Spatialité romanesque : l’espace scriptural entre sémantique et référentialité chez Yasmina Khadra dans Les anges meurent de nos blessures

الفضاء الرومانسي: الفضاء الكتابي بين الدلالات والمرجعية في في »الملائكة يموتون من جراحنا «لياسمينة خضرة Romance Space: The Scriptural Space Between Semantics and Referentiality in Yasmina Khadrain Angels Are Dying From Our Wounds

Bouchakour Fatima Zohra

p. 35-51

Citer cet article

Référence papier

Bouchakour Fatima Zohra, « Spatialité romanesque : l’espace scriptural entre sémantique et référentialité chez Yasmina Khadra dans Les anges meurent de nos blessures », Aleph, Vol 10 (2) | 2023, 35-51.

Référence électronique

Bouchakour Fatima Zohra, « Spatialité romanesque : l’espace scriptural entre sémantique et référentialité chez Yasmina Khadra dans Les anges meurent de nos blessures », Aleph [En ligne], Vol 10 (2) | 2023, mis en ligne le 27 octobre 2019, consulté le 19 avril 2024. URL : https://aleph.edinum.org/8027

Pour construire l’identité de son personnage principal Turambo/Amayas, Yasmina Khadra convoque divers espaces dans Les anges meurent de nos blessures. Chaque lieu cité brode le devenir du personnage-narrateur. À travers le nombre important d’espaces convoqués, le personnage voit son identité prendre forme au fur et à mesure qu’il transite par les différents espaces. De son douar natal dont il porte le nom, à Oran, la Radieuse, Amayas arpente tous les possibles pour devenir Turambo.

The algerien Identity, plural and rich as it is, uses the local environmental space to define itself, or at least, to allow itself emancipation and flourishing. In The angels are dying of our wounds, Turambo, hero and narrator-character of the story, rubs numerous spaces. Each occupied space embodies his future. From his native village whose name he bears to the beautiful Oran, Amayas’ identity is gradually shaped.

تعتمد الهوية الجزائرية بتنوعها وثرائها على البيئات المحلية كي تصوغ نفسها أو على الأقل بغية التحرر والتفتح في مختلف البيئات المحلية بهدف ازدهارها. الهوية الجزائرية، ناشدت عدة بيئات. يعايش بطل وراوي رواية «تموت الملائكة من جروحنا»، «تورامبو» عدة بيئات مختلفة. صقلت كل بيئة منهن ما سيكون عليه في المستقبلة كل مكان مشغول، كون بطريقة ما، شخصية «أمياس». من دوار ولادته «تورامبو» الذي يحمل اسمه مرورا بالباهية وهران، تتجسد شخصية أمياس تدريجيا خلال مطالعتنا للرواية.

Introduction

Le lieu est le cadre spatial dans lequel les événements sont implantés. Il construit le récit. Les espaces convoqués par l’auteur peuvent être en continuité ou en contraste avec eux-mêmes. En effet, la diversité spatiale n’est pas gratuite. À travers la multiplicité des espaces, l’auteur induit la notion de déplacement. Ainsi, le lecteur aura l’impression de faire partie de la fiction et de se déplacer tout au long du récit. Au-delà de la dimension réelle du lieu, ce dernier laisse au lecteur le soin de faire sa propre interprétation. Nos analyses « visent à déterminer la valeur humaine des espaces de possession, des espaces défendus contre des forces adverses, des espaces aimés. » (Bachelard, 1957 : 26)

1. Spatialité scripturale : sémantique ou référentialité

La sémiotique spatiale est polysémique, il est possible que le lecteur ne saisisse pas d’emblée le « dire spatial » mis en place par l’auteur. Pour Juan Alonso Aladma, l’espace « semble aussi avoir cette capacité d’extension et flexibilité qui lui permet de parler de toute autre chose que de l’espace lui-même. » (Aldama, 2009) La description traditionnelle qui avait pour but une « fonction ornementale » ou d’« encadrement » n’est plus considérée comme telle, actuellement, l’espace produit un sens.

Pour Henri Mitterand, l’espace est perçu comme « champ de déploiement des actants et de leurs actes, comme circonstant, à valeur déterminative, de l’action romanesque » (Mitterand 1980  : 190). Désormais, il n’est plus question de décor ou d’ornement. Le champ dans lequel évoluent les personnages est un « champ romanesque » permettant le déploiement et l’évolution — du récit et des actants —. À présent, l’espace détermine l’action romanesque au lieu de se poser comme espace figé n’ayant pour utilité que la description.

Pour Greimas, « le langage spatial aurait la particularité de pouvoir s’ériger en un métalangage capable de parler de toute autre chose que de l’espace et d’être un langage par lequel une société se signifie elle-même » (Greimas, 1976). Effectivement, l’espace transcende ses propres limites. Il ne rapporte plus une description traditionnelle d’un lieu, il va au-delà de ce que les mots peuvent exposer comme fond spatial. Actuellement, les mots révèlent tacitement ce que le langage spatial tente de véhiculer.

