Boudia face à lui même et à l'Histoire
L’engagement désigne le geste par lequel un sujet promet et se risque dans cette promesse, entreprend et met en gage quelque chose de lui-même dans son action entreprenante.
Ce geste, entre caution et pari, détermine des choix d’écriture, contrairement à la lecture qui se limiterait à la seule interrogation. Cette dernière n’explicite toujours pas comment l’implication de l’écrivain dans le champ social, politique et historique, s’articule par des mouvements internes et articulés par l’écriture sous forme de textes transitionnels dans un même corpus.
La posture initiale de l’implication politique se trouve placée au cœur d’un échange « instantané » par le texte avec l’expérience de l’écriture. Le geste même de l’engagement littéraire n’efface pas la question d’une représentation du réel et de l’histoire, bien au contraire, il « coopère » et sollicite une connivence par une intervention dans l’ordre politique en faisant de cette question un problème poétique qui se pose et agit sur les divers lieux de déploiement du texte. Retenons, l’élégante formule de Jean Cléder (1) autour de l’engagement qui considère qu’avec cette notion, il est question de « Rouvrir la carrière des possibilités interdites, de redéployer les événements que l’Histoire et le texte n’ont pas choisi d’enfermer, mais de transporter » (Cléder 2005 : 387).
La parole engagée dans le texte est celle qui tout en disant le vrai et le beau, assure sa rigueur éthique et trouve son sens dans l’espace public où elle s’expose pour s’inscrire au sein de la communauté sociale.
Cette parole qui s’engage dans le dynamisme de cette communauté ne peut être désuète, mais en fertilité constante, en réglant conjointement les dimensions esthétique et éthique de l’expérience littéraire sur une exigence de fidélité à la conscience du risque.
Nous pointerons en termes d’illustration, l’œuvre dramatique d’un auteur appartenant traditionnellement au discours : décrire, dénoncer et désigner. En l’occurrence Mohamed Boudia (1932-1973), poète, journaliste et dramaturge et militant politique "dont l’engagement s’oppose au repli et à l’abstention". (fabula) Nous explorerons, à travers son texte fondateur intitulé Naissances paru en 1962 et comportant la pièce en un acte, L’Olivier, cette nécessité de présence dans un espace contractuel de réfutabilité obligeant le discours de se soumettre à la « perversité » "du politique, qui interdit qu’on lui échappe et qu’on s’en dégage" (fabula).
En effet, jugé par d’éminents spécialistes du théâtre algérien (2), de théâtre d’Agit-Prop ou de « théâtre tract », le texte traitant de la lutte armée en ville autant qu’en campagne, fut un texte de propagande culturel qui, dans sa conception et sa réalisation peut être considéré comme une pratique militante bien particulière. Concernant Naissances, le texte a été écrit et représenté au bout d’un mois dans les geôles de Frênes (Paris), en 1958. Il sera acheminé à Lausanne aux éditions de La Cité, que dirigeait Niels Andersen, un militant anticolonialiste pour paraître au mois d’août 1962. Outil de propagande et d’agitation culturelle, le texte de Boudia n’en fut pas le seul dans le programme de la commission culturelle et d’information du FLN/ALN, mais c’est bien à travers la conception de ce texte que la démarche dramatique de son auteur / scripteur invite à mettre en exergue l’acte d’écrire même.
Le fondateur du théâtre national en Algérie déroute et complexifie les lectures de notre histoire dans laquelle intervenaient les plus grands noms des arts, de la politique, des révoltes et révolutions des cinq continents. L’auteur de Naissances et L’Olivier (1962) se trouvait toujours au centre de cette praxis. Autour de lui, un silence de plein ciel, dans l’abandon du ciel (Jean Giono, Le grand troupeau, 1931), Ahmed Ben Bella et Bachir Boumaza se sont déjà tus avant leur disparition et ils se refusaient à tout commentaire à la seule prononciation de son nom. L’ex-patron de la Fondation du 8 mai 45 le disait clairement au forum du quotidien national El-Youm, en réponse à une question sur le « martyr Mohamed Boudia », « le temps n’est pas encore venu pour répondre », de même sur le parti RUR (le FLN Clandestin). De même, pour tous ceux qui ont été contactés, à titre ou à un autre, ils tairont le silence de granit. Pourtant Mouloud Mammeri l’avait écrit dans La Traversée (1982), « le destin des héros est de mourir jeunes et seuls. Celui des moutons est aussi de mourir, mais perclus de vieillesse, usés et, si possible, en masse ».
