Le discours mémoriel de l’espace entre fiction et diction dans l’écriture féminine contemporaine

خطاب الذاكرة للمكان بين الخيال والإلقاء في الكتابة الأنثوية المعاصرة

Memorial discourse of the Space between Fiction and Diction in contemporary women’s writing

Merabet Meryem و Sari Mohammed Leila

p. 415-425

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مرجع ورقي

Merabet Meryem و Sari Mohammed Leila, « Le discours mémoriel de l’espace entre fiction et diction dans l’écriture féminine contemporaine », Aleph, Vol 10 (2) | 2023, 415-425.

بحث إلكتروني

Merabet Meryem و Sari Mohammed Leila, « Le discours mémoriel de l’espace entre fiction et diction dans l’écriture féminine contemporaine », Aleph [على الإنترنت], Vol 10 (2) | 2023, نشر في الإنترنت 20 décembre 2012, تاريخ الاطلاع 03 décembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/7621

Cet article traite l’espace dans les romans de deux auteurs francophones contemporains « les veilleurs de Sangomar » de Fatou Diome et « Marx et la poupée » de Maryam Madjidi. Notre objectif est de montrer que la littérature féminine contemporaine s’inspire de la réalité pour écrire la fiction. Lors de la lecture des deux romans, nous avons pu constater entre fiction et autofiction la présence de l’exofiction. Avec une approche analytique et narratologique, nous étudions l’espace dans le discours mémoriel des écrivaines entre fiction et diction.

This article deals with space in the novel of two authors “the watchmen of Sangomar” by Fatou Diome. Our goal is to show that contemporary women’s literature is inspired by reality to write fiction. While reading Fatou Diome’s novels, we observed that exofixion is mainly present in parallel of fiction and auto-fiction. Space in the memorial discourse is studied with an analytical and narratological approach between fiction and diction.

تتناول هذه الورقة البحثية الرواية عند المؤلفين المعاصرين باللغة الفرنسية وبالتحديد في رواية «مراقبو سانغومار» بقلم «فاتو ديوم» وكذا في رواية «ماركس والدمية» لمريم مجيدي والتي توصلنا من خلال هذه الدراسة ان موضوعات المرأة المعاصرة مستوحاة من الواقع يطفو عليها طابع الخيال في قالب سردي جميل.

« La tulipe qui se fane ne refleurira jamais »

Introduction

Les littératures francophones ont connu un véritable essor à partir de la deuxième moitié du XXe siècle où de nombreux auteurs ont manifesté leur existence et leur vitalité en même temps que s’affirmait la notion même de « francophonie ». Les ensembles littéraires francophones se sont surtout constitués à partir d’interrogations identitaires ayant porté tout à la fois le mouvement de la négritude, les littératures d’expression française des pays du Maghreb, qui ont émergé dans un espace colonial où s’est organisée une véritable prise de conscience politique pour devenir aujourd’hui un moyen d’expression d’un être et d’un mal être d’écrivains confrontés au malheur de leur monde, et la littérature québécoise, lieu privilégié pour l’expression d’une insularité linguistique et culturelle.

Fatou Diome et Maryam Madjidi sont deux auteurs de la littérature francophone féminine. La première, née à Niodior, est une écrivaine sénégalaise qui se démarque par l’intérêt particulier qu’elle porte à la société sénégalaise contemporaine.

Dans « Les veilleurs de Sangomar », Fatou Diome raconte l’histoire d’une femme (Coumba) qui a perdu son mari (Bouba) dans le naufrage du bateau du Joola au large du Sénégal, sa seule raison de vivre après le décès de son mari était sa fille (Fadikiine). Coumba, musulmane, suivant les rites de sa pratique religieuse reste à la maison quatre mois et dix jours. Réfugiée à Sangomar, une petite île au Sénégal qui regroupe les esprits des djinns, Coumba est interpellée par les veilleurs de Sangomar et surtout par son amour perdu à qui elle s’adresse toutes les nuits. Perturbée, elle désirait obtenir la compassion de son entourage qui l’accuse de sorcellerie et la considère comme folle.

