Frantz Fanon : une métaphysique de la libération

Benarab Abdelkader

Citer cet article

Référence électronique

Benarab Abdelkader, « Frantz Fanon : une métaphysique de la libération », Aleph [En ligne], Vol. 3 (1) | 2016, mis en ligne le 25 décembre 2016, consulté le 29 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/671

Né le 25 juillet à Fort de France en Martinique et mort prématurément le 6 décembre 1961 en terre algérienne, Frantz Fanon n’aura pas connu l’Algérie indépendante, pour laquelle il s’est battu et choisit d’y mourir.

Il connaîtra l’Algérie pour la première fois, lors de son voyage de formation d’officier en 1944 à Bejaia. Mobilisé pour rallier les Forces Françaises, il fut blessé de guerre et décoré pour sa bravoure puis ramené en Martinique, son île natale qu’il ne tarda pas à quitter pour aller à Lyon commencer des études de médecine.

Cet article revisite l'œuvre de Frantz Fanon et se présente sous forme d'un glossaire pour cerner la pensée de l'écrivain militant et la donner à voir d'une façon didactique. Il présentera l'homme, le militant et l'écrivain et sa pensée dans les conditions qui ont présidé à sa genèse.

Terre des hommes

La petite île de la Martinique s’étire entre la Caraïbe et l’Atlantique sur moins de deux mille kms. Parés de lumière et de douceur tropicale, ses rivages paraissent comme un bout de terre à la dérive, terre indolente et désœuvrée. Pourtant sous ce vernis d’été se découvrent un passé que les vicissitudes humaines ont marquées du sceau de l’esclavage, du racisme, des révoltes et des guerres d’influence entre les anciens empires coloniaux. Ces évènements ont donné une saillie particulière à cette île où une volonté implacable d’hommes et femmes a surgi pour tenter de se défaire des attaches de la servitude et des chaînes de l’esclavage, corollaire du colonialisme. Cette déesse aux cent voix insulaires, mêle son murmure endolori au concert bruyant de ses hommes et femmes révoltés pour dénoncer et combattre les injustices. Tels furent les sœurs Nardal, René Marran, Aime Césaire, Frantz Fanon, Edouard Glissant et bien d’autres qui ont été inlassablement les porte-voix de cette rhétorique militante et puissante, sans complaisance aucune avec les phraséologies caressantes des gauchismes ambiants.

De cette brillante constellation, surgit un nom devenu, depuis bien célèbre : Frantz Fanon. Très tôt, le jeune Frantz chercha à reconnaître les abîmes entre lesquels circulent les sentiers de la libération en réfléchissant aux impératifs d’affranchissement. Il s’intéresse aux questions liées à l’histoire de son peuple, à celles des rapports à autrui et de la dignité humaine

Ses débuts

Né le 25 juillet à Fort de France en Martinique et mort prématurément le 6 décembre 1961 en terre algérienne, Frantz Fanon n’aura pas connu l’Algérie indépendante, pour laquelle il s’est battu et choisit d’y mourir.

Il connaîtra l’Algérie pour la première fois, lors de son voyage de formation d’officier en 1944 à Bejaia. Mobilisé pour rallier les Forces Françaises, il fut blessé de guerre et décoré pour sa bravoure puis ramené en Martinique, son île natale qu’il ne tarda pas à quitter pour aller à Lyon commencer des études de médecine.

Cette ville fit beaucoup d’effet sur lui. Il aimait à sillonner ses longues avenues pendant le week-end. Quelques fois le soir, à la tombée du jour il se dirigeait vers le faubourg de la Guillotière, s’attardait sur la place Dupont puis longeait la rive gauche du Rhône. Il a pris l’habitude de croiser ici quelques gueules basanées, figures de métèque, des Norafs comme on les appelait, Africains, Grecs, Arméniens. L’écrivain noir américain, Claude Mackay, dans son roman Banjo, en 1929 a admirablement restitué cette composition humaine dans un cadre de mixage de culture et de couleur. Fanon les approchait, leur parlait, écoutait leurs récits, s’intéressait à leurs peines. Ces étranges déracinés subissaient les figures multiples du racisme ambiant. En psychiatre qu’il était il observait tout, notait le moindre détail. Il voulait comprendre la souffrance de ces parias et intégrer intimement leur psychologie. Pour ce faire, il suit parallèlement à ses cours de psychiatrie, les séminaires de philosophie de Jean Lacroix et d’Emmanuel Mounier portant sur « le désordre humain ». Les thèses engagées de ces philosophes trouvaient en lui un prolongement favorable, en considération des paradigmes fondateurs du personnalisme communautaire, dont ces penseurs se faisaient les représentants. Ces cours donc vont l’aider à mieux comprendre la réalité de l’immigration à laquelle il consacra plusieurs articles.

