Introduction
Milan Kundera brise perpétuellement les clichés, les illusions et les mythes de la société. En effet, il ne se contente pas d’aborder dans son laboratoire des « ego imaginés ». Il incite le lecteur tour à tour à chercher la vérité, à réfléchir sur diverses questions et à ne pas s’approprier aveuglément des clichés de la société. François Ricard (1986 : 458) nous dit à propos de l’œuvre de Milan Kundera qu’il ne connaît pas à cet égard « d’œuvre littéraire qui aille plus loin, qui pousse plus avant l’art de la désillusion et qui dévoile à ce point la tromperie essentielle dont se nourrissent nos vies et nos pensées. ».
Ce mensonge s’infiltre en nous, dans notre quotidien. Il prend une forme innocente et finit par tout avaler, tout pervertir. La voix de Kundera s’élève contre cet ennemi et le révèle au grand jour loin de subterfuge qu’il utilise pour ne pas être aperçu. Cet ennemi se nomme le Kitsch. Toute l’œuvre de Kundera s’emploie à dénoncer le kitsch et ses stratégies de séduction, déjà dans l’art du roman, Kundera fustigeait l’idylle et le kitsch. Il s’en prend avec sarcasme et pertinence à cette « terreur du cœur » qu’est la sentimentalité, à cette croyance en la vérité de l’épanchement, à ce
« besoin de considérer les yeux mouillés comme meilleurs que les yeux secs, la main posée sur le cœur meilleure que la main dans la poche, la croyance meilleure que le scepticisme, la passion meilleure que la sérénité, la confession meilleure que la connaissance » (Heanel, 1994 : 84).
Le kitsch est un thème qui revient dans toute l’œuvre de Kundera comme un leitmotiv. Un ennemi intime qui vit au cœur même de ses romans. Et pour cerner son écriture et ce qui s’y joue, nous avons jugé utile de nous attarder sur la notion de kitsch et voir les multiples formes qu’il prend dans l’identité.
Bien que le terme « kitsch » n’apparaisse que dans l’Insoutenable légèreté de l’être, son œuvre elle est traversée par les manifestations polymorphes du kitsch. Il est pour Guy Scarpetta « le thème fondamental de toute son œuvre et dont on peut suivre le développement du premier jusqu’au dernier de ses textes » (Scarpetta, 1995 : 28). Cependant, le thème du kitsch n’est pas seulement la partie fondamentale de l’interrogation existentielle chez Kundera, mais aussi le point vélique de tous ses autres thèmes essentiels.
Il est impossible de définir tous les aspects du kitsch, car il représente comme nous le verrons la catégorie la plus polymorphe des domaines esthétiques et sociologiques aussi bien que philosophiques et culturels.
Nous nous évertuons dans le cadre limité de cet article à interroger la démystification radicale de nos mensonges les plus tenaces dans L’Identité où Kundera multiplie les voies/voix pour dénoncer le mythe fondateur que le kitsch représente et essentiellement le danger qu’il peut représenter dans notre société contemporaine qui a remplacé la bêtise idéologique par la bêtise commerciale et « imagologique ».
Dans cet ordre d’idées, nous commencerons par définir cette notion qui ne se laisse pas facilement cerner et ses différentes implications dans L’identité; puis nous aborderons les rapports qu’entretient la notion de kitsch avec le roman. Pour ce faire, nous allons éclairer les tendances lyriques de Chantal et Jean-Marc, protagonistes du roman objet d’étude, ainsi que les stratégies que le kitsch emploie pour détourner le sens des objets qu’il touche en nous basant sur une approche pluridisciplinaire et une lecture analytique et fouillée du roman.
1. Au royaume du Kitsch
1.1. kitsch : une notion polymorphe
Le terme kitsch est d’origine allemande, il apparaît vers le milieu du XIXe siècle aux environs de Munich. Son étymologie demeure cependant incertaine. Trois origines lui sont reconnues. La première dérive du verbe allemand Verkitschen qui signifie « brader » ou « vendre en dessous du prix ». La deuxième, de « kitschen » dans le sens de « ramasser des déchets dans la rue ». La dernière est une déformation du mot anglais « sketch » (Calinescu, 1987).
Les premières applications du terme désignent la production artistique et industrielle d’objet bon marché, de cartes postales figurant des couchés de soleil rosâtres destinées aux touristes et des spectacles qui respirent les grands bonheurs idylliques. En France, le kitsch a d’abord été traduit par des expressions approximatives qui, parce qu’elles ne reflètent pas la dimension éthico-esthétique de l’imagerie kitsch, comme « art du mauvais goût », « art de pacotille » ou « art trompe-l’œil », réduisent la dimension existentielle et philosophique du terme aux seuls objets qui n’en constituent qu’une infime partie. Employé généralement comme adjectif, il détourne l’interrogation kitsch vers le domaine des objets plutôt que vers le sujet lui-même que constitue le rapport esthétique et éthique que l’homme entretient avec lui-même et avec le monde.
Le kitsch donc dans le langage courant qualifie des objets de « pacotille » dotés de décorations inutiles et superflues évoquant un certain exotisme factice ou encore le monde merveilleux des contes de fées, ainsi que les objets caractéristiques de la production industrielle qui fait appel à la fibre esthétique et sentimentale.
Le kitsch reste donc profondément lié à l’ère de la « reproduction mécanique des objets et des messages » (Moles, 1971 : 14), il entretient des rapports étroits avec les moyens de communication de masse ou mass media. Cependant, le concept de kitsch dépasse le contexte de production socio-économique d’objets utilitaires ou même artistiques.
1.2. Kitsch et littérature
Les principes du kitsch dans l’art littéraire le transforment en un art de stéréotype dont les images sont « de nobles héros, de blondes évanouissantes, de puissants maîtres de forges, de fiancées vierges et de vieillards à la barbe blanche » (Moles, 1971 : 14), en somme, tout ce dont un lecteur médiocre est à la recherche d’images idylliques rassurantes.
Selon Matei Calinescu, c’est Frank Wedekind qui a établi une « équation intellectuellement dérangeante » (Matei, 1987) entre kitsch et modernité, en identifiant l’essence de celle-ci comme spécifiquement kitsch. Herman Broch, élève la question du kitsch et la relie à toute expérience humaine. Pour lui, le kitsch ne constitue rien de moins qu’une dimension universellement présente dans l’humain et inhérente à sa vision du monde. C’est ce qu’il nomme le kitschmensch (l’homme kitsch) qui est une attitude kitsch, car il y a « une goutte de kitsch » dans chaque individu et dans chaque œuvre d’art.
Le terme de kitschmensch – l’homme kitsch – auquel a recouru Hermann Broch revêt un caractère culturel et philosophique, ce n’est pas seulement une catégorie sociologique ou esthétique. Aussi nombre des critiques de Broch ont jugé cette notion de trop universelle pour qu’il soit possible de l’utiliser concrètement pour analyser des objets kitsch. Évidemment, il est beaucoup plus simple de dresser un inventaire d’articles produits en série, empreint de mauvais goût et dépourvu de toute valeur artistique, en en critiquant les défauts avec humour ou avec aigreur, que de traiter de ce phénomène en profondeur.
Ces manœuvres de diversion, dans la mesure où elles obéissent à l’impératif fondamental du kitsch, ne réduisent-elles pas la polyphonie de la vie à une seule facette et tout phénomène complexe à son effet? Le mérite revient à Kundera à la suite de Broch d’avoir rappelé la nécessité de concevoir le kitsch comme une attitude existentielle, comme le besoin de l’homme kitsch de se regarder dans le miroir embellissant du mensonge et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue, ou encore comme « la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion » (Kundera, 1986 : 196).
Or, c’est précisément cette attitude kitsch, ce besoin de satisfaction affective et fantasmatique du sujet dans ses manifestations les plus diverses que Kundera, à travers ses réflexions sur le kitsch dans son œuvre romanesque, tente de dénoncer.
Pour Matei Calinescu, Frank Wedekind est le premier à avoir suggéré que le kitsch est conçu comme l’essence même de notre modernité en établissant une « équation intellectuellement dérangeante » entre kitsch et modernité (Calinescu, 1987 : 15). C’est dans cette conception que l’œuvre romanesque de Milan Kundera développe toute une pensée critique et apporte un regard critique sur le kitsch et ses multiples stratégies de séduction. Prise de conscience qui, semble – t – il, constitue le meilleur moyen de « résister aux puissances omni dévorantes du kitsch » (Vattimo, 1984 : 15) pour reprendre les termes de Gianni Vattimo. Car prendre conscience du kitsch à notre époque nous évite la confusion entre moralisme et sentimentalisme, et c’est aussi être en dehors du territoire du kitsch.
