La représentation identitaire du corps à travers la pluralité des voix dans Cette fille-là de Maïssa Bey

تمثيل هوية الجسد من خلال تعدد الأصوات في هذه الفتاة لميساء بي

The representation of the body identity through the plurality of voices in Maïssa Bey’s Cette fille-là

Moncef Maïzi

p. 175-186

Moncef Maïzi, « La représentation identitaire du corps à travers la pluralité des voix dans Cette fille-là de Maïssa Bey », Aleph, 10 (1) | 2023, 175-186.

Moncef Maïzi, « La représentation identitaire du corps à travers la pluralité des voix dans Cette fille-là de Maïssa Bey », Aleph [], 10 (1) | 2023, 30 December 2022, 23 November 2024. URL : https://aleph.edinum.org/7878

Maïssa Bey écrit sur les femmes qui souffrent. Elle décrit le quotidien et les aspirations de celles qui n’arrivent pas à s’exprimer librement au sein de la société. Néanmoins, c’est une représentation qui prend ancrage dans un imaginaire qui tourne autour de la question de la corporéité dans le récit. Cette fille-là est le roman de la réappropriation de la voix confisquée. Une déconstruction d’un vécu âpre et obscure à travers la construction d’une identité intrinsèque aux femmes qui souffrent en silence. Le corps devient le champ de bataille autour duquel se construit la résistance des femmes dans le récit.

مايسة باي تكتب عن النساء اللاتي يعانين. تصف الحياة اليومية وتطلعات أولئك الذين لا يستطيعون التعبير عن أنفسهم بحرية داخل المجتمع. ومع ذلك، فهو تمثيل يتجذر في خيال يدور حول مسألة الجسد في القصة. هذه الفتاة هي رواية استملاك الصوت المصادر. تفكيك لتجربة قاسية وغامضة من خلال بناء هوية متأصلة للمرأة التي تعاني في صمت. يصبح الجسد ساحة معركة تُبنى حولها مقاومة النساء في القصة.

Maïssa Bey writes about women who suffer. She describes the daily life and aspirations of those who cannot express themselves freely in society. Nevertheless, it is a representation that is anchored in an imaginary that revolves around the question of physicality in the story. Cette fille-là is the novel of the reappropriation of the confiscated voice. A deconstruction of a harsh and dark experience through the construction of an identity intrinsic to women who suffer in silence. The body becomes the battlefield around which the resistance of women in the story is built.

Introduction

Dans Cette fille-là de Maïssa Bey, il ne s’agit pas seulement de développer une interrogation esthétique, mais de cerner le sens des représentations au sein d’une société travaillée par les préoccupations d’ordre moral, religieux et fantasmagorique.

Dans Le cœur à l’ouvrage, Michel Rocard écrit ce qui suit :

« L’identité est une trajectoire, nous a dit Michel Foucault. À suivre du regard le chemin parcouru, on pressent son étape prochaine. Cela est vrai aussi pour l’empreinte dans la neige que le scieur inscrit, où l’on peut de surcroit reconnaitre son style. » (Rocard : 1987,11)

Le personnage-narratrice dans Cette fille-là de Maïssa Bey épouse les contours de ce cheminement. Elle n’entreprend de nouvelle étape que lorsqu’elle a épuisé le sens de l’étape parcourue.

C'est à travers la voix que l’histoire, constamment renouvelée, toujours différente d’elle-même et des femmes qui souffrent, se déploie. Narrer l’histoire semble chez Maïssa Bey une forme d’engagement littéraire qui se vit dans la chair à travers l’usage subtil de la corporéité et de l’identité culturelle.

Cette étude vise à saisir la portée de la polyphonie du texte et le pouvoir de l’écoute comme moyen de rendre les bribes de sens comme l’aime à le dire Roland Barthes, corollaire d’une prise de parole volontaire des fonctifs du roman.