En 1952 quelques mois avant de partir en Algérie, il fit paraître aux éditions Le Seuil : Peau noire masques blancs. Un titre qui porte d’emblée le paradoxe : l’esclavage, l’humanisme européen et l’odyssée des missions civilisatrices. Cet ouvrage profond traite de l’aliénation du colonisé, de la psychologie du colonisateur et toute une réflexion philosophique sur le Noir. Un véritable manifeste d’humanisme. Mais un humanisme de type nouveau, opposé aux philosophies racistes qui consistaient à prôner les paradigmes humanitaires à partir des doctrines ethnocentriques. Ce texte d’une étonnante actualité, vigoureux par ses observations, tranchant par ses affirmations est à redécouvrir, ou plutôt reste à découvrir, car encore de nos jours, ce livre demeure banni des études en France, rangé indifféremment aux rayons des études tiers-mondistes aux saveurs folkloriques.

Peau noire masques blancs est un essai qui devait servir primitivement à l’auteur comme principale thèse de Doctorat de psychiatrie. Mais le mandarinat médical lui refusa abusivement sa soutenance. Presque en même temps, et par de curieuses coïncidences, on rejetait la thèse du savant sénégalais Cheikh Anta Diop à l’université de la Sorbonne, jugée celle-là par trop subversive pour ses opinions audacieuses et révolutionnaires.

En 1953, Fanon avait 28 ans. Il était en pleine force de l’âge. Fraîchement sorti de la faculté de Lyon, son Doctorat de psychiatrie en poche, il rêve de déployer ses éclats de jeune médecin en servant la cause du tiers-monde. Il saisit donc l’opportunité d’une première affectation en Algérie, précisément dans l’unité psychiatrique de Blida, ex Joinville.

À peine prenait-il ses fonctions qu’il s’attela à l’observation minutieuse du comportement de ses malades dont il tentait, avec une attention particulière, de saisir les contours symptomatologies de l’affection mentale. Bien armé, il comprit rapidement les effets des relations coloniales entre Musulmans et Européens. À l’analyse sémiologique, il introduit à la faveur d’un travail par lui initié, la dimension socioculturelle dans l’évaluation thérapeutique de ses patients et les entretiens qu’il effectuait avec eux. Les premiers résultats sont perceptibles : il en conclut que la structure sociale et politique dans le contexte colonial algérien a accéléré le phénomène de dépersonnalisation par l’éloignement de l’individu de son milieu d’origine.

Tout l’intérêt de son activité médicale est orienté vers cette nécessité d’une interaction méthodologique de la dimension psychologique et anthropologique dans l’économie de la santé mentale. Clairvoyant et audacieux, il expérimenta cette piste évaluative sur un terrain miné par la conjonction de doctrines discriminatoires existantes et d’attitudes racistes de ses collègues, qui recyclaient l’idée du primitivisme et des mentalités arriérées, liés à l’indigène algérien. Le doute méthodique employé par cet habile praticien, comme instrument de mise en cause de ces méthodes est mis au service d’une prophylaxie destinée à limiter les effets aliénants de certains troubles mentaux.

Mais cette démarche est malvenue. Elle est même sentie comme un acte de sédition, un affront qui répugnait vertement à la junte médicale, de la part d’un jeune médecin noir, qui plus est. Il instruit un véritable procès contre la psychiatrie coloniale en dénonçant vigoureusement le savoir entourant l’ethnopsychiatrie fondée sur le dogmatisme racial. Les professionnels de la santé ont toujours légitimé cette discipline médicale malgré sa forte dimension péjorative de l’image du Maghrébin, et cette légitimation est mise au service de la pérennisation de l’ordre colonial.

Cette posture épistémologique aboutit à une proposition alternative à la psychiatrie classique. Fanon ne s’emploie pas seulement à faire tomber les murs de ce qu’il considérait comme une institution carcérale mais aussi résolument ceux du professionnalisme. Il s’attaque frontalement au pouvoir médical répressif qui impose des normes de séparation des malades, selon qu’ils étaient Européens ou Musulmans. Ce même pouvoir qui ne laisse d’autres choix que le choix entre la camisole physique et la camisole neuroleptique. Il fut l’un des premiers à ma connaissance et sans défaillance notable, à avoir fait construire un lieu de culte musulman dans l’unité de Blida, ainsi qu’un terrain de foot et une cafétéria par les malades eux-mêmes, là où ils pouvaient se rencontrer et recevoir leurs familles. Lieux intimes où lui-même pouvait les rencontrer, leur parlait, apprenait de leur bouche les travers de la normalité.

