Caractéristiques de l’écriture féminine algérienne contemporaine dans « Entendez-vous dans les montagnes… de Maissa Bey

خصائص الكتابة الجزائرية المعاصرة في "اسمع نفسك في الجبال... بقلم: ميساء بك

Characteristics of contemporary Algerian feminine writing in “Do you hear in the mountains…”of Maissa Bey

Khaldia AISSA-KOLLI

Khaldia AISSA-KOLLI, « Caractéristiques de l’écriture féminine algérienne contemporaine dans « Entendez-vous dans les montagnes… de Maissa Bey », Aleph [], 9 (2) | 2022, 13 May 2022, 03 December 2024. URL : https://aleph.edinum.org/6072

Introduction

Pour mettre la lumière sur la littérature féminine algérienne contemporaine, il est nécessaire d’évoquer le roman algérien d’expression française dans sa globalité dans la mesure où il revêt un caractère intégrant à son égard. Les autrices algériennes, comme Maissa Bey, empruntent au style postcolonial où elles puisent des modèles d’écriture en mesure de leur permettre d’expérimenter des pratiques hybrides. L’idéologie qui a plané manifestement sur la période coloniale submerge le roman algérien en raison de sa géographie et son étendue entremêlant les genres, les approches et principalement les thèmes. En effet, le texte est caractérisé de différents stratagèmes, de blancs, de polyphonie, d’oralité, de plurilinguisme, d’interculturel et d’une nouvelle forme de ponctuation. Autant de techniques et mécanismes nouveaux pour dévier la lecture. Face à ces stratagèmes, le lecteur doit faire appel à son intelligibilité. Ouhibi Nadia précise que : « le lecteur assiste de plus en plus à la pratique d’une écriture buissonnière, d’une écriture en défaut, une écriture de la disparité, proposant une narration en élaboration, une narration en débat.  » (2003-2004 : 95) Cette étude vise à répondre à la question de recherche : quelles sont les caractéristiques de cette nouvelle écriture ? Nous supposons que cette écriture serait éclatée et hybride, une écriture de la modernité. Pour cela, nous nous proposons d’examiner les conditions qui président à la genèse du sens de l’histoire et de son écriture dans Entendez-vous dans les montagnes de Maissa Bey publié en 2007.

1. L’hybridité thématique

Les différentes populations colonisatrices qui ont traversé historiquement le Maghreb s’entrelacent et créent l’objet dont va s’emparer la romancière pour tisser l’histoire comme un damage de thèmes qu’elle condense considérablement.

Les autrices se sont intéressées à l’instar de leurs homologues masculins au thème de la guerre qui a fortement imprégné leur écriture. Et comment cela peut-il être autrement ? Et comment l’Histoire contemporaine de l’Algérie ne tiendrait-elle pas une place prépondérante dans leurs récits ? Elles sont impliquées dans une Histoire dont elles sont parties prenantes ; l’écrire est aussi pour elles une façon de s’en émanciper et d’inscrire en écriture leur statut de sujet.

C’est ainsi que l’écriture féminine contemporaine est perçue comme écriture de témoignage d’où le grand intérêt à l’Histoire du pays. Dans le roman intitulé « Entendez-vous dans les montagnes », la narratrice relate la discussion des trois personnages dans un espace clos, celui d’un compartiment de train lors d’un voyage au sud de la France. Il s’agit d’une femme algérienne récemment installée en France, fuyant les évènements de la décennie noire en Algérie. Le deuxième personnage est un ancien militaire français d’une soixantaine d’années, mobilisé lors de la guerre d’Algérie. Quant au troisième personnage, Marie est la petite-fille d’un ancien pied-noir. Le contact établi entre les personnages, la femme-narratrice, l’Algérienne commence à poser des questions au militaire, qui, à travers le récit, donne libre cours à sa mémoire pour dire son arrivée en Algérie en 1956 et décrire les massacres commis au nom de leur mission civilisatrice et de pacification. La femme s’avère être la fille d’un instituteur algérien qui enseignait la langue française en Algérie dans le village de Boghari et qui fut tué par l’armée française dans la même caserne Boghar où était mobilisé le militaire comme auxiliaire médical. À travers la discussion, la narratrice comprend que le militaire est un membre du groupe soupçonné d’avoir tué son père. Harcelé par les questions de la femme qui voulait savoir comment a été exécuté son père, le militaire fait appel à sa mémoire pour témoigner dans le passage suivant :