Le kitsch est donc, pour reprendre Broch, « le mal » dans le système des valeurs artistiques et il ne saurait exister sans cette attitude mensongère de l’homme face à lui-même et à son environnement. Attitude qui réduit tout phénomène à son plus bel effet, l’effet de séduction, ce qui a pour conséquence d’évacuer toute dimension éthique chez le récepteur.
C’est pour ces raisons que Broch considère le kitsch comme « le mal absolu » dans le système de l’art, mais aussi comme le symptôme par excellence de l’hypocrisie sociale. Cet effet de séduction est exacerbé par notre société « imagologique » qui est en quête d’images fédératrices et embellissantes. Une « névrose universelle » à l’époque que Kundera appelle « paradoxes terminaux » où « le miroir embellissant du kitsch » est si omniprésent qu’on cesse de le voir, séduits et éblouis que nous sommes jusqu’à l’aveuglement par l’image embellie de nous-mêmes et de notre réalité que le kitsch nous renvoie, et peu importe qu’il ne s’agisse que d’un masque de beauté, d’une illusion dérisoire.
Dérisoire, mais inévitable, d’où l’ambiguïté du phénomène. L’ambiguïté réside dans sa réception et dans le rapport qui en découle, car notre époque moderne comme le souligne Lipovetsky est caractérisée par une « déréalisation ». Cette perte, ce refus progressif et constant de la réalité est l’essence même du kitsch. Elle conduit fatalement vers une « ère du vide » (Lipovetsky, 1996 : 17), encouragée par la séduction et le narcissisme que cultive la société moderne.
Pour Broch, il s’agit justement d’une crise des valeurs qui réduit « … le vécu à une convention non conforme à la réalité, à un fantasme somnambulique » (Le Grand, 1996 : 17). Car pour lui la plus importante source du kitsch réside dans
« la satisfaction affective du sujet exprimé par la recherche de forme séduisante et du « bel effet » qui masque « l’angoisse fondamentale de l’homme devant la fuite du temps, devant la mort et l’irrationnel » (ibid. 18).
Cette fuite devant l’irrationnel ne signifie pas un recours à la raison comme une valeur suprême, car elle-même se trouve piégée par le kitsch et « participe du processus » c’est ce qu’indique Scarpetta.
Toutefois, Scarpetta pense que :
«Si Broch parle, à ce propos, de raison irrationnelle, c’est pour suggérer que le déferlement de barbarie n’est pas une pure « peste émotionnelle, à laquelle la raison pourrait s’opposer, mais que cette raison elle – même, dès lors qu’on en vient à la penser comme un absolu, participe du processus, dans ses aspects à la fois objectifs et subjectifs. D’où la nécessité du roman ». (Scarpetta, 1985 : 18)
C’est en effet dans le domaine du roman que le concept de valeur est perçu dans sa complexité, car les catégories éthiques et esthétiques y coexistent à la fois d’une manière autonome et connexe. C’est justement la confusion entre ces deux catégories qui constituent, selon Broch, le fondement même du kitsch. On peut considérer le kitsch uniquement dans sa valeur esthétique puisque l’oblitération de l’éthique qu’il effectue constitue sa séduction, et ce, en délestant l’homme de toute responsabilité et individualité, le poussant à se fondre dans la masse joyeuse du troupeau. Le kitsch devient ainsi « l’instrument de manipulation de la pensée » (Le Grand, 1996 : 18).
La séduction qu’opère le kitsch se manifeste aussi dans cette idée de la beauté comme but immédiatement accessible, valeur suprême à travers la reproduction mimétique et plagiaire. C’est en cela qu’il s’apparente à l’attitude lyrique. Le kitsch aboutit ainsi à la réduction de toutes les dimensions polysémiques et polyphoniques intrinsèques à toute production artistique. C’est en cela que le roman, à travers des stratégies « impures » tels que : la polyphonie, l’ironie et le ludisme, détourne les manifestations quotidiennes et pas seulement artistiques du Kitsch.
Cependant, la disparition de valeur esthétique a pour conséquence « l’évacuation de toute ironie et de la séduction ce qui permet dès lors au kitsch de revenir en toute innocence » (Scapetta, 1998 : 18). D’où la nécessité de faire une distinction entre le kitsch auquel « on n’adhère pas, du kitsch aveugle, innocent, le mauvais goût accepté ou même revendiqué comme tel, dans l’indifférence. » (Ibid. : 18)
Les productions artistiques et littéraires se voient intégrer dans leur structure interne le kitsch. Selon Mukarovky, il ne faut pas négliger ni le rapport avec les valeurs véhiculées par la collectivité, ni les tentations internes d’une œuvre, si l’on veut en saisir sa valeur esthétique, car
« Une œuvre créée pour être en accord infaillible avec les valeurs existentielles reconnues, est perçue comme un « fait esthétique », certes, mais non artistique, bref comme un fait plaisant, kitsch. » (Mukarovsky, 1936 : 20)
Ce sont donc, les œuvres avec de grandes tensions internes qui grâce à leur ambiguïté et à la polysémie intrinsèque sont les moins susceptibles d’intégrer le kitsch à leur structure.
2. Le kitsch entre lyrisme et accord catégorique avec l’être
« L’accord catégorique avec l’être » signifie « une adhésion aveugle, inconditionnelle et non critique à la représentation d’un monde sans conflit. » (ibid. 39) C’est donc par référence à une image ou une idée que le kitsch opère, mais pas à n’importe quelle image ou idée. Elles doivent impérativement appartenir au domaine du sentiment et de l’émotion. Cependant, il s’agit d’imitation du sentiment et non du sentiment lui-même, une sorte de sentiment par procuration, une émotion de l’émotion ou encore une image de l’émotion.
Pour mieux comprendre le kitsch et son caractère truqué, Kundera a inventé une métaphore qu’il expose dans « L’insoutenable légèreté de l’être » :
«Le kitsch fait naître coup sur coup deux larmes d’émotion. La première larme dit : comme c’est beau des gosses courant sur la pelouse! La deuxième larme dit : comme c’est beau d’être ému avec toute l’humanité à la vue de gosses courant sur une pelouse! Seule cette deuxième larme fait que le kitsch est kitsch. La fraternité de tous les hommes ne pourra être fondée que sur le kitsch». (Kundera, 1986b : 361),
Cette métaphore de la seconde larme montre bien le caractère illusoire d’un monde qui glorifie le sentiment et supprime toute réflexion, comme un bandeau d’illusion que l’homme se mettrait sur ses yeux (Nietzsche). Cette émotion extrême réduit l’image du monde à sa façon en ouvrant la voie à l’extase sentimentale. Kundera le définit d’ailleurs comme « la réduction de toute pluralité à une réalité unidimensionnelle idéalisée et mensongère. » (Ibid. : 361)
Le roman de l’identité offre d’innombrables images de telles émotions sources principales du lyrisme et du sentimentalisme. Nous allons les voir à travers l’attitude de Jean-Marc d’abord puis de Chantal. Le lyrisme se manifeste dans l’attitude et le passé de ces deux personnages et nous allons essayer de cerner les événements les plus significatifs :
2.1. La jeunesse de Jean-Marc et ses tendances idylliques
L’attitude lyrique de Jean-Marc se manifeste la première fois dans le roman lors de sa rencontre avec F., un ami avec lequel il avait coupé tout rapport et qu’il revoit à l’hôpital. Elle se révèle dans le commentaire que le narrateur fait de sa réaction vis-à-vis de son ami lors d’une réunion qui a mené à son licenciement : « Un jour, il y a plusieurs années, il apprit que F. l’avait trahi; ah, le mot est par trop romantique, sûrement exagéré, pourtant, il en fut bouleversé » (Kundera, 1998 : 18)
Nous retrouvons ici le lyrisme de Jean-Marc associé à la jeunesse et à l’immaturité qui la caractérisent. Cet événement s’est déroulé il y a longtemps. C’est pourquoi il a utilisé le mot « romantique » pour commenter son attitude qui était exagérée et teintée de lyrisme. Cette distance entre l’attitude décrite et le mot choisi pour exprimer la raison fondamentale de sa réaction dénote l’ironie Kundérienne dans sa tentative de dénonciation de l’attitude kitsch de Jean-Marc. Par métonymie, le caractère grave de la situation est lui aussi touché par l’ironie puisque le narrateur nous avoue que c’était « exagéré ».