Le militant

Cette attention particulière qu’il avait pour ses malades ne relevait pas exclusivement d’une conscience qu’imposait un professionnalisme intransigeant, Fanon était surtout sensible à toute la souffrance humaine. Porteur de cette universalité, il était dès le début de l’insurrection algérienne, un frère parmi les frères, qui a compris l’élan de ce peuple dans sa juste lutte pour sa dignité. Son engagement auprès des Algériens était dirigé contre les prétentions coloniales déshumanisantes engluées dans la violence et le ressentiment. Il s’est levé de toute sa hauteur altière pour disqualifier les pratiques inhumaines et dénoncer au grand jour les noirs desseins des despotes et infatués.

Mais tout se précipite pour lui dans ce sanctuaire de la folie mise à nu, qui est Blida. L’étreinte du corset professionnel se resserre autour de lui. La rupture est consommée. Il prit donc la grave décision de démissionner de son poste pour aller rejoindre en 1956 les rangs des combattants algériens en Tunisie, pour un autre combat.

A cette période, Omar Fanon, connaissait bien l’Algérie. L’allusion onomastique que je fais au prénom musulman (Omar) n’est pas sans intérêt. Au-delà de l’adoption de cet attribut de circonstance, Omar Fanon était bien imprégné de culture musulmane à laquelle il a fortement adhéré, dans un moment où le creuset des souffrances partagées, fusionne les hommes, les rapproche et les rend frères. Il était musulman de cœur et cette reconversion cordiale l’excommunia de fait des territoires de l’injustice qui caractérisait son milieu professionnel d’origine. C’est un engagement à poings nus. Sans contrepartie et sans attente de récompense, pendant que d’autres mendiaient des promotions aux portes de leurs maîtres. Il fit donc le sacrifice d’abandonner l’aisance matérielle où il vivait et le confort de sa situation personnelle, à la poursuite d’un idéal révolutionnaire incertain. Tard le soir, quittant son bureau, il se précipite sur les bourgades des douars, aux chemins durs et raboteux, pour rejoindre par monts escarpés, le maquis de ses frères et apporter son soutien avec une ardeur implacable à la cause algérienne.

Exilé à Tunis, il collabore activement à El Moudjahid, unique organe de presse de l’ALN, dont les écrits en faveur de l’indépendance enflammaient une jeunesse prête à mourir. Travailleur infatigable, Fanon redouble d’activité au sein de l’organisation clandestine. Il fit connaissance avec ses plus grands leaders et sera chargé d’étendre la flamme révolutionnaire partout en Afrique, dont il sera un des meilleurs propagandistes de la cause indépendantiste. En 1958 il est délégué par le FLN à Accra (Ghana), l’ancienne Gold Coast britannique, où se tenait la conférence panafricaine des peuples, pour représenter son pays l’Algérie, en plein combat. C’est son premier voyage en Afrique subsaharienne. Les bases d’union des états africains sont jetées depuis la fin de la seconde guerre mondiale par des leaders négro américains au charisme exceptionnel. C’est pour lui l’occasion de rencontrer des personnalités emblématiques pour ne citer que Kwame Nkrumah, du Ghana indépendant, le Camerounais Félix Moumié, assassiné par les services français, Patrice Lumumba, assassiné par la sûreté belge, ainsi que d’autres leaders noirs américains comme le panafricaniste Marcus Garvey ou le grand sociologue et activiste W.E.B du Bois.

De la violence

Parallèlement à cette intense activité de médecin et de militant, Omar Fanon continue à réfléchir aux formes de violence historiques introduites par le colon afin de perpétuer sa domination. Il s’est convaincu de l’inutilité de dialoguer avec ce dernier, en vue du projet de libération et de décolonisation. Tel est le rapport consubstantiel à toute nature dominatrice, celle du colonisateur en particulier qui contraint l’indigène à passer sous les fourches caudines de son système despotique.

Qu’il s’agisse de : « Libération nationale, renaissance nationale, restitution de la nation au peuple… quelles que soient les rubriques utilisées ou les formules nouvelles introduites, la décolonisation est toujours un phénomène violent », dira-t-il dans Les Damnés de la terre.

La décolonisation n’est donc pas une mystification, ni un phénomène magique ; il s’agit bien d’un processus inéluctable dans l’acte décisif de remplacement inévitable du colonisateur par le colonisé ; c’est l’étape nécessaire à l’appropriation par la force de l’identité nationale, de la terre, de la culture et de soi-même.