… Novembre 1956. L’arrivée au port d’Alger. […] le détachement s’aligne sur le quai. Présentez… armes ! Les camions s’ébranlent, le convoi se forme. […] maintien de l’ordre. Pacification. Votre mission, notre mission : mater la rébellion ! Par tous les moyens ! Rompez ! […] L’Algérie est un département français, qui pourrait en douter ? […] Et enfin… premiers ratissages… précédés par les blindés et les jeeps… (Bey, 2007 : 54)

L’objectif de la narratrice est de faire revivre les évènements de l’exécution de son père, ce « glorieux martyre de la révolution » (Bey, 2007 : 35). Entre discours et récits, et vers la fin de l’histoire, le militaire dévoile à la femme la vérité sur l’assassinat de son père après avoir délivré des indices spatiaux et temporels : « - Je voulais vous dire… il me semble… oui… vous avez les mêmes yeux… le même regard que… que votre père. Vous lui ressemblez beaucoup. » (Bey, 2007 : 72) Cette véracité : « s’appuie sur la référencialité à divers indices spatiaux », comme le constate (Blanckeman, 2000 : 104). En effet, nous rappelons que « La falsification des faits permet d’édifier, sur la base de phénomènes effectifs, une situation romanesque qui les détourne et invente une réalité parallèle.  » (Blanckeman, 2000 : 104) Cette réalité malgré sa fictionnalisation est appuyée dans le roman en question par les copies des documents authentiques en annexes. Il s’agit, pour le recrutement du père de la femme, en tant qu’instituteur de la copie du certificat de nationalité au nom de Benameur Yagoub et qui n’est d’autre que le père de Maissa Bey de son vrai nom Benameur Samia ; de la copie du certificat de vie authentique délivré et signé par l’administrateur de la commune mixte de Boghari et de l’arrêté de nomination à l’école de Boghari délivré et signé par l’inspecteur de l’académie de la commune. D’autres indices accompagnent ces documents. À titre d’exemple, l’indice temporel de l’arrêté de nomination datant du : 25 septembre 1946 ; le vrai nom de l’instituteur ; le sceau de la commune et le sceau de la République française et les signatures de ces responsables. Dans ce sens, ces documents en annexes (Bey, 2007) servent à théoriser la guerre dont l’autrice met en lien les évènements structurant l’Histoire et met en scène une figure d’engagement, l’instituteur, le père de M. Bey qui donnera à la guerre sa charpente littéraire.

Le passage ci-dessous évoque la figure du résistant énigmatique la plus incompréhensible et exprime le mieux le rapport conflictuel français/algérien face à l’oppresseur. Lorsque le père a été arrêté, l’Autre, le colonisateur le soumet à la torture :

Même dans l’ultime instant qui précède la mort. Par terre, les flaques de sang et d’urine et de merde mêlés aux éclaboussures de l’eau savonneuse qu’ils peuvent plus avaler. L’entonnoir se remplit et déborde sans pouvoir se vider à l’intérieur de leur ventre démesurément enflé. Odeur âcre de sang et de vomissure… parfois de chair brûlée. (Bey, 2007 : 15)

L’autrice évoque et superpose des thèmes d’horreur, de combat et d’engagement, afin de faire émerger la violence et l’absurdité de la guerre.

Nonobstant ce qui vient d’être posé, l’évolution des techniques scripturales alimentera le magma de l’écriture du roman algérien contemporain et de sa redéfinition. Les propos de Barthes confirment l’adoption de ces nouvelles techniques :

Le texte est une galaxie de signifiants, non une structure de signifiés ; il n’y a pas de commencement ; il est réversible ; on y accède par plusieurs entrées, dont aucune, ne peut être, à coup sûr, déclarée principale ; les codes qu’il mobilise se profilent à perte de vue, ils sont indécidables. (Barthes, R. 1972 : 62)

Ces nouvelles techniques de l’éclatement de l’écriture qui déroutent le lecteur nous préoccupent particulièrement entre autres l’hybridité générique.