La représentation du corps et l’histoire individuelle des femmes est, pour Maïssa Bey, un acte de résistance face à l’hégémonie des hommes au sein d'une société patriarcale. C’est à travers la description du vécu souvent douloureux et implacable que le récit se développe et se construit chez l'écrivaine. La femme est au centre de l’intrigue et demeure détentrice de toutes les aspirations de Maïssa Bey qui campe le marasme social dans lequel se trouve une large frange des filles.

La plupart des écrivaines algériennes contemporaines ont écrit sur la femme au sein de la société contemporaine. Néanmoins, c’est Maïssa Bey qui a su à travers un style d’écriture axé sur la représentation de la corporéité, nous dire la psyché tourmentée des femmes. L’essentiel de la trame narrative depuis ses premiers romans jusqu’à nos jours, s’articule autour de la voix. La parole est d’or chez Maïssa Bey. C’est au niveau de la libre expression que se construit le véritable combat des femmes. L’engagement de notre écrivaine est un dévoilement progressif des arcanes des souffrances de celles qui peinent à dire librement leurs douleurs mêmes.

Chez Maïssa Bey, le récit prend comme cadre des périodes historiques qui vont de l’époque coloniale jusqu’à nos jours. Les héroïnes qu’elle représente évoluent dans un contexte de tensions et de crises qui se répercutent sur leurs vies. Tout est donc, mémoires et souvenirs dans ses récits. C’est surtout un sempiternel combat pour la réhabilitation des femmes au sein d’une société masculine par essence. Or, c’est la manière de dire et de faire qui rend les écrits de Maïssa Bey si particuliers. La voix d’un personnage devient celle d’une multitude de femmes sans paroles. C’est aussi une lente et douloureuse reconstitution d’un passé et d’une mémoire que le corps porte en lui les stigmates.

Le corps romanesque chez Maïssa Bey invite à s’interroger sur les multiples usages de la représentation de la corporéité en rapport avec l’emploi de la voix. C’est ainsi que nous serions amenés à poser cette question tout au long de notre recherche :

Comment se construit le discours sur la corporéité à travers la multiplicité des voix dans Cette Fille-là de Maïssa Bey?

Maïssa Bey semble poser le corps comme thématique d’écriture de l’histoire individuelle et collective, personnelle et sociale. Ses récits offrent une vision nouvelle et une interprétation plus subtile sur les changements sociohistoriques du pays. Elle utilise comme ancrage, l’usage de la voix afin de dresser le portrait de celles qui n’arrivent pas à s’exprimer librement au sein de la société. C’est surtout, cet usage du corps et de la représentation de la voix qui semble intéressant dans Cette fille-là.

Maïssa Bey relate le destin si particulier de Malika à travers les déliaisons et les liaisons du corps et de l’identité. Malika est une jeune fille de treize ans, qui va subir le viol et l’abandon dans un asile sous forme de pension. C’est le lieu où la société enferme ceux et celles qu’elle juge inaptes à vivre au milieu des gens. Une prison qui ne dit pas son nom, où Malika va découvrir et raconter le destin tragique et parfois cruel d’une multitude de femmes. C’est dans ce lieu de désolation et de perdition que sera découvert le pouvoir de la parole et de l’écoute. Maïssa Bey va nous introduire à travers Malika dans l’intimité des femmes qui n’avaient pas le droit à la parole au sein de la société. Une situation si particulière qu’elle va joindre l’histoire individuelle des femmes dans un amas collectif représentatif de toutes celles qui n’arrivent pas à s’exprimer librement.

1. Corps et parole

La représentation du corps dans Cette fille-là de Maïssa Bey est essentiellement une tentative de recouvrer le droit fondamental d’être libre de dire et de faire ce qui semble en harmonie avec soi. C’est également une tentative de se soustraire à toute les tentatives de cloisonner la femme dans un rôle bien précis au sein de la société. La dialectique du corps et de l’usage de la parole est assez subtile dans les écrits de l’écrivaine. C’est un processus qui va transcender les désirs et les envies des femmes en se libérant des barrières qui se dressent entre elles et leurs rêves d’émancipation sociale.