L’attitude lyrique de Jean-Marc qu’il a eue il y a longtemps est détournée de son sens pour devenir risible, voire perdre tout son sens. De l’état de gravité dans lequel était plongé Jean-Marc, il se retrouve dans un état de légèreté : « il fut saisi d’un état inexplicablement joyeux. »(p. 19) Le narrateur ne nous explique pas les raisons de cette joie soudaine, mais à travers elle, c’est le caractère fondamental de Jean-Marc qui s’est révélé, caractère consistant en une légèreté et en une absence absolue de responsabilité et du refus de tout engagement. Jean-Marc est « un marginal » et son départ pour la marge commence dès la rupture des liens qu’il entretenait avec son ami F.
Si la rupture de Jean-Marc avec F. était aussi définitive et sa réaction aussi surévaluée, c’est parce qu’il tenait l’amitié en valeur suprême. L’attitude lyrique de Jean-Marc se manifeste donc dans sa conception de l’amitié. Dans le chapitre seize, le narrateur revient sur le concept d’« amitié » pour y dénoncer le kitsch qu’il recèle. Jean-Marc partage avec Chantal la découverte qu’il a faite lorsqu’il a revu F. à l’hôpital de Bruxelles sur l’amitié et tout ce qu’elle pouvait contenir comme kitsch et mensonge idyllique.
Jean-Marc fait part à Chantal de l’importance qu’il accordait au sens de l’amitié dans sa jeunesse :
« Ce que j’ai toujours désiré, depuis ma première jeunesse, depuis mon enfance peut-être (…) : l’amitié comme valeur élevée au-dessus de toutes les autres. J’aimais dire entre la vérité et l’ami, je choisis toujours l’ami. » (Ibid. : 62)
Dans cette définition lyrique, l’amitié est une valeur absolue qui permet même le mensonge. C’est une valeur au-dessus de la vérité, au sommet de tout et que rien ne peut atteindre. Jean-Marc justifie sa conception de l’amitié par un besoin de croire à une valeur absolue, un besoin d’accord catégorique avec l’être : « L’amitié était pour moi la preuve qu’il existe quelque chose de plus fort que l’idéologie, que la religion, que la nation. » (Ibid. : 63)
Pour justifier cette conception, il prend pour exemple l’amitié qui lie les quatre mousquetaires d’Alexandre Dumas :
Dans le roman de Dumas, les quatre amis se trouvent souvent dans des camps opposés, contraints ainsi de se battre les uns contre les autres. Mais cela n’altère pas leur amitié. Ils ne cessent pas de s’aider, secrètement, avec ruse, en se moquant de la vérité de leurs camps respectifs. Ils ont placé leur amitié au-dessus de la vérité, de la cause, des ordres supérieurs, au-dessus du roi, au-dessus de la reine, au-dessus de tout. (Ibid. : 63)
L’amitié conçue comme idéal qui consiste à venir en aide à l’ami dans le besoin est détournée par le discours de Jean-Marc lui-même :
« L’amitié n’est plus vérifiable par aucune preuve. L’occasion ne se prête plus à chercher son ami blessé sur les champs de bataille ni à dégainer le sable pour le défendre contre des bandits. Nous traversons nos vies sans grands dangers, mais aussi sans amitié » (L’Identité p. 64) (…) « Car l’amitié vidée de son contenu d’autrefois s’est transformée aujourd’hui en un contrat d’égards réciproques, bref, un contrat de politesse». (Kundera, 1998 : 65)
De la réflexion de Jean-Marc autour de l’amitié, il arrive à redéfinir cette notion et la subvertir. Loin de l’idéalisme qui le caractérise, il comprend sa vraie raison d’être : « voilà la seule vraie raison d’être de l’amitié : procurer un miroir dans lequel l’autre peut contempler son image d’autrefois qui, sans l’éternel bla-bla de souvenirs entre copains, se serait effacée depuis longtemps. » (Ibid. : 20)
Cette nouvelle définition détourne le sens premier de l’amitié et dévoile le kitsch qui s’y cache. L’amitié est perçue comme un miroir, un miroir séduisant où l’on peut « contempler son image », l’image qui, rappelons-le, est la marque d’identification du kitsch. Le choix du verbe « contempler » marque le narcissisme qui se cache derrière cette image et le désir de garder en mémoire l’idée idéalisée d’un événement passé, d’une image de soi et la faire vivre pour atteindre l’éternité. Ce désir est typique de l’attitude kitsch, car il permet à l’homme de nier toute temporalité. Et de là, toute idée de finitude.
Une autre manifestation du lyrisme chez Jean-Marc est révélée lors de la discussion qu’il a eue avec F qui tente de faire rappeler à Jean-Marc une phrase qu’il avait prononcée étant très jeune : « Moi, il me suffit de voir comment son œil clignote, de voir ce mouvement de la paupière sur la cornée, pour que je ressente un dégoût que je peux à peine surmonter » (ibid. 19 - 20).
Cette phrase imputée à Jean-Marc par F., mais dont il n’a aucun souvenir correspond à une image idéalisée de la femme que se faisait Jean-Marc. Son attitude lyrique ici, prend toute sa dimension. D’ailleurs, son ami insiste auprès de lui pour qu’il se souvienne de cette image idyllique, dont Jean-Marc, lui-même ne se souvenait pas. Le narrateur nous le certifie que son oubli est involontaire : « Mais Jean-Marc disait vrai, il ne se souvenait pas. D’ailleurs, il n’essayait même pas de chercher dans sa mémoire. » (Ibid. : 20)
Dans cette phrase que F. a jugée « tellement étrange » (ibid. 20) se manifeste la vision idéalisée et catégorique, en accord avec l’idée de pureté de l’être, d’harmonie qui caractérise une vision du monde kitschifiée et idyllique où le corps est perçu loin de sa réalité physique.
Le rapport au corps de la femme est aseptisé de tout défaut et « le mouvement de la paupière sur la cornée » est à peine surmontable pour Jean-Marc. Il ressent du dégoût pour toute idée ou image qui viendraient déranger la sublimation opérée. L’accord catégorique avec l’être chasse toute image qui ne correspondrait pas à cet idéal féminin auquel il s’est attaché durant sa jeunesse. La négation de ce mouvement démontre la force d’idéalisation du kitsch et le dénonce.
Jean Marc, qui est à la recherche de Chantal sur la plage après son arrivée de Bruxelles, succombe au lyrisme et à sa séduction, et se laisse piéger dans ses images sentimentales excessives au point de pleurer de véritables larmes à la pensée de la mort de Chantal. Ici, c’est l’idée d’une Chantal en sang qui a ému Jean-Marc et le fait pleurer et crier son nom. Son attitude lyrique a été motivée par son amour envers elle et par le caractère distrait de Chantal. Elle est presque indépendante de sa volonté consciente. Il se laisse attirer vers ce piège du sentimentalisme, vers une comédie sentimentale. L’émotion suscitée par l’image de Chantal en sang est à tel point forte « qu’il s’adonne à cette sorte de théâtre sentimental » (Kundera, 1998 : 28) dont les images ressemblent à une scène lyrique dans laquelle le héros accourt pour sauver sa princesse d’une mort certaine. Le rôle du méchant étant attribué au char qui s’enfuit après avoir commis son crime. Piégé par le lyrisme de ses images, il s’adonne à « sa comédie sentimentale », son visage « se crispe d’une grimace de pleur s », car :
«Il voudrait lui crier de ne pas être aussi distraite, de faire attention à ces voitures crétines qui parcourent la plage. Soudainement, il imagine son corps écrasé par le char, elle est étendue sur le sable, elle est en sang, le char s’éloigne sur la plage et il se voit courir vers elle. Il est à tel point ému par cette image qu’il se met vraiment à crier le nom de Chantal, le vent est fort, la plage immense, et sa voix n’est audible par personne, aussi peut-il s’adonner à cette sorte de théâtre sentimental et, les larmes aux yeux, crier son angoisse pour elle; le visage crispé d’une grimace de pleur, il est en train de vivre pendant quelques secondes l’horreur de sa mort». (Ibid. : 28)
Le narrateur explique cette tentation lyrique du fait qu’il vivait avec la mort de Chantal depuis qu’il a commencé à l’aimer. Jean-Marc reconnaît qu’il ne s’agissait que d’une comédie. Cela a pour effet d’évacuer toute la tension dramatique éprouvée par Jean-Marc et que le texte contient. Elle est évacuée par « le sourire ». Cependant, ce n’est pas un sourire qui l’incrimine, qui l’accuse comme auteur d’une comédie où il a imaginé la mort de sa bien-aimée, ni même un sourire de distance ironique entre lui et sa comédie. C’est un sourire presque de complaisance, d’accord avec lui-même, qui supprime toute culpabilité et tout reproche, car « la mort de Chantal est avec lui depuis qu’il a commencé à l’aimer. » (Ibid. : 29)
2.2. La jeunesse de Chantal et ses tendances idylliques
Chantal est, elle aussi, prise par le piège du kitsch et de ce monde idyllique. Lorsqu’elle était plus jeune nous dit le narrateur :
Quand elle avait seize, dix-sept ans, elle chérissait une métaphore; l’avait-elle inventée elle-même, l’avait-elle entendue, lue? Peu importe : elle voulait être un parfum de rose, un parfum expansif et conquérant, elle voulait ainsi traverser tous les hommes et, par les hommes, embrasser la terre entière. Parfum expansif de rose : métaphore de l’aventure. (Ibid. : p. 54)
Par cette métaphore, tout comme pour Jean-Marc, le narrateur définit Chantal et son rapport avec son passé empreint de tentation et d’aspiration lyrique. Elle nous indique ses penchants vers l’aventure. La rose et le parfum de rose sont les sentiments d’une sentimentalité, d’un romantisme débridé. La métaphore lyrique de Chantal montre sa nature profonde, son désir de traverser tous les hommes se lit à travers son comportement lorsqu’elle est loin de Jean-Marc. Sur la plage de Normandie, elle s’est imaginée flirtant avec des inconnus transformés en arbre à bébé.
