Introduction
La classe de langue est, par nature, une microsociété multilingue et multiculturelle. Elle est multilingue parce qu’il y a structurellement au moins la présence de la langue de référence (LR) et de la langue maternelle (LM)2, du français langue étrangère et certainement aussi la présence d’une autre langue étrangère, l’anglais. Elle est multiculturelle, car chaque apprenant se dote d’une « culture générale » et des « cultures d’apprentissage » (ses stratégies, ses motivations, ses expériences antérieures d’apprentissage, sa personnalité, etc.) ; ce qui rend très singulière la réalité en temps réel entre les processus d’enseignement -impliquant bien entendu la culture sociale de l’enseignant, ses expériences et ses cultures d’enseignement, etc.- et les processus d’apprentissage de différents individus-apprenants.
Tout apprenant de langue doit être un « acteur social » (CECRL 2001). Et pour qu’il y ait de l’interculturel, c’est-à-dire pour que l’apprenant agisse en classe avec les autres apprenants comme s’ils étaient en société, il faut que différentes cultures soient présentes, cultures sociales et cultures professionnelles3, donc du multiculturel en l’occurrence. Et pour que ce contact interculturel se poursuive sur le long terme, il faut qu’il y ait un intérêt commun, en proposant des actions communes à finalité collective, ce qui présuppose au moins une valeur partagée, donc du « transculturel » en l’occurrence (Puren 2010 : 15.].
Nous avons constaté qu’il existe une homologie entre les activités scolaires consignées et la situation sociale à laquelle le manuel du secondaire voulait préparer les élèves ultérieurement. Ceci nous amène à nous interroger sur la contribution du projet comme activité de référence de la perspective actionnelle (désormais PA) à la construction d’apprenants-citoyens à travers les tâches scolaires et les actions sociales proposées ; et sur le maintien simultanément de cette homologie entre l’agir d’apprentissage et l’agir d’usage.
1. Expérience, enquête, éducation : convergence
Le mot projet vient du latin projacere (qui signifie « jeter en avant »). La notion de projet connait, à travers les siècles, de multiples définitions. Au 20e siècle, le projet s’est imposé dans le sens de nos « actions ». Selon la définition de l’AFNOR4 : « le projet est une démarche spécifique, qui permet de structurer méthodiquement et progressivement une réalité à venir ».
Par ailleurs, l’objectif de l’élève relève de celui du projet, ce qui signifie tout simplement son acte de penser : « en premier lieu qu’ (il) se trouve dans une situation authentique d’expérience, qu’il soit engagé dans une activité continue à laquelle il s’intéresse pour elle-même » ; « en deuxième lieu qu’un problème véritable surgisse dans cette situation comme stimuli de la réflexion » ; « en troisième lieu qu’il dispose de l’information et fasse les observations nécessaires à la solution » ; « en quatrième lieu que des solutions provisoires lui apparaissent et qu’il soit responsable de leur élaboration ordonnée » ; « en cinquième lieu que la possibilité et l’occasion lui soient données de soumettre ces idées à l’épreuve de l’application pour déterminer leur portée et découvrir par lui-même leur validité. » (Dewey 1859-1952)
En effet, le principe fondamental qui commande la philosophie de l’éducation de Dewey, confirme Fabre (2017), c’est l’idée que la vie est essentiellement une expérience. Et comme l’expérience dans ses réussites et ses échecs est un apprentissage, on peut tracer une équivalence entre vie et éducation. Enquêter, c’est problématiser, c’est agir intelligemment, donc penser : c’est un enseignement qui « gratifie l’esprit ».
Mais qu’en est-il du concept de « co-agir » ? « co-construire » ? sont-ils compatibles avec le concept de « co- culture » ?
2. Faire ensemble : notion et perspectives
Selon Puren (2002), le concept de « conflit-cognitif » dans une perspective constructiviste est compatible avec celui de « co-action » dans une perspective de type actionnel dans l’enseignement-apprentissage des langues-cultures.
Selon Jullien (2016), « la consistance d’une société tient à la fois à sa capacité d’écarts et de commun partagé : des écarts par lesquels le commun peut se promouvoir et se partager ». Pourquoi l’écart ? Car il « ouvre une distance, fait apparaître de l’entre, où se produit du commun » (Jullien 2016), ce qui n’est pas le semblable. Tandis que dans la différence, une fois la distinction faite, chacun des termes revient sur lui-même. Puren (2002) défend l’idée que nous ne pouvons plus assumer nos différences, et que nous devons créer tous ensemble des ressemblances. Dans la mesure où il ne s’agit plus de vivre ensemble, ce qui est l’objectif de l’éducation interculturelle (De Carlo 1998), mais de faire ensemble.