Le corps a toujours constitué une pierre d’achoppement chez les écrivaines algériennes. C’est ainsi que des écrivaines comme Assia Djebar, Nina Bouraoui ou Malika Mokaddem ont toujours abordé le sujet comme un terrain à reconquérir face à l’adversité qui tente de circonscrire le rôle des femmes au sein de la société. La littérature algérienne féminine est comme happée dans une spirale de violence et de tourments chez la plupart des écrivaines d’expression française. Le corps est le lieu de la béance salvatrice face à une hégémonie masculine indétrônable. La femme est comme enfermée dans une gangue loin de la lumière du jour.

Maïssa Bey va dépasser ce stade et ce cercle infernal de violence et de provocation qui caractérise la littérature féminine contemporaine. Elle va dire surtout le corps et ses meurtrissures. Elle va projeter la parole face à ceux qui refusent d’entendre les cris des femmes qui souffrent en silence. Sous sa plume, ce sont les malheurs et les douleurs ainsi que les frustrations de milliers de femmes qu’elle expose au grand jour. La représentation de la femme chez Maïssa Bey passe indubitablement par l’usage de la voix. Chez notre écrivaine, c’est le texte qui déclenche le corps et lui donne sa structure.

Le corps dans cette perspective est un concept physique, physiologique et également éthique. Il est représentatif d’une socialisation d’une structure organisationnelle au sein de la société. Le corps chez l’auteure s’avère être un handicap social pour les femmes qui souffrent. L’identité corporelle est en relation avec le rapport aux autres personnages dans le récit. Le corps dans Cette fille-là en particulier participe à l’élaboration d’une subjectivité corollaire d’une identité en construction tout au long de la narration. Maïssa Bey tente de concrétiser l’idéal fantasmagorique des femmes qui souffrent et qui tentent de récupérer leurs corps spoliés. « La stabilité de notre identité se confirme par le fait d’admettre que notre corps reste le nôtre. » (Tessier, 2015 : 221) La question de la réappropriation du corps est essentielle dans Cette fille-là. C’est ainsi que les femmes victimes de violences arrivent à développer une personnalité stable en transcendant un monde métastable.

Selon le psychiatre suisse, Carl Gustav Jung, trois parties constituent l’être humain, le corps, l’âme et l’esprit. Et chaque élément est important afin d’arriver à une personnalité unique, indivisible et aboutir ainsi à l’homme total. Il nous précise par ailleurs que les blessures du corps ressemblent à celles de l’esprit.

« De même que le corps réagit de façon adéquate à une blessure, à une infection ou à un mode de vie anormal, de même les fonctions psychiques réagissent à des troubles perturbateurs et dangereux par des moyens de défense appropriés. » (Jung, 1962 : 213)

Dans Cette fille-là de Maïssa Bey, les personnages féminins portent en elles les stigmates indélébiles à des crises et des troubles qu’elles ont vécus. C’est ainsi qu’elles seront affectées psychiquement à la suite des douleurs physiques.

2. Troubles et marginalisation du personnage

Les troubles psychologiques et la marginalisation des personnages par rapport aux modèles comportementaux attendus dans la société (stéréotypés); bloquent et influent négativement sur la construction identitaire des personnages parlants ou agissants chez Maïssa Bey. Malika dans Cette fille-là est une femme qui souffre de l’attitude des autres envers elle. C’est une femme qui va subir les séquelles d’une attaque sauvage de celui qui faisait office de père adoptif pour elle. C’est ainsi qu’elle va s’enfuir et courir vers l’inconnu afin de ne plus être la proie de celui qui devait la protéger au lieu de la ravager. La société va l’enfermer ensuite dans un asile où elle va passer le reste de sa vie. Un endroit de désolation où ceux qui sont en marge de la société sont abandonnés.