2. L’hybridité générique

Pour combiner deux formes de récits, l’hybridité générique distingue cette nouvelle écriture éclatée. Il s’agit d’un récit historique mettant à jour la mémoire d’un peuple en évoquant l’Histoire de l’Algérie pendant la période de la colonisation et l’histoire d’une femme qui voulait connaître le comment de la mort de son père. La femme n’est autre que l’autrice de ce roman. Il s’agit de Maissa Bey, le pseudonyme de Samia Benameur fille de Benameur Yagoub. Les documents ajoutés en annexes et cités plus haut sont la preuve d’un récit autobiographique. S’ajoute à cela la mention « Récit » en bas du titre. Ces indices font du roman de M. Bey un roman où se mêlent deux genres. Un roman historique qui s’imbrique au roman autobiographique où l’auteur retrace son histoire par le biais d’un récit autobiographique à caractère collectif, faisant appel à un « je » et parfois à un « nous » collectif pour conter l’Histoire de l’Algérie et de sa famille et décrire le courage des pères algériens : « Nos pères étaient tous des héros.  » (Bey, 2007 : 60) Ainsi, le récit historique s’hybride au récit autobiographique en alternant les différents thèmes pour actualiser une des histoires des plus tumultueuses de l’Algérie. Il s’agit d’une écriture d’éclatement, aussi bien externe qu’interne où M. Bey déploie des possibilités pour les personnages. Ceci en passant par l’histoire collective, devenant un prétexte, pour atteindre l’histoire personnelle, par laquelle elle relate les problèmes que la psychothérapie met en scène. La narratrice déstabilisée se pose des questions quant au passé historique, quant à la mort de son père et quant à sa position actuelle et paradoxale. Elle est réfugiée dans le pays qui a été la source de son malheur et celui de son pays, l’Algérie. Elle a peur de subir le même sort qu’ont subi les siens comme il est reporté dans le passage suivant :

Elle ne veut plus subir le choc des exécutions quotidiennes, des massacres et des récits de massacres, des paysages défigurés par la terreur, des innombrables processions funèbres, des hurlements des mères… les regards menaçants. (Bey, 2007 : 35)

La discussion se poursuit et le militaire continue à ressusciter les souvenirs de la période de son instruction dans la caserne de Boghar ; les souvenirs de son capitaine Fleury martelant ses auxiliaires pour faire parler les prisonniers algériens. Le nom de son village natal, Boghari était le déclic du souvenir d’une profonde blessure du passé dont la narratrice ne s’est pas détachée. Cette blessure l’enfonce dans la peur, l’angoisse et la tourmente. Le discours de son interlocuteur ne la laisse pas indifférente aux sentiments qu’il éprouve envers cette guerre à laquelle il a participé. Le pouvoir de ses paroles a eu son impact sur la narratrice la transformant en psychanalyste essayant de comprendre l’état d’âme de cet homme. Elle interprète l’endoctrinement idéologique sur les jeunes Français mobilisés en Algérie d’après ce que rapporte le militaire quant au comportement de son capitaine Fleury lors des séances d’endoctrinement : « Allez-y ! Et surtout, ne vous laissez pas avoir s’ils prétendent ne rien savoir ! Ils finissent tous par parler… […] Il y en a de plus coriaces que d’autres. Et alors là, il faut sortir le grand jeu. Faut pas hésiter !  » (Bey, 2007 : 66) Entre le statut de victime et celui de psychanalyste face au malaise du militaire et au pouvoir de ses mots, l’illusion de la narratrice se dissipe et arrive finalement à admettre que les bourreaux eux aussi sont des êtres humains et elle transmet ce qu’elle éprouve en disant :

Que rien ne ressemble à ses rêves d’enfant que les bourreaux ont des visages d’homme, elle en est sûre maintenant, ils ont des mains d’homme, parfois même des réactions d’homme et rien ne permet de les distinguer des autres. Et cette idée la terrifie un peu plus. (Bey, 2007 : 70)

Entre Histoire et autobiographie ; discours et récits et la part de la psychologie le tout s’enchevêtre pour que l’éclatement prenne des dimensions plus importantes pour se déteindre sur la narration.

Plusieurs procédés sont mis en œuvre pour montrer la destruction des structures narratives d’une écriture fragmentée, imprégnée d’un malaise, soumise à l’engagement de l’autrice. Dans ce sens, Genette constate que : « certaines formes du contemporain sont apparues d’abord comme des tentatives pour libérer le mode descriptif de la tyrannie du récit.  » (Genette, 1969 : 79) Les voix enchâssées dans le texte libèrent l’écriture de la tyrannie et lui confèrent l’aspect de l’éclatement.