Les moutons demeurent ceux qui de droit, mais pour ce qui est des héros, ils sont en nombre illimité, grandissant au quotidien afin d’éterniser la flamme de la libération. Mohamed Boudia faisait partie de ses éternels exaltés et magnifiés devant ceux qui sont privés de la faculté de se mouvoir. Le jour, ce héros tragique occupe ses instants à taillader des obstacles toujours renaissants et la nuit « à compter les étoiles » pour frayer des chemins d’un lendemain toujours radieux.
Sur un plan chronologique, la mort du héros est à prendre pour un signe, mort immanente ou folie des hommes, tout comme dans le premier roman d’Eugène Ionesco, Le Solitaire, paru en 1973, ou la mort de la fin est, en fait, le tout début ou le personnage, âgé de 35 ans, travaille dans une boîte de quelques employés, bossant un peu, mais pas trop pendant quinze ans, un mystique dans la force du mot, dirai « Je prie pour un signe. J’opte pour la mort », renfermant le roman sur lui-même d’un côté, le monde de l’autre. Au-delà d’une lecture critique de l’œuvre de fiction, il n’y a pas lieu de schématiser l’apport d’un imaginaire voué à l’individuation (Ionesco) avec celui d’un acte matériel subi par le dessein d’une volonté à ne se manifester que par la mort. Cette dernière est une certitude de « l’anéantissement d’un sujet » (Edgar Morin), qui se trouve décomposer et brisant chez l’aimant son noeud le plus intime et ouvre au cœur de sa subjectivité, non pas la négation de l’être pour soi (Sujet), mais la contradiction envers le dépassement de cet être « voué au rien ». Dans le contexte idéologique de l’Algérie actuelle, la commémoration des morts ou plutôt des non-vivants par les vivants, est une valeur d’échange à tout niveau d’un système qui se veut rationnel, mais qui ne survit que du non-rationnel. C’est bien sur le mode de la circulation symbolique du groupe des vivants et de l’intimité domestique des cimetières que l’échange à l’histoire s’effectua depuis l’avènement de l’Indépendance politique. Nous sommes une nation de la culture funéraire, un peuple martyr et par les martyrs que notre identité contemporaine s’effectue au jour le jour, mais c’est sur la gestion de cette sphère imaginaire de la mort que les castes politiques fondent leur pouvoir, ce dernier doit s’appuyer, pour sa survie, sur la mort sécularisée et la transcendance du social. N’est-ce pas que l’Insurrection armée du 1er novembre a été déclenchée (et dans une harmonie nationale) le jour de la Toussaint, la fête de tous les saints de la chrétienté, jour d’évocation des morts et martyrs. Un mois qui porte aussi, dans le calendrier grégorien, le chiffre 11, symbole de l’excès, de la démesure, du débordement, l’incontinence et la violence, un nombre qui annonce un conflit virtuel après celui du cycle complet et de l’abondance. Saint-Augustin le décrivit comme « l’armoire du péché » et son addition, en faisant le total des deux chiffres le composant, donne le nombre néfaste sur le plan théosophique de la lutte et de l’opposition sur le plan politique.
Il sera donc question, à travers cette présentation, de rompre avec la tradition qui remonte à la naissance puisqu’elle est, en fait, « le terme pressenti comme une limite par l’espacement, en direction d’elle, des points de souvenirs » (Paul Ricœur 1949 : 416) et que nous voyons surgir depuis quelques années, dans la seule presse algérienne, des articles commémoratifs de l’assassinat de Mohamed Boudia ou des hommages rendus par quelques organismes institués tels Michâal El-Chayd (Flambeau du martyr) et des sections locales de la Fondation du 8 mai 45. Tous ces écrits s’entendent pour dire que les commanditaires et leurs exécutants portent un même sigle : le Mossad.
Sur les colonnes du quotidien parisien du soir Le Monde, du 25 septembre 1985, nous pouvons lire la courte information suivante : « Parmi les victimes des services parisiens du Mossad, l’Algérien Mohamed Boudia. Des moments tragiques dont on ne perçoit pas la relation avec le thème du « Croissant et de la croix gammée ». En tout cas, l’assassinat de ce militant algérien par les services du Mossad jusque-là simple hypothèse, elle se trouve implicitement confirmée par les auteurs qui désignent Sylvia Rafaël comme chef de l’équipe d’agents qui assassina le 28 juin 1973 à Paris, Mohamed Boudia militant actif de la cause palestinienne. Sylvia Rafaël considérée comme « l’espion n° 1 » d’Israël sera abattue à son tour par un commando de l’OLP en 1985 alors qu’elle se trouvait avec deux autres agents du Mossad à bord d’un yacht à Larnaka. » Une dépêche qui a fait le tour du monde, pour annoncer que la responsable du commando dit « La Colère de dieu », que Golda Meir envoya pour tuer les responsables palestiniens de par l’Europe, au début des années soixante-dix, a péri dans un attentat fomenté par un commando de fidayîn dans un port de plaisance chypriote.