« Ce serait plutôt une nef de fous, version vingtième siècle. À peine améliorée. Seuls soucis des gens du dehors : y embarquer tous ceux qui pourraient porter préjudice à l’équilibre d’une société qui a déjà fort à faire avec ses membres dits sains de corps et d’esprit. » (Bey, 2001 : 12)

L’asile où se trouve Malika est la destination pour ceux que la société juge inaptes à s’accommoder à ses normes et ses règles. C’est un endroit qui ronge les esprits avant de détruire et ensevelir le corps de ses pensionnaires. Maïssa Bey va jusqu’à le décrire comme un endroit affligeant.

« Vestige affligeant. Planté d’arbres séculaires ployant sous un feuillage encore exubérant. Poussiéreux. Jamais élagués. Parterre envahi d’herbes folles. Çà et là, des bancs de pierre, trop massifs pour être démontrés et emmenés ailleurs » (Bey, 2001 : 9)

Ce lieu de désolation et de malheurs est l’endroit où le corps se perd et où la réification des personnages s’opère lentement mais surement.

Le corps en souffrance dans Cette fille-là est le résultat d’un blocage et une rupture dans la voie de la construction identitaire chez quelques personnages féminins dans les écrits de Maïssa Bey. Notre écrivaine nous expose le corps des femmes comme sous l’emprise de l’homme et de la société tout entière qui décide de l’attitude à adopter afin d’être socialement présentable. Une manière chez Maïssa Bey de déceler les mécanismes qui empêchent la femme de s’épanouir et de s’émanciper. Malika porte en elle les stigmates de son passé trouble et son origine inconnue. Son nom même lui semble problématique. Elle le dit de manière à jeter le trouble encore plus chez le lecteur.

« Je m’appelle Malika. Qui m’a donné le prénom que je porte? Qui l’a choisi pour moi? Je ne le saurai jamais. Ainsi, si l’on en croit mon prénom, car tous les prénoms ont un sens, je suis la reine, ou encore celle qui possède. Reine de quel royaume? La possédée aussi peut-être. C’est ce qu’ils m’ont dit quand je suis arrivée ici. M’laïka. À une lettre près. » (Bey, 2001 : 4)

Le nom ou les noms de Malika ont un sens. Un sens qui dépasse le cadre même de l’appellation et de la désignation. Elle devient la personnification d’une reine ou d’une déesse et semble même transcender vers d’autres explications possibles de son nom. La possession. Une désignation qui n’est pas admise par Malika. Elle qui aimerait être libre et sans entrave se voit emprisonnée par le simple fait d’être appelé par ce nom. Malika est une révoltée qui va tenter de se libérer de l’emprise sociale qui l’empêche d’être en harmonie avec soi-même. Maïssa Bey nous semble insister sur la valeur symbolique du nom de son personnage Malika. Le nom même est tributaire d’un sens qui renvoie à la manière dont les autres personnages du récit vont se comporter avec elle. Le malaise de Malika est aussi profond que les tabous qui empêchent la femme de dire sans entrave ses douleurs intimes. Les rêves détruits dans une société masculine sont le quotidien de la plupart de celles qui sont sous l’emprise de la violence.

Maïssa Bey se focalise lors de la description du parcours de Malika, sur l’aliénation dont elle fait l’objet dans le récit. Elle est reniée par ses parents adoptifs; tout en gardant en elle les stigmates de son abandon originel par ses véritables parents. Malika existe à travers son corps de femme qu’elle honnit et rejette. « J’étais femme et ne pouvais rien contre cette malédiction. Malédiction. Souffrance, Honte. » (Bey, 2001 : 28)