2. L’espace ou le lieu de l’enfermement

2.1. Cellule : claustration ou intégration psychologique

Le lieu n’est pas évoqué explicitement, il est sous-entendu « Je m’appelle Turambo et, à l’aube, on viendra me chercher. » (Khadra 2013 : 7) L’auteur choisit comme endroit initiatique « un bagne, une cellule ». Son choix tend, probablement à ce que le lecteur, dans son imaginaire, trouve solution au personnage, ou du moins, marque les esprits. On vient à se demander l’intérêt de mettre en place un tel endroit et une exécution d’emblée dans un récit. La cellule — lieu d’implantation du récit en cours — n’est pas seulement un décor, mais elle est considérée comme une entité vivante « lorsque j’eus fini de manger, je me suis allongé sur mon grabat. J’ai interrogé le plafond, les murs scarifiés de dessins obscènes, les lumières du couchant qui s’amenuisaient sur les barreaux, et je n’ai pas obtenu de réponses ». (Khadra 2013 :  9)

Dans la spatialité scripturale, tous les objets qui forment la toile descriptive forment un champ spatio-sémantique « où chaque élément se qualifie par la place qu’il occupe dans un tableau d’ensemble et par les rapports verticaux et horizontaux qu’il entretient avec les éléments parents et voisins ». En ce qui concerne notre récit, il est possible de le voir à travers « le bagne », « la cellule » et la description de « Dame Guillotine » — objet qui prend vie à travers la description. Les éléments cités forment le même espace, mais chaque élément cité tient un rôle différent des autres; la cellule est l’espace personnel du bagnard, Dame Guillotine représente sa fatalité, et le bagne; lieu de séquestration englobant tous les éléments.

Dans une perception philosophique et dramatique, la fatalité est abordée avec sarcasme « […] je suis parti la tête haute. La tête haute? Au fond d’un panier » (Khadra 2013 : 16). Mourir en toute dignité n’était pas de son droit puisqu’il n’avait nullement profité de la vie, selon lui, « il n’y a de mort digne que pour ceux qui ont baisé comme des lapins, bouffé comme des ogres et claqué leur fric comme on claque un fouet […] Et pour celui qui est fauché? — Celui-là ne meurt pas, il ne fait que disparaître. » (Khadra 2013 : 16-17). Ainsi est-il pour lui, de sa cellule jusqu’à la cour où il doit être exécuté, Turambo/Amayas rapporte ses ressentis. La description de l’espace est en relation étroite avec l’objet, « Dame Guillotine ». Pour ce faire, l’auteur investit dans un lexique acerbe. Et comme l’avait souligné préalablement Genette dans « La littérature et l’espace », la spatialité du langage réside dans l’ensemble des éléments constituant ce langage. Voici l’extrait :

Les deux gardiens marchent devant moi, impassibles. L’imam n’en finit pas de réciter sa sourate. Mes chaînes pèsent des tonnes. Le corridor m’étreint de part et d’autre, ajuste ma trajectoire.
On ouvre la porte extérieure.
La fraîcheur du dehors me brûle les poumons. Comme la première bouffée d’air ceux d’un nouveau-né…
Et elle est là!
Dans un angle de la cour.
Sanglée de froidure et d’effroi.
Semblable à une mante religieuse attendant son festin.
Je la vois enfin, Dame Guillotine. Roide dans son costume de fer et de bois. Le rictus en diagonale. Aussi repoussante que fascinante. Elle est bien là, le soupirail du bout du monde, le gué du non-retour, la souricière aux âmes en peine. Sophistiquée et rudimentaire à la fois. Tour à tour maîtresse de cérémonie et putain faisant le pied de grue. Absolument souveraine dans sa vocation de faire perdre la tête.
D’un coup, tout s’évanouit autour de moi. Les remparts de la prison s’effacent, les hommes et leurs ombres, l’air se fige, le ciel s’estompe; il ne reste que mon cœur battant la breloque et la Dame au couperet, seuls face-à-face sur un bout de cour suspendu dans le vide. (Khadra, 2013 : 17)

Telle une mante religieuse se nourrissant d’insectes vivants, « Dame Guillotine » guette l’approche du personnage pour se faire un festin. Comparée à la « mante religieuse » qui dévore son mari — quelquefois — après l’accouplement, et revêtue de froidure et de terreur, la guillotine incarne « la veuve noire », la criminelle qui fait perdre la tête à tous ceux qui l’approchent ou qui osent se laisser aller dans ses bras. Elle est, à elle seule, l’allégorie de l’austérité dans sa magnificence, la fatalité en son comble. Dotée de caractéristiques de prédatrice, « Dame Guillotine » incarne la force et la férocité.

Pourvue de pouvoir, elle transgresse les règles de la physique en portant ses adulateurs en lévitation, faisant de l’espace qu’elle occupe, un endroit sans intérêt au point de le faire disparaître. Occupant l’angle de la cour, ressemblant, de ce fait, au boxeur sur ses poings, prêt à attaquer son ennemi. Ayant pour expression, un rictus sardonique attestant d’une pensée malveillante, « Dame Guillotine » demeure inébranlable, cela, même si elle n’occupe qu’une petite place, mais en raison des ondes de choc et de tyrannie qu’elle émet, la machine à faire tomber les têtes reste souveraine et maîtresse de la situation.