3. Les Voix enchâssées

Mettant en récit les évènements historiques, la littérature met en mots ces événements et donne voix à différents personnages historiques. Évidemment, il s’agit d’une littérature réaliste assez significative du conflit politique et de l’expression d’un peuple et de son histoire. En effet, il s’agit pour ces autrices de faire entendre la voix du peuple et porter l’écho d’une guerre durant une période de conflit. Une diversité de voix sert à contrecarrer la voix dominante. Maissa Bey dans Entendez-vous dans les montagnes donne voix aux trois personnages qui par hasard se croisent dans le même compartiment d’un train. L’autrice manipule le discours pour réhabiliter l’ordre établi par un contre-discours usant de la polyphonie comme matériau discursif. La polyphonie, une pratique faisant partie de l’hybridité littéraire montre que le texte littéraire est, par excellence, un univers où s’entremêlent récits et discours. Ces deux genres s’imbriquent comme procédés d’écriture pour caractériser le texte romanesque et le faire fonctionner en interdiscursivité d’où le passage d’une manière d’écriture à une autre. Du récit au discours, les protagonistes s’échangent des paroles pour que le hasard fasse révéler une mémoire enfouie dont le militaire s’avère partie prenante du groupe ayant participé à l’assassinat du père de la narratrice. Maïssa Bey a concrétisé cette vocalité dans son texte en morcelant son récit par une alternance des passages rédigés en caractères romains et d’autres en caractères italiques. Cette fragmentation n’est pas insignifiante ; elle désigne selon (Lejeune, 1998 : 267) une autre voix à trois fonctions qui prêtent à rectification des autres voix dans le récit. Le « je » du militaire en parlant de l’Algérie et de sa beauté est une voix doublée, représentée d’abord en caractères romains pour affirmer qu’il a bien connu ce pays : «  — Oui… j’y ai passé plusieurs mois […] Dans un camp militaire. Un camp spécial. Et puis…  » (Bey, 2007 : 36) Puis, il se tait, sa phrase est inachevée, elle se termine par des points de suspension pour laisser place à sa deuxième voix représentée en italique dans le texte, il s’agit de la voix de sa mémoire qui convoque des évènements du passé à l’intérieur du camp :

Le camp est entouré de murs surmontés de barbelés et de miradors. Les hommes qu’on y amène de jour ou de nuit, menottés ou déjà salement amochés, sont de redoutables terroristes. […] Le capitaine Fleury martèle : il faut le savoir, ici, il n’y a pas de suspects. Il n’y a que des coupables. […] Tous… ils sont tous complices ! Vous devez les faire parler coûte que coûte ! (Bey, 2007 : 36) En italique dans le texte.

Cette double voix en italique dans le texte fait appel au récit premier du militaire en caractères romains. Ces deux voix s’accordent pour faire entendre une seule version du récit et justifier ce qu’il a avancé par l’expression « un camp spécial » et qui est reprise dans le passage en italique. Une sorte d’enchâssement de récits qui s’appuient les uns les autres pour donner une seule et même version.

Par ailleurs, les différentes voix qui investissent le texte assurent la narration à travers des témoignages pour transmettre la mémoire collective par des récits enchâssés. Entre récits de quête identitaire et de quête de liberté, l’espace de l’écriture contient amplement une pluralité de voix dont les témoignages sont une nécessité de survie. Les différentes voix se rejoignent pour recomposer la dialectique entre la grande Histoire de la patrie et la petite histoire de la femme et de sa famille dans un espace polyphonique. Plusieurs « je » alternent dans le même récit comme souligné par Fisher en affirmant que :

Ce « je » qui prend la parole ne s’exprime pas au nom d’un « je » spécifique, mais d’un « je » derrière lequel se glissent des voix collectives, incluses dans le texte, ou rapportées, nommées ou anonymes, fictionnelles, mythiques ou factuelles qu’elles émanent de personnages ayant marqué l’histoire du Maghreb. (Fischer 2007 : 36)

De ce fait, nous pensons que ces conceptions narratives confèrent au texte des spécificités de paroles par un jeu de déictique générant une superposition de voix entre la double voix du militaire et la double voix de la femme comme précisé dans ce qui suit : « dans un dédoublement de voix, elle s’entend dire : je… connais bien Boghari. J’y suis née…  » (Bey, 2007 : 40) Le dédoublement de la voix justifie le caractère éclaté de cette écriture qui ne manque pas de donner un nouvel éclairage sur l’ouverture de l’expression.

4. La Pluralité culturelle et linguistique

Créant de nouveaux procédés propres à une nouvelle littérature, l’écrivaine fragmente les structures narratives. La romancière algérienne expose ses sentiments d’arabo-berbère dans un français qui n’est pas le sien. Dans sa thèse, Ouhibi se réfère à Naget Khadda par le passage suivant :

Mais elle figure dans un rapport au monde, à un mode de culture et à un mode de pensées, présents en Occident, à partir duquel se nourrit, mais aussi se constitue dans la dépendance/indépendance, l’écriture moderne algérienne. (Ouhibi, 2004 : 232)

