qu’elle boit. Elle s’assoit dans le noir sur le canapé du petit salon, et elle boit, tranquillement. Elle a mis ses pieds nus sur la bergère à tapisserie, et elle caresse son chat du bout des orteils. On entend le chat ronronner. On entend l’alcool tomber dans le grand verre rond. On n’entend rien. ″ Je rêve tout le temps aux vaisseaux des vingt ans, depuis qu’ils ont sombré dans la mer des Étoiles ″ (Nelligan). ». (Ducharme, 1966 : 29)
La tristesse de madame Einberg et son désarroi face aux injustices de viol et de prostitution qu’on lui a fait subir alors qu’elle n’était qu’une petite fille transforment le fleuve du Saint-Laurent en un refuge dans lequel se noient tous les chagrins. Son eau limpide et féminine se transforme en substance violente qui, comme l’alcool ingurgité par cette victime du destin, « flambe, en un soir de fête, [et] semble que la matière soit folle, il semble que l’eau féminine ait perdu toute pudeur. » (Bachelard, 1942 : 118).
L’avalée des avalés nous présente la solution trouvée par Madame Einberg pour oublier son univers infernal. L’alcool cette substance qui possède « une puissance onirique13 » l’aide à adoucir sa vie à travers les images projetées devant elle et sous les yeux ébahis de sa fille Bérénice. L’amour qu’elle n’arrive pas à trouver auprès de ses proches : ses frères et son mari, Chat Mort le poétise aux yeux de sa fille en l’édifiant comme « un village fortifié, comme d’un refuge où n’atteint aucun mal, comme d’un havre de béatitude, comme d’une enclave luxuriante qu’abrite un toit mouvant de pinsons et de bouvreuils. ». (Ducharme, 1966 : P. 40). Sans cesse, elle montre à sa fille les merveilles que peut provoquer la force de l’amour sur elle :
« Elle serre le vidrecome très fort entre ses mains. Si elle bouge, si l’air se trouble, ce qu’il y a dans le vidrecome va s’enfuir, va s’envoler comme un oiseau-mouche qui entend remuer dans les branches. Elle me fait signe d’approcher doucement les yeux.
— Regarde, ma chérie : c’est une ville engloutie.
D’abord, je ne vois d’englouti que le cristal taillé en losanges du fond du vidrecome. Puis je comprends que pour voir une ville au fond d’un verre il faut se forcer.
— C’est une ville mycénienne ? C’est l’Atlantide ?
— Regarde les traces de lumière rouge, verte, bleue et jaune. C’est une grande ville dans la nuit.
C’est une ville demeurée telle qu’elle était, tout à l’heure, avant de tomber au fond de la mer. Les enseignes rouges, vertes, bleues et jaunes brillent encore.
— Je vois maintenant. Je vois ! Ne dis rien. Laisse-moi raconter. C’est une ville portuaire. Je vois un grand phare. Je vois les lumières des quais trembler dans l’eau. ». (Ducharme, 1966 : 146-147)
À l’image du Bateau ivre14 de Rimbaud qui poursuit son chemin dans son fleuve dont l’eau « verte pénétra [s] à coque de sapin / Et des taches de vins bleus et des vomissures / [L] e lava, dispersant gouvernail et grappin. » et purifie la souillure qu’il traîne avec lui et qui pèse sur son âme ; Chat mort nourrit cette même ambition de se laver des souillures du viol qu’elle traîne au plus profond de son être. Seuls les flots du Saint-Laurent réussissent à effacer ses douleurs, à faire d’elle une femme qui « rayonne », comme l’explique ce passage de Ducharme :
« Notre nef descend le courant comme si elle dégringolait d’une falaise. La voilure bat dans les airs, comme si notre nef voulait s’envoler. Le gabier a déployé son télescope. Un vaisseau assez étrange, se dirigeant à notre rencontre, (…) Nous y sommes déterminés : nous l’aborderons et nous le coulerons. Nous chargeons. Nous ne manquons pas d’audace. Nous serons le gigantesque pétrolier de si près que, prenant ses vagues de côté, nous manquons de chavirer à chacune. Hélas ! Nous ne sommes pas de taille. Après avoir encaissé, à bout portant, quatre bordées de quatre-vingt-dix-sept canons de plus d’un pied de diamètre, nous devons rappeler nos fantassins, décrocher nos échelles et battre en retraite. Chat Mort rayonne. ». (Ducharme, 1966 : 79-80).
L’avalée des avalés est, donc, l’image de cette abbaye ou plutôt ce bateau qui glisse sur les eaux du Saint-Laurent, traversant ce monde en traînant les chagrins d’une femme tel un fardeau qui anéantit ses forces et la noie dans le monde des chimères, celui de l’alcool qui finit par « avaler » ses espoirs en un monde meilleur. Or, cette femme brisée réussit finalement à se reconstruire entre les bras de son fleuve et arrive, enfin, à se réconcilier avec soit même et retrouver le « rayonnement » de son sourire.