3. Les personnages écoutant

Malika dans Cette fille-là est celle qui écoute et rapporte les récits des femmes qui souffrent en silence. L’écoute comme activité et attitude en relation avec la voie de construction identitaire est primordiale dans le récit de Maïssa Bey. Celui qui parle et celui qui écoute sont tributaires d’une construction de sens qui va au-delà du simple fait de communiquer. Malika fait office de médiatrice. Elle va décoder et interpréter les récits des femmes qui lui racontent leurs vies. Elle participe ainsi à l’épanouissement des femmes qui trouvent enfin le moyen de dire leurs malaises les plus intimes. Chaque femme qui raconte sa douleur trouve enfin l’équilibre et l’harmonie avec soi-même. C’est comme si l’instinct de survie chez ces femmes qui souffrent est en relation avec la construction identitaire et le recouvrement d’une stabilité perdue.

Écrire le malaise des femmes et leurs désarrois au sein d’une société masculine est l’entreprise si importante entreprise par Maïssa Bey. C’est ainsi que la possibilité de donner la parole à une myriade de femmes sans voix fut au centre de son roman Cette fille-là. Il faudrait savoir par ailleurs que notre écrivaine était responsable d’une association qui s’occupe des femmes violentées. Une expérience qui était si pertinente lors de l’écriture de la trame narrative de son roman. Le constat de notre écrivaine est sans équivoque, elle fustige l’abandon des femmes qui souffrent seules à leur triste sort. La réalité transcende souvent l’imaginaire dans son roman.

La parole dans le récit de Maïssa Bey est l’expression d’un malaise qui gangrène la femme de l’intérieur. C’est une voix qui émane des contrées les plus reculées de la psyché de celles qui n’arrivent pas à s’émanciper. La parole devient le premier signe d’une liberté tant voulue et qui tarde à venir. C’est à travers les récits respectifs de neuf femmes qui souffrent que se développe, dans Cette fille-là, l’envie de dire ce que la société empêche le dévoilement. Les femmes qui souffrent arrivent à trouver la joie à travers l’attention des autres. Malika qui écoute les femmes qui viennent lui raconter leurs vies leur offre la consolation et le plaisir même d’être considérés comme des êtres humains.

Être à l’écoute de l’autre est une fonction qui s’applique à l’attitude systématique du personnage Malika. C’est en étant près des autres femmes qui souffrent, qu’elle arrive à trouver une paix intérieure qu’elle partage volontiers avec celles qui lui racontent leurs malheurs. La parole va permettre aux femmes d’exorciser ce que Malika nomme « Ombres du passé. » (Bey, 2001 : 73) C’est ainsi que les vestiges du passé deviennent juste des souvenirs qui vont s’estomper et disparaitre en les partageant. L’âme en souffrance de ces femmes, trouve la sérénité à travers le fait de dire à haute voix ce qu’elle cache depuis longtemps au fond d’elle. Ce sont les mots difficiles à partager que Malika tente de saisir. Les femmes dans l’asile sont des personnages auxquels on a confisqué le droit trop longtemps. C’est pourquoi ils ressentent l’envie incessante de partager leurs malaises avec les autres en attirant vainement leur attention.

« Brisant le silence, des cris parfois, des appels incompréhensibles, des invectives proférées dans l’ombre ponctués par le claquement de portes se refermant sur un univers peuplé des bruissements de la mémoire que l’on appelle souvenirs, de ces rumeurs confuses emplissant leur tête et d’eux seuls perceptibles. » (Bey, 2001 : 12)

Malika va capter les peurs et les appréhensions de celles qui souffrent. Elle va offrir la possibilité à ces personnages de trouver la sérénité en partageant leurs douloureux souvenirs. La fonction de Malika dans le récit consiste à construire un monde déconstruit. Elle va à partir des fragments de récits décousus; construire une totalité de sens. C’est à travers la violence que subissent les femmes dans leurs corps que Malika transcende la psyché de celles-ci.