Dans un esprit semblable, la nouvelle perspective actionnelle dépasse celle de l’approche communicative, ce qui implique un dépassement aussi de la perspective culturelle qui lui a été liée, l’interculturel en particulier. En effet, il s’agit non seulement d’être capable de rencontrer l’autre et de se soumettre à lui par « gentillesse » ou par « politesse », ni de vivre avec lui, mais plutôt de travailler tous ensemble, de « faire société » en se forgeant « des conceptions identiques, c’est-à-dire des objectifs, principes et modes d’action partagés, parce qu’élaborés en commun par et pour l’action collective » (Puren 2002 : 64.).
Rappelons en fait, « […] dans l’idéologie différentialiste du multiculturel, on dit que chacun peut demeurer ce qu’il est, sans dire à quel niveau de pouvoir. Dans l’idéologie d’un interculturel ou d’un transculturel qui se présentent comme généreux, on dit que nous pouvons devenir ensemble, sans dire quelles équilibrations nous devons réaliser pour y parvenir ». (Demorgon 2005 : 166) C’est pourquoi Jullien (2012) refuse à la fois l’universalisme facile et le relativisme paresseux qui servent de plus en plus à masquer notre incapacité à « agir ensemble » (co-agir). Il critique, voire rejette, les notions de différence et d’identité culturelle, et foncièrement leur usage au regard de la diversité culturelle : il construit un concept de l’entre, généré par l’écart, et situant le commun de l’humain. Ainsi, dès que la différence serait un concept attendu, paresseux et non aventureux que lorsqu’elle est proprement aspectuelle et descriptive. Elle établit, dès l’abord, une distinction et pose une identité en principe généralisée, donnée et présupposée. En outre, on dit souvent que la Chine, par rapport à la pensée européenne, est « si différente » : « si différente parce qu’elle est si distante (…) parce qu’elles ne sont pas tournées l’une vers l’autre ; elles ne se regardent pas ni se parlent, elles s’ignorent ». (Jullien 2012)
3. Cadre méthodologique
Destiné aux élèves de fin du cycle secondaire (3e année secondaire), le manuel est organisé selon une logique discursive-textuelle. Il se compose de 4 projets regroupés en un ensemble cohérent de deux ou trois séquences. Chaque unité didactique (UD) comporte plusieurs activités qui s’appuient sur des supports linguistiques (des « textes exemplificateurs [TE] », pour reprendre l’appellation de Cordier-Gauthier 2002), et iconiques (images, tableaux, carte). Y compris les textes qui figurent en bas de page et après les TE. Leur fonction explicite est « de “déclencher” une activité langagière impliquant de façon directe l’apprenant. Ce sont les exercices, activités ou tâches consignés dans le manuel » (Gauthier 2002 : 32.).
Compte tenu de l’hétérogénéité des textes proposés dans le manuel, nous avons utilisé la typologie textuelle de Cordier-Gauthier (2002), en particulier les textes déclencheurs (TD). Ces textes peuvent être : des questions de compréhension (QC) ; des activités de production cognitive et langagière (PL) correspondant à des tâches à caractère discursif-communicatif que l’apprenant développe en fonction d’une consigne donnée ; et des exercices comme troisième catégorie de (TD). Selon ce principe, nous avons trois types de textes déclencheurs : des TD de nature QC (désormais TD-QC), des TD de nature PL (désormais TD-PL) et des TD de nature exercices (désormais TD-Exerc).
Par ailleurs, afin de faciliter le renvoi des extraits que nous étudions vers les pages du manuel au cours de notre analyse, nous avons opté pour un codage de référence. Le projet s’identifie par sa lettre initiale : « P1 », « P2 », etc., suivi de l’abréviation de la séquence et de son numéro, ce qui donne par exemple : « P1-Séq2 », et l’ajout du nombre de la page donne la formule finale : « P1-Séq2 : 27 », « P4-Séq3 : 197 », « P3-Séq1 : 139 », etc.
4. Analyse du corpus : l’analyse actionnelle du manuel en termes de tâches scolaires
Nous passerons en revue, sous forme de liste de paragraphes, dans ce qui suit les différentes tâches configurées dans notre corpus
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Paraphraser : la paraphrase est « une activité de reformulation discursive » (Fuchs 1994), c’est-à-dire « on explique le sens littéral d’une partie du texte en la reformulant » (Puren 2006 : 13.), avec l’enchaînement parfois d’une tâche d’analyse, d’interprétation, etc.
