Actantialisation de l’espace et Histoire dans « l’émigré » de Myriam Ben

Kamel Nafa و Djamel Zenati

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Kamel Nafa و Djamel Zenati, « Actantialisation de l’espace et Histoire dans « l’émigré » de Myriam Ben », Aleph [على الإنترنت], Vol. 3 (1) | 2016, نشر في الإنترنت 25 juin 2016, تاريخ الاطلاع 23 novembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/800

L’analyse de l’espace dans un texte peut être envisagée de deux façons différentes : l’entrevoir à partir de la fonction d’ancrage du récit dans le réel et considérer que « les lieux » sont le reflet de ce dernier ou considérer que l’agencement de ces lieux dans le récit et la manière dont ils s’organisent en système produisent du sens, indépendamment des réalités exopsychiques qu’ils désignent en les nommant.

C'est en considérant ces deux perspectives et en faisant appel au matériau théorique élaboré par Greimas et Rastier que nous analyserons la configuration des espaces dans la nouvelle L'émigré de Myriam Ben.

S’interroger sur le traitement romanesque de l’espace, c’est donc examiner les techniques et les enjeux de la description.

Bien que Philippe Hamon, dans une perspective poétique (1991) et Jean-Michel Adam et André Petitjean, d’un point de vue plus linguistique (1989) aient largement abordé ces questions, Henri Mitterand (1980), pose qu’une théorie de l’espace narratif reste à construire. Il propose d’explorer les oppositions spatiales où se déploie l’imaginaire de l’écrivain et du lecteur « sans examen de leur corrélation avec le reste du système topologique de l’œuvre, avec l’ensemble de ses composants narratifs. » (Mitterand 1980 : 193.)

L’exploration du discours de Balzac sur l’espace parisien révèle trois niveaux « une topographie mimétique en surface, un modèle narratif en profondeur, un symbole idéologique subsumant le tout. » (Mitterand 1986 : 211.)

C’est ce qui lui permet de conclure à une actantialisation de l’espace dans certains récits qu’il qualifie de « formalistes » à cause du travail qui s’y effectue en vue d’une structuration fonctionnelle de l’espace et de la liaison vitale pour le récit qui s’institue entre le système topologique, le système actanciel et le système diégétique.

Nous reprenons cette démarche pour l’analyse de la nouvelle « l’émigré » de M. Ben en précisant au fur et à mesure de l’étude les outils notionnels empruntés à Mitterand pour montrer comment la fonction sociale et idéologique de la nouvelle relève de la dimension n actancielle conférée à l’espace.

Voyons tout abord en quoi, dans la nouvelle, le discours sur l’espace relève d’une « topographie mimétique en surface ».

Selon Mitterand « il s’agit d’examiner comment s’articule la matière espace du récit dans ses manifestations de surface c’est-à-­dire de décrire la topographie et les déplacements des personnages à l’intérieur du champ ainsi tracé » (Mitterand 1986 : 211) pour déterminer en quoi « la mimesis géographique consiste à reconstituer dans l’œuvre romanesque à la fois une exacte répartition des lieux et de l’action et le système de valeurs qui recouvre cette répartition. » La production de l’espace romanesque est donc gouvernée par la pratique sociale, par le langage séculaire des lieux.

Il s’agit de voir en quoi, dans la nouvelle, le lecteur retrouve bien cette distribution de l’espace qui est déjà familière, orchestrant un discours social qui « résulte d’autres traits, qui sont de caractère géographique, topographique, économique… sont eux-mêmes modelés par l’histoire du développement de la cité et se déterminant les uns, les autres. » (Mitterand 1986 : 211.) Quels rapports existe-t-il entre le traitement de l’espace dans la nouvelle et la période historique dont il est question ?

1. Modalisation de l’espace

Au lendemain de la prise d’Alger en 1820, le Sénatus consulte de 1863 fournissait un moyen simple, légal de déposséder les propriétaires algériens.

L’Algérie fut une colonie de peuplement. En 1930, le nombre de paysans sans terre atteignait la proportion de 50.

Selon A. Laraoui : « L’Algérie non seulement envoya 173000 combattants en août 1914 mais vit s’expatrier le tiers de sa population mâle (119000 hommes en 1918) pour remplacer dans les usines françaises les ouvriers appelés au front. » (Laraoui 1973 : 123.)

L’expropriation, la prolétarisation et l’émigration furent les conséquences de la colonisation. C’est dans ce contexte que s’inscrit « l’émigré ».

