Introduction
D’Homère à J.M.G Le Clézio, en passant par Bernardin de Saint-Pierre, Daniel Defoe, Robert Louis Stevenson, Michel Tournier, l’île n’a cessé de féconder l’imaginaire littéraire. Au-delà d’être, un aléa géographique ou un décor servant de toile de fond à une histoire vécue ou imaginaire, elle s’avère être une entité microsmique aussi bien symbolique et métaphorique que géographique et historique.
L’île a souvent été un lieu d’exil. L’histoire ne manque pas de nous présenter des figures intellectuelles, littéraires, politiques exilées aux îles et dont nous citons, à titre d’exemple, Napoléon Bonaparte qui fut exilé sur l’île d’Elbe entre 1814 et 1815, puis sur l’île Sainte-Hélène de 1815 jusqu’à sa mort en 1821. L’éminent auteur français Victor Hugo fut, quant à lui, exilé sur les îles normandes Jersey et Guernesey entre 1852 et 1870. L’île a aussi servi de lieu d’ostracisme, voire d’abandon, aux victimes de maladies contagieuses, les lépreux notamment.
Pour J.M.G Le Clézio, « l’île est le roman par excellence. » (Mauguière, 2004 : 106) Après s’être fait une place incontestable dans le monde des lettres françaises, l’île tend à revêtir une grande importance dans l’œuvre de cet écrivain franco-mauricien. C’est à partir du Chercheur d’or (1985) qu’il renoue avec l’île Maurice, la terre de ses aïeux. Mais au-delà de l’étroitesse du regard exotique porté envers l’espace insulaire en particulier, Le Clézio a plutôt « un regard anthropologique et esthétique sur cet espace qui abrite, tout comme Nice, nombre de ses déterminations. » (Atéba et Issur, 2013 : 8) Si Le Clézio est né à Nice, son appartenance va au-delà de cet espace méditerranéen pour embrasser l’Océan Indien et l’île Maurice. Tel est l’espace où son ancêtre breton a choisi de s’enraciner au début du XVIIIe siècle, d’où ce sentiment d’attachement, mais aussi d’arrachement que l’auteur a mis en mots dans Le chercheur d’or (1985), Voyage à Rodrigues (1986), La quarantaine (1995), Révolutions (2003), des textes teintés d’une quête des origines.
Nous nous intéressons tout particulièrement au roman de La quarantaine qui raconte la recherche des traces de l’aïeul et surtout celles du grand-oncle disparu après un séjour sur L’île Plate. Ce choix est tributaire des orientations de notre recherche doctorale, mais aussi faisant écho à une situation que vit le monde actuellement, à savoir la pandémie du Covid-19. La quarantaine comme son nom l’indique est l’histoire d’isolement d’un groupe d’Européens et d’Indiens sur une île de l’Océan Indien pour contrer la propagation d’une épidémie de variole en 1891.
Dès lors, il s’agira d’examiner comment l’île cristallise le chronotope de l’exil tout en offrant une possibilité de renouveau et de renaissance dans La quarantaine de Jean-Marie Gustave Le Clézio. L’idée de creuser le thème de l’exil dans ses dimensions les plus élémentaires, à savoir le temps et l’espace, semble évidente, mais lorsqu’il est question de l’espace-temps insulaire, l’île concentre ces deux dimensions et accentue la manière de les percevoir et de les appréhender. Pour ce faire, nous ferons recours au chronotope bakhtinien relayé par la narratologie genettienne.
Dans un premier temps, nous aborderons l’espace, le versant le plus concret du chronotope en interrogeant l’île de La quarantaine, et dans un deuxième temps, nous interrogerons le temps pour tracer les contours de l’exil.
1. L’île, une géographie de l’exil
La problématique de l’espace est inhérente à la thématique de l’exil. Il est souvent question d’un déplacement ou d’un départ physique donc spatial et géographique. Mais au-delà de l’espace, « l’expérience de l’exil est […] dynamique et contradictoire; elle entretient un va-et-vient entre l’ici et l’ailleurs, entre le passé et le futur, entre la nostalgie et l’espérance, entre l’exclusion et l’inclusion, entre le moi et les autres. » (Sgard, 1986 : 293) Dans notre corpus, l’espace primordial est l’île. Elle est à la fois l’espace perdu vers lequel rivent tous les espoirs et l’espace d’exil où se retrouve l’exilé face à lui-même et aux autres. Si l’expérience de l’exil est « dynamique et contradictoire », en reprenant les mots de Jean Sgard, l’espace insulaire est susceptible de l’être tout autant.
1.1. L’île : un paysage de désolation
Les personnages principaux de La quarantaine sont Jacques et Léon, deux frères nés d’un mariage entre un Mauricien et une métisse eurasienne. En 1891, les deux frères entreprennent un voyage de retour à Maurice, leur île natale après des années d’exil passées sur le continent à cause de l’égoïsme et de la cupidité de leur oncle paternel Alexandre Archambau. Une suspicion d’un cas de variole à bord de l’Ava, le bateau les transportant à Maurice, met fin au rêve du retour. Les autorités leur imposent une quarantaine sur l’île Plate face à Maurice dont la ligne est visible, mais d’accès interdit. Ainsi se prolonge leur premier exil dans un second exil sur une île à la fois proche et lointaine de leur île et leur maison ancestrales perdues. À l’issue de cette aventure, les deux frères se séparent et Léon devient le Disparu.