Et devant faire face seule à son chagrin commence à tout écrire dans un carnet pour ne plus parler à haute voix et pour laisser un souvenir à sa fille. Pendant longtemps, la nuit, elle a ainsi communiqué avec son défunt mari et avec des « gens » d’un monde d’une autre dimension.

La seconde, Maryam Madjidi, une libanaise née à Téhéran où elle n’a vécu que six ans avant de partir en France, en Chine, en Turquie et s’installer enfin à Paris. Dans Marx et la poupée, un roman aux relents autobiographiques, elle met en scène l’histoire d’une petite fille venant du royaume de l’exil. Une enfant entre deux mondes : l’Iran où elle est née et la France où ses parents se sont réfugiés lorsqu’elle avait 6 ans. Maryam Madjidi décrit la douleur de cette fille depuis qu’elle était dans le ventre de sa mère et la douceur de sa grand-mère à laquelle elle repense souvent.

Dans ce nouveau pays, elle a perdu sa langue et elle est devenue étrangère à tout, même à elle-même. Et pour ne pas perdre pied, elle fait parler, dans ce récit, le persan, sa langue, à qui elle attribue les traits d’une personne âgée.

Les deux récits qui composent notre corpus convoquent l’exofiction pour figurer l’espace romanesque, réceptacle d’une mémoire tatouée, conçu comme le lieu où se renouvelle le cheminement identitaire. Ils sont l’un et l’autre traversés par ce même questionnement qui, en son ouverture même, institue l’espace au rang de motif littéraire appréhendé, ici, d’un point de vue narratologique.

Le parcours méthodologique qui préside à la genèse de cette étude conduit à considérer « l’espace sous ses formes multiples : celle du “contexte… auquel le texte se réfère” et celle de “l’espace signifié par le texte”… de l’organisation du monde fictionnel ». (Ryan 2003 : 336)

Ainsi, l’étude proposée passera en revue dans un premier temps les facteurs qui relient la mémoire et le discours et dans un second temps elle mettra en relief l’espace, réel et fictif, ancré dans le discours mémoriel de chacune des deux auteures choisies.

1. Relation entre discours et mémoire

Le discours est le lieu où la mémoire collective trouve un ancrage; il est le garant de la pérennité et la continuité des liens sociaux. Hors le langage point de salut et hors le discours la mémoire qui fonde et féconde l’histoire des hommes demeure dans un état virtuel.

Comment les sociétés se souviennent-elles? Si on accepte l’idée […] — que le langage est le tissu de la mémoire, c’est-à-dire sa modalité d’existence historique essentielle — qui ne voit qu’une telle question s’adresse directement aux sciences du langage? Qu’elle réclame l’analyse des modes d’existence matériels, langagiers de la mémoire collective dans l’ordre des discours? (Courtine 1994 b : 10)

Si la mémoire permet la construction de l’identité d’une personne, elle est aussi collective1 et fournit aux groupes sociaux un ancrage où il leur est possible de faire lien. Il n’y a d’homme que social et il n’y a de société que celle qui est ancrée dans l’histoire.

De ce fait, le discours mémoriel tient sa légitimité de plusieurs sources dont la langue, structurée comme un outil de récupération de la mémoire individuelle et collective, travaille celui qui la travaille.

Fatou Diome et Maryam Madjidi prennent appui sur leur vécu expérientiel pour explorer les arcanes souvent sinueux de leur identité meurtrie. Dans Les veilleurs de Sangomar, Diome situe l’île de Sangomar à Niodior, ville de sa naissance qui revient par ailleurs comme un leitmotiv dans ses autres écrits comme dans Celles qui attendent.

Madjidi, quant à elle, revisite ses lieux de vie et ceux de sa pérégrination forcée.

L’une et l’autre explorent des espaces familiers pour camper le cadre de récits qui se nourrit abondamment de l’exofiction qui leur procure un effet de réel et leur assure aussi la vraisemblance sur laquelle repose le crédit que leur accorde le lecteur. L’espace est ainsi une créance au service de l’écriture de la mémoire.