Aujourd'hui, nous savons pertinemment que ladite info est une intox médiatique visant à protéger « l’agent n° 1 du Mossad » qui, en cette période, vivait en toute quiétude en Afrique du Sud, auprès de son mari, l’avocat norvégien Anneus Schjodt et ex-procureur auprès de la Cour suprême d’Oslo, et ceci jusqu’à son décès en 2005 après une longue maladie (cancer). La même année, elle sera inhumée au cimetière du kibboutz israélien de Ramat Hakovesh, près de la ville palestinienne de Kalkilya (Cisjordanie).L’attentat de Larnaka, en question, touchant trois touristes israéliens au large du port chypriote aurait été revendiqué, selon la presse, par la Force 17 (le service de protection de Yasser Arafat), un attentat vite élucidé après l’attaque de l’aviation sioniste du QG de l’OLP à Hammam-Chatt (Tunis) survenue le 1er octobre 1985 et qui fut l’occasion pour l’organisation palestinienne de tirer au clair l’opération du yacht de Larnaka et cela devant les instances internationales. Mais l’opération, en question et au-delà des revendications d’un simple appel téléphonique ou d’un sulfureux communiquer de presse, est à réinstaurer dans un contexte beaucoup plus global afin de déterminer qui a profit direct à tirer les dividendes d’untel attentat et les conséquences qui suivirent sur le plan de la région. Le parallèle entre un acte de professionnel et son objectif visé dissipe largement une quelconque responsabilité d’un organisme telle la Force 17 demeurait dans sa territorialité de veiller aux seuls dirigeants du Fatah comme colonne vertébrale de l’OLP. Il y a lieu de rappeler que la plupart, si ce n’est la totalité, des organisations palestiniennes n’ont jamais cessé d’indexer le F17 comme un supra pouvoir qui ne cesse de porter des préjudices à la cause palestinienne par des pratiques immorales de ses éléments.
Sur un tout autre registre, l’opération de Larnaka et l’attaque de Hammam-Chatt portent la signature d’un seul commanditaire. Dans son ouvrage Terreur et terrorisme (Flammarion, 1976), Friederich Hacker détermine quatre points fondamentaux dans l’acte de la terreur qu’elle émane d’un groupe social organisé ou d’un état :
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la cause et la source de la terreur qui, bien entendu, peuvent être à leur tour le résultat d’autres causes ou d’anciennes causes (psychologiques, politiques, économiques, historiques, etc.) et qui, en remontant jusqu’à l’infini, peuvent être ramenées à l’ultime cause mystique et originelle ;
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les terroristes, qui utilisent la terreur pour des raisons politiques, stratégiques, psychopathologiques, criminelles, idéalistes (ou en mélange de ces raisons). Certains actes de terrorismes sont spontanés et impulsifs, d’autres au contraire, minutieusement calculés et préparés. Dans le cas de la terreur organisée, les responsables qui sont à l’origine de la terreur, la justifient et la dirigent, sont généralement strictement séparés des exécutants. En tout cas, ceux qui accomplissent effectivement les actes de terrorisme (et qui peuvent également, dans certaines circonstances, devenir eux-mêmes ses victimes) constituent l’élément actif et agissant au phénomène général qu’est la terreur ;
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les victimes de la terreur qui sont simplement choisies et utilisées par les terroristes pour parvenir à leurs fins (obtention d’avantages, chantages et intimidations) ; utilisées comme de simples instruments, elles sont, entre les mains des terroristes, rabaissées au rang d’instruments, de pions déshumanisées. Leur sort n’intéresse les terroristes que dans la mesure où elles peuvent leur servir à obtenir les effets désireés ;
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la cible de la terreur ; le but et l’objectif de toute entreprise terroriste (qu’il ne faut pas confondre avec ses victimes qui ne sont que de simples instruments) sont le public, qu’il s’agisse de sa propre population qui doit être tenue en main par la terreur, de son propre gouvernement ou d’un gouvernement étranger qu’il s’agit d’influencer ou d’intimider par des actes de terrorisme ou du public du monde entier qui doit être alarmé et effrayé.