Le cadre spatial majeur du roman de La quarantaine est l’île Plate située à quarante-huit kilomètres environ de l’île Maurice. Le roman en question s’ouvre sur une carte géographique datant de 1857, s’ensuivent des coordonnées géographiques d’une extrême précision : « Plate est par 19° 52’ de latitude sud et 57° 39’ de longitude est » (Q, p. 61), puis des détails relatifs à sa forme et à son origine : « Née de la formidable poussée volcanique qui a soulevé le fond de l’océan il y a dix millions d’années, l’île a d’abord été rattachée à Maurice par un isthme qui s’est lentement enfoncé dans l’océan. Plate est flanquée au sud-est d’un îlot aride appelé Gabriel. » (Q, p. 61) Tous ces détails et chiffres garantissent un ancrage de l’espace diégétique de La quarantaine dans une réalité tangible et démontrent l’importance de l’espace dans l’histoire du roman. À l’origine, l’île Plate et l’île Maurice étaient réunies par une bande de terre qui a disparu engloutie par les eaux de l’océan séparant les deux îles. Cette séparation préfigure la rupture des liens familiaux entre les Archambau.
Pour le reste, le cadre spatial, essentiellement l’île Plate et l’îlot Gabriel, passe par le filtre de la conscience des personnages. Ils sont tantôt attirés par les paysages, tantôt rebutés. C’est que l’île est un espace ambivalent en lui-même, voire paradoxal. C’est sans doute la raison pour laquelle il suscite des attitudes éparses à son égard, en particulier quand les personnages sont des exilés désemparés, des mis en quarantaine. La perception qu’ont les personnages de l’île n’est donc pas identique et de surcroît, elle évolue pour certains d’entre eux. La complexité de l’espace insulaire fait écho à la complexité de l’état d’exil des personnages.
Les premières impressions présentées par le narrateur sont celles de Jacques et sa femme : « Jacques et Suzanne regardaient avec appréhension l’île devant laquelle nous étions arrêtés. » (Q, p. 62) Il s’agit d’appréhension, voire de doute et d’inquiétude face à l’île Plate et à cette escale imprévue. Suzanne semble la plus affectée : « Il y avait si longtemps qu’elle attendait ce voyage, le retour de Jacques à Maurice, à la maison d’Anna. Elle ne pouvait rien imaginer de pire que cette attente, ce naufrage sur un îlot battu par le vent et par la pluie. » (Q, p. 65) La femme de Jacques est déçue par la ruine et l’inaboutissement du projet de retour des frères Archambau à leur île et maison natales et leur échouement sur une petite île à la merci des conditions atmosphériques.
Au moment du débarquement,
« l’impression de catastrophe imminente était irrésistible. Le vent brisé par le rempart du volcan tourbillonnait dans la baie, arrachait l’écume aux vagues qui couraient en sens contraire, tandis que les nuages noirs glissaient vers le sud, si vite que la terre entière basculait vers l’avant. » (Q, p. 63)
L’ensemble des passagers de l’Ava étaient confrontés à un pressentiment de catastrophe inévitable. Une catastrophe traduite par un vocabulaire qui rassemble les quatre éléments dans un mouvement de violence qui brise, tourbillonne, arrache, court et bascule. Une fois sur la terre ferme, le narrateur rapporte une phrase de Jacques qui résume l’ampleur de cette catastrophe : « Je n’oublierai jamais nos premiers pas sur Plate […]. “Un paysage de fin du monde”, avait murmuré Jacques. » (Q, p. 66)
Quant à Léon le jeune frère de Jacques et le narrateur de La quarantaine, son appréhension de cet espace insulaire est autre. Si le frère aîné et sa femme voient exclusivement en Plate une terre hostile et un lieu d’exil, le regard que porte Léon à cet espace est surtout empreint d’ambivalence, du moins au début de la mise en quarantaine :
« Sur Plate, le ciel, la mer, le volcan et les coulées de lave, l’eau du lagon et la silhouette de Gabriel, tout est magnifique. L’île n’est qu’un seul piton noir émergeant de la lueur de l’océan, un simple rocher battu par les vagues et usé par le vent, un radeau naufragé devant la ligne verte de Maurice. Pourtant, aucun endroit ne m’a semblé aussi vaste, aussi mystérieux. Comme si les limites n’étaient pas celles du rivage, mais pour nous qui étions pareils à des prisonniers, au-delà de l’horizon, rejoignant le monde des rêves. » (Q, p. 70)
Léon n’est pas tout à fait indifférent à la magnificence des paysages volcaniques de Plate. Et même si l’île n’est en réalité qu’un rocher noir rongé par les vagues et le vent, contrastant avec l’éclat des eaux de l’océan et ressemblant à un radeau naufragé face à Maurice, le narrateur la trouve immense et entourée de mystère. Aussi, l’île est-elle assimilée à une prison et les passagers de l’Ava à des prisonniers dans un espace, certes, géographiquement cerné par l’eau, mais étendu vers l’infinité de l’horizon et surtout du rêve. C’est que l’île est un espace propice au mystère, mais aussi au rêve.