Le déni d’une conscience morale est le socle de la pensée coloniale dont il faut subvertir le pouvoir qui étouffe la dignité subalterne et en obère l’émergence.

Mais cette phénoménologie de l’aliénation demeure un combat dont le trajet complexe ne peut aboutir que par la grâce d’une praxis révolutionnaire, comme aboutissement nécessaire, pour l’éradication des derniers symboles de l’imposture coloniale.

La subtilité du colon à cacher ses intentions, drapées dans le leurre des missions civilisatrices est confortée par une Église, non moins étrangère à l’orthodoxie colonialiste, fût-ce en lui préparant le terrain de la conquête. Le travestissement de la raison humanitaire primitive en équipée colonialo-spirituelle a introduit chez les peuples colonisés des clivages théologiques, et précipité la dévalorisation et la mort de leurs cultures d’origine. Partout où l’Église a imposé son incontestable imperium, nous retrouvons ce tracé binaire d’une Église blanche et d’une autre noire, que régit un lien de soumission, en dehors de toute structure hiérarchique. La mission première de fraternité qui est échue à l’Église devient une faillite et l’appel de Dieu à son dessein d’amour, se transforme en appel aux massacres.

Aujourd’hui quand on revisite Les Damnés de la terre, on se rend compte de toute cette verve étincelante et de l’élan fougueux d’un Fanon au service d’une plume intarissable, pointée comme un défi à la face d’un Occident infatué de lui-même, dans ce creuset de douleur où se manifeste l’intolérable manichéisme du monde, dans sa double expression de mal et de bien, de l’indigène et du colon. On n’y trouve nulle trace de complaisance envers les coteries littéraires et les aréopages intellectuels. Ce révolutionnaire, militant et penseur, a dépassé le conformisme scolaire et évité de suivre aveuglément les brisées des philosophies existentialistes de son époque et des sociologies emmurées dans les limites de l’impérialisme de la pensée. Son mérite aura été de nouer organiquement la pensée et l’action. C’est ce versant radical de la pensée de Fanon qui lui a été reproché.

Mal compris, et considéré à tort comme un universitaire au goût noir, porté sur la violence, il demeure l’enfant terrible par son engagement intellectuel, refusant l’embrigadement de l’orthodoxie universitaire, cachée derrière les écrans des méthodologies savantes. Il refuse de soumettre ses analyses à l’étroitesse des règles, dont les cadres préétablis auraient servi de repères exclusifs où sa pensée devait fatalement se cantonner, manifestant ainsi une défiance patente, à l’égard des exposés doctrinaux issus des laboratoires d’idées préfabriquées.

Considéré comme l’opus magnum de toute sa démarche philosophico-intellectuelle, Les Damnés de la terre parait peu de temps avant sa mort, sans cesse réclamé par la jeunesse exaltée du tiers-monde, comme le parangon de la rébellion et de la lutte anticoloniale. Même ceux qui ont cherché à le réduire à un petit catéchisme de la violence ou à un guide pour société en mal de rébellion, ce traité d’humanisme est une interrogation constante.

L’héritage de Frantz Fanon inscrit au panthéon des œuvres majeures demeure une résonance pure et renouvelée, parce qu’elle échappe au conformisme de la pensée académique et aux compromissions lâches des servitudes volontaires.

Il est incontestable que le parcours théorique de Frantz Fanon donne pleinement dans un « élan vital », comme énergie créatrice et imprévisible pour paraphraser Henri Bergson, élan qui habite quelques personnalités exceptionnelles.

Si l’actualité politique et intellectuelle française jusque-là se gardait, par un travers d’esprit ethnocentrique, de toute considération aux thèses de ce théoricien de la décolonisation, c’est parce que la République a encore quelque mal à reconsidérer ses rapports historiques avec ses colonies et participer à une vision alternative, débarrassée des paradigmes de supériorité et des scories d’une époque révolue.