Autant de points de repère qui interpellent une profonde réflexion sur l’acte de terreur qui demeure en totale contradiction avec celui de la violence révolutionnaire qui est la seule riposte de ceux qui sont opprimés par l’État terroriste et l’année 1985 demeurent, dans les annales palestiniennes, comme celle de toutes les dérives politiques droitières à commencer par les tractations autour d’un projet jordano-palestinien pour aboutir à la scission de l’OLP afin d’isoler le Fatah et sa direction féodale, qui aboutira aux accords d’Oslo et la « vaticanisation » des territoires occupés.
Un révolutionnaire ne se fixe jamais un but à atteindre dans sa vie, mais bel et bien des objectifs en forme d’itinéraires à surmonter. L’exemple de Mohamed Boudia (24 avril 1932 – 28 juin 1973) est édifiant par son parcours, d’autant plus riche qu’exemplaire pour l’ensemble des Algériens de sa génération. Nombreux d’entre ses compagnons, sont tombés dans l’autosuffisance du militantisme de salons ou dans le défaitisme petit-bourgeois, lui est demeuré intransigeant dans sa pratique artistique tout comme dans sa praxis révolutionnaire et c’est à travers notre présent ouvrage que nous tenterons pour la première fois et 70 ans depuis sa naissance, de mettre entre les mains de tous ceux qui souhaitent approfondir des pistes de recherches et d’analyses sur la portée spécifique d’une œuvre militante inachevée après être interrompue.
En remontant l’histoire de cette pratique militante, aux plans artistiques et politiques, mais dans le sens opposé de la grande horloge du temps, nous pourrions, peut-être, déceler le mécanisme par lequel fonctionne le combat idéologique – toujours d’actualité et ne cessera d’exister - mené contre toute l’œuvre révolutionnaire d’un individu soumis à l’œuvre collective. C’est une guerre politique et psychologique qui a été et qui continue à l’être de nos jours, basée sur la calomnie, l’intoxication, la provocation, l’exacerbation des contradictions, l’exploitation des contradictions, l’exploitation de divergences et la diabolisation de l’adversaire que mène l’impérialisme « démocratique » depuis 1945.
Au cœur de ce système de la guerre politico psychologique, une branche à part et extrêmement importante de la guerre totale moderne, on perpétue les crimes mis sur le dos de l’adversaire, à commencer par cette biographie de Mohamed Boudia apparue en 2007 sous la signature d’une organisation de sujets français « non-citoyens », les « Indigènes de la République », appellation qui cache une déroute idéologique et une instrumentation portant atteinte à l’intégrité d’une œuvre de combat contre l’exploitation et la servilité des hommes par le capital. Le site web en question que dirige la « beurette » Houria Bouteldja (Collectif féministe les Blédards), s’est orienté vers une formation politique proche du Parti Socialiste français.
En Algérie, c’est tout notre intérêt, le nom de Boudia n’apparaît dans la presse officielle qu’en 1984, sur les colonnes d’El Moudjahid du 27 novembre 1984 et à l’occasion de la Journée internationale de solidarité avec le peuple palestinien. L’article publié sur deux numéros est intitulé : « Martyrs algériens de la cause palestinienne : Mohamed Boudia, la dimension d’un combat », reprend sans la nommée, une ancienne présentation du martyr élaborée, elle, par la direction du parti de Rassemblement Unitaire des Révolutionnaires- FLN Clandestin (RUR-FLN Clandestin), auquel Boudia appartenait comme opposant au coup de force du colonel Boumediene. Cette initiative nullement innocente, intervient un mois après la décision de Chadli Bendjédid et du parti FLN, totalement déboumédieniser, de réhabiliter à titre posthume 21 dirigeants du Fln historique dont Abane Ramdane, Krim Belkacem, colonel Chaabani, Mohamed Khider et d’autres. Un acte qui tant à discréditer le régime des « colonels » tout en veillant sur la ligne idéologique de la pérennité du système politique. Dans cet article, repris de l’APS (agence officielle), nous pouvons lire quelques aberrations dans la présentation de l’itinéraire du fondateur du théâtre national algérien.
Pour le régime oligarchique de l’Infitah (de la période Chadli), le 28 juin 1973 est une journée qui « devait être pour lui [Mohamed Boudia] le prélude à une année sabbatique à Damas »,plus loin encore nous lisons encore, qu’ « après avoir assumé les fonctions de directeur du journal Alger-Ce soir, Boudia abandonne ce poste pour se consacrer au théâtre, son domaine préféré. En 1965, il émigre en France ». En finalité le ridicule des propos ne tue pas, mais déterre les martyrs pour les assassinés une seconde fois.