1.2. L’île : communion et transgression
Tandis qu’Européens et Indiens présents sur l’île attendent inlassablement le retour du schooner qui devait les rapatrier à Maurice, Léon se livre à l’exploration de chaque coin et recoin de l’île en marchant, courant et nageant. Ces errances lui permettent un rapprochement étroit du monde insulaire. Un rapprochement approfondi par la rencontre et l’amour de Suryavati, une jeune Indienne :
« Je sens dans la pierre le corps de Surya mince et souple, qui se dérobe et se donne. Elle me recouvre de son ombre, de son eau. Je suis dans la couleur d’ambre clair de ses iris et le flot de ses cheveux noirs qu’elle a dénoués pour moi m’enveloppe, doux comme la nuit. Je sens contre ma poitrine ses seins si jeunes, légers, que je voyais à travers sa robe mouillée, quand elle revenait du récif, et j’entends la musique de ses bracelets autour de ses poignets, la musique du vent, quand elle m’enlace de ses bras longs et que ses jambes se mêlent aux miennes, comme si nous dansions. » (Q, p. 167)
Dans ce passage, la communion avec l’espace est poussée à l’extrême : la roche de l’île est confondue avec le corps de la femme dans tous ses détails. Ce contact physique avec l’île/femme est tel que le narrateur « sen (t) jaillir (sa) semence contre la pierre. » (Q, p. 168) Cet espace insulaire personnifié et féminisé offre au personnage exilé un lieu d’ancrage, à défaut de pouvoir recouvrer le sol natal.
L’interaction avec l’espace conduit Léon à s’approprier l’île :
« Je suis ici chez moi, à l’endroit dont j’ai toujours rêvé, l’endroit où je devais venir depuis toujours. Je ne comprends pas comment c’est possible, mais je reconnais chaque parcelle, chaque détail, les vagues, les courants qui changent la couleur de la mer, les écueils. Je ne me sens plus prisonnier. » (Q, p. 166)
Le protagoniste ne se voit plus comme un prisonnier sur l’île ni comme un étranger sur une terre inconnue. S’il a été élevé dans l’attente du retour à Maurice, c’est à Plate qu’il a élu domicile.
Les passagers de l’Ava sont constitués d’une majorité d’immigrants venus d’Inde pour travailler dans les champs de canne à Maurice et d’un groupe restreint d’Européens dont Jacques, Léon et Suzanne. Une fois débarqués sur l’île Plate, les Européens regagnent les bâtiments de la quarantaine, « une demi-douzaine de maisons construites en blocs de lave cimentés » (Q, p. 70) se trouvant à l’est de l’île. Les Indiens s’installent dans des huttes « de branchages, consolidées par des blocs de lave non jointoyés, avec des toits de palmes en mauvais état » (Q, p. 92), situées dans le campement des coolies1, dans la baie de Palissades à l’ouest de l’île. Il est clair que les deux communautés sont spatialement séparées. Et si « habiter est la manière dont les mortels sont sur terre » (Heidegger, 1958 : 175), Indiens et Européens ne partagent pas les mêmes qualités d’habitat sur l’île de La quarantaine. Les barrières socioculturelles entre les communautés se voient ainsi, se renforcer même par la manière d’occuper l’espace.
Par ailleurs, Julius Veran, un des passagers européens de l’Ava décrète un couvre-feu sur toute l’île du coucher jusqu’au lever du soleil. Cette mesure concerne aussi bien les voyageurs européens que les immigrants indiens de Palissades. Veran va plus loin en instaurant une ligne de démarcation entre les Blancs et les Indiens :
« À compter de ce soir, une frontière est instituée dans l’île entre la partie est et la partie ouest, sauf mesure exceptionnelle, afin de limiter le mouvement de ses habitants et le risque de diffusion des épidémies. » (Q, p. 141)
L’objectif de cette dite frontière étant de lutter contre la propagation de la variole, le sirdar Shaik Hussein interdit à son tour aux habitants de Palissades de s’approcher des bâtiments de la quarantaine. « Ainsi, l’île est coupée en deux par une ligne imaginaire. » (Q, p. 143) Notons que cette ligne est reproduite sur la carte géographique qui ouvre le roman tant elle est significative, elle incarne l’isolement dans l’isolement. Cette ségrégation est un prolongement de ce qui se passe sur les continents. D’ailleurs, « une île est une image du monde. L’île est monde […]. » (Fougère, 1995 : 11) En ce sens, l’île Plate est une image réduite, mais représentative du monde et des discriminations raciales, ethniques et culturelles qui le secouent et le divisent.
Mais le protagoniste, mû par sa tendance à bouger et à explorer les lieux, ne se plie pas à cette mesure de cloisonnement et de séparation, il transgresse l’interdit en circulant de part et d’autre de cette frontière aussi bien le jour que la nuit. Rappelons que Léon est un adolescent en pleine construction de sa personnalité et l’espace insulaire semble favorable au processus de sa maturation. Car l’île est cet « espace initiatique où les héros naufragés d’Homère apprennent à mieux se connaître, tant l’île interroge radicalement le moi […]. » (Michelot, 2005 : 11) Léon est à l’image de ces héros naufragés que l’île a confortés dans leur quête de soi.
Aussi l’amour pour l’Indienne Suryavati est-il une autre raison d’enfreindre le couvre-feu. Pour la rejoindre, Léon va de l’autre côté de l’île :
« J’ai besoin d’elle plus que de n’importe qui au monde. Elle est semblable à moi, elle est d’ici et de nulle part, elle appartient à cette île qui n’appartient à personne. Elle est de la quarantaine, du rocher noir du volcan et du lagon à la mer étale. Et maintenant, je suis moi aussi entré dans son domaine. » (Q, p. 145)
L’attachement à Surya est indissociable de l’attachement à l’île. Si Léon prend des risques dans son élan vers elle, c’est parce qu’elle est une fille de l’île et partage avec lui les mêmes conditions d’orpheline, exilée, isolée et abandonnée. Cette liaison s’approfondit et va jusqu’à l’intégration du protagoniste dans le domaine des coolies indiens.