Cependant, cette métaphore qui la définissait dans sa jeunesse semble, pour le narrateur, ne pas vraiment émaner de Chantal. Cela n’était pas important, car Chantal s’est identifiée à cette métaphore lyrique de rose qui lui inspirait l’aventure. L’aventure concupiscente avec tous les hommes, ce qui a pour effet de nous renseigner sur les penchants érotiques de Chantal.
Le narrateur en dit d’ailleurs : « cette métaphore a éclos au seuil de sa vie adulte comme la promesse romantique d’une douce promiscuité, comme une invitation au voyage à travers les hommes » (Kundera, 1998 : 54).
Ce désir d’unité avec le monde entier est un désir lyrique, un désir de cacher la réalité et de ne garder de la vie que son côté idyllique. Cette métaphore, par laquelle le narrateur définit Chantal, est l’image même du kitsch et du désir d’éternité, qui la destinait à la « promiscuité » et au « voyage à travers les hommes », exprime le désir profond de Chantal de s’unir avec l’humanité dans un élan lyrique, où elle va se désubstantialiser dans un univers de libertinage. Cela semble exprimer la nature profonde de Chantal.
Cependant, elle va très vite déchanter juste après son mariage : « Mais, de nature, elle n’était pas une femme née pour changer d’amants, et ce rêve vague, lyrique, s’est vite endormi dans son mariage qui s’annonçait calme et heureux. » (Ibid. : 54)
Ce rêve lyrique s’est peut-être endormi à la faveur d’un autre rêve inspiré par le mariage et véhiculé par l’imagerie kitsch, celui d’un « mariage qui s’annonçait calme et heureux »
Le bonheur auquel aspire Chantal est lié à l’image de plénitude. Elle est passée du désir de se perdre dans la multitude d’hommes à un autre désir, celui de vivre dans la plénitude du mariage.
Une autre image qui caractérise le kitsch se dégage de ce passage, celui de l’oubli de l’être et de la légèreté. Chantal est piégée dans le kitsch, dans « la station de correspondance entre l’être et l’oubli ». Le rêve idyllique de Chantal la projette dans un monde hors du temps et de l’espace. Cette négation du temps est caractéristique du désir kitsch d’éternité. C’est la légèreté de l’homme qui le fait dans l’oubli. Cette notion de légèreté poursuivra Chantal jusqu’à la faire tomber dans l’oubli, « l’oubli de l’être ».
Les penchants lyriques et son désir romantique de vivre l’aventure s’évanouissent lorsqu’elle rencontre Jean-Marc :« Elle savourait l’absence totale d’aventure. Aventure : façon d’embrasser le monde. Elle ne voulait plus embrasser le monde. Elle ne voulait plus le monde. » (Ibid. : 56)
Le narrateur nous montre le refus de Chantal de céder aux sirènes lyriques de sa jeunesse. Elle voit alors sa métaphore de « parfum de rose » se faner :
« Elle se rappela sa métaphore et vit une rose qui se fanait, rapidement, comme dans un film accéléré, jusqu’à ce qu’il n’en restât qu’une tige mince, noirâtre, et qui se perdait à jamais dans l’univers blanc de leur soirée : la rose diluée dans la blancheur. » (Ibid. : 56)
Elle a définitivement abandonné son passé pour vivre un amour tout aussi idyllique avec Jean-Marc. Car son amour pour celui-ci est absolu. Ce revirement s’est opéré un jour où elle se trouvait avec lui au bord de la mer dans une atmosphère de blancheur immaculée :
« (…) elle en garde un intense souvenir de blancheur; les tables, les chaises, les nappes, tout était blanc et les lampes irradiaient une lumière blanche contre le ciel estival, pas encore sombre, où la lune, elle aussi blanche, blanchissait tout alentour » (ibid. 55).
Dans « ce bain de blancheur » (ibid. 55), Chantal comprend que dorénavant, son amour pour Jean-Marc qui est teinté de blancheur immaculée est un « amour absolu ». (p. 56) Cette blancheur immaculée, évacue-t-elle aussi tout ce qui peut noircir cet état de béatitude dans laquelle est plongée Chantal, à savoir la mort de son fils : « Pendant ces minutes (…) elle souvint soudain de son enfant mort et une vague de bonheur l’inonda » (Kundera, 1998 : 55).
La mort de son fils laisse libre cours au lyrisme blanc de Chantal qui s’empare d’elle. Le kitsch évacue la mort de son univers, et dans cet univers de blancheur intense la mort de son fils et elle aussi évacuée et laisse à la place « une vague de bonheur » (p. 55), à une légèreté propre à l’attitude kitsch.
Le narrateur justifie ce bonheur absolu de Chantal qui arrive à lui faire oublier la mort de son fils et par là, la transgression qu’il constitue :
« contre les sentiments personne ne peut rien, ils sont là et ils échappent à toute censure. On peut se reprocher un acte, une parole prononcée, on ne peut se reprocher un sentiment tout simplement parce qu’on n’a aucun pouvoir sur lui. » (Ibid. : 56)
Selon Éva Le Grand, on peut identifier dans l’œuvre de Kundera un procédé qui est utilisé pour contrôler le travail réducteur orchestré par le kitsch. Il soumet ses personnages et ses thèmes à « une double exposition » sémantique qui fait apparaître simultanément deux mondes en principe incompatibles, les faisant voir dans leur surprenante proximité. En l’occurrence, cela lui permet de dévoiler, « derrière les couleurs rosâtres de la représentation kitsch, le monde multicolore d’une réalité oblitéré et vice-versa ». Cette double exposition montre « le mensonge intelligible » des apparences « pour nous faire entrevoir ce qui se cache derrière » (Le Grand, 1995 : 42).
Kundera perce les décors « afin de donner à voir ce qui se cache derrière les façades, derrière les masques de beauté par lesquels le kitsch dissimule la réalité conflictuelle » (ibid. 42). Il perce à jour l’insidieuse intrusion d’une réalité mensongère entre soi et le monde. Dans ce cas, le kitsch pourrait bien se définir comme une promesse d’un bonheur compensatoire, mais à prétention de vérité.
De leur tentation lyrique, nous sommes arrivés à la conclusion que Jean-Marc et Chantal sont tous deux au centre de deux polarités antinomiques : la légèreté et la pesanteur. Cette dualité et hésitation s’inscrivent dans ce que Kundera nomme le « code existentiel » d’un personnage. Comme nous l’avons indiqué précédemment, le « code existentiel » est constitué de quelques mots-clés qui résument le personnage. Séparément, ils sont constitués chacun de leur propre code qui se rejoignent dans le désir de légèreté qui caractérise tous les personnages de roman de Kundera. Cependant, le fait marquant de L’Identité est de donner au couple une identité dans sa dualité.