2.3. « Les deux portraits de ma mère »
L’avalée des avalés présente la relation tumultueuse d’une enfant de neuf ans avec sa mère, Chat Mort. Cette dernière est génitrice de deux enfants, Christian, l’aîné, et Bérénice, second et dernier enfant du couple. Par le biais d’un contrat signé avec Monsieur Einberg, elle se partage l’éducation des deux enfants : Christian dans la religion de sa mère, le Christianisme, et Bérénice suit la confession de son père, le Judaïsme.
Tout comme le poème Les deux portraits de ma mère d’Émile Nelligan qui présente deux visages de sa mère, l’un alors qu’elle était encore jeune et l’autre après que la vieillesse ait laissé ses traces sur elle, L’avalée des avalée présente deux portraits de Madame Einberg : la mère distante, froide et indifférente aux sentiments qu’éprouvent ses enfants envers elle, son mari lui-même la décrit comme une femme incapable d’amour qui manque de maturité, « une inadaptée, une déséquilibrée, une grande enfant » (Ducharme, 1966 : 179) ; et la mère attentionnée, douce et aimante qui cherche à reconquérir l’amour de ses deux enfants.
Pour commencer, le roman nous présente Christian comme étant la propriété de « Mme Einberg, et Mme Einberg l’emmène à la messe. ». (Ducharme, 1966 : 12). Ce fils adoré de la famille entretient une relation fusionnelle avec sa mère, il ne peut se séparer d’elle. Dans le chagrin et l’amertume qui paralysent cette femme Christian est très proche de sa mère, « Elle a ensorcelé Christian. Sans lever le petit doigt, elle s’est imposée à lui comme des mains à une argile. Pour lui, il n’y a qu’elle : elle est sa seule idée et sa seule force. ». (Ducharme, 1966 : 32).
Chat Mort est très possessif avec son fils, personne n’a le droit de l’approcher. Avec la puberté Christian s’intéresse aux filles et se rapproche de sa cousine la grande-duchesse de Mingrélie. Une idylle voit le jour entre les deux adolescents qui se rencontrent en secret, loin des regards pour flirter. Dès qu’elle prend connaissance de cette histoire d’amour, Madame Einberg, folle de rage, telle les flots du fleuve qui observe les deux amoureux, se déchaîne et se venge contre eux, « la colère, d’un seul souffle, s’est emparée de tout son être. Elle ne se possède plus. Elle s’élance sur eux et, l’un après l’autre, les frappe à tour de bras, les abreuve d’injures à seaux. ». (Ducharme, 1966 : 88-89).
Bérénice quant à elle, du haut de ses neuf ans, elle considère l’amour de sa mère comme une trahison à son amour-propre, à son orgueil. Étant plus jeune, elle aimait sa mère et voulait s’approcher d’elle et vivre la tendresse que toutes les mères partagent avec leurs enfants, mais les souffrances vécues par Chat Mort et les malheurs qu’elle supporte depuis des années la rendent distante de sa fille surtout que Monsieur Einberg refuse que la mère chrétienne s’approche de sa fille juive, ce qui crée des sentiments de frustration chez l’enfant.
« Maintenant, c’est fini. Je ne l’aime plus. Je n’allais pas passer ma vie à me faire repousser comme si je puais. Je me débrouillerai toute seule. Je ne chercherai plus jamais à fixer ses yeux de faucon hagard. Je n’appelle plus son regard. En elle, toutes les portes et les fenêtres sont condamnées. En elle, c’est comme une maison où il ne vit plus personne. Au fond, personne n’a de mère. Au fond, je suis ma propre enfant » (Ducharme, 1966 : 28-29).
Pendant cette phase, Chat Mort est perdue dans son chagrin qu’elle noie dans l’alcool afin d’oublier l’humiliation du viol et dans l’abbaye dans laquelle elle s’isole pour échapper aux regards des hommes qui dévorent sa beauté sans aucun scrupule, une admiration que même Bérénice trouve désagréable, « Comment va ta jolie maman ? (…) Allez le demander à ma jolie maman ! Comment voulez-vous que je sache ? ». (Ducharme, 1966 : 19).