Cette exofiction

« … définit le roman en brouillant (ou du moins en remaniant) la frontière entre fiction et biographie, voire en utilisant des personnages plus ou moins célèbres ou en s’inspirant de récits historiques d’époques diverses. » (Steinmetz, 2015)

Ou encore, elle

« s’empare d’une personnalité publique pour réécrire complètement son histoire, à l’inverse de la biographie romancée qui reste globalement fidèle au personnage dépeint. Avec l’exofiction, les écrivains dépassent le seul enjolivement du réel : ils l’abolissent pour en procurer un autre. » (Chalonge)

Yves Reuter dans l’analyse du discours parle de l’écrivain en tant qu’être humain (avec son identité) et du narrateur :

« L’écrivain est l’être humain qui a existé ou existe, en chair et en os, dans notre univers. Son existence se situe dans “le hors-texte”. De son côté, le narrateur – qu’il soit apparent ou non ‒ n’existe que dans le texte, au travers de ses mots. Il est, en quelque sorte, un énonciateur interne : celui qui, dans le texte, raconte l’histoire. Le narrateur est fondamentalement constitué par l’ensemble des signes linguistiques qui donnent une forme plus ou moins apparente à celui qui narre l’histoire. » (Reuter 1997 : 13)

La mémoire peut être douloureuse autant dans le roman de Fatou Diome que dans celui de Maryam Madjidi où des événements traumatisants tiennent lieu de référents déterminants au tissage du récit.

Dans Les veilleurs de Sangomar, Coumba, le personnage principal, perd son mari lors d’un naufrage d’un bateau allant de Dakar à Ziguinchor. Après cet événement tragique, elle devait gérer sa douleur dans un environnement où elle est considérée comme folle et nul ne compatissait à sa douleur.

Complètement déstabilisée, elle converse toutes les nuits avec les esprits, « les veilleurs de Sangomar » avant, pour éviter l’opprobre des villageois, de s’exiler pour écrire un carnet pour sa fille où « … Fadikiine, sa petite orpheline, y trouverait un peu de réconfort et, le temps passant, ses enfants et ses petits-enfants après elle en feraient, peut-être, leur plus merveilleux conte… ». (Diome 2019 : 68)

« Vivement que le soleil se couche, se disait-elle, et que les humains la laissent enfin seule avec son carnet, en tête à tête avec son amoureux. » (Diome 2019 : 62)

Dans Marx et la poupée, Maryam Madjidi a mis en scène une petite fille, Maryam, obligée de laisser tout ce qui lui appartenait pour émigrer en France et s’exiler avec ses parents :

« Les yeux de la mère regardent au loin l’envol d’une plume. Elle sait qu’elles doivent partir. Elle a acheté des vêtements, des chaussures pour là-bas. La petite fille doit donner ses jouets aux gamins du quartier. Elle n’en a absolument aucune envie. » (Madjidi 2017 : 24)

Maryam a dû laisser tous ses jouets, d’où l’événement traumatisant pour la petite fille. Ceci peut être remarqué avant même que le roman ne soit lu, car dans les éléments du paratexte, le titre nous dévoile le chagrin de Maryam causé par la perte de sa poupée. En s’adressant à ses jouets, l’auteur nous montre à quel point l’enfant tenait à son petit trésor :

« — Écoutez-moi, on veut nous séparer, mais moi je veux pas, alors on va rester là, on va pas bouger et je vais vous raconter plein d’histoires jusqu’à ce que tout le monde s’endorme et alors je vais creuser un trou dans la terre juste au pied de l’arbre dans le jardin et je vous cacherai là. Je reviendrai vous chercher plus tard, mais je reviendrai vite et on jouera à nouveau ensemble. Je fais pas confiance aux autres enfants du quartier. C’est des sauvages, ils vont vous abîmer. Moi je sais prendre soin de vous et je vous abandonnerai pas. » (Madjidi 2017 : 25)

Myriam Madjidi, quant à elle, raconte comment ses parents, communistes dans l’Iran gagné par l’extrémisme islamique, l’obligent à donner ses jouets aux enfants du quartier, avant de quitter leur pays. Une décision qui meurtrit la petite fille et une laisse des traces profondes.