4. Violence et corporéité

Malika découvre par ailleurs la sexualité à travers le viol et la brutalité. Elle est victime dès sa puberté des désirs obscènes de son père adoptif. La violence à travers laquelle elle subit les attaques de ce dernier témoigne du regard que les hommes portent sur les femmes dans le récit de Maïssa Bey. Elles ne sont que des victimes qui n’ont d’autres alternatives que la fuite. Malika est un personnage qui raconte le malheur des femmes à travers son expérience personnelle. Le viol est l’élément essentiel dans le récit de notre personnage. C’est le signe que la femme n’est perçue qu’à travers la représentation de son corps. Son identité intrinsèque s’efface devant les désirs charnels qu’elle inspire.

Malika est une femme qui s’érige face à l’ignominie dont elle est victime. Maïssa Bey nous représente Malika comme étant une révoltée. Elle s’est insurgée contre ceux et celles qui l’ont humiliée. Petite fille trouvée, elle va errer depuis l’enfance dans une société qui la dénigre. Ses parents adoptifs sont les premiers à la faire souffrir. Le viol et les attaques insensées de sa belle-mère à la suite de l’action de son mari font qu’elle accepte de s’enfermer dans l’asile. C’est une fuite loin de ceux qui tentent de lui faire du mal. Un mal strident qui demeure perceptible dans les relations hommes/femmes au sein de la société.

Malika nous semble un personnage qui se cherche au milieu d’un tumulte social qui tourmente sa psyché constamment. La parole est salvatrice et va lui permettre d’extérioriser sa douleur et ses désirs de dire l’injustice qui la frappe. C’est, en parallèle, que se développera en elle l’envie d’écouter les autres femmes qui souffrent comme elle. Un dédoublement de catharsis qui va influer sur sa progression dans le récit et surtout ses prises de position. Elle apporte chaque fois une réflexion qui va nous permettre de mieux comprendre le sens des discours souvent décousus des femmes qui se lamentent auprès d’elle. Il nous semble même que chaque récit est un fragment de la vie et du passé de notre personnage Malika.

La violence dans le récit de Cette fille-là est une barrière que la société dresse face à la parole des femmes qui souffrent en silence. Ne pas dire ses malheurs, c’est accentuer encore plus la détresse en soi. Maïssa Bey écrit la violence en insistant sur son image et ses attributs. C’est ainsi qu’elle occulte le plus souvent les scènes où l’on violente les femmes physiquement; tout en représentant les conséquences de ces actes. Elle donne la voix aux femmes afin qu’elles disent ce qu’elles ressentent. C’est cette expression et cette parole donnée qui accentuent encore plus la réalité affligeante des femmes.

L’expression de la violence chez Maïssa Bey est perceptible à travers les récits rapportés par les femmes qui souffrent. Malika se penche sur le passé des femmes de l’asile afin de mieux comprendre leur déchéance. C’est une tentative de glaner le plus d’informations autour du malaise qui touche les femmes abandonnées avec elle dans l’asile. L’abandon en lui-même est un ultime acte de violence envers ces femmes livrées à elles-mêmes. Ces femmes sont comme Malika victimes. Elles sont exclues de la société et n’ont pas le droit à l’amour. Un constat qui accable grandement Malika.

« Douleur de savoir sans rémission possible, que l’on n’est pas, que l’on ne sera jamais comme les autres, insouciante, légère, protégée par des certitudes. Que l’on porte en soi, plus profonde et plus visible qu’une entaille, l’insupportable certitude de n’avoir pas connu, de ne jamais pouvoir connaitre la douleur d’aimer à perdre souffle, de manquer d’un être à en perdre raison. » (Bey, 2001 : 75)

La violence chez Maïssa Bey est corollaire d’un vide affligeant au niveau des émotions de joies et de béatitudes qui se transforment en une douleur ininterrompue.