Après la croisière organisée par Chamomor sur le Saint-Laurent, la personnalité de la mère change complètement, elle devient « bonne, brave, forte, vaillante, industrieuse, ingénieuse, intrépide, digne d’intérêt et, peut-être même, d’étonnement ». (Ducharme, 1966 : P. 308). Le Saint-Laurent réussit à lui rendre la pureté qu’elle a perdue après les agressions qu’elle a subies dans son corps et dans son âme. Elle devient une autre femme, une vraie mère qui coure à la recherche de ses enfants pour regagner leur amour. Elle s’envole vers New York pour récupérer sa fille Bérénice et parcourt les océans pour réaliser, pour son fils, une surprise de quarante aquariums qu’elle construit dans la cave de l’abbaye.
« Si tu as vu les caves, tu les as certainement trouvées changées. C’est mon œuvre. J’ai tout fait moi-même, seule. L’aquarium du requin, je l’ai installé toute seule. Et le requin, j’ai trouvé le moyen de le mettre toute seule dans l’aquarium. Il y a quarante aquariums ; j’ai dessiné le plan de chacun. As-tu vu l’aquarium des amibes ? J’ai eu toute seule l’idée des lentilles jumelées qui les grossissent deux mille fois. Tu ne peux pas dire que ce n’est pas bien pensé. Tu ne peux pas dire que ce que j’ai fait dans les caves n’est pas un chef-d’œuvre en son genre. Tu ne peux pas dire que tu n’as pas, au moins, aimé le coup d’œil, toi qui comme lui aimais tant les animaux aquatiques (…) C’est ça, être femme, mère, et c’est merveilleux. Ça donne la foi, Bérénice. ». (Ducharme, 1966 : 308).
Rien ne l’arrête dans sa nouvelle mission de mère. La nouvelle madame Einberg est comme métamorphosée par son baptême dans le fleuve. Elle renaît des cendres de son chagrin tel un phénix qui revient à la vie, rayonnante comme un soleil. Mais est-ce suffisant pour Bérénice qui a subi les mêmes changements que sa mère ? Pourrait-elle se rapprocher à nouveau d’une femme qui l’a toujours éloignée d’elle ? Nous essayerons de voir l’évolution de cette relation à travers le processus de développement identitaire de Bérénice.
2.4. L’importance du fleuve Saint-Laurent dans la construction identitaire de Bérénice Einberg
L’avalée des avalée présente l’itinéraire d’une enfant de neuf ans, de l’enfance à l’âge adulte. Il s’agit, donc d’un voyage vécu par Bérénice lors duquel elle apprend à être une femme accomplie dans la société.
Bérénice vit avec sa famille sur l’une des îles du Saint-Laurent. Ce fleuve immense qui parcoure toute la province, avant de se jeter dans l’océan, charrie avec lui une vie intense avec les millions d’êtres vivants qui peuplent ses profondeurs. Cette existence auprès du Saint-Laurent, permet à la fillette de faire partie de cette catégorie de personnes qui se revendiquent comme étant les enfants du fleuve. Ces derniers apprennent, dès leur jeune âge, à observer la vie autour de leur cours d’eau et au fond de son lit, ce qui leur permet de nourrir leur imaginaire avec les légendes et les mythes qui naissent dans les lieux qui côtoient les fleuves, les rivières, les mers ou les océans : Gilgamesh, Ganga, Osiris, Ulysse ou Jonas constituent des exemples de ces récits qui habitent l’imaginaire humain depuis des millions d’années et qui ont pour scène le milieu aquatique.
Parmi ces récits, nous retenons l’histoire de Jonas, le héros biblique qui a été « avalé » par une baleine. Après avoir vécu des aventures extraordinaires, Jonas est rejeté sain et sauf par le poisson sans subir de mal, comme l’explique Gilbert Durand dans les propos qui suivent, « L’avalé ne subit pas un malheur véritable, il n’est pas nécessairement le jouet d’un évènement de misère. Il garde une valeur.15 ». (Durand, 1960 : P 234).
Ce récit biblique de « l’avalement » nous rappelle l’angoisse qui hante Bérénice dans L’avalée des avalés et sa peur d’être « avalée » par l’immensité du fleuve, le charme de la nature et la beauté du visage de sa mère. Selon Bachelard, cette angoisse serait tout à fait naturelle et caractériserait tous les enfants ayant grandi près d’un cours d’eau :
« Tout enfant né heureusement près d’une rivière, tout fils de pêcheur à la ligne, a été émerveillé en retrouvant le vairon ou l’ablette dans le ventre du brochet. Au bord de la rivière, en voyant le brochet avaler sa proie, l’enfant rêve sans doute à la triste finalité qui marque clairement l’être avalé. La forme du goujon, si fin dans le sein des eaux, le destine finalement à aller vivre dans l’estomac d’autrui. Que d’objets qui ont ainsi un profil gastronomique ! À les contempler, on s’explique de nombreuses tentations morbides16 ». (Bachelard, 1948 : P 17).