Le couple, formé par Chantal et Jean-Marc, est lui aussi constitué par un code existentiel qui est lui-même empreint de lyrisme. Le couple uni dans sa différence, un couple bipolaire comme ses constituants. Un couple où leur amour est absolu, où l’altérité est mal comprise, et parfois même refusée. L’un est le refuge de l’autre, uni dans le désir d’échapper au monde et ses valeurs : « Car tel est bien l’amour de Jean-Marc et Chantal : un espace aménagé en marge du monde, à l’écart de la vie, contre la vie, en fait, et donc « une hérésie, une transgression des lois non écrites de la communauté humaine. » (Ibid. : 42)
À la fin du roman, le narrateur (ou Kundera lui-même) nous livre une vision du couple tout droit sorti de son esprit :
Je vois leurs deux têtes, de profil, éclairées par la lumière d’une petite lampe de chevet : la tête de Jean-Marc, la nuque sur un oreiller, la tête de Chantal penchée quelque dix centimètres au-dessus de lui. Elle disait : « je ne te lâcherai plus du regard. Je te regarderai sans interruption.» (Kundera, 1998 : 206-207)
Le regard est constitutif du code de ce nouveau personnage que le narrateur voit uni. Le lyrisme de ce couple est celui de la surveillance continue.
3. Le kitsch et la tentation totalitaire
3.1. L'ambition des feuilles mortes
Le kitsch est devenu l’impératif de notre société mass-médiatique où, être moderne signifie un effort effréné pour être à jour, être conforme, être encore plus conforme que les autres. Être moderne signifie « cet effort effréné de ressembler à son image » (Le Grand, 1995 : 43).
Nous apprenons au chapitre trente-six, au cours d’une dispute qui oppose Chantal et Jean-Marc, que Chantal s’est établie dans une citadelle de conformisme. « … Mais toi, tu ne renonceras jamais à cette citadelle de conformisme où tu t’es établie avec tes multiples visages. » (Kundera, 1998 : 152)
Puis, dans le chapitre trente-neuf, elle rencontre ses collègues à la gare du Nord et l’une d’entre elles la prend par le bras et « elle l’entend dire : « tu t’es placée au centre. » Et encore : « Tu t’es établie dans une citadelle de conformisme » (ibid. 166).
Le directeur de l’agence de publicité où Chantal travaille, Leroy, au chapitre dix-sept, explique lors d’une projection d’un film publicitaire lors d’un séminaire qu’il convoque « autour d’un spot d’une compagne ou d’une affiche » (L’Identité p. 67), la méthode de fonctionnement : « Nous sommes toujours à la recherche d’une majorité » (ibid. 67).
Cette quête frénétique d’une majorité est l’expression même de l’esprit kitsch qui règne au sein de la société mass-médiatique. Puis, il continue en analysant le mode de fonctionnement : « nous mettons un produit dans le cercle enchanté des images susceptibles de rassembler une majorité d’acheteurs. »(Ibid. : 67)
Le kitsch dans sa conception d’embellissement du monde et de la réalité trouve ici son expression. Le kitsch sentimental s’allie ici au kitsch commercial pour aboutir à l’unification de tous sous la même bannière, celle du kitsch.
Le conformisme est le synonyme de l’accord catégorique avec l’être que dénonce Kundera. Il débusque l’origine de cet accord dans le sacro-saint impératif de création et le dénonce. Nous retrouvons cette dénonciation de l’origine de l’accord dans l’Identité dans le discours de Leroy sur la procréation. « Pourquoi vivons-nous? Pour procurer de la chair humaine. Car la bible ne nous demande pas (…) de chercher le sens de la vie. Elle nous demande de procréer » (ibid. 175). Il s’agit ici de nier tous les aspects de la vie pour n’en laisser que l’impératif de procréer.
Pour Eva Le Grand, le premier accord catégorique avec l’être est derrière toutes les croyances occidentales « qu’elles soient religieuses ou laïques », car, les « partis politiques comme les sectes religieuses s’accordent sur la même représentation archétypale » (Kundera, 1998 : 42).
L’archétype est à chercher dans la représentation d’une même image archétypale, qui exprime un même accord avec le plus grand nombre. De ce fait, les différents symboles sur lesquels nous bâtissons nos vérités contribuent à la prolifération du kitsch dans tous les domaines. L’une des définitions que Kundera donne du kitsch, est une définition qui prend appui sur l’élément scatologique. L’idée véhiculée par le kitsch d’un monde idyllique d’où est évacuée toute impureté, ou pour reprendre les termes de Kundera « la négation absolue de la merde ». Elle prend source dans l’idée chrétienne selon laquelle Dieu créa l’homme à son image, confortant l’image auréolée que l’homme à de lui-même. Or, selon Kundera, si Dieu a créé l’homme à son image, il doit posséder des intestins ou bien il n’en a pas, et dans ce cas il devient responsable de « l’ignominie défécatoire » de l’homme.
Kundera, en jouant au démystificateur et avocat du diable, interroge cette image en la confondant à
« l’impureté » intrinsèque de l’homme. C’est ce qui fait dire à Eva Le Grand que : « (…) l’élément scatologique devient chez Kundera l’un des principaux facteurs d’ironie et de rire, par là même, un contrepoint structurellement nécessaire à la représentation idyllique de tous les accords catégoriques comme imagologique avec l’être » (Le Grand, 1995 : 45).
De la même manière que l’homme désire se reconnaître dans cette image de pureté qu’il a de lui-même, les personnages de Kundera l’intègrent dans leur « code existentiel » qui se mesure à leur acceptation ou refus de la merde. Bien évidemment, il s’agit d’une merde métaphorique qui mobilise l’idée d’un univers idyllique ou utopique qui réduirait toutes les composantes de la réalité sublimée, presque irréelle. Être donc, en accord ou en désaccord, avec la merde métaphasique qui constitue le choix ou non de cette réalité rehaussée, sublimée.
«(…) le désaccord avec la merde est métaphysique. L’instant de la défécation est la preuve quotidienne du caractère inacceptable de la création ». Dans ce cas, selon Scarpetta dans son livre « l’impureté » trois attitudes sont possibles : « soit refuser la merde et s’empêtrer dans des illusions lyriques, soit l’acceptation en niant toute idée de péché ou d’impureté, soit une attitude intermédiaire.» (Scarpetta, 1985 cité in Le Grand, 1995 : 50)
Le kitsch prend très souvent la forme d’une métaphore, une image archétypale par laquelle, à notre insu, on se laisse piéger. Chantal, elle s’est laissé piéger par la métaphore de la rose : « (…) elle voulait être un parfum de rose, un parfum expansif et conquérant, elle voulait traverser ainsi tous les hommes et, par les hommes, embrasser la terre entière. » (Kundera, 1998 : 54)
Ces images sont toutes des métaphores rassurantes d’une idylle pour tous. Cercle, danse, chant, marche rythmée deviennent tous chez Kundera des sources d’une idyllique séduction collective. De belles métaphores qui figent le bonheur humain en lui substituant l’état d’un bonheur éternel, une extase entretenue par la répétition du même. C’est ainsi que la réduction du désordre de la vie à l’ordre magique des uniformes lyriques devient dans l’œuvre romanesque, et dans L’identité plus expressément, l’objet principal de ses démystifications.
Cette réduction se lie aussi dans les personnages de Kundera, lorsqu’ils sont confrontés à la douloureuse distinction entre l’être et le paraître, au moi et à l’image du moi dans un univers d’images compensatoires. Ce qui mène parfois à une « dissociation schizoïde entre l’être et le paraître » (ibid. 50), le libérant ainsi du choix de sa responsabilité devant ses propres actes.
3.2. Le regard totalitaire
La métaphore oculaire est dans L’Identité, l’image de l’œil omniprésent des caméras. Le regard s’institutionnalise proposant une « image-miroir » arrachée au temps, ou hors du temps, une autre manipulation du kitsch qui arrache l’homme au mouvement du temps à sa mortalité pour le condamner à l’immortalité, ultime « illusion dérisoire ».
Pour Kundera, il n’y a pas pire horreur que « de transformer un instant en éternité, d’arracher l’homme au temps et à son mouvement continu » (Kundera, 1990 : 349).