Par le biais de la langue française, l’auteur traduit les richesses culturelles et linguistiques du bassin méditerranéen. D’une part, cette nouvelle littérature s’attache à donner à lire un renouveau scriptural qui correspond à la production de la libre expression. Une écriture éclatée, disloquée : « échappant aussi aux contraintes d’une époque.  » (Ouhibi, 2004 : 56) Et d’autre part, l’objectif est de montrer comment à travers la cohabitation l’écriture provoque la langue de l’Autre et engendre l’interculturalité et la pluralité linguistique comme il est constaté dans ce passage où la narratrice, qui maîtrise la langue de son colonisateur arrive à communiquer avec lui. Déjà installée dans le compartiment : « Elle tire de son sac le livre commencé la veille, l’ouvre et se met à lire. […] C’était le livre de Schlick, Le liseur.  » (Bey, 2007 : 9-24) Le titre du livre renvoie à l’action de la lecture entreprise par la narratrice en tant qu’intertexte. Dans le liseur, il s’agit toujours de la lecture. C’est l’histoire du jeune Michaël, adolescent de 15 ans qui rencontre Anna, une femme à laquelle il va lui faire, tous les jours, à haute voix, de la lecture sans se douter de son illettrisme qu’elle lui a caché : « je savais quelle énergie cela exige de dissimuler qu’on ne sait ni lire ni écrire » (Schlick, 1996 : 210). Il ne découvre l’illettrisme d’Anna que lors du procès de cette dernière. Il découvre également son implication en tant que bourreau dans le conflit de l’Allemagne durant la Deuxième Guerre mondiale. Il s’agit d’une réflexivité du langage reproduisant la parole entre le roman de Maissa Bey et le livre qu’elle lit dans lequel Schlink expose des éléments de la culture et l’Histoire de l’Allemagne. Durant les évènements de mai 1968, les étudiants manifestent, car ils aspirent à beaucoup plus de liberté. Michaël ne se sent pas concerné : « je me sentais tellement loin des autres étudiants que je ne voulais pas faire de l’agitation ni manifester avec eux.  » (Bey, 2007 : 189) Cette histoire permet de comprendre et d’analyser la responsabilité du peuple allemand par rapport à son passé. Mais aussi d’apprendre les réactions de la génération dans l’Allemagne de l’après-guerre face à la génération impliquée dans la Deuxième Guerre mondiale. En ce sens, l’interculturalité investit la nouvelle écriture féminine algérienne. Les Algériens qui ont cohabité avec les étrangers durant le colonialisme ont appris leur langue d’où la richesse linguistique et culturelle étant aujourd’hui comme dans le passé, au cœur de l’enseignement.

Articulant des formes d’écritures variées et usant de la langue dans ses formes classique et orale, l’auteure tente ingénieusement de transcrire la société dans ses dimensions culturelles et linguistiques dans le champ de la littérature, une stratégie qui relève de la sociolinguistique. Dès lors, le rapport oralité/littérature devient très étroit pour qu’il fasse partie des stratégies discursives. De surcroît, la littérature adapte la forme de l’oralité en faisant cohabiter l’intertexte oral dans le texte littéraire comme mode de représentation des sociétés à une époque donnée. L’oralité, en tant qu’héritage transmis verbalement du passé vers l’avenir entre les citoyens d’une même communauté investit l’écriture comme mode d’expression mineur basé sur des oppositions entre culture savane et culture profane. Évidemment, les expressions appartenant au registre de l’oralité sont aussi présentes dans le texte de Maissa Bey à l’exemple de : fatmas, moukères, roumis. (Bey, 2007 : 49.)

Il est important de relever les traces de l’oralité subordonnée, avec ses maîtres mots qui, de temps en temps, teintent la surface du texte pour, d’une part, résister à la langue française et, d’autre part, pour mieux traduire les réalités de son peuple. L’auteure fait un clin d’œil à sa langue dont elle ne peut se séparer et créer une sorte d’inadéquation entre les langues qu’elle manipule dans ses récits et les expressions orales investissent les écrits. À ce propos, nous citons :

il y a « l’incompétence » linguistique ou l’inadéquation de la langue à rendre compte de cette réalité, une inadéquation qui est commune à toutes les littératures, qui est le problème de tous les écrivains, mais qui ici se double du fait qu’on est sur deux écritures en même temps, sur deux langues en même temps, même si le texte ne se réalise que dans l’une, l’autre est en permanence sous-jacente, avec ses maîtres mots qui, de temps en temps, affleurent à la surface du texte. Donc, on est toujours dans un sentiment de regret. Toujours dans un sentiment d’infinitude. Dans un sentiment de manque.1

Il est évident d’admettre que la communication déborde de social et le choc interculturel serait sans conteste l’assise de la construction d’une identité composée de multicultures dépassant les frontières pour s’ouvrir à l’Autre, au colonisateur et l’affronter avec assurance, c’est le cas du père de la narratrice, lors de son interrogatoire :

L’homme répond avec un calme impressionnant. Il s’exprime dans un français parfait, presque sans accent. Étonnant pour un Arabe ! […] Jean finit de remplir le formulaire. Puis il lève la tête et l’observe. […] Un peu trop d’assurance, se dit-il. Différent des autres. […] il n’a pas pu le tutoyer comme il le fait avec les autres. […] celui-là est l’un des deux instits. L’intellectuel du groupe. (Bey, 2007 : 59-60.)