Cette peur de « l’avalement » accompagne Bérénice depuis son très jeune âge et participe à la formation de son identité. Mais surtout, cette angoisse constitue le lien entre cette enfant exceptionnelle et sa mère. Ces deux êtres dont la prédestinée leur trace un chemin qu’elles doivent traverser en tandem, ne cessent de s’éloigner comme l’amont et l’aval d’un fleuve et de revenir l’une vers l’autre comme si elles étaient attirées par une force suprême, sorte d’aimant dont les ondes magnétiques les rapprochent malgré elles :
« Malgré la nécessité de la haïr, je suis fascinée par ma mère comme par un oiseau. Je l’admire. À la voir être et à la voir faire, je suis portée à l’imiter, je sens que c’est ainsi qu’il faudrait que je sois et que j’agisse. Je trouve ses yeux beaux, ses mains belles, sa bouche belle, ses vêtements beaux, sa façon de se verser du thé belle. Je la regarde manger comme on regarde un pélican manger. Je la regarde être assise comme on regarde une hirondelle voler. J’ai peur d’elle comme on a peur d’une sorcière. Quand je me surprends à redresser la tête, à me caresser les lèvres ou à fixer les yeux comme ma mère, je me fâche contre moi. C’est une influence, un charme à rompre. C’est l’ennemi à abattre. ». (Ducharme, 1966 : p. 31).
Ces propos de Bérénice Einberg résument clairement cette partie de notre article sur le processus de formation identitaire de la petite fille et le rôle joué par Madame Einberg dans ce parcours initiatique. En effet, le rôle de toute mère est d’être un guide, sorte de mentor dans l’éducation de sa fille qui finira par apprendre, en fin du parcours à être une femme et une mère à son tour. Les différentes étapes de cette formation identitaire se résument ainsi : « Trois grandes phases peuvent être distinguées dans la construction de l’identité, de l’enfance à l’adolescence : l’individuation primaire, l’identification catégorielle, l’identification personnalisante. 17 ». (Identité, Encyclopédie Universalis, 1995). Ces trois étapes permettent à l’enfant, d’abord, de se reconnaître dans les visages de ses proches et de s’habituer à leurs réactions positives surtout le visage avenant, le sourire et l’amour de sa mère, cette phase se déroule durant les trois premières années de la vie de l’enfant.
La seconde étape représente l’identification sociale de l’enfant qui s’étend de la troisième année du sujet et jusqu’à l’âge de sa puberté. Pendant cette phase l’enfant apprend à appartenir à une société et à s’identifier à ses membres.
La troisième et dernière étape intervient avec la puberté, durant laquelle, l’enfant termine son processus de formation. Il « n’assume plus ses identifications infantiles ni la conformité aux règles et modèles familiaux ou scolaires. Il cherche dès lors à conforter ou à retrouver son identité par l’exaltation, l’affirmation péremptoire des opinions, la rigidité des attitudes18 ». (Identité, Encyclopédie Universalis : 1995).
Ces trois phases citées ci-dessus constituent les trois étapes par lesquelles passe Bérénice Einberg dans L’avalée des avalés, auprès de son fleuve et de sa mère. Nous essayerons de reprendre ces étapes dans les trois points qui suivent.
3. « Toi » et « Moi »
3.1. « Toi » est « Moi », l’identification à la mère
Dans sa première enfance qui constitue sa phase « d’individuation primaire », Bérénice Einberg est très proche de sa mère. Cette dernière constitue le centre de son monde et sa vie tourne autour d’elle, « Quand j’étais plus petite, j’étais plus tendre. J’aimais ma mère avec toute ma souffrance. J’avais toujours envie de courir me jeter contre elle, de l’embrasser par les hanches et d’enfouir ma tête dans son ventre. Je voulais me greffer à elle, faire partie de sa douceur et de sa beauté. », (AA. Ducharme, Réjean, 1966 : P. 27).
Bérénice est fascinée par la beauté de sa mère et surtout celle de son visage qui attire son regard et s’empare de son attention en permanence. D’après Bachelard, « Le visage humain est avant tout l’instrument qui sert à séduire. En se mirant, l’homme prépare, aiguise, fourbit ce visage, ce regard, tous les outils de séduction19 » (Bachelard, 1942 : p 35). ». En effet, comme tout enfant de son âge, Bérénice a construit son monde autour de sa mère, ses jeux, ses promenades avaient lieu près d’elle. Hélas pour la fillette, sa mère n’est qu’une épave échouée près du fleuve, elle préfère s’isoler des autres, y compris ses enfants, et la clôture de l’île encerclée par le Saint-Laurent lui permet de réaliser son dessein de solitude.