La dépêche de la pensée officielle de l’État compradore intervient en pleine période de décomposition de la Résistance palestinienne une opération qu’a léguée l’impérialisme américain aux régimes de la réaction arabe. L’Algérie soumise au diktat de l’impérialisme français devait faire allégeance au nouveau partage politique du Monde arabe. Une année auparavant, Alger accueillit le 16e Conseil National Palestinien (CNP) (14 février 1983) afin de promouvoir le Plan politique du social-impérialisme soviétique (le Plan Brejnev), chose qui ne dura que les heures de quelques rencontres entre organisations palestiniennes aux horizons tactiques radicalement divergents. En 1984, l’OLP est devenue une organisation vidée de sa stratégie combattante et acquise aux thèses du processus de paix qui mènera sa direction féodale (les Al Koudwa, tribu de Yasser Arafat) vers de nouvelles compromissions jusqu'à la liquidation de l’organisation avec les pourparlers de Dayton (USA). Les coups démobilisateurs qu’a reçus l’organisation palestinienne, depuis sa Charte de 1964 à la veille du 17e CNP d’Amman (Jordanie), ont fait d’elle une manifestation des pouvoirs arabes en place avec un dirigisme beaucoup plus personnalisé en la personne d’un leader concentrant tous les pouvoirs décisionnels entre ses seules mains.
Boudia et l’héritage révolutionnaire
Sans aucune extrapolation, de notre part, sur l’apport de l’individu sur un fait collectif, il y a lieu de noter fortement que la rencontre des forces révolutionnaires palestiniennes et des organisations combattantes internationalistes s’est faite sur la base d’une expérience révolutionnaire qui apparaîtra aussi clairement et au grand jour entre 1985 et 1973.
Fondamentalement, il faut situer cet effort organique autour d’un seul organisme attractif : le MNA-FPLP (3). Une unicité qui devrait être mise en évidence après tant d’années d’évolutions politiques et programmatiques au sein de cette expérience palestinienne d’avant-garde, qui a eu pour principe fondateur le slogan « le front au service du mouvement », donc un ensemble de structures politico-militaires dépendant du MNA qui, lui seul, est destiné à la création d’un État arabe patriotique menant une lutte réelle pour la libération des territoires occupés et contre le sionisme. À ce titre des sections du MNA verront le jour de la Tunisie au Yémen du Sud en passant par le Liban et Irak, une organisation, qui datée des années soixante, mais avec la défaite des régimes arabes en juin 1967 et la Révolution culturelle chinoise, le MNA verra ses sections libanaise et palestinienne évoluées vers la ligne marxiste-léniniste de la lutte anti-impérialiste, chose qui demander plus d’autonomie organique et une analyse plus précise des contradictions sociales et économiques afin de mener à terme les objectifs du combat révolutionnaire.
Quelle place peut-on attribuer à Mohamed Boudia au sein de cet univers de luttes idéologiques ? De 1985 à 1973 l’élan de soutiens et de solidarités avec la cause palestinienne dépasse tout entendement de par le monde et une organisation comme le FPLP était considérée comme la seconde force au sein de l’OLP après le Fatah. En 1985, le FPLP fêtait son 18e anniversaire d’existence et qui fut traversé par des tornades scissionnistes et des houles révisionnistes dans sa stratégie de combat. L’héritage de Boudia est profondément ancré dans la structure de cette FMI qui abandonne le slogan patriotique démocrate et se positionna sur l’édification d’un parti marxiste-léniniste de la classe ouvrière et tenta même de se rapprocher du FDLP, son ancienne dissidence, afin d’aboutir à ce parti marxiste-léniniste avec le PC révisionniste palestinien. Mais au-delà de cette tentative qui mena à l’implosion du FPLP et sa dérive politique à partir du 4e Congrès de 1984, tout l’héritage révolutionnaire du militant algérien se trouve partager entre l’Organisation de Lutte Armée Arabe (OLAA) et le Front Révolutionnaire de Libération de la Palestine - Chabab Wadie (FRLP-CW) et leurs fonds relationnels avec les organisations internationalistes, notamment le Parti Communiste Combattant – Brigades Rouge (PCC-BR) et Fractions Armées Rouge (RAF). Dans les textes fondamentaux de ses deux organisations européennes, la lutte anti-impérialiste prend le tournant d’une stratégie afin de resserrer l’étau sur les puissances dominantes et desserrer la pression sur les peuples dominés et que tout acte de violence révolutionnaire sert à « développer les luttes de classe, organiser le prolétariat, commencer par la résistance armée à construire l’armée rouge ! ». Un slogan développé à partir du texte de la RAF, par exemple, qui expose, dès novembre 1972, la stratégie de la lutte anti-impérialiste qu’il amène dans le centre (pays capitalistes dominants). Le même document analyse la signification du Proche-Orient pour l’impérialisme et conçoit ce dernier comme unité des contradictions, étudie les rapports en impérialisme et tiers-monde, traite des mouvements de libération anti-impérialiste, de l’opportunisme dans la métropole de l’exploitation, de la consommation de masse, des mass media, de la domination du système 24 heures sur 24, du sujet révolutionnaire, du fascisme et de l’antifascisme, de l’antifascisme et de l’anti-impérialisme.