Jean s’avoue faible devant l’Arabe qu’il n’a pu tutoyer. La langue a permis à l’Arabe de se distinguer en tant qu’homme cultivé. Aborder le sujet de l’instruction du père confirme cette idée soutenue par l’auteure. C’est en apprenant la langue de l’Autre, le français, que le père accède à la culture française, à son histoire pour qu’il s’adapte à de telles situations. Il est à souligner que le changement de personnages ou d’espaces entraîne automatiquement un changement de langage.

Rappelons que l’appropriation d’une langue étrangère est le moyen efficace pour acquérir d’autres cultures et s’ouvrir à la différence et au monde extérieur. L’enjeu de l’appropriation d’une autre langue avec toutes ces caractéristiques culturelles permet de s’affirmer et de pénétrer le contexte linguistique, culturel et même idéologique de la langue de l’Autre. De plus, il est difficile d’aborder l’interculturel sans appréhender le bilinguisme dont la mission ne se contente pas du traitement des langues comme mode de transmission, mais le dépasse pour une bonne acquisition des cultures. Les réponses aux questionnements quant aux cultures, aux civilisations, l’identité et l’altérité se font au moyen des différentes langues permettant la transmission des représentations interculturelles. Ainsi nous citons Ouahmiche et Bensaad qui dans un article abordent le travail sur la civilisation anglaise invitant les enseignants à donner aux étudiants l’opportunité de l’ouverture sur le monde en leur donnant les atouts de cette ouverture :

La matière de la civilisation britannique vise à renforcer les capacités linguistiques des étudiants par le biais d’une instruction basée sur le contenu et offre ainsi aux étudiants une vision générale de la communauté britannique, axée principalement sur l’aspect historique2. (2016 : 10)

Soulignons que la maîtrise de la langue étrangère permet d’accéder à la civilisation du pays de cette langue. De plus, l’altérité signifiant la rencontre de l’Autre et la cohabitation met en liaison les différences et les ressemblances. À travers une modalité d’écriture du soi et de l’autre, l’auteur témoigne de la conséquence de la réflexion sur soi-même et sur le monde qui nous entoure. Quoi qu’il en soit et malgré les différents comportements des uns et des autres, il conviendrait d’exploiter la binarité du Soi et de l’Autre en adaptant ces différences pour les mettre au service de la dimension interculturelle pour une meilleure insertion dans le monde en devenir.

5. La fragmentation de la structure

L’analyse de la structure du texte a montré sa fragmentation, les séquences s’imbriquent pour former un puzzle.

Comme il a été déjà montré plus loin, la fragmentation de la structure est caractérisée non seulement par le blanc séparant les séquences et renvoyant au silence quant à certaines vérités de l’histoire du pays comme il est relevé dans ce passage : « - Chez nous, il y eut aussi… il y a encore des silences… il y a plein de blancs dans notre histoire, même dans l’histoire de cette guerre.  » (Bey, 2007 : 60) Ces blancs exhortent le lecteur à y réfléchir à l’élaboration du sens d’un texte qui s’inscrit dans l’écriture de la modernité. La juxtaposition de plusieurs thèmes à l’intérieur de la même séquence : oralité, Histoire, culture, femme, langue, rêve et mémoire invitent également à explorer l’espace scriptural. D’autres stratégies relevant de la syntaxe, les points de suspension chez Maissa Bey s’ajoutent à cette nouvelle forme d’écriture et donnent au texte un rythme haché comme dans le fragment qui suit : « Mon père aurait à peu près le même âge. Non, il serait plus vieux encore. Il n’aurait pas cette allure… il était bien plus petit de taille… il aurait fini peut-être par ressembler à son père…  » (Bey, 2007 : 17) L’emploi des points de suspension dont la fonction première est de montrer que la phrase est inachevée donne à l’écriture de l’auteure un rythme haletant d’où l’hésitation quant aux souvenirs de la narratrice par rapport aux caractéristiques du père dont elle n’est pas certaine. Ces points de suspension interrompent la phrase en plein milieu, car la narratrice n’étant pas sûre de ses idées se trouve dans l’obligation d’arrêter sa réflexion. Les phrases courtes, quant à elles comme dans le passage suivant : « Elle lève les yeux. Un homme vient d’entrer. Il jette à peine un regard sur elle. Il ne la salue pas. Il referme la porte derrière lui.  » (Bey, 2007 : 9) donnent un effet de fluidité et produisent du dynamisme sur le lecteur en l’invitant à réfléchir à une telle hésitation. Cette forme de structure narrative engendre un désordre scriptural. À cet effet, nous citons Barthes qui affirme que :