« Je revois le jouet dans les mains des enfants pauvres du quartier […] deux monstres qui me déposséderaient de tout […] une des leçons fondamentales de la vie : le détachement matériel et l’abolition de la propriété. » (Madjidi 2017 : 28)

L’espace dans les deux récits joue un rôle essentiel dans le surgissement du souvenir et l’écriture de la mémoire. Fatou Diome décrit le bateau du Joola :

« Bâtiment d’une longueur de 73,60 mètres, en flottaison, sur 12,50 mètres de large, le Joola rassurait par son envergure. Pourtant, malgré ses deux moteurs d’une puissance de 1 600 CV » (Diome 2019 : 10)

Ou encore

« Tous ceux-là, Coumba les recensait avec son époux, dans la foule qu’elle imaginait rassembler au royaume des ombres, sur l’île sacrée de Sangomar. Une foule de veilleurs, qu’elle écoutait, interrogeait, grâce au sortilège des nuits du Saloum, qui la transportait auprès de son aimé. » (Diome 2019 : 17)
« elle imaginait Bouba et tous ses compagnons du Joola en pleine forme. » (Diome 2019 : 20)

Le discours mémoriel factuel chez Diome est fictionnel chez Madjidi que l’image de son fils, figure d’un passé encore à l’œuvre dans sa chair, confié par la justice à son père, hante

« Nous avons divorcé. J’ai perdu la garde de mon fils. Il vit avec eux. La nuit, j’imagine mon petit garçon allongé dans leur lit entre le corps de cette seconde femme et celui de mon ex-mari. J’ai la nausée chaque fois que j’y pense. » (Madjidi 2017)

2. La mémoire discursive entre espace fictionnel et espace factuel 

Dans des romans de constructions identitaires, la mémoire discursive recourt à la réalité qui lui fournit un cadre spatial pour que « la transition de la mémoire corporelle à la mémoire des lieux (soit) assurée par des actes aussi importants que s’orienter, se déplacer, et plus que tout habiter » (Ricœur 2000 : 49).

Il devient ainsi impératif d’explorer l’exofiction dans les œuvres du corpus. Pour ce faire, un repérage de l’espace réel ou fictif sera effectué :

« Dans ce théâtre du passé qu’est notre mémoire, le décor maintient les personnages dans leur rôle dominant. On croit parfois se connaître dans le temps, alors qu’on ne connaît qu’une suite de fixations dans des espaces de la stabilité de l’être, d’un être qui ne veut pas s’écouler, qui, dans le passé même quand il s’en va à la recherche du temps perdu, veut “suspendre” le vol du temps. Dans ses mille alvéoles, l’espace tient du temps comprimé. L’espace sert à ça. » (Bachelard Gaston (1957) [1961] : 36)

Le narrateur cite le trajet du bateau « Le ferry assurait la navette entre Dakar et Ziguinchor, chef-lieu de la Casamance, région sud du Sénégal, d’où revenait Bouba. » (Diome 2019 : 10) Casamance, région sud du Sénégal, cela nous renvoie vers l’exofiction, car l’auteure s’est inspirée du monde réel, cette histoire du bateau de Joola a réellement existé.

Même si la plupart des personnages du roman tels que Coumba et Booba, son mari décédé, sont des personnages imaginaires, Diome introduit des références à des personnages historiques identifiables. Pour les circonscrire, elle les campe dans des villes comme Marseille, Casamance… :

« Là-bas, à Marseille […] la jolie Pauline, leur unique enfant, partie découvrir la Casamance, région natale de son époux, Sihalebe, un ami de Bouba. » (Diome 2019 : 18)
« Au pays de la Téranga, République du courtois Sédar Senghor, Jérusalem, Rome, Mecque » (Diome, 2019 : 19),
« La “Teranga est le principe de base au Sénégal. » (Caeiro 2020)

Ou encore, ces passages où Fatou Diome expose la grande estime qu’elle porte pour Senghor :