Aller de l’autre côté de la frontière, c’est aller dans une autre communauté, car l’île est un « espace de la séparation, mais représentant la possibilité d’une altérité » (Trabelsi, 2005 : p. 07), la rencontre et l’amour de Surya dépassent la relation de l’homme et de la femme. Suryavati est une métisse indienne qui rappelle à Léon les origines de sa mère Amalia l’Eurasienne. Être avec elle, c’est dresser un pont avec l’autre, mais aussi avec lui-même, avec ses racines. Le protagoniste ne reçoit cependant pas l’approbation de son frère aîné pour cette union considérant Surya de caste inférieure.
Léon veut « retrouver par-delà l’exil, l’ancrage dans une terre et dans une filiation. » (Racault, 2007 : 233) Il choisit donc d’adhérer à la filiation et à la communauté de Surya. Une filiation et une communauté indiennes qui rejoignent celles de sa défunte mère. Ce choix douloureux est empreint de renoncement à son frère, à son ascendant paternel, mais il le préserve du « territoire dangereux de la non-appartenance. » (Said, 2008 : 245) Il appartient désormais à l’île Plate, à la famille et au groupe socioculturel de Surya.
Nous voyons bien que même si l’île est à bien des égards un espace d’exil, elle peut s’avérer un espace d’enracinement et d’ancrage pour un exilé. Et si des liens se sont dissous au sein de l’espace insulaire, d’autres se sont créés dans un mouvement de renouvellement, voire de renaissance.
L’étape suivante de ce présent travail consiste en l’interrogation de l’autre versant du chronotope, à savoir le temps en passant des codes topographiques aux codes chronologiques.
2. L’île ou l’espace-temps de la vibration
Le caractère géographique de l’exil dans La quarantaine est sans doute indéniable, il prolonge son hégémonie jusqu’à influencer la manière d’envisager le temps dans le roman. Selon Bakhtine, le chronotope est la « principale matérialisation du temps dans l’espace. » (Bakhtine, 1978 : 391) Ces deux dimensions sont de ce fait indissociables.
L’impact de l’espace insulaire est tel que le protagoniste ressent une espèce de vibration qui se présente dans le texte comme un leitmotiv, une ritournelle apparaissant et réapparaissant au gré des pages. Cette vibration marque une fois de plus le rapport singulier de Léon avec l’espace, d’ailleurs, il est le seul personnage à pouvoir la ressentir.
Léon prend conscience de la vibration dès sa première nuit dans les bâtiments de la quarantaine, elle convoque essentiellement le sens de l’ouïe : « Il y avait dans le sol une vibration incessante que je n’arrivais pas à reconnaître, tantôt lente, grave, tantôt aiguë, qui pénétrait mon oreille. » (Q, p. 72) Plus loin, le narrateur fait état de la même vibration qu’aucun autre son ne peut couvrir : « Tandis que je marche vers la pointe, j’entends la marée. Il y a cette vibration qui vient du fond de l’océan, du socle de la terre. » (Q, p. 89) La provenance de cette étrange vibration est sans doute la terre, le sol de l’île, mais aussi l’océan, l’eau, donc les deux éléments constitutifs de l’univers insulaire. Le bruit de la mer et cette vibration sont quasiment indissociables : « J’entends le bruit de la mer qui vient, et cette vibration qui semble sortir du socle de l’île. » (Q, p. 138) En percevant une telle vibration, Léon est encore plus proche physiquement de l’île au même titre qu’il l’a été à travers ses ballades et à travers le corps de Surya.
Des connexions ne cessent de s’établir entre Léon et l’espace insulaire :
« Tandis que j’attendais que tout le monde soit endormi, j’écoutais les coups de mon cœur, il me semblait qu’ils résonnaient dans tout le bâtiment de la Quarantaine, jusque dans le sol, qu’ils se mêlaient à la vibration régulière qui marque le passage du temps. Depuis le débarquement, ma montre s’est arrêtée. » (Q, p. 146)
Dans le silence nocturne, les battements du cœur de Léon retentissent tout autour de lui et se confondent avec cette vibration qui provient a priori du socle de l’île. Rebonds du cœur et vibration se mêlent marquant ainsi l’extrême communion du protagoniste avec l’espace insulaire. Aussi la vibration rend-elle compte de l’écoulement du temps sur une île où les montres se sont arrêtées de fonctionner.
2.1. La vibration et la mémoire intergénérationnelle
Si cette mystérieuse vibration conforte Léon dans son immersion dans l’espace insulaire, elle lui donne aussi accès au passé de l’île Plate, au temps où un millier d’immigrants de Calcutta à bord du brick l’Hydaree ont été abandonnés par les autorités de Maurice sur Plate en 1856 pour stopper des épidémies de variole et de choléra :
« Quelque chose qui trouble et fait battre mon cœur, comme si le regard des immigrants abandonnés était encore vivant, tendu vers l’horizon, une longue vibration qui résonne dans le socle de l’île. C’est une vibration que j’ai entendue lorsque je me suis couché l’oreille contre la terre la première nuit que nous avons passée à Palissades. » (Q, p. 175)
La vibration cette fois-ci, raccourcit les distances temporelles entre les abandonnés de 1856 et ceux de 1891.