L’écueil d’une historisation biographique

Dans ce bref exposé sur Fanon, il ne m’a pas été aisé de résumer l’ensemble de son œuvre tant elle déborde les limites des comptes rendus classiques de lecture, par son ampleur et sa profondeur. Une œuvre riche et abondante dont la présentation me défendait malaisément de l’enfermer dans le cadre d’une historisation biographique, survalorisant l’action et la pratique du terrain, au détriment d’une aptitude épistémologique à penser l’humain. Car, en effet, l’auteur était praticien, militant sur le terrain, mais aussi un théoricien, à la fois écrivain et philosophe. Le terrain de la pratique médicale était loin de servir une aspiration carriériste ; ni davantage le terrain de la lutte armée ne constitua pour lui une préoccupation héroïque. L’une et l’autre devaient servir comme posture d’observation et d’entendement afin de déceler les irrégularités de l’histoire, d’évaluer l’impact de la domination et de comprendre les travers des savoirs anthropologiques qui leur sont associés. Nous sommes au cœur d’une remise en cause des généalogies liées au concept d’humanité, d’universalité et de modernité. La figure dominante de la pensée de l’occident, s’entend comme une instance salutaire possédant le pouvoir d’universaliser les valeurs humaines inspirées des Lumières. L’œuvre de Fanon consiste à mettre à nu le profond hiatus généré par la duplicité de la pensée éthique occidentale universellement proclamée, son inscription dans les paradigmes des différences raciales, et les définitions de l’altérité comme infrastructure sous jacente. Contre l’absolu dogmatique du savoir européen, contre l’unique référence, contre les relégations des altérites mystérieuses, Fanon introduit une concurrence intellectuelle et culturelle, en déconstruisant la prose impériale, dans sa permanence falsificatrice et ses fonctions fabulatrices, celles qui subvertissent les logiques autochtones et travestissent leur réel quotidien.

Pourtant la critique universitaire, l’opinion médiatique française et le point de vue académique se sont acharnés à n’y voir qu’un manifeste de la rébellion dont l’auteur serait le suppôt de la violence. La dimension théorique et l’élaboration conceptuelle de sa démarche intellectuelle ont été savamment occultées. Même les intellectuels à prétention progressiste se sont vus dépasser par cette poussée fanonienne iconoclaste et quasi hérétique qui a secoué leur académisme conventionnel. « Aucun des auteurs vedettes de la French theory : Foucault, Derrida, Lacan, Deleuze, Lyotard, Baudrillard, n’avait traité de façon systématique du colonialisme, qui était resté (une sorte de point aveugle de leur travail. » J. Pouchepadass, in La situation postcoloniale, Presses des sciences politiques, 2007, p. 177.)

En revanche, la recherche indo-américaine qui a impulsé les Postcolonial Studies a porté un intérêt majeur à l’œuvre de Fanon. Sous la direction du palestinien Edward Said l’assaut fut donné contre le modèle hégémonique occidental et contre la réification des cultures dites subalternes. C’est dans ce contexte de déconstruction des fondements épistémiques occidentaux que les textes de Fanon ont servi d’exemplification à une série de tensions paradigmatiques. Fanon, avec d’autres auteurs Négro-américains, furent les précurseurs dans la radicalisation de la pensée et de l’action, à la faveur d’un ébranlement des certitudes historiographiques imposées au monde par une minorité occidentale. La France, par exemple, qui réclame la paternité des droits de l’homme est la première à en violer les principes, quand il s’agit de les appliquer aux non Européens.

J. Pouchepadass, in La situation postcoloniale, Presses des sciences politiques, 2007, p. 177.

Fanon s’est élevé contre toutes ces formes de différenciations sociales et hiérarchisations raciales. Il n’a cessé de souligner les contradictions entre l’arbitraire et les proclamations tonitruantes des droits individuels.

Ses analyses d’une clarté quasi messianiques ont dépassé les catégories d’observation de l’événement instantané, c’est-à-dire l’examen des faits observables au moment de leur déroulement, mais projettent au-delà de toute phénoménologie statique une prévision des manifestations futures. C’est ainsi que sa prédiction des gestions désastreuses après les indépendances, par des groupes monopolisant le pouvoir, ne fait que se confirmer. Presque tous les États-nation nés dans le sillage des indépendances échappent difficilement au recyclage des méthodes coloniales. L’élite nationale post indépendante héritière d’un système oppressif et injuste tombe dans le piège de la reproduction des méthodologies pernicieuses caractérisées par le dogmatisme, l’affairisme et autres formes de passe-droits au détriment d’une reconstruction nationale en fonction des nouvelles configurations sociopolitiques.

L’incursion du doute méthodique dans l’univers de l’infaillibilité de l’ordre axiologique occidental, la réévaluation critique des modes de lecture de la connaissance et la révision des conceptions du monde constituent le principal axe de déconstruction, introduit par l’œuvre fanonienne, comme prémices des premières limites de l’histoire coloniale.

Benarab Abdelkader

écrivain, chercheur, université Paris-Sorbonne IV

© Tous droits réservés à l'auteur de l'article