« Senghor, mondialiste avant la mode; à l’humanisme qu’il tenait déjà de son sage oncle, Tokô Wally, il ajouta les indéniables vertus de la symbiose reçues de Pierre Teilhard de Chardin. » (Diome, 2019 : 288)
« Ces gens ignorent presque tout de Cheikh Anta Diop; et de Senghor, ils ont seulement retenu qu’il est sérère et notre premier Président, or le poète qu’il était surpasse largement l’homme de pouvoir qu’ils gardent en mémoire. » (Diome, 2019 : 291-2)

L’exofiction2 revient dans la plupart des espaces relevés dans le roman, par exemple « Rufisque », une ville du Sénégal, chef-lieu du département de Rufisque, dans la région de Dakar, « Bargny », commune du Sénégal, située sur la côte sud de la presqu’île du Cap-Vert, à une trentaine de kilomètres de Dakar, « Diamniadio », une ville sénégalaise, située dans le département du Rufisque…

« Rufisque, Bargny, Diamniadio, Mbour, sans stop ni salamalecs à Mame Béneu-Beugne. Ils auraient voulu survoler ces villes afin d’atteindre Djiffer à l’heure du laitier. » (Diome, 2019 : . 81),
« De Bargny à Dial-Diop en passant par Thiaroye, et jusqu’au camp des Mamelles », « Ma maison à Oussouye » (Diome 2019 : 109).

L’auteur cite aussi l’Algérie et l’Espagne

« à moins de 40 kilomètres de la côte, au large de la Gambie, non loin des îles Niominkas. […] La beauté de l’Atlantique est un leurre! […] N’es-tu pas allée plusieurs fois en Algérie avec moi? Et nous passons la plupart de nos vacances en Espagne, ton pays d’origine à toi. » (Diome, 2019 : 138)

Le discours mémoriel ne cesse de recourir à l’exofiction. L’auteure associe quelquefois les espaces aux souvenirs culinaires et olfactifs qui l’ont marquée :

« Hum! Vous vous délectez peut-être, en buvant un chocolat ivoirien, un café kenyan, un jus de raisin d’Ammerschwihr ou l’élixir de jouvence du Sénégal? Bissap, à votre santé! Hum, vous gobez des pets-de-nonne ou dévorez une bonne religieuse, aux portes du Paradis? Hum, vous savourez un délicieux couscous, un sikat de Niodior, un succulent strudel d’Alsace aux pommes ou l’inégalable spécialité culinaire de votre adorable grand-mère? » (Diome 2019 : 153)

Coumba se préoccupait beaucoup des pensées du voisinage ainsi que des gens autour d’elle, elle se méfiait des changements des habitudes, 

« Il est vrai que les Métamorphosés qui l’assiégeaient vivent près des vasières de Diandoufo et Nianiandé3, le voisinage peut donc contaminer de ses habitudes. » (Diome, 2019 : 164)
« Coumba traversa un bras de mer, relia deux mondes aussi naturellement qu’elle franchissait le pont entre Niodior et Dionewar4 […] déjeuner à Fandiongue, » (Diome, 2019 : 180)

Dans le roman, la description nivelle là où le récit structure :

« Là-bas, sous les tropiques […] le lait arrive en poudre, quand il ne coule pas des mamelles de Nestlé, des vallées suisses aux confins du Sahel! Là-bas […], le beurre vient de Normandie et l’horrible margarine boudée par les gauchos arrive du Brésil par tonnes! […], mais les cailloux brisés avec le riz thaïlandais ou pakistanais […] Là-bas, à Adiaguediâkh, tout à fait au sud du Sud, si loin de Wall Street et de l’Euronext […] Plus de Sihalebe, plus de Western Union! » (Diome 2019 : 215)

Entre les expressions et les traditions du pays, l’émergence de nouveaux espaces permet de découvrir le degré de fiction utilisé par l’auteur :

« Avant d’aller jeter des bananes aux singes du parc du Niokolo-Koba, elles épluchaient d’abord des ordonnances, soignaient les enfants d’Ève, rassuraient des parturientes, aidaient au planning familial, veillaient au bien-être de leurs sœurs sahéliennes. […] Au Saloum, la reconnaissance court, elle coule de source et court tout au long du bolong, la marée n’y change rien, les saisons non plus. Sans vouloir offusquer la cartésienne mémoire des infirmières, là-bas, au Saloum, la brise marine dit que ces deux-là avaient été envoyées par Mâmayiin pour veiller sur ceux qui marchent sous les cocotiers. » (Diome, 2019 : 235)