L’effacement de l’espace — dans l’imaginaire du personnage-narrateur — est décrit telle une scène dramatique; les remparts qui disparaissent, les hommes qui s’évaporent, l’air qui se fige, le ciel qui se dissimule. Comme sur un ring de boxe, Turambo/Amayas est seul face à son adversaire. Habitué à porter des gants pour boxer, pour affronter son destin face à « Dame Guillotine », l’ancien champion déchu se retrouve les mains liées. Il s’agit de son combat final face à son destin; ils sont désormais « seuls face à face sur un bout de cour suspendu dans le vide », les deux adversaires n’ont aucun autre choix que de s’affronter afin qu’il y ait un vainqueur et un vaincu. Son cœur battant la chamade, il ne sait ce qu’il doit faire; revenir sur ses pas et risquer de tomber dans le vide, ou avancer et risquer de perdre sa tête, nul ring de boxe ne lui a semblé aussi inexorable, avancer ou reculer, l’enjeu est le même. Dans ce cas, « ce n’est pas l’espace concret qui se trouve au centre de l’intérêt, mais les démarches artistiques transposées en images spatiales. »

Il nous a été possible de voir l’appropriation de l’espace par le narrateur. En faisant parler les éléments spatiaux, l’auteur a permis au narrateur de transformer un espace physique en espace métaphorique « grâce à sa capacité de décrire non seulement les données spatiales d’un texte, mais également sa dimension non spatiale, voire métaphorique » Dennerlein cité par Ziethen dans « La littérature et l’espace ». Les éléments narratifs discursifs nous ont permis d’appréhender l’espace construit et modélisé. Pour quelques théoriciens, l’espace romanesque est celui « où se déroule l’intrigue », ou encore « l’espace — fiction », voire les « coordonnées topographiques de l’action imaginée et contée » selon Jean Weisgerber. Dans notre cas, il est question de fiction dans une fiction, d’espace imaginé et conté — personnage-narrateur — dans l’espace romanesque de l’écrivain à l’égard du lecteur.

2.2. Chambre d’hôpital

Pour la suite des événements, il est question de quitter la cellule pour rejoindre un espace encore plus clos « Nous sortons dans le corridor, talonnés par le comité. Le crissement de mes chaînes raclant le parterre fait de mes frissons des coups de rasoir. » (Khadra 2013 : 16), espace terrifiant et synonyme d’étouffement, le corridor rappellerait le « couloir de la mort ». Cette mise en scène cinématographique renforce davantage le sentiment de frayeur qu’essaie de faire véhiculer l’auteur, et par la même occasion, dévoile le bienfait de la Réconciliation divine « Sa voix empreinte de douceur [lui] me fait du bien. Je ne crains plus de marcher dans le noir, Le Seigneur est près de moi. » (Khadra, 2013 : 16) Comme il est supposé, la récitation coranique apporte purification, et notamment paix intérieure. Cette dernière qui semble submerger Turambo/Amayas et le débarrasser de ses craintes, est le fruit de la « douce [ur] » voix de l’imam.

Garde rapprochée, corridor étroit inspirant la gêne et l’impasse, grincement des chaînes sur le sol rappelant la talonnade d’un fait fatal et imminent, tels sont les éléments constitutifs attribuant au corridor, — espace de transition de la cellule vers la cour — une allure de chemin vers l’« inconnu » ou et de « fatalité ». Ce lieu « ajuste sa trajectoire », comme pour montrer le chemin à emprunter.

À l’opposé de la cellule qui a marqué le début du récit, la chambre d’hôpital marque la fin du récit. Il n’est pas fortuit d’avoir mis, à la fin d’un récit, « une chambre d’hôpital ». Cette dernière peut marquer la fin de la vie (mort), comme elle peut aussi marquer le début d’une vie (accouchement; donner la vie). En ce qui nous concerne, il est question de la première interprétation. Dans ce lieu, il se retrouve comme il l’a déjà été dans une vie antérieure enchaînée, mais cette fois-ci par des tuyaux.

Victime de sa meurtrissure corporelle, le vieux champion n’incarne que son propre fantôme « J’étais face à un miroir et je ne me voyais pas dedans », semblable à un revenant débarquant de l’au-delà. Cette chambre fait figure de réceptacle, elle englobe à elle seule : l’oubli, la fin, l’obscurité, la déchéance, le délaissement, l’inhibition, Le Grand Sommeil (la mort)… etc. « Dans la chambre d’hôpital, la nuit se prépare à euthanasier ma mémoire. Il fait noir et l’infirmière oublie d’actionner le commutateur; je ne peux pas me lever pour allumer à cause des tuyaux qui me retiennent captif d’un appareillage de soins palliatifs. » (Khadra 2 013  : 401) L’obscurité s’apprête à recouvrir ce que la mémoire tassait depuis toujours. À l’instar de la récitation coranique, la chaude voix du poète berbère Aït Menguellet laisse les souvenirs assaillir son présent. Ainsi, Turambo/Amayas est projeté dans le passé. Ce voyage dans le temps lui rappelle ce qu’il était autrefois « C’est un rituel chez lui. […] il écoute chanter Lounis Aït Menguellet […] La voix chaude du chantre kabyle me renvoie loin dans le passé […] la voix d’Aït Menguellet sauve de l’enfer. » (Khadra 2013 : 401-402)

3. L’espace comme référence identitaire

3.1. « Turambo » : entre limites spatiales et charge onomastique

Dans l’extrait ci-dessus, il est question d’espace emblématique. Au-delà de sa dimension spatiale, l’espace en question est en lien étroit avec l’interprétation de l’identité de Turambo/Amayas. Nous pourrions traiter le lieu comme « référence identitaire » avec des significations onomastiques et des distorsions linguistiques :