Le déracinement du narrateur et son déplacement d’un espace à un autre sont vécus dans le désespoir comme « une destinée tragique. »

L’histoire se manifeste dans la nouvelle non pas seulement à travers des faits historiques datés mais aussi dans les rapports entretenus par les personnages et l’espace : « voyageurs de quatrième classe d’un îlot insalubre, flottant à corps perdu dans l’illusion et les immondices, chassé par l’occupant vers le pays de l’occupant, déporté volontaire du désespoir, mendiant chez celui qui nous a ruinés, une vie indécente chez nous. »

Bien que les catégories de lieux convoqués soient multiples, elles relèvent d’un itinéraire bien souvent inévitable pour le colonisé durant la période coloniale.

La contradiction colon / colonisé se traduit pour l’algérien par la perte d’un espace (sa terre, sa rivière, sa montagne) d’où il est « chassé » pour la découverte d’un autre monde qu’il ne peut que subir (l’usine, Mallemort et Paris dans la nouvelle).

Il y a donc un parcours obligé pour beaucoup de colonisés s’ils veulent échapper à la clochardisation. Ce cheminement est celui de l’émigré dont les interrogations rejoignent celles de tout Algérien : dépossédé historiquement de son être et de son bien, le colonisé ne cesse de se poser des questions auxquelles les réflexions d’A. Laraoui font écho en ces termes : « Comment s’étonner si, au moment où sa terre lui échappe, où sa langue lui devient opaque où sa religion s’éparpille en gestes insignifiants, le Maghrébin se dit à lui-même : ma terre, ma religion, ma langue ? » (Laraoui 1970 :115)

La nouvelle « L’émigré » de Myriam Ben nous plonge ainsi dans un univers colonial où l’Algérie, colonie de peuplement, voit ses enfants expropriés et réduits à émigrer pour vivre.

L’expropriation du colonisé s’accompagne d’une expatriation. Le narrateur (l’émigré dans la nouvelle) est contraint à l’exil dès l’âge de 18 ans.

L’expropriation du colonisé s’accompagne d’une expatriation. Le narrateur (l’émigré dans la nouvelle) est contraint à l’exil dès l’âge de 18 ans.

Misant sur Paris, « la source aux millions » pour subvenir aux besoins de sa famille, il embarque à Alger pour la France où selon Saïd : « là-bas, tu es monsieur comme tout le monde ».

Il restera émigré pendant 8 ans puis reviendra prendre « le chemin des montagnes ». La nouvelle est structurée par l’itinéraire de l’exilé. Quelle est la fonction de ce parcours ?

Dans cette représentation de l’univers aucune date historique ne vient marquer l’illusion référentielle ; seul le 14 juillet à Paris et à Alger (dont la fonction est surtout idéologique) nous est donné.

C’est l’espace cité qui rend vraisemblable le texte dans lequel le lecteur se reconnaîtra (Alger, l’embarquement dans un bateau, les noms Marseille, Lyon, Paris, la Casbah, le travail sur un chantier et à l’usine Citroën).

La nouvelle mime ce parcours topographique. Les lieux fondent l’ancrage réaliste de l’histoire et la fiction se transforme en un témoignage sur l’Histoire d’un peuple ; l’espace participe alors de la construction de l’effet de réel (on croit à l’existence de cet univers, on le voit). Le travail, la recherche de conditions de vie décente mais surtout la perte d’un espace, d’un territoire établissent un manque à combler qui va dynamiser le texte à partir d’une quête irréalisable en France et d’une rupture impossible avec l’Algérie.

Le lien avec l’univers perdu est maintenu dans le discours par l’usage répété de l’adjectif possessif « ma terre, notre pays, ta rivière, mes montagnes ». Il marque avec force l’indestructibilité de cette attache naturelle qui l’oppose au monde industriel et culturel qu’on lui impose.

Cette opposition violente espace - culturel/espace naturel se trouve illustrée et renforcée dans le texte par la métaphore de l’être projeté brutalement hors de chez lui, là où règnent le feu et la désolation que souligne l’isotopie de la destruction relative à un sujet agi par l’éclatement de l’espace (projectile, dynamite, éventré) :

« tu es un projectile qu’une arme à feu a lancé loin de ta rivière, de ta montagne, de ton olivier, dans un pays éventré à la dynamite où les rochers ont éclaté plus facilement que des noix, sur une terre en fusion désertée par les humains, que remplacent des grues diesel, des pelles mécaniques, des bennes géantes, géantes…, tout est géant : l’espace, la poussière, le bruit, tout est géant ».

Cette différence recouvre le contraste entre un monde ouvert et le monde clos inhospitalier qu’il traverse.

Le narrateur connaîtra : « le fond d’une cale désespérée… d’un îlot insalubre », « la mer qui coulait en lames amères », les sacs « de ciments et les coffrages » pour dormir sur le chantier de Mallemort, la cloche à air, une chambre où l’on vit à huit.