Toujours à travers une quête identitaire l’auteur explore les villes du Sénégal, son pays natal, « Parfois, à Dakar, au marché Soumbedjoune, les deux infirmières cherchaient l’archange Gabriel des yeux, toujours en vain. » (Diome 2019 : 237)

Comme elle traverse les villes des pays voisins :

« Au Mali, elles savaient que les journées à Bamako sont amicales et généreuses à vous offrir tous les bogolans, mais elles n’égaleront jamais la poésie d’un crépuscule à Ségou, au son de la kora. Au Sénégal, elles savaient que le thiéboudiène est meilleur à Mbour qu’à Saint-Louis, quoi que dise la vénérable Penda Mbaye de sa recette. Thiéboudiène de Mbour, Saftédoye : cernés de légumes sur leur trône de riz, Thiofs et Sumpattes farcis viennent à bout de toute faim! Mais ailleurs, là-bas, à Sakanal, Thiéboudiène Saftédang : la Driyanké a beau vanter sa recette, elle ne vaut rien, si les invités se régalent au détriment des enfants. » (Diome 2019 : 239)
« […] À leurs côtés, les infirmières appréciaient les trois services du attaya, le café Touba, les tisanes de kinkéliba, les mangues de Diamniadio, le thiakry de Bambougar sans raisins secs, le ngalakh de Joal-Fadiouth qui n’est pas que pour le Saint-Esprit, les cacahouètes de Ndangane-Sokone, le couscous au poisson des îles du Saloum, les huîtres des palétuviers de Niodior et les longues salutations en sérère. Na fiyo? leur disait-on. Mikhémène! répondaient-elles, toujours souriantes, comme leurs sœurs du Saloum. […] » (Diome 2019 : 240-1)

Madjidi, quant à elle, trouve refuge dans l’évocation de poètes de sa langue de naissance :

« Il traçait des lignes, des courbes, des traits secs, des boucles, les mains valsaient avec la poésie de Khayyâm, de Rumi ou de Hâfez sur la scène blanche du papier : mon père faisait des calligraphies. » (Madjidi, 2017 : 60)

Et dans les villes de sa folle traversée, de l’université de Téhéran à Paris :

« 1980 – Université de Téhéran. » (Madjidi 2017 : 14) « […] Il est en prison à Evin […] » (Madjidi, 2017 : 30) « […] 2005 – Paris – Terrasse du café Sancerre aux Abbesses » (Madjidi, 2017 : 31) « […] Notre maison est située dans le quartier de Tehranpars. Elle est le lieu secret de réunions politiques clandestines. […] » (Madjidi, 2017 : 34)

Elle construit également des lieux inventés comme le nom du cimetière, pour ancrer son récit : « […] Il existe un cimetière situé à l’est de Téhéran, le cimetière de Khâvarân, connu aussi sous le nom de “Lahnatâbâd5”, ça veut dire “le cimetière des maudits”. […] »

Conclusion

En explorant les possibilités narratives qu’offre l’exofiction, l’une et l’autre des deux auteures créent un effet de réel et le réécrivent dans un récit qui fait une large place à un simulacre autobiographique.

L’évocation de l’espace ouvre la voie à sa réécriture et à sa réappropriation dans une fiction se joue des repères réels ou imaginaires. Fatou Diome réinvente son Sénégal natal et exorcise les déments qui l’habitent et Madjidi repense ces déchirures en s’écrivant dans un décentrement qui l’inscrit dans un double exil loin de son pays natal et de la langue de sa mère.