Palissades est le campement des coolies indiens sur l’île Plate, c’est aussi le prolongement du campement des immigrants reclus et abandonnés à leur sort en 1856. À cet endroit même de l’île, Léon pressent la présence de ces exilés mêlée à cette vibration troublante qui traverse le temps et arrive jusqu’au moment de l’abandon des passagers de l’Ava. Ces derniers partagent vraisemblablement le même destin que les passagers de l’Hydaree. La vibration qui émane du sol et de la mer et parcourt le temps, perpétue la vie des abandonnés : « Dans ce brouhaha de la mer qui gonfle le lagon, j’entends cette vibration lointaine, ce souffle, comme si tous ceux que nous abandonnons étaient encore vivants. » (Q, p. 450) Le passé rejoint le présent sur l’île, l’espace et le temps s’interpénètrent par l’intermédiaire de cette vibration qui obsède le protagoniste.
Le récit de La quarantaine est encadré par un autre Léon, le petit-fils de Jacques et Suzanne et le petit-neveu de Léon le Disparu. Le second Léon est notre contemporain. C’est en 1980 qu’il s’est envolé à Maurice afin de percer le mystère de la disparition de son grand-oncle. Léon n’a pas seulement hérité du prénom de son oncle, mais aussi de la vibration qui s’est transmise à travers les générations jusqu’à lui. Il décrit ses impressions et sensations une fois sur les lieux du drame :
« Pourtant il me semble qu’ils sont encore ici, que je sens sur moi leur regard, pareil au regard des oiseaux qui tournent autour du piton. Chaque pierre, chaque buisson porte ici leur présence, le souvenir de leur voix, la trace de leur corps. C’est un frisson, une vibration lente et basse. Je me suis couché sur la terre noire, entre les blocs de basalte, pour mieux la percevoir. » (Q, p. 510)
Léon le contemporain n’a pas trouvé de traces concrètes du passage de ses aïeux à Plate et Gabriel, mais la vibration qu’il ressent en ces lieux concentre leur présence. Le fait de s’allonger entre les rochers de l’île permet à Léon d’être le plus proche possible des êtres chers recherchés, car c’est le sol insulaire qui garde précieusement le souvenir de leur existence.
Parler de souvenir ne peut se faire indépendamment de la mémoire et du temps passé. La vibration en question est fortement rattachée à la mémoire. Une mémoire que peuvent receler les blocs de basalte de l’île. Plus Léon le Disparu s’imprègne de l’espace insulaire, mieux il saisit le mécanisme de cette vibration : « C’est cela, je le sais bien maintenant, c’est la mémoire qui vibre et tremble en moi, ces autres vies, ces corps brûlés, oubliés, dont le souvenir remonte jusqu’à la surface de l’île. » (Q, p. 300) Il s’agit là, une fois de plus du souvenir saignant des immigrants indiens transportés à bord de l’Hydaree pour être délaissés sur Plate et brûlés sur l’îlot Gabriel. La vie et l’île Maurice étaient leur destination, la mort et l’abandon étaient leur destin. Ce souvenir remonte du socle de l’île et fait vibrer la mémoire de Léon, lui, qui n’était pas encore né quand ce drame a eu lieu. Combiner la mémoire qui est humaine et le souvenir qui est enfoui dans l’espace insulaire marque l’apogée de la communion du personnage exilé avec l’espace insulaire.
Par ailleurs, il s’agit d’une autre mémoire, celle des temps les plus reculés qui précèdent la vie des deux Léon et celle des passagers abandonnés de l’Hydaree et de L’Ava, une mémoire relative à l’origine du monde. Car « Au-delà des caractéristiques géographiques, dit Mustapha Trabelsi, l’île contient une dimension symbolique, elle est le centre, le lieu d’origine. » (Trabelsi, 2005 : 11) L’île a toujours été considérée comme un espace liminaire. C’est à cette conception qu’adhère le narrateur :
« Je ne peux pas dormir. Il y a trop de clarté, et cette vibration dans le socle de l’île, une onde qui traverse le basalte et qui vient jusqu’à moi, me fait trembler sur mes jambes. Comme si cette île tout entière était mémoire, surgie au milieu de l’océan, portant en elle l’étincelle enfouie de la naissance. » (Q, p. 299)
Cette vibration qui provient du fin fond de l’île et qui secoue le protagoniste narrateur est une sorte de matérialisation du flux de la mémoire. L’île née au cœur de l’océan est un lieu pur et primordial. C’est l’incarnation parfaite de l’origine, tel que l’énonce d’ailleurs Le Clézio dans Voyage à Rodrigues : « Et ce trésor que mon grand-père a cherché si longtemps, qui a hanté ses jours et ses nuits et l’a exclu de son monde, n’était-ce pas cela, ce silence, cette dureté minérale, cette beauté de l’aube de la création […]? » (Le Clézio, 1986 : 25) La beauté de l’île équivaut à la beauté du début de la création, à la magnificence du monde à son commencement, avant d’être altéré par l’action de l’homme.