Une lecture de Naissances
Le texte en trois actes, telle la tradition inaugurée par Voltaire en 1735 avec La mort de César, où l’on relève les éléments de l’action (acte I) ; une action se noue (acte II) et enfin le dénouement de la crise (acte III). Un texte de 68 pages, que 16 personnages se partagent les 644 répliques composant la pour pièce. En détention à la prison de Frênes, Boudia condamné pour l’attentat contre la raffinerie de Mourepiane (Marseille), devait faire jouer les 05 personnages féminins du texte par des détenus hommes, de plus certains d’entre eux devaient interpréter les 03 Voix qui surgissaient aux 1er et 3e Actes.
Graphe 1 : Série 1 : acte I. Série 2 : acte II. Série 3 : acte III.
Fig. 1 : Répartition graphique des répliques des 16 personnages de la pièce Naissances.
À travers ce graphe, représentant la lecture tabulaire de la première pièce du dramaturge algérien, nous signalons la distribution de la parole, son épaisseur, sa répartition, ses limites et sa production signifiantes, apparaissent à travers les colonnes graphiques, comme outil précisant la lecture textuelle. Il s’agit bien de fréquence d’un dire-lu entre les 16 personnages/comédiens qui nous permet de remarquer les personnages détenteurs du Dire, les lieux de sa diffusion et l’état de ses producteurs.
La disparité quantitative choisie par Mohamed Boudia interroge un discours hiérarchisé par les 03 intervenants : La Mère (Baya), Rachid et la bru Aicha. Ils informent sur le rythme ouvrant le texte et la résultante des forces en conflit. L’auteur-militant place la Mère (Baya) comme échangeur entre son fils Rachid et la femme de son défunt frère Rabah, Aicha, telle une plaque tournante entre l’événement et sa valeur différentielle à l’intérieur de la structure fictionnelle. Baya, c’est son prénom qui ne sera prononcé qu’une fois en compagnie de la mère d’Omar, une marque de la tradition sociale algérienne qui traverse le texte, se situe en intermédiaire d’abord entre différents personnages, ensuite en tant que meneuse de l’action dramatique à son dénouement.
En suivant, le nombre des répliques produites par la Mère, il apparaît que le décompte voulu par Boudia, à base de similarité quantitative est révélateur d’une organisation interne à la fable. À savoir :
-
La Mère partage le même nombre de répliques avec Aicha, 52 entre l’acte 3, pour la première et l’acte 2 pour la bru ;
-
un même nombre, 42 répliques, pour Rachid en acte III et sa Mère en acte I ;
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14 répliques entre Omar (acte III) et L’Homme (acte I) ;
-
09 pour Omar (acte II) et sa mère en acte I ;
-
04 pour la 1er Voix (acte I), la vieille Melkhir (acte III) et le 3e Policier (acte III) ;
-
Enfin, 02 pour Aicha (acte III) et la 1er Voix (acte III).
Un découpage symétrique voulu par l’auteur, affirmant le personnage de la Mère en échangeur entre son fils et sa bru, partageant les trois actes du texte même si Rachid est le principal détenteur de la parole.
Le texte de Boudia s’ouvre sur un échange, en 18 répliques, entre la Mère et Aicha, « Crois-tu que Rachid finira par renter ? », (p. 13). Rentrer à la maison d’une Casbah encerclée militairement, est aussi une allusion scénique d’un Rachid-comédien et son entrée sur scène. L’échange la Mère-Rachid débute à la page 21 où ce dernier s’affirme « en poussin aux pieds d’homme qui savent très bien sur quoi marcher », une précision dite par la Mère sur un ton de colère par l’interjection « Allons » servant à contredire, avec une nette prise de défense des différents sentiments qu’à sa mère envers lui et en direction de son activité politique.