Entre rupture et continuité thématique, le régime fragmentaire se laisse approcher comme un espace conflictuel, un lieu de tensions et un champ de forces, où s’affrontent et se combinent courants négatifs de déconstruction et pratiques positives d’ouverture et de redéfinition, confirmant ainsi son statut d’écriture d’intersection entre deux tendances antinomiques faisant confluer ordre et désordre3

Par ailleurs, la littérature contemporaine ne manque pas de stratégies discursives pour bifurquer entre les différentes disciplines. Les différentes approches appréhendées s’alternent plus ou moins dans le même parcours entre la littérature et la sociolinguistique, car l’appel à une approche où se croisent littérature, sociologie, histoire, et psychologie est d’un grand apport pour étudier les différents genres auxquels l’auteure recourt dans son roman. Brisant les frontières avec les autres disciplines, la littérature permet à l’auteure de se mettre dans la peau du psychanalyste pour analyser le psychique des personnages, leurs réactions physiologiques extérieures et intérieures et les exposer comme suit :

Elle n’attend rien, elle sait qu’i n’y a rien à attendre. Elle le regarde, elle l’observe, elle le détaille, attentivement, minutieusement, comme si elle voulait fixer dans sa mémoire chaque trait de ce visage. Il a les yeux baissés, les mains posées sur ses genoux. Il ne cherche pas à se dérober. (Bey, 2007 : 70)

L’écriture féminine algérienne contemporaine s’affirme comme écriture de la remise en question basée sur l’idée de la rupture, de la fragmentation et de la restructuration s’inscrivant ainsi dans cette écriture du renouveau.

Conclusion

La littérature contemporaine féminine d’expression française n’a cessé d’aborder des thèmes liés à des réalités socio-culturelles et politiques comme la quête de soi, la mémoire collective, l’Histoire du pays, la culture, le bilinguisme, etc. Cette hybridité a donné naissance à des œuvres originales qui ne cessent de prendre de l’ampleur et de se déployer dans le champ littéraire maghrébin avec un nombre croissant de romans et une multitude de genres et dont Maissa Bey a témoigné de cet éclatement à tous les niveaux de son écriture. Notre analyse s’est proposé de souligner le caractère d’une nouvelle écriture féminine créant des écarts sur les plans : thématique, narratif, formel et technique. Cette écriture rompt avec le conformisme et installe de nouvelles expériences impliquant de nouvelles formes. Cette diffraction renverse la linéarité du texte en dépassant la composition stricte du roman à partir de différents textes et un tissage s’opère au niveau d’une écriture hybride : l’intertextualité et les croisements génériques éclatent le roman de Maissa Bey entre roman psychologique, historique, autobiographique et recueil de récits.

L’hybridité comme forme d’écriture induit l’imbrication et la combinaison de gestes multiples qui s’additionnent et constituent l’œuvre. Elle insère une multiplicité de pratiques, de contenus et de genres formant ainsi le texte et détruisant les frontières de l’écriture où le voyage domine le récit et impose une certaine vision du monde.

Dans cette analyse, il s’agit pour nous d’étudier l’écriture féminine algérienne contemporaine d’expression française qui semble rompre avec l’écriture traditionnelle par différentes transgressions des codes esthétiques et scripturaux. Le déploiement de nouveaux mécanismes d’écriture fragmente les structures narratives et parsème le texte de stratagèmes divers. Les blancs qui aèrent les paragraphes, le mythe, l’oralité, la polyphonie, le plurilinguisme, l’interculturel, l’intertexte, les phrases courtes ou inachevées sont autant de techniques adoptées par l’auteur pour dérouter le lecteur. Notre objet de recherche s’articule également autour de ces hybridités génériques et thématiques qui s’ajoutent à cette nouvelle conception d’une écriture éclatée chez l’écrivaine algérienne contemporaine Maissa Bey dans Entendez-vous dans les montagnes…

Écriture fragmentée, éclatement, hybridité, nouveaux mécanismes, structures narratives.