Le Duc tira sur son cigare et envoya la fumée au plafond.
Son regard autoritaire se posa sur moi.
— Ça veut dire quoi au juste, Turambo? C’est pas un blaze de chez nous… J’ai demandé à des amis instruits, et personne ne m’a expliqué.
— C’est le nom de mon village natal, monsieur.
— Jamais entendu parler. C’est en Algérie?
— Oui, monsieur. Du côté de Sidi Bel Abbes, sur la colline des Xavier. Mais il a disparu depuis. Une crue l’a emporté, il y a sept ou huit ans.
L’autre visiteur, qui n’avait pas bougé de sa place depuis qu’il était entré, étira les lèvres en se grattant le menton.
— Je crois savoir de quoi il s’agit, Michel. Il veut sûrement parler d’Arthur Rimbaud, une bourgade qui a été engloutie par un glissement de terrain au début des années vingt du côté de Tessala, non loin de Sidi Bel Abbes. La presse de l’époque en avait parlé.
Le Duc considéra son cigare, le fit tourner entre le pouce et l’index, un rictus au coin de la bouche.
— Arthur Rimbaud, Turambo… quel raccourci! Je comprends maintenant pourquoi, avec les Arabes, on ne frappe jamais à la bonne adresse. (Khadra 2 013 : 190)

Le cadre établi par l’auteur n’est pas neutre ni dénué de sens. À l’opposé des espaces cités dans notre présente étude, l’espace convoqué cette fois-ci expose ostensiblement le lien existant entre l’appellation du personnage et celle du lieu. En effet, l’espace, qui représente le village natal, prête, sans apporter de modifications majeures, son nom, à savoir « Turambo », au personnage. Il est à noter que le patronyme en question « Turambo » a subi une forte distorsion linguistique quant à son passage d’un système grammatical « A » à un autre système grammatical « B », l’un opposé diamétralement à l’autre. De l’arabe; langue sémitique, au français; langue latine, le pseudonyme se prête à un voyage linguistique radical, de « Arthur Rimbaud », à « Turambo », le patronyme emprunte un raccourci phonétique.

D’emblée, l’auteur assimile son personnage principal et narrateur à un lieu, et cela, dès la première ligne du roman qui est « Je m’appelle Turambo ». Avant de relater le moindre événement, Khadra présente son personnage en évoquant son appellation. Dans une conception naïve, nous penserions à une simple présentation, mais en faisant une étude poussée, nous découvrons le sens caché. En effet, il nous semble que l’auteur ait exposé son personnage d’emblée pour, d’abord le présenter, mais aussi, focaliser l’attention sur un pseudonyme vecteur de sens et à forte charge sémantique. Il s’agit, dans le récit, d’un village englouti. L’auteur a procédé à l’effacement de lieu afin de libérer le personnage de toute attache.

De son véritable nom « Amayas », qui signifie « guépard », le personnage préfère de loin son pseudonyme, car « Turambo raconte [sa] ma vie » contrairement à « Amayas » qui « n’a pas d’histoire ». À travers le patronyme choisi, notre champion opte pour l’appellation qui, à son sens, le définit. « Amayas » patronyme de naissance, choix parental symbolisant « la fatalité », « Turambo » choix personnel incarne « la liberté d’être ce qu’il veut », et « la maîtrise de son destin ».

En faisant une étude comparative, nous remarquons que l’espace auquel l’auteur renvoie son sujet ne représente que son propre reflet. Effectivement, comme à l’image du personnage, le village natal qui a vu Turambo/Amayas naître est méconnu du public instruit, alors que ce dernier est analphabète. Cette similitude joue tantôt sur le plan géographique (repère géographique et référent d’origine), tantôt sur le plan sémantique (lieu méconnu, distorsion de l’appellation). Il semblerait que la communauté intellectuelle ignore l’existence d’un tel endroit, ce manque d’intérêt exhibe davantage l’analphabétisation du personnage.

L’auteur situe le personnage et son identité par rapport à un espace référentiel. Il devient dès lors un espace signifiant en relation directe avec le héros puisqu’il le définit. Il s’agit d’espace d’identification offrant une émancipation. Le lieu tient pour rôle celui d’un catalyseur projetant le personnage en avant afin de muter en toute liberté. Le village est considéré comme lieu de référence, même si ce dernier n’offre pas une référentialité explicite dont l’appellation est affectée en la distordant. L’adoption du pseudonyme « Turambo » traduit le consentement, et cela, du moment que le personnage considère ce patronyme comme celui qui « raconte sa vie ».

3.2. Jenane Jato

Pour ce qui est de Jenane Jato, ce dernier n’est pas le lieu de référence rêvé. Il représente un espace de transition. Le « coupe-gorge où l’on ne se hasardait pas la nuit » n’est que le bidonville greffé aux remparts d’une ville scintillante. La banlieue qui permettra à la famille de remonter la pente permet au narrateur de retrouver quelques amitiés furtives :

Sid Roho m’entraîna dehors et nous nous remîmes à nous embrasser dans des accolades homériques.
— Qu’est-ce que tu fiches par ici? me demanda-t-il.
— J’habite Médine Jdida. Et toi?
— J’ai une case à Jenane Jato. Pour le moment.
— Et tu t’en sors?
— Je suis au four et au moulin, parfois dans le pétrin, mais je me débrouille.
— Tu te plais à Jenane Jato?
— Tu parles! C’est un coin dangereux. Un peu Graba, version citadine. Des castagnes à la pelle, et des meurtres de temps en temps.
Il parlait vite, Sid. Trop vite. Ses paroles se bousculaient dans sa bouche.
Il poursuivit, aigri :
— C’était moins risqué, à mon arrivée. Mais depuis qu’un ex-bagnard y parade au milieu d’une clique de chacals, la vie est devenue infernale. El Moro, qu’il s’appelle! Une gueule balafrée et laide à faire avorter une baleine. Tout le temps en train de chercher des poux aux chauves. Et si tu n’es pas content, il te saigne avec son Laguiole. (Khadra 2 013 : 175)