Ces lieux qui marquent des étapes de la vie signifient la dégradation sociale. Ce trajet que le lecteur reconnaît comme  représentatif de celui de l’émigré est la redondance d’un même sème : univers clos où l’on étouffe et auquel il faut échapper (oppression vs. libération). Il renvoie à l’oppression du colonisé et participe de la destruction d’un mythe : Paris : « la source aux millions » qui de nos jours encore appartient au discours social.

Cette périphrase relative à un référent extra-textuel constitue une métaphore qui allie le naturel (source) au culturel (millions), elle symbolise ainsi, l’opposition (nature /culture) comme illusion construite par un discours que partagent les émigrés et qui constitue un sociolecte que déconstruit alors le texte littéraire en affichant la fonction sociale du trope auquel il s’oppose par une autre figure : l’ironie qui traverse le traitement des lieux convoqués.

De ce travail sur l’espace naît une prise de conscience qui se manifeste dans un lieu ouvert où la revendication devient possible : (la rue dont l’occupation par l’algérien se termine dans la tragédie : la mort de Marcel et de Belkacem). Cette violence physique s’ajoute à la violence morale connotée par les lieux clos. Cette lutte dans et / pour l’espace marque les rapports colons / colonisés et la naissance d’une conscience nouvelle libératrice non plus individuelle mais collective qui débouchera sur la nécessité de rejoindre la lutte de libération nationale (le retour vers la montagne).

En conclusion à cette première approche, on peut dire que ces manifestations de surface, la structuration de la matière espace du récit, la topographie et les déplacements des personnages à l’intérieur de ce champ participent du récit pour donner au texte son caractère de témoignage (effet de réel) qui recouvre une fonction symbolique (Nature/Culture), et mathésique de l’espace dans la mesure où se diffuse, à travers la description, un savoir sur le monde (oppression/libération, rapport colon/colonisé). L’activité scripturale favorise alors la destruction d’un mythe et la naissance d’une conscience collective. L’espace, ainsi représenté par M. Ben, assure l’unité du récit jusque dans ses manifestations de surface.

L’espace comme actant dans le récit

Après ce premier palier de l’analyse, il convient de tenter de dégager des rapports structuraux plus profondément modélisant, une toposémie fonctionnelle.

La nouvelle communique au lecteur une expérience de l’espace parcouru. Les désirs, les espérances de l’algérien sont confrontés aux droits et obligations de l’exilé tels qu’ils sont définis par le colonisateur.

Le narrateur a l’intuition du prescrit et de l’interdit en ce qui concerne l’espace qu’il traverse. Quand il rencontre le policier dans la rue, il s’interroge : « Je veux lui demander où j’ai le droit de marcher ».

Le problème rejoint la loi modale énoncée par Mitterand : « Un lieu se définit ici par la possibilité où l’impossibilité d’y rencontrer tel ou tel », plus loin, il ajoute : « il s’agit d’une relation de compatibilité - incompatibilité, corrélant le personnage, le lieu du point de vue des devoirs et des interdits d’état ». (Mitterand 1986 : 219.)

Ainsi dans Alger colonisée, « la Casbah avec ses casernes disposées comme une chaîne autour d’elle»  est un lieu clos prescrit pour l’algérien ; incompatible avec la présence d’un français.

Cet encerclement symbolise la résistance à la pénétration de la France en même temps que la domination violente exercée sur le colonisé.

Le quartier européen en est l’opposé. En France le logement décent, la cantine apparaissent comme interdits à l’exilé auquel on propose le sac de ciment et les coffrages pour dormir.

Ce système colonial délimite l’espace réservé à l’émigré, au colonisé.

Le narrateur éprouve ainsi ses propres limites : « on peut vivre 3 ans à Paris et n’avoir jamais vu la place de la Bastille ».

La nouvelle transcrit la figuration de cet espace et les corrélations entre lieux selon le système génétique suivant déjà posé par Greimas et Rastier (1970) en analysant les enjeux des contraintes sémiotiques. Nous s reprenons ici le schéma qu’ils ont établi en l’adaptant aux contraintes sémiotiques qui structurent la nouvelle « l’émigré ».

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Cette formalisation de l’espace dans la nouvelle mime « la valeur modale » des lieux sous la réalité coloniale, elle manifeste en même temps les contradictions vécues par l’émigré en fonction duquel deux pôles se dégagent. D’un côté les lieux qu’il recherche et qui lui échappent (lieux interdits et lieux prescrits dans le schéma) : le bar où l’on consomme l’alcool et la gare, où l’on parle une langue étrangèr,e instaurent une distance culturelle irréductible pour un émigré musulman non francophone. Et de l’autre, l’espace qu’il rejette (permis, libres) : les conditions de logement et de travail qu’on lui propose sont trop dures et même meurtrières (cloche à air).