5. Processus d’individuation et identité corporelle

Cette fille-là de Maïssa Bey est un récit qui donne la parole aux femmes. C’est un réquisitoire contre la violence et également un plaidoyer en faveur des femmes qui souffrent en silence. Un roman si particulier qu’il nous semble définir avec exactitude les différentes facettes cachées des femmes dans leurs intimités. L’asile où se trouve enfermée Malika avec les autres pensionnaires est le réceptacle de toutes les douleurs accumulées durant plusieurs années. C’est à travers une myriade de femmes qui racontent leurs souvenirs que la trame narrative se développe et se construit. La voie qu’emprunte la femme dans le récit de Maïssa Bey est en relation avec la tentative de se réapproprier le corps qui souffre. Un processus qui va dévoiler en exergue la psyché tourmentée de celles qui n’arrivent pas à s’émanciper et à s’épanouir de manière naturelle. Or, c’est au niveau justement de l’évolution intérieure que les femmes peuvent arriver à un état de stabilité si propice à leurs délivrances. C’est la voie de l’individuation qui doit s’accomplir afin de trouver l’équilibre individuel et social. Carl Gustav Jung nous explique que la finalité de ce processus, c’est la construction d’une identité stable et unique. Le résultat est une nouvelle identité, « une unité autonome et indivisible. » (Jung, 1962 : 457) C’est une totalité qui s’éloigne ostensiblement des troubles de la vie.

Nous assistons dans Cette fille-là, à un processus de maturation et de croissance parfois inconscient et involontaire même. La voie que suivent les personnages féminins dans le récit, est une tentative de s’éloigner de leur passé. Une vie antérieure marquée par la violence et l’humiliation. Des scènes du passé que la parole tente d’exorciser afin de construire une nouvelle perspective plus sereine. Le processus d’individuation est perceptible dans le récit à travers le changement qui s’opère chez les personnages. Malika surtout semble trouver la paix tant escomptée à la fin de son périple. Elle nous semble adopter une nouvelle orientation à l’égard de son existence. La violence qui la caractérise au début de la narration cède le passage à une réflexion plus profonde et plus ancrée en elle-même. Elle se débarrasse enfin de ses faiblesses et de ses scrupules et devient plus réceptive aux messages qui émanent de son inconscient. Elle se libère de son passé en laissant libre cours à ses rêveries.

« Mon nom est M’laïkia. Mon corps se dénoue au rythme d’une lancinante mélopée reprise par des femmes couleur de terre et d’ombre, accompagnée de claquements de mains et du martèlement des tambours. Les démons s’envolent et se perdent dans le noir de la nuit. » (Bey, 2001 : 126)

Le processus d’individuation dans Cette fille-là est perceptible à travers les parcours des personnages féminins qui souffrent. Le Soi qui est la totalité psychique émergera lorsque le personnage est contraint de prendre une décision capitale pour sa survie et son épanouissement physique. Malika souffrait au sein de sa famille adoptive d’une peur constante d’être attaqué le soir par son père adoptif. C’est ainsi qu’elle va s’enfuir et arpenter seule le chemin de sa délivrance. Selon Marie Louise Von Franz, le Soi prend le dessus lorsqu’on tente d’être à l’écoute de son monde inconscient. C’est en suivant sa nature objective que l’individu arrive à dépasser les obstacles de la vie qui se dresse sur son chemin.

« Il existe dans la psyché un processus naturel de croissance, de maturation et de transformation. Pour quelqu’un qui s’efforce de se comporter selon les normes, attendre, laisser advenir, est parfois ce qu’il y a de plus difficile. Tout en étant un processus naturel de développement, le processus d’individuation s’accompagne toujours d’une suite d’actes conscients. » (Von Franz, 1979 : 110)