L’identité subit l’emprise totalitaire de l’image, emprise que sa structure diffractée tente de subvertir. Le kitsch imagologique – cette nouvelle forme de l’étrange a besoin de vivre pour davantage d’images, d’idées et abstractions pour que
« la réalité » éloigne l’homme de son libre arbitre plus encore que toute idéologie collective. Tout a été usurpé par l’image en devenant le plus démocratique des masques de beauté du kitsch mass-médiatique, une « image idéale derrière laquelle ils ont choisi de se cacher » (ibid. p. 386).
Le kitsch mass-médiatique tente la négation de toute individualité. Avec le jeu entre les différents thèmes et motifs dans l’identité (disparition, l’œil, les caméras, la surveillance), il renvoie à l’effacement de la frontière entre le privé et le public. La disparition de la pudeur devient l’exemple par excellence. La couleur rouge de Chantal qui envahit son corps comme une réaction allergique à la violation de son intimité
Dans l’ère imagologique, les hommes n’ont plus besoin de courir derrière leur « image perdue », car elle est devenue leur seule réalité; leur seconde peau sous laquelle la « réalité ne représente plus rien pour personne : la vie avec son cortège de désaccords est définitivement ailleurs » (Le Grand, 1995 : 70).
Le kitsch imagologique est un « monde sans visage ». La métaphore oculaire qui traverse L’Identité se transforme en catégorie existentielle : « l’image de l’homme-orchestre scelle son destin. (…) le voir sous toutes ses formes : regard, œil, caméra, photo, image, etc. se substituent à tout désir. » (Ibid. : 70)
Chantal émet le désir de s’en aller sans qu’aucun œil indiscret ne puisse violer son ultime instant d’intimité. Chantal est en désaccord totale avec le monde imagologique. Elle oscille entre deux attitudes : la première qui est un désir de s’unir avec le monde et le conformisme et un autre qui veut fuir un monde envahit par la laideur du kitsch sous toutes ses formes (visuel, acoustique). Dans le monde imagologique, nous dit Kundera : « ce qui est insoutenable dans la vie, ce n’est pas d’être, mais d’être son moi. » (Kundera, 1990 : 308)
4. La subversion à l'œuvre
4.1. Kitsch et stratégie de subversion
La lecture du kitsch dans une œuvre dépend donc non seulement du contexte de sa réception, mais aussi de la tension structurelle interne de l’œuvre, à savoir, la présence ou l’absence de jeux ironiques, voire aussi parodiques que l’œuvre fait subir, aux divers éléments kitsch qu’elle intègre.
C’est donc en jouant ironiquement avec les formes du kitsch, en les détournant de leurs fonctions premières, que ces œuvres recèlent aussi la meilleure critique de notre culture du XXe siècle ainsi que pour déjouer les stratégies de séduction que mobilise le kitsch dans notre société contemporaine.
C’est dans le domaine de l’art romanesque que le rapport au kitsch est le plus significatif, dans la mesure où le kitsch y apparaît souvent comme « le code existentiel » des personnages, pour reprendre le terme de Kundera, se révélant à travers leur attitude face au temps, comme un désir de négation du temps, de la mort et de l’oubli, et où même le désir amoureux devient un simulacre, un « désir d’éternité (Le Grand, 1995 : 35)
Si le genre romanesque est le terrain privilégié pour analyser et débusquer le kitsch dans toutes ses formes, c’est parce que « le roman moderne tente héroïquement de s’opposer à la vague kitsch, mais finira par être terrassé par lui » (Kundera, 1985 : 56). Or, le roman contemporain, est programmatiquement polyphonique et hétérogène dans tous ses aspects, c’est-à-dire, qu’il intègre au sein même de sa structure une polyphonie de sens et des éléments hétérogènes, tels que : la polyphonie, l’ironie, la réflexion ludique et philosophique,… bref « qu’il présente la forme artistique la plus exacerbée de cette intégration structurelle » (Le rand, 1996 : 21).
Le roman, contrairement à ce que redoutaient Broch et Kundera, a su déjouer les tentatives du kitsch et n’a pas été terrassé par lui. Car, il a dénoncé à travers son intégration dans la structure narrative et discursive des romans, et surtout dans le comportement même de leurs personnages comme « code existentiel le plus tenace, le plus secret et plus insidieux de notre temps. » (Ibid. : 22).
Le kitsch est donc nécessaire au roman, et comme le disait Hersant :
« Le kitsch est essentiel au roman en tant qu’ennemie de l’intérieur ; il fournit sa matière, il oriente sa thématique, il est responsable de sa forme même, qui tend toujours à le contrer. » (Hersant, 1993 : 9).
L’imagerie kitsch qui met à profit l’éternel désir d’Idylle, d’Utopie, de bonheur absolu et du rêve d’un amour avec un grand A, se transfigure en une idéalisation émotionnelle et esthétique de la représentation du monde, opère comme le dit Kundera un « masque de beauté ». En effet, « toute imagerie kitsch, en proposant une image idyllique, lyrique et compensatoire à la masse unie dans une extase lyrique collective, exerce sur tout un chacun un dangereux attrait de séduction » (ibid. 22), dont l’apparente « beauté » n’est qu’un écran qui « permet de perpétrer et en toute conscience d’horribles crimes et ce au nom d’Idéaux, d’Absolus ou de Raison supérieur. » (Ibid. : 22).
C’est en cela que le roman est seul moyen de résister aux forces réductrices du kitsch, car
«comme le disait Broch, doit être le miroir de toutes les autres visions du monde, mais elles sont pour lui des vocables de réalités exactement au même titre que tout autre vocable du monde extérieur. Et, exactement au même titre que chacun des autres vocables de réalités qu’il tire du monde littéraire, il doit les insérer dans sa propre syntaxe » (Broch, 1966 : 23),
Le kitsch exerce une attitude qui s’explique par une satisfaction fantasmatique du sujet, ce qui est pour Hermann Broch (repris d’ailleurs par Kundera dans « L’Art du roman ») « le besoin de se regarder dans le miroir embellissant et de s’y reconnaître avec une satisfaction émue » (Kundera, 1986a : 160), ce qui chez Kundera est « la traduction de la bêtise des idées reçues dans le langage de la beauté et de l’émotion » (ibid. 196).
C’est donc, en amplifiant, en « sentimentalisant » à bon prix, avec de beaux effets, le côté émotionnel du mythe que le kitsch réussit à conférer à des images où a des objets et situations les plus banals une aura d’universalité et d’éternité. Ce qui a pour effet d’opérer un camouflage du particulier en universel. Et c’est ce qui répond aux principes kitsch, celui du plus grand nombre et de la médiocrité.
4.2. Ironie et subversion
Par le rire et l’ironie, Kundera dévoile d’une manière subversive les insidieuses attaques du kitsch et la manière avec laquelle il détourne les choses. Lorsque Jean-Marc et Chantal discutent autour d’une compagne publicitaire autour de la mort, c’est le rire du couple qui déjoue le kitsch et le dénonce. Le narrateur nous dit d’ailleurs qu’ils « parlent gaîment de la mort ». (Kundera, 1998 : 38)
« Il ne faut pas rire, dit-elle en riant » (ibid. 38)
Le rire a pour fonction d’évacuer le caractère sérieux de la discussion en ironisant sur cette image sublimée de la mort. Deux attitudes de dénonciation sont possibles : le rire, ou le sourire. Les deux marquent cette distance ironique et permettent à l’esprit critique de rester éveillé et de ne pas tomber dans le lyrisme et la sublimation opérés par le kitsch.
« Un sourire qui marque une distance » (ibid. 38)
L’ironie est à son comble lorsqu’en continuant son explication sur la surévaluation de la vie, elle démystifie aussi une valeur elle aussi surévaluée, celle de l’enfant :
À propos, tu sais quel était le nom codé de la bombe atomique envoyée sur Hiroshima ? Little Boy! C’est un génie, celui qui a inventé ce code! On n’aurait pas pu trouver mieux. Little Boy, petit garçon, gosse, môme, il n’existe pas de mot plus tendre, plus touchant, plus bourré d’avenir. (Ibid. : 34)
L’enfant, valeur suprême de l’innocence, est ici subvertie par le biais de l’ironie. Plusieurs synonymes du mot enfant sont utilisés pour renforcer l’idée et l’image de l’innocence : « petit garçon », « gosse », « môme ». Le changement du registre lexical est utilisé pour créer un effet d’attendrissement, car les mots « gosse » ou « môme » sont plus proches du registre familier du lecteur. L’enfant qui apporte la vie et l’espoir sème la mort et la désolation et cela sous le paravent du kitsch souriant et heureux. Jean-Marc, pour ironiser encore plus et pousser la démystification encore plus loin dit à son tour : « C’est la vie même qui plane au-dessus de Hiroshima en la personne d’un little boy, qui lâche, sur les ruines, l’urine d’or de l’espoir. » (Ibid. : 43)
Cette phrase résume parfaitement l’esprit kitsch. Le rapprochement est fait entre le mot enfant et le mot vie. L’enfant c’est la vie, une vie sublimée et mensongère qui détruit tout sur son passage, qui cache tout ce qu’elle considère comme nuisible. Le kitsch totalitaire autorise les crimes les plus odieux au nom de la vie et du bonheur de l’humanité. « Les ruines » représentent tout ce que le kitsch et sa représentation principale à savoir l’idylle ne peuvent supporter. Leur caractère inacceptable doit être surévalué et sublimé, et le meilleur moyen que le kitsch met en place c’est de couvrir les ruines d’or, d’une urine d’or. L’élément scatologique fait ici contrepoint avec le kitsch et sa pureté.