Exemples de consignes correspondantes : « pourquoi l’auteur reproduit-il ces tableaux ? (L’un pour le mouvement des naissances et des décès, l’autre concerne des naturalisations d’origine européenne) » (TD-QC, « P1-Séq1-19 »] ; « que veut nous dire l’auteur en mettant en relation les évènements qui ont eu lieu en Algérie et dans le monde à la même période ? » (TD-QC, « P1-Séq3-50 »]; « reformulez le texte sans en déformer le sens » (TD-PL, « P4-Séq1: 179 »] ; « quelle étendue géographique les Arabes ont-ils conquise durant cette période ? » (TD-QC, « P1-Séq1 : 14 »] ; « reformulez le texte suivant en une phrase en utilisant un nom ou un verbe exprimant la notion de changement » (TD-Exerc., « P1-Séq3 : 63 »].
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Analyser : « on explique le texte par lui-même au moyen d’une mise en rapport entre eux d’éléments différents du texte » (Puren 2006 : 13.)
Exemples de consignes correspondantes : « observez et mettez en relation le titre et les éléments périphériques du texte » (TD-QC, « P1-Séq2 : 36 »] ; « dégagez le plan du texte et donnez un titre à chaque partie » [TD-QC, « P1-Séq3 : 46 »] ; « relevez les termes et les expressions qui montrent cette évolution dans le temps » (TD-QC, « P1-Séq3 : 48 »] ; « étudiez les verbes dans chaque paragraphe : expriment-ils des actions, des sentiments ou des opinions ? » [TD-QC, « P1-Séq1 : 14 »] ; « résumez le texte en vous aidant des réponses à la deuxième et troisième question de compréhension » [TD-PL, « P1-Séq2 : 44 »].
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Interpréter : « on explique le texte en faisant appel à des données extratextuelles soit déjà connues des élèves, soit apportées par le manuel ou l’enseignant » (Puren 2006 : 14.)
Exemples de consignes correspondantes : « les crises économiques ont été parfois les causes de conflits mondiaux. En vous appuyant sur vos cours d’Histoire, justifier cette affirmation en l’illustrant par un ou deux exemples » [TD-PL, « P1-Séq1 :16 »] ; « quel rapport établissez-vous entre les deux documents ? (celui de M. Kaddeche et les tableaux) » [TD-QC, « P1-Séq1: 19 »] ; « quel rapport ce chant (populaire kabyle) entretient-il avec la “mémoire”, la connaissance et la conscience collective » [TD-QC, « P1-Séq1 : 21 »] ; « d’un ton solennel, Laghrour nous informa… » cherchez le sens du mot souligné et expliquez son emploi en vous appuyant sur ce que vous savez de la date indiquée dans le titre (le 1er novembre 1954) [TD-QC, « P1-Séq2 : 34 »] ; « en vous appuyant sur le cours d’histoire, exposez en une vingtaine de lignes les conditions qui ont permis l’émergence des mouvements de libération des pays colonisés, dans la deuxième moitié de 20e siècle » [[TD-PL, « P1-Séq3 : 49 »].
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Extrapoler : « on explique le texte en explicitant comment et dans quelle mesure ses éléments sont représentatifs de réalités extratextuelles » (Puren 2006 : 14.)
Exemples de consignes correspondantes : « renseignez-vous auprès des personnes ayant vécu l’époque coloniale pour exposer oralement les conditions sociales et économiques des Algériens à la veille du soulèvement du 1er novembre 1954 » [TD-PL, « P1-Séq3 : 49 »] ; « la situation de la femme, dans de nombreux pays, a connu une évolution. La femme participe, de nos jours et dans tous les domaines, à l’essor de son pays. Justifier cette affirmation par des exemples montrant la participation de la femme à des évènements historiques » [TD-PL, « P1-Séq3 : 54 »] ; « voici deux photos témoignant du rôle de la femme durant la guerre de libération nationale, commentez-les et échangez les informations que sous avez sur le sujet » [TD-PL, « P1-Séq3 : 54 »].
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Comparer : « on explique le texte en tant que lecteur, en établissant explicitement des correspondances entre des données étrangères extratextuelles interprétées ou extrapolées à partir du texte, et des données dont on dispose déjà par ailleurs dans la même culture étrangère, dans une autre culture étrangère, dans sa culture maternelle, dans son expérience personnelle… » (Puren 2006 : 14.)