La mère de Bérénice est une femme détruite par la Guerre. Elle s’efface derrière son chagrin et refuse de transmettre son amertume à sa fille, cette réplique d’elle-même qui commence déjà à subir l’injustice des hommes, « Je ne suis qu’une fille. Einberg m’a, mais il n’est pas content de m’avoir. Il est jaloux de l’autre. Il aimerait bien mieux avoir Christian. Une fille, ce n’est pas bon, ça ne vaut rien », (Ducharme, 1966 : 14-15).
Bérénice est consciente de l’amour que lui porte sa mère mais ne comprend guère cette manière d’aimer à distance, en l’éloignant d’elle et l’empêchant de l’approcher :
« Elle m’aime, mais d’une curieuse façon. J’avais l’impression qu’il n’y avait pas assez de place dans sa vie pour que j’y vive. Je voulais dormir avec elle. Je me glissais dans sa chambre au milieu de la nuit. Je me hissais sur son lit, un grand lit qui avait des roues de tombereau au lieu de pieds. Je me pelotonnais contre elle. Elle se réveillait, me souriait, me prenait sur ses épaules, me ramenait dans ma chambre. Sois sage ! Quand elle était assise dans les fleurs, j’allais m’asseoir sur elle et la prenais par le cou. Va jouer comme une bonne petite fille ! Laisse maman tranquille ! Maman est fatiguée ! Quand elle se promenait, je la suivais, je me pendais à sa robe. Elle me laissait la suivre sans s’occuper de moi. Puis elle se retournait et me disait qu’elle avait assez joué avec moi. Maintenant, c’est fini. Je ne l’aime plus. Je n’allais pas passer ma vie à me faire repousser comme si je puais. Je me débrouillerai toute seule. Je ne chercherai plus jamais à fixer ses yeux de faucon hagard. Je n’appelle plus son regard. En elle, toutes les portes et les fenêtres sont condamnées. En elle, c’est comme une maison où il ne vit plus personne. (AA. Ducharme, Réjean, 1966 : 28).
Ces distances prises par la mère, font naître le doute dans l’esprit de Mademoiselle Einberg sur son enfance. La petite fille qui a appris de ses parents qu’elle a été « sevrée deux jours après [s] a naissance. Ce sont eux qui [l]’ont sevrée. ». (Ducharme, 1966 : P. 21). Bérénice ressent le rejet que lui inflige sa famille ce qui la pousse à anticiper sur sa vie et chercher une autre mère nourricière, et qui pourrait jouer ce rôle mieux que le fleuve du Saint-Laurent et lui montrer chaque jour comment lutter dans cette aventure qu’est la vie ? Pour elle sa vraie naissance a eu lieu dès qu’elle a commencé à s’interroger sur son existence,
« On ne naît pas en naissant. On naît quelques années plus tard, quand on prend conscience d’être. Je suis née vers l’âge de cinq ans. Quand je suis née, j’avais cinq ans d’âge, j’étais quelqu’un : j’étais engagée au plus fort du fleuve qu’est le destin, au plus fort du courant que sont mes envies, mes rancunes, mes prochains et mes laideurs. J’ai crié d’horreur, en pure perte. J’ai nagé à contre-courant comme une forcenée, en pure perte. J’étais folle. Je me suis fatiguée ; c’est tout. ». (Ducharme, 1966 : 193).
Il ne s’agit pas de la seule référence au fleuve faite par Bérénice. Pour elle, le référent aquatique fait partie de son imaginaire et forge sa personnalité. Aussi, pour annoncer la fin de l’étape de l’enfance elle fait appel à cette métaphore qui présente une nouvelle étape dans la vie de la fillette :
« On m’a lancée à la surface de l’univers dans une felouque percée. Cinq milliards d’ombres s’agitent dans mon champ visuel. Que fais-je de ces ombres ? Je leur impose la seule forme que je connaisse : la mienne. Comment pourrais-je les imaginer autrement que moi ? ». (Ducharme, 1966 : P. 359).
De nouvelles perspectives s’ouvrent devant Bérénice qui commence à se découvrir en tant que sujet loin de son appartenance à la sphère matriarcale. Grâce à son fleuve, elle se lance dans une nouvelle aventure qui la transfert de la phase de l’enfance vers celle de l’adolescence.
« L’eau est vraiment l’élément transitoire. Il est la métamorphose ontologique essentielle entre le feu et la terre. L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écroule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. ». (Bachelard. 1942 : p16)
Plonger dans le fleuve, nager à contre-courant représente la lutte menée par l’enfant dans sa quête identitaire et à travers laquelle Ducharme nous montre l’importance de l’eau dans ce processus de développement de l’enfant.