L’identité des personnages féminins dans les récits de Maïssa Bey est corollaire d’une évolution tout au long de la narration. Malika est une jeune fille au début du récit qui souffre en prenant conscience des limites de son statut social. Un blocage psychique s’ensuit alors; et c’est ainsi qu’elle va s’isoler du monde et s’éloigner ostensiblement des autres. « À treize ans, j’ai refusé de grandir. Croissance arrêtée ont constaté les médecins plus tard. J’ai même décidé à l’âge des premières règles que je ne serai plus jamais femme. » (Bey, 2001 : 9) C’est la première crise de l’enfance qui va déterminer le parcours de Malika et influer sur son caractère et son mode de pensée. C’est ainsi qu’elle va devenir tributaire d’une constante qui va demeurer en elle; la révolte. Cette crise n’émane pas totalement à la surface de la conscience et demeure comme un sentiment intime qui va se développer avec le temps. Ce sont les choix et les circonstances auxquels va être confronté le personnage dans le récit, qui seront déterminants pour l’avenir identitaire de celui-ci.

L’identité du personnage va s’épanouir au moment où il devient en harmonie avec les messages inconscients qui émanent de sa totalité psychique. C’est à travers la prise de conscience de sa singularité corporelle et psychique que Malika arrive à dépasser le stade de la stagnation émotive. Elle se libère en s’acceptant telle qu’elle est. Avec ses imperfections et ses incomplétudes. On assiste dans cette fille-là à un développement unique chez le personnage qui se démarque des autres. Chaque femme qui raconte ses souvenirs nous présente des voies différentes. Or, c’est le discours sur le corps qui est au centre des récits développés par chaque personnage féminin. La souffrance corporelle et la volonté de se libérer de l’emprise des hommes sont des constantes dans leurs récits.

Conclusion

En guise de conclusion, il faudrait préciser l’importance du discours sur le corps chez Maïssa Bey et sa relation intrinsèque avec le processus d’individuation. Dans cette fille-là, Malika est une femme qui tente de comprendre les tourments de celles qui n’ont pas le droit de s’exprimer librement au sein de la société. Les femmes victimes de violences lui racontent leurs passés marqués par les coups et les humiliations. C’est des femmes meurtries dans leurs corps, qui viennent se consoler auprès de la seule personne qui a voulu les écouter. La construction de l’identité des personnages est en relation dans cette fille-là d’une corrélation entre le corps et ses différents aspects ainsi que la voie choisie par les femmes. Chaque parcours est en quelque sorte une parcelle d’une identité fragmentaire qui se dévoile tout au long de la narration. La multiplicité des voix est l’asymptote d’une volonté chez notre écrivaine de dire le malaise identique à toutes les femmes qui souffrent dans son roman. Malika en écoutant les autres femmes se retrouve dans chaque récit raconté. Elle est la parfaite représentation de l’individuation comme système qui va permettre de comprendre l’évolution du personnage du roman à travers la construction de soi.

L’individuation et la construction de soi sont des notions qui semblent constituer à plusieurs égards les fondements même d’une pensée ingénieuse qui va chambouler les connaissances de l’humain qui est en chacun de nous. C’est dans cette perspective que nous avons pu constater la pertinence et l’acuité de l’individuation comme élément primordial qui va permettre de mieux comprendre le rôle de la corporéité comme étant perceptible dans l’évolution de la psyché des personnages dans Cette fille-là. Elle va même déterminer les voies qu’emprunte chaque personnage dans le récit de Maïssa Bey. Le parcours d’un personnage est tributaire d’une charge souvent inconsciente qui va conduire à mieux saisir les rouages de ses pensées. Une entreprise souvent périlleuse lors de l’analyse textuelle puisqu’elle se base sur les représentations sociales au-delà parfois de l’individu. Néanmoins, Maïssa Bey semble privilégier la description de la pensée intime de ses personnages féminins. Malika est une femme qui écoute et par conséquent donne l’occasion aux autres femmes de s’exprimer et de se libérer ainsi des barrières qu’on dresse autour d’elles. L’asile où ces femmes se trouvent enfermées est paradoxalement le lieu de l’ouverture et de l’émancipation.

ش

Barthes, Roland. (1984), Le Bruissement de la langue : Essais critiques IV. Éditions du Seuil, Paris.

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Moncef Maïzi

Université 8 mai 1945 Guelma

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