Exemples de consignes correspondantes : « le clonage des cellules est un procédé de manipulation génétique dont les effets ne sont pas encore très bien connus. Organisez un débat sur ce sujet et appuyez votre prise de position par des exemples et des comparaisons » [TD-PL, « P2-Séq1 : 92 »]; « en vous inspirant de cette image (d’un enfant qui travaille dans une usine), organisez une discussion sur l’exploitation des enfants. Chacun d’entre vous interviendra en prenant position par rapport à ce phénomène (social) et en interpellant ceux qui en sont responsables ou qui laissent faire » [TD-PL, « P2-Séq2 : 101 »] ; « dans notre pays, certaines espèces animales sont menacées de disparition. Présentez oralement un appel oral pour inciter à leur préservation. Vous vous impliquerez dans votre discours pour être plus incitatif » [TD-PL, « P3-Séq1 : 145 »] ; « vous avez été confronté à un phénomène étrange. Racontez-le brièvement à vos camarades ; vous évoquerez ensuite le retour à une situation normale et les traces laissées dans votre vie par cet épisode » [TD-PL, « P4-Séq1 : 192 »] ; « comparez l’attitude du narrateur à celle de l’Anglais face à cette main. Qu’en déduisez-vous ? » [TD-QC, « P4-Séq1 : 189 »]
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Réagir : « on explique le texte en tant que lecteur, en explicitant ses réactions, impressions, jugements vis-à-vis du texte, du hors-texte correspondant, ou de la manière dont celui-ci est en correspondance avec celui-là ; ces réactions, impressions et jugements peuvent être à la fois subjectifs (les élèves réagissent en tant que lecteurs) et objectifs (ils se basent sur une connaissance de vécu des personnages » (Puren 2006 : 14.)
Exemples de consignes correspondantes : « quelle serait, selon vous, la suite du texte ? Justifiez votre réponse » [TD-QC, « P4-Séq1 : 183 »] ; « comparez cet appel à celui lancé par l’Abbé Pierre. Que pouvez-vous dire quant au registre de langue utilisé ? Justifier votre réponse » [TD-QC, « P3-Séq2 : 155 »] ; « nous devons respecter notre environnement. Rédigez un appel pour sensibiliser ceux qui n’en sont pas conscients » [TD-PL, « P3-Séq1 : 145 »] ; « en deux ou trois élèves, préparez un appel à lire en classe, pour inciter vos camarades à aider les personnes handicapées » [TD-PL, « P3-Séq1 : 143 »] ; « quel sens donnez-vous à leur déclaration par rapport au débat actuel sur les supposés bienfaits de la colonisation » [TD-QC, « P3-Séq2 : 107 »] ; « pourquoi l’atmosphère se détend-elle à la fin du texte ? Justifier votre réponse » [TD-QC, « P2-Séq1 : 79 »] ; « l’auteur est-il témoin ou défend-il la femme algérienne ? Justifier votre réponse » [TD-QC, « P1-Séq3 : 54 »] ; “comment expliquez-vous l’emploi du verbe « voyager » dans ce contexte ?” [TD-QC, « P1-Séq2 : 36 »] ; « de quel camp pourrait-il s’agir d’après vous ? » [TD-QC, « P1-Séq2 : 36 »] ; « que représentent pour vous les personnes citées ? » [TD-QC, « P1-Séq2 : 34 »] ; “combien de parties distinguez-vous dans le texte ? (Aidez-vous de la distribution des temps)” [TD-QC, « P1-Séq2 : 28 »].
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Transposer : « on explique sa propre lecture du texte en transposant texte et hors-texte correspondant dans son propre référentiel culturel » (Puren 2006 : 15.)
Exemples de consignes correspondantes : “comment la réaction de l’occupant est-elle décrite ? Sur quels aspects de cette réaction insiste-t-il ? Qu’en déduisez-vous sur la question de l’auteur par rapport aux faits ? (Historiques)” [TD-QC, « P1-Séq2 : 32 »] ; « vous êtes contre la modification génétique des organismes. Rédigez le compte-rendu du texte de J.C. Membre pour intervenir dans un débat sur les OGM et appuyer votre refus de l’utilisation de ce procédé dans le domaine de l’agroalimentaire » [TD-PL, « P2-Séq1 : 92 »] ; « quel sens donnez-vous à leur déclaration par rapport au débat actuel sur les bienfaits de la colonisation ? » [TD-QC, « P2, Séq2 : 106 »] ; “la propriété privée est-elle à ce point néfaste pour l’individu ? En vous inspirant des deux textes précédents (de Voltaire et J.J. Rousseau), organisez-vous un débat sur ce sujet” [TD-PL, « P2-Séq2 : 109 »] ; « vous connaissez une personne ayant vécu une situation dramatique lors d’un voyage parce qu’elle ne savait pas parler la langue du pays visité. Intégrez cette histoire dans une argumentation destinée à inciter vos camarades à l’étude des langues étrangères » [TD-PL, « P3-Séq2 : 160 »] ; « certains croient que les cimetières sont des endroits hantés la nuit. Une personne de votre entourage, très superstitieuse, a été contrainte de passer très tard devant un de ces lieux. Faites-la parler pour raconter les visions et les frayeurs qu’elle a eues » [TD-PL, « P4-Séq3 : 217 »].