1 C’est au philosophe et sociologue M. Halbwachs3 que l’on doit la notion de mémoire collective, travaillée dans le cadre plus large de la psychologie

2 La narratrice utilise très rarement des espaces relèvant de la pure fiction, mais au début de notre lecture du roman nous avons trouvé le nom : « 

3 Nianiandé est un mot qui se compose de deux morphèmes : "Niani", Sassandra, Région du Bas-Sassandra, Côte d’Ivoire et "Andé", Bongouanou, N’zi-Comoé

4 L’auteur donne des informations sur l’Ile de Dionewar : « Le Delta du Sine Saloum au Sénégal » Fandiongue est un lieu imaginaire typique pour « les

5 Ce mot : Lahnatâbâd n’existe nulle part ailleurs que dans ce roman, Khâvarân, lui, est un mot emprunté à une chanson d’un musicien nommé Dariush

Bachelard Gaston. ((1957) [1961]). La poétique de l’espace. Presses universitaires de France. Paris.

Boissel, X. (s.d.). [En ligne] disponible sur. Éléments pour une littérature exofictionnelle (http://remue.net/Xavier-Boissel-Elements-pour-unelitterature exofictionnelle). Consulté le septembre 19, 2021.

Caeiro, A. (2020, avril 27). Sénégal, le pays de la Teranga. Double sens (https://www.doublesens.fr/blog/post/247-mag-senegal-pays-terenga). Consulté le janvier 22, 2022.

Chalonge, M. d. (s.d.). « De la fiction à la biographie, l’exofiction, un genre qui brouille les pistes ». « les univers du livre » (https://www.actualitte.com/article/mondeedition/de-la-fiction a-la-biographie-l-exofiction-un-genre-qui-brouilleles-pistes/66 392). Consulté le AOÛT 10, 2021.

Diome, F. (2019.). « les veilleurs de Sangomar ». Paris, : ED. Albin Michel.

Genette, G. (2004). Fiction Et Diction. Paris : Éditions du Seuil.

Halbwachs, M. ((1877-1945)). Consulté le JUIN 01, 2022, sur https://books.openedition.org/psn/735? lang =fr

Madjidi, M. (2017). Marx et la Poupée. Paris : NOUVEL ATTILA.

Reuter, Y. (1997.). L’analyse du récit. Paris : Dunod.

Ricœur, P. (2000). La Mémoire, l’histoire, l’oubli. Paris : Le Seuil.

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Steinmetz, M. (2015, août 27). « c’est la rentrée des classes littéraires ». in L’Humanité (URL : http:// Erreur! Référence de lien hypertexte non valide.). Consulté le janvier 01, 2022

Vasset, P. (2011, février 19). L’Exofictif. Vacarme 54/Fictions À L’œuvre (https://vacarme.org/auteur54.html). Consulté le Octobre 01, 2021.

1 C’est au philosophe et sociologue M. Halbwachs3 que l’on doit la notion de mémoire collective, travaillée dans le cadre plus large de la psychologie collective, à une époque où il s’agissait de s’opposer aux conceptions individualistes de la psychologie proposées par C. Blondel (1934). Contre l’idée que le souvenir est individuel, M. Halbwachs montre que l’illusion de se souvenir par soi-même est due au caractère devenu insensible de l’influence du milieu social. Contre la thèse de la spontanéité naturelle, il défend celle de la rencontre, dans l’individu, de courants qui ont une réalité objective en dehors de lui. (Halbwachs, (1877-1945)

2 La narratrice utilise très rarement des espaces relèvant de la pure fiction, mais au début de notre lecture du roman nous avons trouvé le nom : « Adiaguediâkh » (Diome, 2019 : 44) qui est puisé de l’imaginaire de l’auteur.

3 Nianiandé est un mot qui se compose de deux morphèmes : "Niani", Sassandra, Région du Bas-Sassandra, Côte d’Ivoire et "Andé", Bongouanou, N’zi-Comoé, Côte d’Ivoire.

4 L’auteur donne des informations sur l’Ile de Dionewar : « Le Delta du Sine Saloum au Sénégal » Fandiongue est un lieu imaginaire typique pour « les veilleurs de Sangomar »

5 Ce mot : Lahnatâbâd n’existe nulle part ailleurs que dans ce roman, Khâvarân, lui, est un mot emprunté à une chanson d’un musicien nommé Dariush Talâ’i.

Merabet Meryem

Abou Bakr Belkaid - Université Tlemcen

Sari Mohammed Leila

Abou Bakr Belkaid - Université Tlemcen

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