Cette image lyrique est ironie par Jean-Marc, pour en dévoiler le caractère fondamentalement kitsch et mensonger. Le kitsch a conquis le monde entier et son urine d’orée est partout. « C’est ainsi que l’époque de l’après-guerre a été inaugurée ».
4.3. L’art détourné
Les romans de Kundera montrent, de multiples façons, comment le kitsch opère la simplification structurale dans l’art et comment, à travers une réécriture oblitérante qui ne laisse qu’une forme vidée de ses fonctions originales, il réduit le sens premier d’une œuvre au profit d’un sens préfabriqué et figé. Dans l’Identité, ce travers réducteur du kitsch se manifeste à travers le détournement par la publicité des œuvres littéraires.
Lorsque Chantal discute avec Jean-Marc lors d’un dîner au sujet d’une compagne publicitaire pour « les pompes funèbres Lucien Duval. »
Nous assistons au détournement d’un vers de poésie de Baudelaire :
« Ô Mort, vieux capitaine, il est temps! levons l’ancre!
Ce pays nous ennuie, ô Mort! Appareillons » (Kundera, 1998 : 42)
Pour devenir :
« Ce pays vous ennuie. Lucien Duval, vieux capitaine, assurera l’appareillage. » (Ibid. : 43)
Ici la dénonciation est flagrante. L’œuvre est dénaturée et détournée pour servir l’embellissement que propose la publicité aux objets du quotidien.
Nous avons remarqué un autre détournement opéré, non par les agents de l’unification médiatique, c’est-à-dire, la publicité, mais par une croyance enracinée en nous et qui présente la mort comme quelque chose de lumineux et de beau. Elle se manifeste dans le dialogue entre F. et Jean-Marc à l’hôpital lorsqu’il lui raconte son expérience avec la mort durant son coma :
(…) tu connais les témoignages des gens qui ont survécu à leur mort. Tolstoï parle de cela dans une nouvelle. Le tunnel, et au bout une lumière. La beauté attirante de l’au-delà. Or, je te jure, aucune lumière. Et, ce qui est pire, aucune inconscience. Tu sais tout, tu entends tout. (Ibid. : 16)
Les mots prononcés par F l’ami de Jean-Marc opèrent une démystification du mythe du retour après la mort, du voyage vers l’au-delà. L’idée séduisante d’une belle mort est une image de la beauté kitsch. La mort est évacuée dans la représentation du monde, et a été remplacée par « une lumière », symbole de pureté et de propreté.
Ce détournement est analysé par Eva Le Grand dans les termes suivants :
Ce processus sémantiquement et structurellement imposteur, déplace insidieusement un texte artistique dans un autre contexte où sa structure perd ses caractéristiques d’homogénéité originales alors que le « message » continue à se proposer comme œuvre originale capable de stimuler une expérience inédite.» (Le Grand, 1995 : 55)
Kundera dans son œuvre propose de faire la différence entre deux types de beauté. Cela se fait à travers l’exploration de la frontière entre les visions épiques et lyriques de ses personnages.
Chantal est tiraillée entre un désir lyrique d’« être un parfum de fleur qui embrasse la terre entière » et un désir épique d’aventure. Cependant, elle a fini par vivre dans un monde où l’aventure est niée. Chantal au début du roman découvre que « les hommes ne se retourneront plus jamais elle », c’est la négation du besoin d’aventure épique qui la caractérise. Elle s’imagine faire des propositions érotiques à des hommes inconnus, mais que ceux-là refuseront ses invites. Si la métaphore du parfum de rose qui traverse les hommes se retrouve dès le début du roman dans ce besoin lyrique de séduire les hommes. Le besoin épique de Chantal de vivre des aventures est ici ironisé et réduit à un simple désir inassouvi et déjà très loin.
Jean-Marc, en entendant cette phrase, croit comprendre son désir lyrique d’être désiré par les hommes et sur tout de vivre des aventures. Il se met à lui envoyer des lettres anonymes pour la pousser dans une aventure épique et lyrique de séduction. La beauté que lui inspire le désir de se perdre, et d’être un parfum de fleur, attire Chantal dans le jeu de la séduction imaginaire ourdie par Jean-Marc. Ces lettres vantent les charmes de Chantal et ses désirs, donnent une image de la beauté surévaluée et sublimée, niant par là même l’identité réelle de Chantal et lui imposant une autre identité. Le désir épique d’aventure s’allie au désir lyrique chez Chantal.
Elle a deux réactions, celle de répulsion et celle d’attirance. Elle est attirée par l’illusion lyrique de la métaphore de la rose et celui du refus de toute illusion. D’un côté, ces lettres réveillent en elle son rêve lyrique secret, et d’un autre, elle se réfugie dans l’amour de Jean Marc, un amour lui aussi empreint de lyrisme et d’absolu. Elle met d’ailleurs l’amour de Jean Marc au-dessus de tout, au-dessus même de la mort de son fils. Elle voit dans l’amour de Jean-Marc un refuge, un désir démesuré de paix et d’absolu.
Eva Le Grand pousse la distinction Kundérienne plus loin : « D’un côté, il y a la beauté générée par les stratégies romanesques, essentiellement ironiques et hétérogènes, et, de l’autre, celle qui procède des stratégies affirmatives et réductrices du kitsch ». (Le Grand, 1995 : 57)
La méditation sur le kitsch dans l’œuvre de Kundera ne vise pas à l’enfermer dans un discours abstrait, au contraire, c’est à travers des situations particulières que ses romans suggèrent que le kitsch prolifère dans tous les domaines de notre ère mass-médiatique. C’est pourquoi l’art romanesque doit « intégrer à sa structure comme matériau » afin de pouvoir poursuivre son interrogation de toutes les possibilités de l’existence dont le kitsch fait partie. Il s’agit de « subvertir et de déjouer les stratégies de séduction qu’exerce le kitsch au profit d’une distanciation ironique propre au roman » (ibid. 57) qui permettra de ne pas succomber aux sirènes illusoires du kitsch et de garder une attitude critique étant donné que :
« L’art romanesque qui, en intégrant ironiquement divers paradigmes du kitsch à son jeu structurel, le dénonce comme l’expression la plus insidieuse de nos simulacres et imposture sémantique, voire de nos impostures anthropologiques les plus tenaces. » (Kundera, 1998 : 38)
Donc, si la séduction du kitsch relève d’un ordre à la fois émotionnel et esthétique, il faut questionner la différence entre ses effets de connaissance et ceux produits par le roman. La vision romanesque de l’existence explore le particulier à travers des personnages. Le kitsch ou plus exactement, la représentation kitsch affirme l’universalité des éléments, ce qui a pour effet de les rendre émotionnellement rassurantes.
De là, nous comprenons la différence essentielle entre le roman moderne et le kitsch. Le kitsch utilise des clichés, stéréotypes, formules usées et idées reçues, bref un code familier pour le récepteur et facilement reconnaissable, provoquant une réponse émotionnelle. Contrairement au message poétique, qui se caractérise par une ambiguïté fondamentale, établissant une tension interprétative où émotion et connaissance critique agissent simultanément.