Hormis les retrouvailles amicales d’enfance, Jenane Jato est présenté comme endroit insécure et dangereux. Un bagne à ciel ouvert. À l’opposé de la prison qui ferme ses portes, l’endroit semble laisser ses bagnards rôder en toute liberté. Véritable réceptacle de truands, il abrite toutes sortes de criminels qui vagabondent et imposent leur loi. Vivants dans une ambiance constituée de bagarres et de crimes, les habitants tentent d’y survivre. Devant un nombre restreint de choix, les occupants se débrouillent pour éviter de périr. L’écriture exhibe un monde de revers, celui d’une communauté déchue vivant dans les coulisses d’une ville citadine et européenne.

À travers l’évocation de cet espace, Khadra rappelle les amitiés d’autres fois. De par cette relation, l’auteur rappelle l’enfance de Turambo/Amayas et le lien indéfectible qu’il entretenait avec ses amis. Ainsi, il invoque la nostalgie du personnage en la mettant en scène « dans des accolades homériques ». Dans la conception de l’esprit champêtre, la ville est synonyme de : réussite, espoir, renaissance, et reconstruction. Jenane Jato, qui, malgré la misère qu’il offre, fait partie d’une ville. Contrairement aux poncifs véhiculés chez les paysans, l’espace n’incarne que l’aspect dévalorisant de la ville. Au lieu de trouver « un nouveau départ », les réfugiés doivent d’abord trouver le moyen de survivre pour avancer. De ce fait, les personnages sont confrontés à des situations particulières tels que : les bagarres et les crimes.

3.3. Camélia : maison close qui éclôt Turambo

La maison close est un espace qui exprime l’état intérieur du personnage. Élevé au sein d’une famille conservatrice, Turambo/Amayas et sa communauté ne connaissent le plaisir de la chair que dans les limites du cadre conjugal. Dans la tradition arabo-musulmane, qu’il s’agisse de l’homme ou de la femme, les deux individus sont tenus de rester chastes jusqu’à la nuit de leurs noces. Aucun plaisir sexuel n’est toléré en dehors du cadre marital :

— Quelque chose ne va pas? me demanda-t-elle.
Je ne parvins pas à déglutir.
Elle m’examina, amusée par ma confusion, s’approcha d’une table basse encombrée de bouteilles d’alcool.
— Je vous sers un verre?
Je fis non de la tête.
Elle revint vers moi, un peu déconcertée cette fois.
D’un geste mystique, elle défit la ganse de sa chemise et le mince voile en mousseline qui la couvrait glissa silencieusement par terre, dévoila un corps parfait, à la poitrine haute, aux hanches pleines et aux jambes fuselées. La brutale nudité de cette femme me désarçonna tout à fait. Je pivotai sur mes talons et sortis de la chambre en courant presque. Il me fallut plusieurs détours pour retrouver mon chemin. (Khadra, 2 013  : 224)

Le personnage-narrateur ne s’est jamais prêté aux plaisirs sexuels. Voulant le débarrasser de toute pression, son équipe décide l’emmener dans une maison close. Sa visite chez Madame Camélia est réitérée. Son initiation aux plaisirs charnels s’est bien effectuée. À présent, il n’est plus ce jeune puceau qui fuit devant une femme nue, il devient un homme qui sait prendre sa vie en main. Turambo/Amayas prend goût, et décide de revenir dans les bras de sa nymphe  Aïda  :

Le lendemain soir, c’est lui-même qui me raccompagna chez Madame Camélia. En vérité, j’avais envie de retourner dans la maison close. […] Aïda me reçut avec prévenance exagérée. […] m’effeuilla avec infiniment de précautions en me chuchotant dans l’oreille : « Laisse-moi faire. Je vais arranger ça ». J’étais dans une sorte d’ébriété lorsque je regagnai la voiture dans laquelle Gino et Filippi me guettaient en riant sous cape. […]
— Ça a été comment? me fit-il.
— Du tonnerre! exultai-je, vidé de l’ensemble de mes toxines.
Trois jours avant mon combat, ne sachant pas au juste si c’était pour surmonter la pression que mettait le Sigli avec ses déclarations tonitruantes ou simplement pour retrouver une parcelle du paradis dans les bras d’Aïda, je pris mon courage à deux mains et retournai chez Madame Camélia. Seul comme un grand. Avec l’intime conviction d’avoir franchi un cap et d’être en mesure de ramener tous les horizons à moi. (Khadra 2013 : 226 - 227)

L’endroit n’a pas seulement permis au champion de pénétrer le monde du sexe, il lui a offert une émancipation tantôt sexuelle, tantôt sociale. Sur le plan sexuel, le jeune homme fait ses adieux à sa chasteté, sur le plan sociétal, il est question d’affranchissement des attaches : sociales, familiales, religieuses, et culturelles. Pour Turambo/Amayas, Le Camélia n’est pas un établissement où se pratique la prostitution, il est sa source de bonheur et le lieu qui lui permet de se ressourcer.