3.2. « Toi » et « Moi », l’ambivalence de la relation mère-fille
Dans l’identification catégorielle, Bérénice apprend à devenir un être social. Or le premier constat qu’elle fait est que sa famille est étrange : « Mon père est juif, et ma mère est catholique, la famille marche mal, ne roule pas sur des roulettes, n’est pas une famille dont le roulement est à billes » (Ducharme, 1966 : 11-12). L’enfant vit au sein d’une famille dont les membres se détestent : « Je les regarde se haïr avec tout ce qu’il peut y avoir de laid dans leurs yeux et dans leurs cœurs » (Ducharme, 1966 : 11-12). Devant les querelles incessantes de ses parents, Bérénice préfère s’éloigner d’eux et se réfugier entre les bras de son fleuve :
« L’orme, c’est mon navire. Quand je ne sais plus quoi faire, je m’embarque. J’ai noué une oriflamme jaune au faîte. La vieille boîte de conserve “toute rouillée qui pend au bout d’une ficelle, c’est mon ancre. Larguez les continents. Hissez les horizons. Ici, on part. J’ai mis le cap sur des rivages plus escarpés et plus volcaniques que ceux de ce pays. Je suis à cheval sur la branche la plus haute, pour voir si des récifs se détachent de la brume. Tout à coup, mon pied dérape, je perds l’équilibre. Je chavire. En tombant ». (Ducharme, 1966 : 17).
Avec cette référence au fleuve, Bérénice annonce son choix de solitude pour échapper à l’attirance qu’exerce sur elle sa mère. La fuite sur un navire vers des contrées lointaines lui épargnerait la présence de sa mère qui pèse lourd sur elle. « Elle occupe à la porte de ma vie une présence massive, lourde, presque suffocante. Elle y bat comme la mer aux flancs d’un navire. Si j’ouvre, si j’entrebâille, elle me pénètre, elle envahit, elle noie, je coule. Sans faire exprès, elle ensorcelle. ». (Ducharme, 1966 : 32). Elle s’éloigne pour tenter de se construire une personnalité loin de l’influence néfaste de sa mère. Elle part à la recherche de celles qui pourraient l’aider dans sa quête identitaire, et pourquoi pas ces sœurs qu’elle croise en naviguant dans ses livres qu’elle avale avec appétit.
« Je cours après toutes les Bérénice de la littérature et de l’histoire. J’apprends que Bérénice d’Égypte a épousé son frère, Ptolémée Évergète, et s’est fait assassiner par son fils, Ptolémée Philopator […] Bérénice, fille d’Agrippa 1er, me plaît moins […] À lire et à relire la Bérénice d’Edgar Poe, je prends l’habitude de faire ce qu’elle fait, d’être comme elle est. L’influence qu’exercent sur moi ces Bérénice n’est pas à négliger […] Il faut que les pouvoirs de l’imagination soient grands pour que la seule coïncidence de quelques syllabes provoque un commandement si vif de tout mon être. ». (Ducharme, 1966 : 217).
Bien qu’elles prennent leurs distances l’une de l’autre, le Saint-Laurent réussit toujours à rapprocher la mère et sa fille. Le chagrin éprouvé par l’une ou par l’autre trouve refuge dans les eaux fluviales. Comme la chute de Bérénice a ramené Chamomor au chevet de sa fille, une autre chute va les rapprocher, celle qui plonge la mère dans le monde de l’alcool. Dans un moment de tristesse, Madame Einberg revoit le film de sa vie défiler sous yeux ce qui reflète l’amertume sur son beau visage. Sa fille se rend très vite compte du désarroi de sa mère :
« C’est l’anniversaire de Chamomor. C’est ça qui l’a fait aller s’asseoir sur le banc de pierre, les souliers dans l’eau, la tête sur l’épaule. Elle n’a pas encore trente ans et elle n’a plus rien à faire. Reste là et attends. Elle ne peut pas partir d’ici : elle est mariée. Quand on est mariée, il faut rester avec son mari et ses enfants, attendre là que le reste de soi-même se soit tout évaporé. Elle ne peut plus bouger : elle est une proie facile pour la mort. La tête sur la poitrine, la nuque découverte, assise dans l’ombre qui commence à la dissoudre, elle a l’air de s’offrir au glaive d’un bourreau. Pauvre petit hibou toi-même ! Plus il fait noir, plus l’eau est propre et tranquille. Une nappe d’eau blanche avance et recule le long de ses pieds, va et vient comme une main. ». (Ducharme, 1966 : 92).
L’eau se charge d’effacer les chagrins de Madame Einberg et permet de forger la personnalité de sa fille qui apprend que la vie n’a jamais été un fleuve tranquille. La vie est une lutte permanente contre soi-même et contre toute autre puissance qui l’oblige au combat pour la survie, « Je suis une alchimiste rendue folle par des vapeurs de mercure. J’aimerai sans amour, sans souffrir, comme si j’étais quartz. Je vivrai sans que mon cœur batte, sans avoir de cœur », (Ducharme, 1966 : 41).