La seconde réplique de Rachid contenant une phrase phare, « agir par la fuite » met en exergue deux valeurs : l’action et la fuite. L’escapade de la Mère n’est qu’instinctive qui se déroute de toute difficulté afin de protéger une valeur chère. Rachid le saisit dans toute sa grandeur, il émet un signe avant-coureur de la fable elle-même, « veux-tu (à Omar) que je te dise ce qu’elle ferait si je venais à mourir ou à disparaître ? » (p. 22) lui qui sera arrêté à la fin de la pièce, Aicha qui accouchera de l’enfant de Rabah (le frère aîné) et la Mère qui s’engage dans un combat qu’elle réfutait en acte I.
Dans Naissances, la Mère Baya fait dépendre d’elle le fonctionnement de la parole, « besoin de moi ? » (En s’adressant à Rachid) est aussi le besoin de mes mots, de mes dires qui en définitive, situent le pouvoir où l’interrogatif est ordonnancier de la place qu’occupe celui qui situe le discours trilogique. Des lois qui excluent le troisième de la parole ou ne parle que par aparté, le cas d’Aicha dans la micro-séquence trilogique au premier acte (p. 67). Un aparté, nommé aussi trilogue, à même de s’interroger sur la portée des larges répliques de la Mère devant Aicha, ouvrant la pièce sur le personnage détenteur, en fait, de la parole, et de ce pouvoir de décider à la place de son locuteur. N’a-t-elle pas en l’idée de remanier Aicha avec le fils de la cousine ? (p. 47). Mais Aicha se placera en nœud complexe de relations affectives dans cette relation triangulaire : elle aime la Mère parce qu’elle est mère de son défunt mari (Rabah) et frère de Rachid, le nouveau bien-aimé. Une nécessité situationnelle qui aboutit à une triade des cœurs à l’unisson. Quant à Rachid, le troisième composant de la triade, sa relation entièrement égalitaire et positive (réciprocité de l’amour et de l’amitié), il est une relation conflictuelle envers sa mère tout au début du texte dramatique et à l’encontre du climat de guerre qui l’empêche d’aimer et de se rapprocher d’Aicha.
Que retenir de cette lecture ? Une rhétorique dramatique qui prend ouvertement parti afin de peser sur l’événement historique qui conditionne a posteriori l’évaluation de l’engagement de l’auteur. Ce dernier offre aux lecteurs des représentations et non des assertions directes qu’il convient de souligner en présence d’une forme narrative d’engagement littéraire manifestant elle-même une stratégie diachronique et synchronique distincte.
Un jeu d’espace et de sens
Diderot dans De la poésie dramatique (1758) insistait sur la nécessité d’écrire les silences du texte :
« Il faut écrire la pantomime toutes les fois qu’elle fait tableau ; qu’elle donne de l’énergie ou de la clarté au discours ; qu’elle lit le dialogue ; qu’elle caractérise ; qu’elle consiste dans un jeu délicat qui ne se devine pas ; qu’elle tint lieu de réponse, et presque toujours au commencement des scènes. »
Une absence structurante
Ce « piment » pour le texte est un élément central de la composition, un prétexte où les personnages n’osent pas ou ne peuvent pas aller jusqu’au bout de leurs pensées.
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« Un silence » (p. 45)
-
« Un silence » (p. 46)
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« Rachid, regarde longuement sa mère, (…) » (p. 59)
Trois moments d’absence de bruit. Les deux premières pauses surviennent presque à la moitié de l’acte 2 (composé de 20 pages), des silences intervenant dans les répliques d’Aicha. La troisième pause, celle de Rachid, à la dernière page, marque un silence regardant.
Le double silence d’Aicha précise en renvoyant à des non-dits, à nous de compléter l’implicite du premier « silence » et l’ellipse du second afin de parachever l’inachèvement d’une situation dramatique basée sur le monologue ou une attitude psychoculturelle.
C’est ce long silence/absence qui compose l’après acte III où certains personnages s’éclipsent, tels L’Homme, la mère d’Omar et les 2e et 3e Voix et que d’autres n’apparaissent qu’au 3e acte, tels le jeune Mahmoud, le 1er Policier, le 2e Policier, Melkhir et le 3e Policier, alors que la 1er Voix s’efface en cet acte pour n’apparaître qu’aux 1er et 3e actes.