Mémoire et vibration semblent encore solidaires en ce qui concerne Suryavati, fille d’Ananta et petite fille de Giribala. Une pluralité d’espaces et de temps se concentre dans la mémoire de Surya, des espaces qu’elle n’a pas habités, des temps qu’elle n’a pas vécus à proprement parler, mais qui habitent son esprit et vivent dans sa mémoire :
« Je pense à Surya. Elle aussi a connu une existence par sa mère, elle aussi porte une mémoire qui vibre et se mélange à sa vie, la mémoire du radeau sur lequel Ananta et Giribala dérivaient le long des fleuves, la mémoire des murs d’Allahabad et des marches des temples à Bénarès. La vibration du navire qui les emportait sur l’océan vers l’inconnu, vers l’autre côté du monde. » (Q, p.. 299-300).
La mémoire de Surya porte les stigmates de l’errance de sa mère et de sa grand-mère fuyant l’enfer de la grande mutinerie des sepoys (cipayes en français)2 en Inde, en 1857. À cette mémoire qui vit et vibre, s’ajoute la vibration du navire voguant sur l’Océan Indien à destination de l’île Maurice. Mais les jours d’Ananta et avant elle, ceux de Giribala s’achèvent sur l’île Plate lors d’une interminable quarantaine.
Si le narrateur rattache souvent la vibration au bruit de la mer, au tumulte des flots et au son des ressacs, il l’assimile aussi au bruit émis par les navires : « L’Ava a terminé de décharger ses caisses et ses barriques. La trépidation des machines a légèrement augmenté. C’est une vibration sourde qui vient jusqu’à la chambre de l’hôpital. » (Q, p. 50) « La vibration des machines était très douce, pareille à une musique. » (Q, p. 351) Les trépidations des machines qui font avancer les bateaux que Raymond Mbassi Atéba qualifie d’« espaces-temps mémoriels mobiles » (Mbassi, 2008 : 161) constituent une vibration concrète, perceptible par tout un chacun. C’est que les bateaux sont un moyen transportant des êtres, des vies et des tranches de vie, en exil, aux îles et les ramenant des îles et de l’exil.
Si la vibration a un lien étroit avec l’espace, que ce soit le sol ferme de l’île ou l’eau de l’océan, avec le temps passé et la mémoire, elle s’avère aussi être plus ancrée dans le corps et le tréfonds de l’être : « Dans mon corps, j’ai reconnu la vibration ». (Q, p. 439) Il arrive aussi que la vibration soit intime et découle du moi avant d’aller se fusionner avec les sons environnants : « Il y avait cette vibration au fond de moi, qui se mêlait au bruit de la mer sur les récifs, au craquètement incessant des oiseaux de mer. » (Q, p. 383) Les propos du narrateur sont encore plus éloquents quant à l’intériorité de la vibration, dans l’énoncé suivant : « Il me semble que la vibration est en moi, à l’intérieur de mes viscères. » (Q, p. 224) La vibration tissée de la chair et du sang de l’être exilé est d’une profondeur qui rejoint les abysses de l’espace-temps insulaire.
2.2. La vibration de la temporalité narrative
Aussi cette vibration contamine-t-elle la narration de La quarantaine, la temporalité bouge, vibre subissant à la fois le contrecoup de l’exil et celui de l’espace insulaire mouvant. Le roman se compose de quatre chapitres ne portant aucune indication spatiotemporelle, peut-être pour permettre plus de flexibilité et de malléabilité au temps pour se tendre et se détendre, se tordre et se retordre à l’intérieur des chapitres.
Le premier est relaté par Léon, notre contemporain, qui, de retour du continent américain, s’embarque dans une quête spatiotemporelle à la recherche de ses racines incarnées par la personne de son grand-oncle Léon le Disparu. C’est dans les rues de Paris, l’été 1980 qu’ont commencé ses investigations :
« L’été 80, la semaine qui a précédé mon envol vers Maurice, j’ai cherché le bistrot où mon grand-père avait vu le voyou (Rimbaud). […] J’ai parcouru toutes les rues où Rimbaud avait été. […] J’ai arpenté les rues voisines, absent, sans voir les voitures, sans regarder les gens, comme si vraiment je touchais à un commencement du temps. Alors Jacques et Léon étaient unis, deux frères inséparables, les seuls survivants d’une époque disparue, se retrouvant chaque congé, année après année jusqu’à cette année 1891 qui marque le retour à Maurice et leur rupture. Cette année où Léon est devenu le Disparu, pour toujours. » (Q, p. 24)
Le moment de la narration est l’année 1980, l’année où le besoin existentiel de retrouver l’île de l’origine perdue se fait plus que jamais pressant pour le narrateur. À Paris, cet été-là, cette année-là, sa conscience, son esprit étaient absents de cet espace-temps, il était déjà parti. Et avant de fouler le sol de Maurice, il recouvre déjà cette époque disparue de son passé familial, en particulier l’année 1891, l’année de la quarantaine et de la séparation des deux frères Archambau, son grand-père Jacques et son grand-oncle Léon.
Les anachronies narratives qui sont d’après Gérard Genette « les différentes formes de discordance entre l’ordre de l’histoire et celui du récit » (Genette, 1972 : 79) constituent un trait distinctif du roman, le premier chapitre surtout. Cette discordance se manifeste particulièrement par des incursions dans le passé dont celle relative à la rencontre de Jacques enfant avec Rimbaud l’hiver 1872. S’ensuit la fêlure qui a conduit Jacques et Léon à l’exil, à savoir le bannissement de leurs parents Antoine et Amalia de l’île Maurice en 1871. Le narrateur revient aussi sur l’enfance d’Amalia, son adoption, sa rencontre et son mariage avec Antoine. Cette section s’achève sur une phrase révélatrice : « D’ailleurs, je prends demain l’avion pour l’autre bout du monde. L’autre extrémité du temps. » (Q, p. 33) Cet autre bout du monde n’est autre que les îles de l’Océan Indien et l’autre extrémité du temps est le passé ancestral. Bref, l’espace-temps des origines.