3.3. « Toi » ou « Moi », le meurtre symbolique de la mère
L’identification personnalisante constitue la dernière étape du développement identitaire de Bérénice Einberg. Pendant cette période, elle s’émancipe de tous les modèles qui ont influencé sa vie, sa mère ou toutes ces héroïnes de l’histoire et de la littérature. Aujourd’hui, elle s’identifie à sa propre personne, à Bérénice Einberg, pour être digne du prénom qu’elle porte qui signifie dans la langue grecque « celle qui porte la victoire ».
Certes Bérénice Einberg appartient à toutes ces femmes immortalisées par la littérature, celle de Racine avec sa pièce Bérénice, de Corneille Tite et Bérénice, et bien sûr la Bérénice d’Edgar Allan Poe, mais elle appartient aussi à son père Mauritius, ce prénom nous rappelle fort bien Maurice Barrès, l’auteur qui explora le Culte du Moi à travers sa trilogie dont le troisième volet est intitulé Dans le jardin de Bérénice, cette Bérénice est une enfant de dix ans qui ressemble, en certains points, à notre héroïne : très intelligente, spontanée, fine observatrice qui adore l’art, mais surtout une enfant à l’imagination très fertile qui a su préserver la fraîcheur de son âme malgré les agressions de la vie.
« Dans cette solitude, dans ce silence singulier de mon observatoire qui ne laissait aucun vain bruissement sur ma pensée, dans cette facilité d’embrasser un ensemble, les analogies les plus cachées apparaissaient à mon esprit. Je voyais cet univers tel qu’il est dans l’âme de Bérénice, la physionomie très chère et très obscure qu’elle s’en fait d’intuition, l’émotion religieuse dont elle l’enveloppe craintivement20 ». (Barrès, 2008 : 85.).
Ainsi, le prénom de Bérénice semble avoir une grande influence sur elle et sur ses choix dans la vie. L’enfant d’hier a grandi laissant ses faiblesses loin derrière. Mais le temps a déjà laissé ses marques sur elle, ses premières règles et les changements physiques, qui font d’elle une femme comme toutes les autres, perturbent davantage cette petite fille devenue adolescente malgré elle, surtout après la mort subite de son amie Constance survenue le jour même de l’apparition des règles de Bérénice, comme si elle devait dire adieu définitivement à la petite fille qui est enfouie au fond de son être.
C’est aussi le moment du retour chez elle, dans son île. Elle n’est plus cette petite fille qui se contente d’un quelconque petit jeu de violence, tel que les meurtres des chats, mais une jeune fille qui n’a pas froid aux yeux, prête à tout, « Regarde-toi ! Il suffirait de te secouer un peu pour que tu tombes en poussière. Regarde-moi ! Je suis si agile qu’un lièvre ne pourrait me rattraper ! Vive la jeunesse ! Désormais, c’est moi, la jeunesse, qui commande ici ! C’est à moi qu’il faut se fier pour ne pas que le monde sombre » (Ducharme, 1966 : 301).
Tout comme sa mère, Bérénice Einberg subit l’influence de l’excursion effectuée en famille sur le Saint-Laurent. Chamomor a noyé ses chagrins en reprenant confiance en elle ; et Bérénice noie ses années d’enfance pour devenir une femme accomplie qui apprend à exploiter la force qu’elle possède, sa jeunesse.
« À la fin de chaque jour, bon gré mal gré, manœuvrée sans douleur par les bascules automatisées et les tourniquets mécanisés, tu auras fait tes trois petits tours, tu auras marché, mangé et dormi, tu auras appris de la grammaire, de l’histoire et de la géographie, tu seras plus grande, plus instruite et plus profondément engagée dans la vacherie. La grosse machine du temps, après quelques émois et quelques hésitations, a senti se limer et s’huiler joints et engrenages, s’est vue se concerter. Peu à peu, ses cames, ses pignons et ses arbres se sont combinés, au micron, et elle s’est mise à produire massivement, à acheminer sûrement, efficacement et rapidement à partir d’un espoir, à travers les grecques exactes et les méandres précis de ses fonctions horaires, les phénomènes à suivre au prochain épisode qu’elle doit produire et faire regarder à l’âme chaque fois que c’est un jour. L’arbre que j’aimais m’ennuie maintenant. Ce qu’il me disait d’affolant, il le répète maintenant, il le répète stupidement, inlassablement, sans y changer un mot, de plus en plus vite. ». (Ducharme, 1966 : 120).