Cette différence de registre amène Kundera à définir à la manière d’un romancier « le plaisir esthétique » comme nous pouvons le lire dans le passage suivant :
«Tous, nous avons rencontré une madame Bovary dans une situation ou une autre, et pourtant nous n’avons pas réussi à la reconnaître. Flaubert a démasqué le mécanisme de la sentimentalité, des illusions. Il nous a montré la cruauté et l’agression propre à la sentimentalité lyrique. C’est cela que je considère comme la sentimentalité du roman. L’auteur dévoile un secteur du réel qui n’a pas été encore révélé. Ce dévoilement entraîne la surprise du plaisir esthétique ou, en d’autres mots, une sensation de beauté. Par ailleurs, il existe une tout autre norme de beauté : la beauté hors de la connaissance. On décrit ce qui a été décrit mille fois et plus, d’une manière légère et adorable. La beauté de « ce qui a été déjà dit mille fois », voilà ce qui, à mon avis, constitue le kitsch. Et cette forme de description, le vrai artistique devrait la détester profondément. Et, bien entendu, la « beauté-kitsch », c’est la forme de beauté qui commence à envahir notre monde moderne». (Elgrably, 1987 cité in Le Grand, 1995 : 60)
Le rôle du roman est d’éclairer une zone de la réalité qui n’a pas été éclairée jusque-là. Et le plaisir de la découverte, ou ce qu’il nomme « plaisir esthétique » dans cet éclairage que nous ne sommes pas en mesure de voir dans notre vie quotidienne. Et dans ce plaisir esthétique, Kundera distingue entre deux formes de beauté : la beauté-kitsch et la beauté-connaissance.
La beauté-kitsch séduit par ses belles illusions pour faire oublier l’imperfection de l’existence humaine. La beauté-connaissance, quant à elle, celle du roman éclaire une partie de l’existence : « Tous les aspects de l’existence que le roman découvre, il les découvre comme beauté ».
Seuls le roman et son éclairage permettent de voir cette « beauté trahie que le kitsch dans son effort constant d’éloigner toute réalité conflictuelle de ses impuretés et conflits ». La séduction de la beauté-kitsch a pour effet de négation du temps, c’est « la station de correspondance entre l’être et l’oubli », cette séduction qui se manifeste par un besoin « d’idylle », une aspiration au besoin, au bonheur, un désir de répétition. Et en tant que tel, il parasite le mythe en claquant ses thèmes, notamment les plus universaux tels que l’amour, la mort ainsi que sa structure circulaire. Du souvenir qui est déjà du côté de l’oubli ne subsiste que la nostalgie de l’idylle dont l’unique perspective débouche sur la permanence de l’immaturité, sur une pensée sans mémoire.
L’ordre rythmique des cercles ne souffre d’aucune différence, d’aucun individualisme, un seul faux pas suffit pour être exclu à jamais de la ronde : quelques paroles de désaccord aussi bien qu’une plaisanterie. Car l’idylle n’impose pas seulement une « dictature des cœurs », mais aussi celle des agélastes.1 L’idylle un espace au-delà de la plaisanterie, « au-delà de la mémoire et du désir » (Le Grand, 1995 : 63). Ceux qui désertent l’idylle pour tous sont considérés comme des traîtres à « l’accord catégorique avec l’être », à l’esthétique kitsch et à son idéal.
Dans L’Identité, cela se manifeste à travers la théorie de Jean-Marc sur l’ennui :
Jean – Marc se rappela sa vieille théorie : il y a trois catégories d’ennui, l’ennui passif - la jeune fille qui danse et bâille; l’ennui actif - les amateurs de cerfs-volants; et l’ennui en révolte - la jeunesse qui brûle mes voitures et casse les vitrines. (…) ceux qui boudent les loisirs organisés sont les déserteurs de la grande lutte commune contre l’ennui et ne méritent ni attention ni casque. (Kundera, 1998 : 24-26)
Chantal aussi est confrontée à cette exclusion. La première fois, sur la plage, lorsqu’elle se rend compte qu’elle était devenue invisible aux autres qui préféraient jouer ou s’occuper de leur enfant, plutôt que d’accepter une invitation érotique. Puis, à la fin du roman, lorsque Chantal se réveille en pleine partouze, elle tente de fuir.
Elle est entourée de gens nus (…). Ne voulant plus voir personne, elle ferme les yeux. (…). Elle ouvre les yeux : de la place contiguë, une femme vient dans sa direction, s’arrête dans la porte grande ouverte et (…) toise Chantal d’un regard séducteur. (…). Chantal voit cette bouche comme agrandie par une puissante loupe : la salive est blanche et pleine de petites bulles d’air; la femme fait sortir et entrer cette écume de salive comme si elle voulait aguicher Chantal, comme si elle voulait lui promettre des baisés tendres et humides où l’une se diluerait dans l’autre. (…) Elle se retourne pour discrètement se dérober. Mais, par-derrière, la blonde lui attrape la main. Chantal se libère la main et fait quelques pas pour s’évader. Sentant de nouveau la main de la blonde sur son corps, elle se met à courir. (…) Elle est piégée : plus elle s’efforce d’échapper, plus elle excite la blonde et attire vers elle d’autres persécuteurs qui la pourchassent comme une proie. (Kundera, 1998 : 192-193)
Toutes les tentatives de Chantal pour fuir l’appel à l’unification et à la dissolution que représente la partouze ne font que la piéger de plus en plus. Cette scène où tous les participants sont nus, rappelle « l’état du monde d’avant le premier conflit » qu’est l’idylle. Chantal qui fuit cet endroit qui tente de diluer son identité dans la totalité concupiscente finit par être exclue; elle est invisible aux autres.
Le kitsch totalitaire n’est pas seulement réservé à l’époque du règne des idéologies. Lorsque ceux-là s’arrêtent, une autre époque s’avance celle de l’imagologie
« le règne de l’image » qui signifie « la dissociation du schizoïde du sujet ». Offrir son image en pâture au plus grand public y devient un impératif généralisé, puisque même l’amour et la mort, ces derniers refuges privés de l’homme y sont traqués par l’œil des caméras. L’homme n’y est plus rien d’autre que son image. » (Ibid. : 67)
Conclusion
«Pour clore cette analyse succincte, nous pouvons dire que l’écriture kunderienne recèle encore des secrets nécessitant des efforts interprétatifs multiples et approfondis, c’est dans ce sens que nous rejoignons Guy Scarpetta, qui nous dit à propos de l’œuvre de Kundera qu’elle est celle d’un des plus grands ironistes de cette fin du XIXe siècle et du plus impitoyable démystificateur de tous les absolus qui nous apprend avant tout une « vérité » fondamentale : celle de l’absolue relativité de toute connaissance – celle de l’homme, de soi-même, comme celle de toute œuvre artistique authentique». (Scarpetta cité in Le Grand, 1995 : 26)
Relever le kitsch dans une œuvre, c’est relever les multiples figures, codes, stéréotypes ou répétitions qui oblitèrent par leur « message kitsch » (Eco) l’ambiguïté et le pluralisme inhérents à toute situation humaine. Car le kitsch propose un simulacre compensatoire de la réalité et procède de « l’accord catégorique avec l’être » comme le nomme Kundera, ou encore, en reprenant Eco, « l’effort du kitsch pour établir une identité absolue entre le signifiant et le signifié » (Eco, 1964 cité in Le Grand, 1996 : 24).2 D’où l’intérêt d’analyser le kitsch à tous les niveaux d’inscription textuelle, dans son fonctionnement non seulement formel, mais idéologique.
Car, tout accord catégorique avec l’être implique une adhésion aveugle et non critique avec l’image sublimée et embellie du monde tel qu’on le souhaite ou encore, tel que diverses idéologies ou « imagolgies » modernes comme postmodernes, désirent nous le faire voir (ibid. 24). « L’accord catégorique avec l’être » trouve aussi à s’identifier dans le mythe de pureté, ou ce qu’appelle Gombrowicz « la poésie hygiénique ».
L’attitude kitsch, lyrique et romantique, débusquée à travers ses multiples variantes offre la représentation d’un monde, irréel et utopique, une idylle d’où est évacué tout ce qui est inacceptable pour l’homme. Un monde qui ne connaît donc la maladie, le désir, le corps ou la mort que sous des masques imaginaires et sublimés. La défection n’existe pas dans un univers idyllique, le kitsch étant par définition « la négation de la merde ».
Finalement, qu’on l’appelle « masque de beauté » (Kundera), « mensonge esthétique » (Eco), « esthétique de l’autotromperie » (Calinescu) ou « esthétique de simulacre » (Baudrillard), l’écho d’une illusion se fait entendre, celle qui dit que toute beauté-kitsch est « parasitique de son référent » (Tomas Kulka). Illusion de bonheur et de beauté, illusion extrêmement tenace qui est liée à l’humanité.