Le deuxième chapitre ne commence pas là où s’est arrêté le précédent. Il relate en analepse3 le voyage des frères Archambau du continent vers l’île Maurice à bord de l’Ava. Le récit s’amorce avec la mer, ce fil conducteur, cette clef de voûte omniprésente : « Je pense à la mer à Aden telle que l’a vue mon grand-père, avec Suzanne et Léon, du pont de l’Ava, le matin du 8 mai 1891. » (Q, p. 37) Le cadre spatiotemporel est bien précis pour cette section, mais le récit est assez elliptique. Il met sous silence dix-huit jours de ce voyage. Seule l’escale à Aden est dotée de la plus grande part d’importance. C’est « Peut-être l’ennui, cette impression d’être prisonnier à bord de la ville flottante » (Q, p. 38) qui a poussé le narrateur à être concis quant aux détails de la traversée. L’escale à Aden tire son importance de la seconde rencontre des protagonistes avec Rimbaud, une vingtaine d’années après la première. Notons que si le texte est parsemé de références à ce poète, c’est parce qu’un destin commun l’unit à Léon : l’exil et la disparition.
La quarantaine est le titre du troisième chapitre et du roman à la fois, il représente un temps et un espace. C’est l’épisode le plus long en termes de pages. Narrée par Léon le Disparu, cette section constitue une analepse retraçant les détails du séjour des frères Archambau sur l’île Plate du 27 mai au 7 juillet de l’année 1891. La linéarité de la narration est a priori moins chamboulée qu’elle ne l’est dans les autres chapitres. Le récit de la quarantaine est jalonné de dates rappelant la structure du journal.
Être en exil sur une île, c’est avoir un autre rapport avec le temps, son écoulement, son prolongement, sa suspension. Dès les premiers instants, le narrateur se rend compte de ce fait : « Depuis le débarquement, ma montre s’est arrêtée. » (Q, p. 146) Le temps semble s’arrêter au propre et au figuré. Le temps sur l’île Plate est surtout vécu et énoncé par Léon de manière assez subjective : « Il n’y avait que quelques heures que nous avions débarqué sur Plate, et il me semblait que cela faisait déjà des jours, des semaines. » (Q, p. 73) Les premiers moments sur Plate sont pesants pour le narrateur qui se retrouve sur une terre d’exil aux embruns hostiles. Mais l’habitude s’installe progressivement : « Maintenant, je n’y prête plus vraiment attention. Une semaine, deux, peut-être davantage. Il n’y a pas un mois. Cela suffit pour s’habituer à l’insupportable. » (Q, p. 84)
L’espace insulaire intervient profondément dans l’évaluation du temps, il le pourvoit d’une autre mesure que celle des horloges : « Maintenant, j’ai une autre mesure du temps, qui est le va-et-vient des marées, le passage des oiseaux, les changements dans le ciel et dans la lagune, les battements de mon cœur. » (Q, p. 146) Le mouvement de l’eau et des oiseaux, le ciel et ses variations se synchronisent avec les battements du cœur et deviennent les nouveaux repères du narrateur confondant le géographique, le chronologique et l’humain.
L’extrême communion qui s’est installée entre Léon et l’espace insulaire, l’amour de Suryavati ont délesté le protagoniste du poids de l’angoisse humaine face au temps qui passe :
« Maintenant, je ferme les yeux, je n’ai plus d’inquiétude. Je n’ai plus peur du temps. Demain, après-demain, plus tard, je serai encore ici, au bout du monde, loin des vengeances. Surya sera contre moi, je saurai la retenir […] ». (Q, p. 168) L’inquiétude fait place à la certitude quant au présent et l’avenir de Léon. L’île et l’amour deviennent, son asile, sa patrie. Le sentiment d’étrangeté s’estampe, l’île n’est plus une terre d’exil, c’est le lieu d’une renaissance : « Pourquoi suis-je ici en exil? Il me semble que j’ai vécu toute ma vie sur Plate, c’est ma terre natale, c’est là que j’ai tout appris, il n’y avait rien auparavant, il n’y aura rien après. » (Q, p. 342) Léon tire un trait sur le passé, ne se soucie guère du futur, seul le présent compte pour lui. L’espace insulaire est son présent.
Même si l’épisode de la quarantaine s’apparente à bien des égards au journal où la narration est simultanée, les analepses et les prolepses,4 sont multiples témoignant de la complexité de l’expérience de l’exil, notamment en matière de souvenir et d’appréhension de l’avenir. Les incursions dans le passé sont surtout relatives aux souvenirs du passé à Paris, à Hastings en Angleterre et à Médine à l’île Maurice. Quant aux prolepses, elles concernent essentiellement les projets d’avenir de Jacques et Suzanne une fois rapatriés à l’île-mère.