En mettant ce système génétique en rapport avec la structure, de la nouvelle (voir l'annexe), on constate qu’il se construit de la séquence 1 à la séquence 10. La quête pour le pain est individuelle, l’espace est clos. De la séquence 11 à la fin de la nouvelle un autre manque (la liberté) apparaît.

La quête devient collective et l’espace ouvert (la rue, la montagne). La nouvelle se compose ainsi de deux parties qui s’opposent que la topographie des lieux, en participant à la construction de l’opposition, révèle et dénonce.

La deuxième partie correspond à la destruction du schéma construit dans la première. La transition de l’une à l’autre (séq. 11- 12 - 13) est le moment de la transgression des lois dégagées du modèle formel. La conscience du personnage se fait jour, il y a jonction du « code des devoirs et interdits topologiques » pour l’émigré. Lieu de passage, la rue est naturellement libre. Cependant, quand elle est investie par l’action syndicale, activité culturelle et sociale, elle devient un lieu interdit tout comme la montagne : « Depuis que la ruée affolait « nos pacificateurs » le territoire de notre pays nous était interdit »  .

Cette violation du code s’accompagne de la violence (Mort de Marcel et de Belkacem).

On peut donc dire à juste titre comme H. Mitterand que « la diégèse surgit de l’inobservance du code des devoirs et interdits topologiques et trouve son dynamisme dans la généralisation du dérèglement jusqu’au châtiment mortel des transgresseurs » (Mitterand 1986 : 235.)

Conclusion

De ce mouvement de destruction /construction du carré topologique naissent le drame et la vitalité du récit.

Il s’agit maintenant de se demander » ce qui se dit dans les figurations successives de cet espace « et si l’on peut déboucher « sur une hypothèse touchant le sens des formes », donc sur un rapport entre le lieu et l’idéologie, figure d’un traitement particulier de l’Histoire.

Au moment de rupture du modèle toposémique correspond l’instant où Marcel tombe sous les balles et où Belkacem meurt. Le texte les réunit dans une même tragédie.

C’est aussi l’instant dramatique où le narrateur s’évanouit pendant que le mot « camarade » (sociolecte connotant l’idée socialiste et la lutte de classes) scande le dernier souffle de ses amis.

À cette violence succède un vide temporel textuel suivi du départ pour le maquis. Tout converge pour que la prise de conscience nationale et le retour au pays soient présentés comme une réaction logique à la violence subie par le narrateur.

À la destruction du carré topologique correspond donc un vide temporel textuel qui lie la mort d’un prolétaire français, la scansion du mot « camarade » et le départ au maquis. La convergence de ces différents aspects du texte vers le moment où se noue le drame et la solidarité dans la mort renvoie à l’idée (fonction mathésique de la description) que le prolétariat français était un allié de la révolution algérienne.

Ce traitement particulier de l’espace et du temps dans la nouvelle établit ainsi une corrélation entre classe ouvrière, mouvance socialiste, mouvement national et conscience nationale.

C’est là, une position idéologique et politique induite par le montage textuel.

L’espace qui vient justifier une interprétation bien particulière de l’Histoire sert ainsi d’argument idéologique.

Adam, Jean Michel. 1984. Le récit. PUF. Que sais-je ? Paris.

Adam, Jean Michel, et Jean Pierre denstein. 1975. Linguistique et discours littéraire. Loo. Paris: Larousse.

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Laraoui, Abdallah. 1970. L’histoire du Maghrèb. Maspero. Vol. 1 et 2. Paris.

Mitterand, Henri. 1980. Le discours du roman. PUF. Ecriture. Paris.

Todorov, Tzevan. 1970. Introduction à la littérature fantastique. Seuil. Poétique. Paris.

Séquences

intitulés

pages

Séquence 1

Départ

121

Séquence 2

L'entraide

121-2

Séquence 3

Le train : arrivée à la gare

124-5

Séquence 4

Le commissariat

125-6

Séquence 5

Le trajet inverse

127-8

Séquence 6

Mallemort : conditions d'embauche

128

Séquence 7

Le détour par Saint Jean

128-132

Séquence 8

La cloche à air

132-4

Séquence 9

Revendication Vs Résignation

134-5

Séquence 10

Retour à Paris

137-8

Séquence 11

14 juillet 1953 à Paris

138-141

Séquence 12

14 juillet à Paris

145-8

Séquence 13

La décision

148-150

Séquence 24

La montée au maquis

150-1

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