Personnages acte I acte II acte III |
|||
1. Rachid |
67 |
42 |
33 |
2. la Mère |
33 |
56 |
52 |
3. Aicha |
50 |
52 |
2 |
4. Omar |
28 |
9 |
14 |
5. Malika |
21 |
30 |
|
6. René |
13 |
11 |
|
7. Mahmoud |
22 |
||
8. 1 Policier |
15 |
||
9. L'Homme |
14 |
||
10. la mère Omar |
9 |
||
11. 1er Voix |
4 |
2 |
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13. Melkhir |
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Fig. 2 : Tableau signalétique des personnages et leurs répliques dans le texte de Boudia.
À lire le tableau des répartitions des répliques, le blanc labyrinthal des cases vides, ne désigne-t-il pas un type d’échange non plus basé sur le discursif, mais sur la thématique ?
Les 16 personnages/comédiens présentent la forme d’un échiquier avec les 16 pièces (blancs + noires = 32), d’un seul côté. Sur les 48 cases, 21 cases sont vides alors que 27 portent le nombre des répliques de chaque personnage par acte.
La figure qui se dégage de ce tableau, participe activement au concret de la signification, directement prise pour objet dans le texte. Thème et valeur s’associent à l’occupation de l’espace et à la libre disposition des formes.
La modulation des vides (présence/absence) à travers les trois actes du texte de Boudia est une accentuation des conflits qui agitent une société en pleine recherche d’identité. Les espaces qui se libèrent sont bien ceux où la représentation dramatisée confirme la libre circulation conquise où la signification s’élabore et se donne directement à voir.
Espace et variation thématique
La signification ainsi confisquée, entre ou à la fin de chaque acte, ouvre d’autres espaces où le non-dit du dit dialogique devient pensée et hiérarchise un mode de réflexion propre à la collectivité, dont le lecteur/spectateur fait partie. L’auteur dramatique ouvre de nouveaux espaces de prise de la parole. Trois thèmes à valeurs variables s’exposent :
Espace réservé et jalousement gardé
Un espace qui privilégie le dedans bien algérien, une Casbah où la citadelle se referme sur tout danger qui la menace. Un lieu vécu par le lecteur/spectateur, un lieu disséqué entre identifiable et différenciable, celui où des voix se familiarisent à l’opposé de celui où des voix s’entendent pour disparaître dans les airs épais ;
Espace revendiqué
Il est de l’ordre de ce qui intègre le lecteur/spectateur dans l’espace culturel et historique, la dimension anthropologique que le texte de l’acte 2 apparaît comme l’élément de médiation entre une structure phrastique et « un modèle de la structure de l’espace de l’univers » (Youri Lotman). Un univers socioculturel qui est, en fait, une image d’un silence bavard qui permet de lire un rapport à l’histoire. L’auteur inscrivait son texte dans l’actualité même : le public des lecteurs/comédiens fut ses compagnons de prisons entre 1958 et 1960, un horizon bien hétérogène qui comptait des détenus Arabes et Européens. L’espace à revendiquer est celui que Boudia intègre dans une Algérie multiculturelle, celle de la majorité autochtone et la minorité conquérante ;
Espace perdu et retrouvé
À l’acte 3, deux courbes s’investissent dans ce « blanc silence » où la perte et la quête d’un espace (déjà interrogé par le texte dialogique) conquis se réalisent par la libre circulation de la Mère allant remettre les documents au laitier, agent de liaison de la Cellule FLN, une représentation dramatisée où la signification s’élabore, dûment localisée, revêt bientôt une signification allégorique, prend valeur de symbole dans le contexte de l’œuvre tout entière, accède au sens anagogique. La naissance d’un rôle (celui de la Mère), c’est à la fois changer de place et, figurativement, faire un pas en direction d’un objectif qui engage l’action et la réflexion.
Les personnages suscités évoluent dans/entre une architecture figurative que le lecteur/spectateur construit et y fixe le cadre de l’évolution de l’action. Entre la pré-mise en scène qu’indique Boudia dans son texte et le décor parlé de ses protagonistes, l’espace se modèle en lieux paraboliques : il est expressionniste. Il est celui qui témoigne de la crise profonde qui déchire la conscience idéologique et esthétique.
L’espace qu’intériorise le souvenir est aussi celui de la Casbah de l’enfance et de son adolescence où le gamin et son frère aîné qui écrit des poèmes est cette autre référence biographique du jeune Boudia, vendeur de journaux, cireur ou cafetier. L’espace urbanisé, relaté dans le texte est une dimension de cette géographie de la mémoire.