L’évocation d’un tel espace dans les romans de Khadra n’est pas inopinée. Il est à souligner que l’espace dont il est question dans notre analyse est un lieu s’inscrivant à la marge de la société algérienne. Les mœurs ne permettent pas l’installation d’un tel établissement, encore moins dans une société maghrébine de confession musulmane « Ta mère ne doit pas soupçonner que son fils chéri fréquente des putains. Elle ne le supporterait pas. Chez nous, le vice est pire que le péché… » (Khadra 2 013 : 249) L’auteur laisse apparaître cela à travers son évocation du Camélia. Le mystère est marqué à la page 217, et est dévoilé qu’à la page 224, et ce n’est qu’à la page 231 que l’évocation et la description prennent fin. Nous serions tentés de croire que l’auteur ait pris des gants pour invoquer un tel espace inconventionnel au sein d’une société conservatrice.

Ainsi, « Cela faisait deux mois que je venais me ressourcer dans sa chambre parfumée, et chaque fois que je la retrouvais, mon cœur battait un peu plus pour elle. Je crois que je l’aimais. » (Khadra, 2 013 : 245) Étant de nature naïve, les sentiments du champion cèdent facilement pour une femme. Qu’elle soit fille de bonne famille ou femme de petites vertus, Turambo/Amayas écoute l’appel de son cœur. La seule raison de ses visites au Camélia n’est que Aïda. Il n’est plus question de rapports charnels, à présent, le boxeur nourrit des sentiments qu’un client fréquentant une maison close ne devrait pas avoir pour une femme qui loue ses services. Ses intentions sont bonnes, mais « des sentiments que [il] je nourrissais pour une prostituée » n’étaient pas partagés. Dans sa tâche divertissante, « [Elle] J’aime tous [ses] mes clients, Turambo. Tous de la même façon. C’est [son] mon métier. » (Khadra, 2 013 : 259)

Les personnages font en sorte que cet espace, qui n’est plus appréhendé comme environnement ou décor, discursivement construit, à forte charge sémiotique, se détache de son aspect physique. Il faut interroger l’espace en tant que construction sémantique et non comme contenant géométrique. L’espace peut avoir, sur l’individu un effet, qu’il soit positif ou négatif, curatif ou maladif. Prenons pour exemple l’ancien asile de fous :

Au XIXe siècle déjà, il y a eu par exemple à Vienne la construction d’une Tour dite Narrenturm (Tour des fous) qui avait occasionné une discussion entre médecins et architectes autour des possibilités de soigner la folie par une architecture appropriée, ce qui revient, déjà, à accorder à la structure de l’espace qui nous entoure une valeur qui peut être potentiellement curative. (Anne-Laure Daun-Combaudon, 2017)

L’espace a un impact conséquent sur l’individu, d’où la nécessité de changer de décor, de revoir l’agencement des meubles, de faire des extensions afin d’avoir plus d’espace et par conséquent plus de liberté de bouger. À l’instar de Narrenturm, la maison close prend une autre valeur, à l’opposé de sa valeur première. Représentant un établissement de jouissance et d’assouvissement sexuels, l’établissement passe du lupanar à « parcelle de paradis, chambre parfumée ». C’est dans les bras de Aïda que Turambo/Amayas « naquis-je [il] au doux et irrépressible tourment de la chair ». Aucun match, aucune victoire, aucun ring ne valaient les bras de Aïda ou de son lit.

Je n’étais pas chez elle1. Ni pour ses filles. J’étais là pour Aïda, rien que pour Aïda. Et bien qu’elle appartienne aussi aux autres, Aïda était à moi. En tout cas, dans mon esprit, c’était ainsi que je la concevais. Je ne couchais pas avec Aïda l’espace d’une passe, je l’épousais. J’avais du respect pour elle; j’en voulais à la fatalité qui l’avait conduite en ce haut lieu de la concupiscence et du vice, parmi les incubes et les anges pervertis. Au purgatoire des volontés, c’était donnant-donnant. (Khadra 2 013 : 252)

Peu importe qui occupe les lieux, peu importe qui détient la gestion, ou la propriété de la maison close, tout ce qui importe est la présence de Aïda. Il n’attribue plus Le Camélia à sa tenancière, mais à celle qu’il aime Aïda. La réattribution de l’espace change. Dans sa conception naïve, il croit offrir à Aïda l’exclusivité d’être son époux, alors que cette dernière ne partage pas l’idée « — Qui te dit que je veux me remarier? Je suis très bien là où je suis. J’habite une belle maison, je suis nourrie, blanchie, protégée, je ne manque de rien. » (Khadra 2 013  : 257) Comme l’indiquait Gaston Bachelard dans « La poétique de l’espace », l’espace est un langage, une réalité psychologique dévoilée, un langage imagé meublé de représentations symboliques.