Loin de sa mère, la nouvelle Bérénice est devenue plus puissante, avec plus d’assurance en soi : « Je suis la Grande Bérénice, la vainqueuse, la témérêtre, l’incorruptable. Je suis Bérénice d’un bout à l’autre du fleuve Saint-Laurent, d’un bout à l’autre de la voie Lactée. Je suis Bérénice jusque dans les quatre petites plumes noires pendues dans les milliards de petites plumes blanches de mon oreiller ». (Ducharme, 1966 : 182).
Envoyée par son père en Israël, en plein conflit israélo-arabe, Bérénice atteint le summum de sa puissance. « Je laisse couler le robinet jusqu’à ce que le plancher soit recouvert d’eau. Fascinée, je m’agenouille et je regarde la plate et mince couche d’eau s’étendre, légèrement arrondie à la limite. Je regarde l’eau s’avancer lentement, et je vois un continent s’avancer dans un océan. ». (Ducharme, 1966 : 375). Cette image de l’écoulement de la rivière dans les dernières pages du roman annonce l’accomplissement de l’apprentissage identitaire de Bérénice qui s’achèvera avec le matricide réalisé à l’encontre de sa mère (ou son substitut, Gloria). Pour passer le temps, Bérénice provoque une fusillade avec les soldats syriens qui ouvrent le feu sur elle. Criblée de balles, Gloria meurt dans les bras de Bérénice qui l’a obligée à être son bouclier humain. En jouant au jeu de force des adultes, Bérénice les dépasse, lucide, hors de leur portée, sauvée par elle-même et par leurs propres moyens.
Là, avec ce meurtre, Bérénice devient héroïne aux yeux de ses compatriotes « justement, ils avaient besoin d’une héroïne ». (Ducharme, 1966 : 379). Ce sont les derniers mots prononcés par un personnage hors du commun qui finit par être une adulte accomplie, une « avalée » comme tous ces « avalés » qui peuplent la Terre.
Conclusion
Réjean Ducharme est l’un des plus grands auteurs québécois contemporains. Créateur aux multiples talents, il nous invite, à travers son premier roman, L’avalée des avalés, à effectuer un voyage dans le douloureux processus de socialisation d’une enfant de neuf ans.
Prenant l’allure d’un roman d’apprentissage, L’avalée des avalés marque les étapes par lesquelles est passée Bérénice Einberg lors de son long processus « d’avalement » qui constitue son passage de l’enfance à l’âge adulte. Sur son île natale, la vie de Mlle Einberg est rythmée par les pas de sa mère et par l’écoulement du fleuve Saint-Laurent. Ce dernier participe au processus d’assujettissement de deux êtres fragilisés par le destin, la mère par le viol et Bérénice par la peur que lui transmet sa génitrice.
En effet, nous suivons la traversée effectuée par Bérénice dans le fleuve de sa vie, en compagnie de sa mère, et la manière avec laquelle le Saint-Laurent s’inscrit dans le roman pour marquer les phases de la quête identitaire de l’enfant et de sa mère.
Pour introduire notre travail, nous avons choisi de présenter le fleuve du Saint-Laurent, ce géant québécois qui a marqué l’imaginaire des habitants de la plus grande province du Québec et tenter de voir comment les auteurs québécois ont rendu compte de l’ancrage de ce cours d’eau dans la culture du pays depuis sa découverte et jusqu’à la Révolution Tranquille.
La suite de notre travail, nous l’avons consacrée à l’évolution identitaire de deux personnages importants dans le roman, Bérénice Einberg et sa mère Chamomor, comme elle l’appelle. À travers ce texte nous avons parcouru l’image du fleuve Saint-Laurent et son rôle dans le processus d’avalement de ces deux femmes-enfants fragilisées par les affres du destin. D’une part la mère, Chamomor qui débarque sur une des îles du fleuve Saint-Laurent, fuyant les violences subies dans son enfance et que grâce à ce cours d’eau, elle réussit à surmonter et à se reconstruire en tant que femme, épouse et mère. D’autre part, Bérénice qui vit son parcours initiatique entre les rives de son fleuve qui lui permet de s’accomplir en tant que sujet social.
Aussi, nous avons interrogé, dans le présent travail, L’avalée des avalés de Réjean Ducharme pour comprendre cette présence exceptionnelle du fleuve Saint-Laurent dans ce texte. Il s’agit beaucoup plus qu’un espace aquatique qui occupe une dimension importante dans la province du Québec, mais plutôt d’un compagnon de voyage de toute une vie, celle de nos personnages et celle des Québécois qui se réfèrent à lui pour ne pas s’égarer dans le tourbillon de leur existence.
Le Saint-Laurent continue son parcours depuis des millénaires et les auteurs n’ont qu’à puiser dans sa mémoire et le laisser les accompagner dans leur parcours créateur.