Enfin, la plus importante et la plus significative des analepses est celle de « La Yamuna ». C’est un récit qui brise la linéarité de La quarantaine, qui la coupe et l’entrecoupe. Il raconte la fuite d’Ananta et sa mère Giribala à travers le fleuve de la Yamuna pour échapper à une mort certaine lors de la révolte des cipayes contre la Compagnie anglaise des Indes orientales en 1857. Le récit de « La Yamuna » se démarque par un blanc typographique qui le met en exergue. Outre sa particularité de fragmenter le récit dans lequel il est enchâssé, il lève un pan sur la généalogie de Suryavati mettant en évidence le lien filial entre l’Inde et l’île Maurice.
Nous accompagnons dans la dernière section du roman, une fois de plus, le parcours de Léon le petit-neveu de Léon le Disparu. Sa quête/enquête le mène à l’île Maurice en août 1980, une indication spatiotemporelle ouvrant le chapitre en question. C’est une date cruciale, un tournant décisif dans la vie de Léon qui aspire à combler un vide existentiel occasionné par la perte de l’île ancestrale et par la disparition de l’oncle, une disparition qui préfigure la rupture des liens familiaux. Pour aller au-delà de ce mal, il a fallu renouer avec ses origines, retrouver l’espace-temps ancestral. Léon effectue donc à son tour le voyage du retour pour revivre au présent le passé familial, le temps d’un voyage aux îles Maurice, Plate et Gabriel :
« J’ai voulu voir Plate et Gabriel, en sachant que je ne trouverai pas ce que je cherche. Pourtant il me semble maintenant, dans ces murs noirs usés par le temps, que quelque chose en moi s’est dénoué. Comme si j’étais plus libre, que je respirais mieux. J’ai longtemps cru que, par la faute du Patriarche, je n’avais pas de pays, pas de patrie. Nous étions des exilés pour toujours. Mais tandis que la pirogue traverse la passe et s’éloigne vers Maurice, bousculée par la houle, avec le grondement du moteur qui s’accélère dans les creux, je comprends enfin que c’est ici que j’appartiens, à ces rochers noirs émergés de l’océan, à cette quarantaine, comme au lieu de ma naissance. Je n’ai rien laissé ici, rien pris. Et pourtant, je me sens différent. » (Q, p. 512)
Le narrateur anticipe sur les résultats de son voyage. Il ne retrouve effectivement pas de trace, à proprement parler, de son grand-oncle et de Suryavati. Mais une fois sur les lieux de la quarantaine, il s’est libéré du sentiment d’être constamment en exil. À bord d’une pirogue, entre îles et îlots, entre vagues et creux de la mer, Léon retrouve enfin son équilibre. L’espace-temps de la quarantaine est désormais son port d’attache, son origine, le lieu de sa (re) naissance et de son appartenance.
La perception du temps sur l’île est indissociable de la conscience des personnages, celle du protagoniste en particulier. Ce dernier ressent une mystérieuse vibration qui émane de l’espace insulaire, convoque le temps et la mémoire, se mêle à la chair, au sang et aux bruissements intérieurs de l’être exilé. Une vibration à travers laquelle culmine la communion avec l’espace-temps insulaire et dont le retentissement se lit même à travers la linéarité brisée du roman et sa temporalité nébuleuse.
Conclusion
Si l’île est souvent dédiée à l’exil aussi bien dans le monde réel que fictionnel, elle demeure un des espaces de prédilection de Jean-Marie Gustave Le Clézio au-delà des pratiques d’ostracisme, des robinsonnades ou de l’exotisme.
Dans La quarantaine, même si l’île est un lieu d’exil et d’isolement, elle se révèle être un espace propice au passage, mais aussi à l’ancrage. Là où la majorité des personnages voient une prison, une terre d’exil par excellence, le protagoniste y voit un havre, un refuge. Cette attitude se traduit par un rapport intensément physique avec l’espace insulaire, d’une part à travers les errances et les explorations de l’île, d’autre part, à travers le rapprochement avec une Indienne installée bien avant sur Plate. Alors, l’île et le corps féminin n’en font qu’un.
Mais le rapport à l’espace insulaire ne se traduit pas uniquement par l’accord et la communion, il se traduit aussi par la transgression. Le protagoniste passe outre une ligne de démarcation imaginaire qui sépare Indiens et Européens. Il dresse de ce fait un pont avec l’altérité et va à la rencontre de l’autre.
L’île n’est pas juste un espace, elle est un temps. D’ailleurs, les deux constituent un chronotope, certes, propice à l’exil, mais aussi au changement et au dépassement des conditions géographiques et sociohistoriques les plus dures. Un chronotope marqué par une mystérieuse vibration qui a pour origine le socle de l’île et qui rejoint le temps primordial de l’origine. Cette vibration qui se fait sentir dans la chair et la conscience du protagoniste figure l’extrême correspondance et alliance entre l’espace, le temps et l’être exilé.
La mise à l’épreuve de la linéarité dans le roman est une sorte de prolongement du trouble de l’exil. Ellipses, prolepses et surtout analepses font vibrer le récit à l’image de la vibration qui secoue le chronotope de l’île et l’intériorité profonde de l’exilé.
Dans La quarantaine, l’île est l’espace perdu, l’espace retrouvé, l’espace d’exil, d’asile, l’espace qui permet d’aller au-delà de l’immédiat, de l’ici et du maintenant, vers la renaissance et le renouveau, vers l’autre, le différent, vers tout, sans restriction et sans exclusion. C’est l’espace-temps de tous les possibles, une réserve de potentiels diégétiques encore inexplorés, c’est « la dernière borne avant l’infini. »5