4. L’espace : entre le rêve et la réalité, la vérité spatiale

Si quelques théoriciens abordent la notion de « dire spatial », Bachelard évoque la notion de « poétique de l’espace ». Il entend par « poétique », la mise en place des différents éléments spatiaux constituant une sémiotique donnée. Comme il a préalablement été dit, les espaces ne sont plus convoqués à des fins traditionnelles (description). Ces derniers transcendent le simple fait de vouloir décrire et font l’objet d’une sémiotique spatiale. « Examinée dans les horizons théoriques les plus divers, il semble que l’image de la maison devienne la topographie de notre être intime. »

Prenant son rôle d’adulte très à cœur, Turambo/Amayas se projette dans l’avenir et promet la concrétisation de quelques souhaits, comme avoir une maison décente :

À la maison, ça avait l’air d’aller. […] Je me sentais grandi, presque aussi vaillant que mon ami Ramdane et me permettais de dire, à mon tour et avec raison, que bientôt nous aurions du rouge aux joues et de quoi emménager dans une vraie maison avec une porte qui se verrouille et des volets aux fenêtres quelque part où les magasins seraient mieux que fournis et où il y aurait des hammams à chaque coin de rue. (Khadra 2013 : 44)

Sa conception est simple, son souhait est légitime, il aspire à vivre dans une maison selon les normes sociales. Il entend par maison décente, un espace qui se ferme à clef, une porte avec un numéro, une adresse où les cartes postales et le courrier arrivent sans confusion, des fenêtres pour laisser pénétrer la lumière dans l’espace familial, des volets pour se mettre à l’ombre quand le soleil tape fort. Une maison située à proximité de boutiques et de magasins pour se faciliter les achats. Et pourquoi pas un hammam dans les environs. Sa maturité lui permet de voir grand et loin dans l’avenir. Il se devait d’adopter un comportement d’homme prévoyant et responsable.

Réduite à son espace quotidien, sa vision du monde se limite à celle de son douar dans lequel ils suffoquent, à leur gourbi dans lequel ils pourrissent, à leur misère qu’ils portent tel Le Rocher de Sisyphe sur la montagne. Le passage qui suit montre clairement son cloisonnement champêtre :

Je n’avais jamais mis les pieds dans une ville avant, et n’avais des Européennes qu’un vague aperçu que je confondais avec l’idée que je me faisais des sultans dont parlait tante Rokaya pour calmer la faim ou la fièvre qui nous tenaillait, Nora et moi.
Pour le mioche « enclavé » que j’étais, il n’y avait que deux mondes diamétralement opposés, celui du colon Xavier […] et celui de Turambo où le temps semblait au point mort, sans joie et sans discernement, un coin mortifère, incongru, dépourvu d’horizons et triste à pleurer où l’on se terrait comme des taupes des trous sordides.
Et voilà Sidi Bel Abbes qui balayait mes références d’une main seigneuriale en étalant sous mes yeux un monde insoupçonnable. (Khadra 2013 : 54)

Dans un raisonnement limité, Turambo/Amayas conçoit l’existence de deux réalités, où l’une est à l’antipode de l’autre. Il n’est pas faux de penser ainsi quand on pense aux conditions des Indigènes durant la colonisation. L’oppression française et la culture de spoliation ont fait que l’Algérien se croit appartenir à un rang inférieur à celui du Colon. Que le beau leur appartient, que l’intellectuel est leur qualité et le civisme est leur devise. N’étaient-ils pas en Algérie pour éduquer un peuple barbare, qu’on appelle berbère? Ainsi les Français d’antan percevaient la situation. La découverte de la ville l’émerveilla. Sidi Bel Abbes lui ouvre les yeux et l’éveille à ses sentiments inexplorés.

J’étais resté bouche bée pendant de longs moments […] Cette découverte demeurera gravée dans ma mémoire, pareille à une révélation prophétique.
Pour moi, plus qu’une rencontre fortuite, Sidi Bel Abbes était la preuve qu’une vie différente, aux antipodes de la mienne, était envisageable. […] Sidi Bel Abbes m’éveilla à des sensations insoupçonnées. […] J’étais résolu à faire n’importe quoi, quitte à pêcher, pour me reconstruire ailleurs, dans une ville où les bruits avaient une musicalité et où les gens et les rues fleuraient bon la chance d’exister. (Khadra, 2013 : 55-56)

Sidi Bel Abbes se révèle et se présente à lui. Le destin veut que Turambo/Amayas la découvre. Elle est le possible qui s’offre inconditionnellement. Elle éblouit par sa splendeur, miroite ses atouts en vendant du rêve. Elle est ce renouveau refermant tous les possibles. Elle est ce signe divin, cette révélation mystique et prophétique. Sidi Bel Abbes est sa destinée, son but, son aspiration à présent. Déterminé à se reconstruire en ville, Turambo/Amayas se décide à prendre son destin en main :

Ce qui m’importait, c’était de ramasser un maximum d’argent pour permettre à Mekki de nous trouver une maison en pierre sur une vraie rue, dans un vrai quartier paré de réverbères qui s’allument le soir et de boutiques aux devantures vitrées. Je voulais voir passer du beau monde sous ma fenêtre, m’offrir un instant de quiétude sur un banc public et, pourquoi pas, me croire de mon époque et capable d’en profiter. (Khadra 2013 : 63)

La tête pleine de rêve et d’espoir, le personnage-narrateur s’est fixé un objectif, celui d’amasser l’argent afin de s’envoler vers un espace urbain. Son souhait est simple; une maison faite de pierre avec une vraie rue. Nous constatons que la notion de « maison » de Turambo/Amayas se résume à des repères spatiaux, qui, au premier abord, nous semblent simples et anodins. En réalité, les critères que constituent les éléments cités tissent l’image de la maison dans laquelle le personnage-narrateur se projette avant même de l’avoir trouvée. En effet, cet espace intime, minutieusement dessiné, ne fait que refléter le for intérieur. Souhaitant correspondre au modèle européen, Turambo/Amayas, fait de même pour ce qui est de l’habitat de ses rêves. Nous venons à croire que le héros souhaite se débarrasser du modèle arabo-musulman pour enfiler le costume européen.