In this analysis, it is for us to study the Algerian contemporary French feminine writing that seems to break with traditional writing by different transgressions of aesthetic and scriptural codes. The deployment of new writing mechanisms fragments the narrative structures and parses the text of various stratagems. The whites that breathe the paragraphs, the orality, the polyphony, the multilingualism, the intercultural, the intertext, the short or unfinished sentences are all techniques adopted by the author to divert the reader. Our research subject is also articulated around these generic and thematic hybridities that add to this new conception of an exploded in writers contemporary Algerian women Maissa Bey in Do you hear in the mountains…

Split up Writing, bursting, narrative structures, hybridity, new mechanisms.

هدفنا من هذا التحليل هو دراسة الكتابة النسائية الجزائرية المعاصرة الناطقة بالفرنسية، والتي يبدو أنها تتعارض مع الكتابة التقليدية من خلال تجاوزات مختلفة للرموز الجمالية والكتابية. يؤدي نشر آليات الكتابة الجديدة إلى شظايا الهياكل السردية ورش النص بمختلف الحيل. الفراغات التي تبث فقرات، أسطورة، شفهية، تعدد الأصوات، تعدد اللغات، تداخل الثقافات، نصوص، جمل قصيرة أو غير كاملة كلها تقنيات اعتمدها المؤلف لإرباك القارئ. يدور هدف بحثنا أيضًا حول هذه التهجينات العامة والموضوعية التي تضيف إلى هذا المفهوم الجديد للكتابة المتفجرة للكاتبة الجزائرية المعاصرة ميسا باي في روايتها أ تسمعون في الجبال…

كتابة مجزأة، انفجار، تهجين، آليات جديدة، هياكل سردية.

1 Une-vie-une-oeuvre-Kateb-Yacine-le poète errant.< Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide. Consulté le : 28/08/2017

2 Traduit de l’anglais.

3 Barthes, R. Le livre brisé de Roland Barthes. Françoise Susini-Anastopoulos, L'Ecriture fragmentaire. Définitions et enjeux, p. 258. https://www.

5. Références bibliographiques

[1] Barthes, R. 1972. « Le Degré Zéro de l’Ecriture, suivi de Nouveaux Essais Critiques ». Paris : Seuil, Coll. Points. Page : 62.

[2] Barthes, R. « Le livre brisé de Roland Barthes ». Françoise Susini-Anastopoulos, L’Ecriture fragmentaire. Définitions et enjeux. <https://www.fabula.org/forum/barthes/34.php>. Consulté le : 08/05/2018.

[3] Blanckeman, B. 2000. « Les Récits Indécidables ». Jean Echenoz, Hervé Guibert, pascal guignard, Villeneuve d’Ascq : Ed. Perspectives Septentrion Presse Universitaire. Page : 104.

[4] Bey, Maïssa. 2007. « Entendez-vous Dans Les Montagnes… » Alger : Ed. Barzakh.

[5] Fisher, D. 2007. « Ecrire L’urgence, Assia Djebar et Tahar Djaout ». Paris : L’Harmattan. Page : 36.

[6] Genette, G. 1969. « Figures 3, Essai ». Paris : Seuil, Coll. Tel Quel. Page : 79.

[7] « Kateb, Yacine.Une Vie-Une Œuvre ». Le Poète Errant ». <http://www.fabriquedesens.net/>. Consulté le : 28/08/2017.

[8] Lejeune, P. 1998. « Les Brouillons De Soi ». Paris : Seuil, Poétique. Page : 267.

[9] Ouahmiche, Ghania. & Bensaad, Safia. 2016. “An Investigation Into The Relationship Between British Civilization Teachers’ Methodology And Students’ Learning Achievements”. In TRADTEC, V15, N° 1. Pages1-15.

[10] Ouhibi, Nadia. 2003-2004. « Perspectives critiques : le roman algérien de langue française dans la décennie 1985-1995 ». Thèse de doctorat d’état. Oran.

[11] Schlink, B. 1995. « Le liseur ». Traduit de l’allemand par Bernard, L. 1996. Paris : Collection Du monde entier, Gallimard. Page : 210.

1 Une-vie-une-oeuvre-Kateb-Yacine-le poète errant.< Erreur ! Référence de lien hypertexte non valide. Consulté le : 28/08/2017

2 Traduit de l’anglais.

3 Barthes, R. Le livre brisé de Roland Barthes. Françoise Susini-Anastopoulos, L'Ecriture fragmentaire. Définitions et enjeux, p. 258. https://www.fabula.org/forum/barthes/34.php. Consulté le : 08/05/2018.

Khaldia AISSA-KOLLI

Traduction et Langues-Université Ahmed Ben Ahmed - Oran2fr

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