Pour Bachelard, « La maison est un corps d’images qui donnent à l’homme des raisons ou des illusions de stabilité. ». En effet, pour Turambo/Amayas, la maison représente son propre reflet, le reflet de son être intime. Elle incarne l’intimité de la famille. Cet espace reclus est imaginé sur la base de valeurs que le personnage-narrateur se construit dans son imagination. Ce corps immobile est celui du reflet qu’il souhaite un jour incarner, et qui, à chaque occasion, miroite des objets, de différentes natures (volets, porte à clef, balcons, numérotation de la porte… etc.), afin de le séduire davantage et le tenir en haleine plus longtemps. Ses raisons sont explicitées, il souhaite vivre décemment, mais il ignore, qu’à travers l’image de la maison qu’il s’est construite, c’est son image qu’il dépeint « Sans cesse on réimagine sa réalité : distinguer toutes ces images serait dire l’âme de la maison; ce serait développer une véritable psychologie de la maison. »

La maison ne représente pas seulement un lieu d’habitation, elle est aussi l’espace intime. Afin d’oublier leur passé nébuleux jonché de misère, de maladies et de déceptions. La famille se réinvente dans une maison digne de ce nom :

Mekki nous avait trouvé un pied-à-terre sur la façade nord de Medine Jdida — un quartier arabo-berbère que l’Administration dénommait le « Village nègre ». […] Notre maison avait une porte qui fermait à clef et un numéro sur le fronton, et, pour moi, c’était ce que je pouvais espérer de mieux.
Le rêve, enfin. (Khadra 2013 : 74-75)

À l’image de ses aspirations, Turambo/Amayas tombe sur la perle rare, une habitation répondant à ses attentes. Une maison qui se ferme, avec un numéro, au centre d’une ville. Cette demeure représente la première véritable concrétisation de leurs rêves perdus. Le rêve enfin exaucé! Tout comme son fils, la mère « avait de l’ambition. Elle voulait une maison décente où elle pouvait recevoir ses voisines sans les indisposer » (Khadra 2013 : 82). Nous en déduisons, à travers cette aspiration maternelle, que l’illusion de la demeure ne se limite pas seulement à un seul individu, mais elle touche l’ensemble de la famille. La conception peut varier d’un membre à un autre, mais le rêve demeure le même pour chacun : se réinventer ailleurs dans une « vraie » maison.

Conclusion

Comme il nous a été possible de voir, le cadre spatial ne fait pas figure de décor simplement. Au-delà de la dimension descriptive, l’espace est vecteur de charge sémiotique. Pour ce qui est de notre corpus, l’auteur convoque ces espaces pour construire, au fur et à mesure, l’identité de Turambo. Il a transcendé le simple fait de décrire ou d’orner. Qu’il s’agisse de villes ou de douars, chaque lieu cité produit un sens. Chaque espace occupé a forgé l’identité de Turambo. L’auteur, à travers les lieux convoqués, forge l’identité du héros. Les douars et villes par lesquels le personnage-narrateur a transité ont contribué à édifier la personnalité qu’il s’est faite à travers le récit. En effet, chaque lieu, par sa sémantique, a contribué, à sa manière, à construire ce que l’auteur a voulu que Amayas soit.

Nous avons trouvé intéressant d’approcher le texte par une étude spatiale. Le nombre d’espaces évoqués nous a interpelés à tel point que nous avons focalisé toute notre attention et consacré notre présente étude au « dire spatial » qui s’est avéré pertinent. Il nous a été possible de voir comment, l’auteur a brisé les limites spatiales pour permettre à son personnage une émancipation et un épanouissement à divers niveaux.

1 Madame Camélia, la tenancière de la maison close qui porte son nom « Le Camélia ».

Algirdas Julien, Greimas. 1976. « Pour une sémiotique topologique », in Sémiotique et sciences sociales. Paris : Seuil, 1976. (cité par Alonso Aldama dans Espace et métalangage : défense du territoire.)

Anne-Laure Daun-Combaudon, Elisa Goudin-Steinmann, Céline Trautmann-Waller. “Récit de l’espace/Espace du récit en contexte germanique” (Introduction) [En ligne]. In Cahiers de Narratologie. Analyse et théorie narratives. 31 Bis, 2017, en ligne depuis 26 juin 2017. URL : < http://journals.openedition.org/narratologie/764 >, consulté le 26/07/2018.

Gaston, Bachelard [1961]. La poétique de l’espace. Paris : Les Presses universitaires de France, 3e édition, 1957. Collection : Bibliothèque de philosophie contemporaine. (Édition numérique réalisée le 21 septembre 2012 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.). P. 26

Henri, Mitterand. Le Discours du roman. Paris : Presses universitaires de France, 1980. P. 190.

Juan, Alonso Aldama. « Espace et métalangage : défense du territoire » [En ligne]. Actes sémiotiques n° 112, (Aldama, 2009) publié le 26 février 2009. URL : < https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/2551 >, consulté le 06/06/2019.

Khadra, Yasmina. 2013 : Les anges meurent de nos blessures. Alger : Casbah Éditions, 2013 : (Bachelard, 1957) (Bachelard, 1957) (Mitterand, 1980)

1 Madame Camélia, la tenancière de la maison close qui porte son nom « Le Camélia ».

Bouchakour Fatima Zohra

Université Belhadj Bouchaib - Ain Témouchent

© Tous droits réservés à l'auteur de l'article