5. Discussion des résultats
5.1. Homologie fin/moyen
D’après cette analyse actionnelle des tâches scolaires, on retrouve :
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d’une part le paramètre de l’« homologie fin-moyen » (Puren 2010 : 7.) entre la situation d’apprentissage et la situation d’usage prévue. Il s’agit d’une homologie naturelle, non artificielle, entre l’agir d’apprentissage (scolaire) et l’agir d’usage (social) auquel ce manuel voulait préparer les élèves plus tard. En effet, il s’agit d’un discours du Même adressé au Même à propos d’un Autre français comme l’affirme Auger (2007). Pour “vivre en société et se préparer à (leur) vie de citoyen” (Loi d’Orientation 2008 : 27.), pour acquérir des comportements, des compétences (« être capable de… ») et développer en eux des attitudes positives telles que l’esprit de recherche et de coopération, l’esprit critique, le jugement, l’affirmation de soi… ; les élèves sont invités à communiquer entre eux en classe et à agir comme véritables acteurs sociaux à travers ces activités/tâches scolaires écrites et orales : paraphraser, analyser, interpréter, extrapoler, comparer, réagir, transposer.
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D’autre part, la subjectivité « évaluative » ou « affective » (Kerbrat-Orecchioni 1980 : 84.) de l’élève se manifeste par ses réactions, ses jugements, ses impressions et ses appréciations personnelles. C’est notamment le cas dans la tâche orale « réagir » : « quel sens donnez-vous à leur déclaration », « inciter vos camarades à aider les personnes handicapées », « que représentent pour vous les personnes citées ? », « sensibiliser ceux qui n’en sont pas conscients », etc. Dans les tâches « comparer », « extrapoler » et « interpréter », les élèves utilisent les outils de grammaire textuelle pour étayer leurs arguments. Ils sont très sollicités, voire indispensables.
5.2. Penser conjointement l’antagonisme ternaire : le multiculturel, l’interculturel, le transculturel5
Ce qui définit le mieux ces différentes activités de production langagière, qui sont a priori des situations-problèmes, c’est bien l’ensemble de ces différentes tâches attendues à l’écrit comme à l’oral des élèves en fin de cycle (3ème année secondaire) en fonction de la spécificité de chaque projet et de son intention communicative. Nous constatons que les exemples de consignes de tâches proposées sont nombreux, dont les libellés tiennent généralement compte des critères de volume, de situation de communication. Nous citons, quelques exemples, pour illustrer notre propos : « (…) rédiger une dizaine de lignes pour vous opposer à votre interlocuteur », « exposez à vos camarades (…) en un texte d’une vingtaine de lignes », « en groupes de deux ou trois élèves, préparez un appel (…) à vos amis », etc. (Manuel scolaire 2012 : 103-143)
La prise en compte effective de la perspective actionnelle dans le traitement de l’unité didactique (UD) s’observe dans le manuel analysé lorsque les consignes ne seront pas données sous forme de questions, mais de demandes à l’impératif (exposez, expliquez, faites, résumez, prenez, etc.) ou à l’infinitif (justifier, faire ressortir, discuter, développer, etc.), créant une situation de communication qualitativement différente. Nous pouvons certainement donner à la plupart des consignes de tâches proposées d’autres formes, par exemple : « l’Algérie revendicatrice » expliquez cette expression et relevez dans le texte les mots ou expressions qui en reprennent le sens » [TD-QC, « P1-Séq.2 : 31 »]/“que signifie l’expression « l’Algérie revendicatrice » ou « que veut dire l’auteur par cette expression ? Quelles sont dans le texte les expressions qui en reprennent le sens ? ». Encore, ‘trouvez dans le 3ème paragraphe, le terme qui s’oppose à « dignement » [TD-QC, « P1-Séq.2 : 31 »]/‘quel est le terme qui s’oppose à « dignement ? » ou ‘on retrouve dans le texte l’opposé du terme « dignement », lequel ?’, etc.
Par ailleurs, on constate que l’écrit est constamment au service de l’oral, l’oral prenant appui sur l’écrit, notamment sous la forme de notes écrites pour guider la production orale ou de notes d’écoute, par exemple : « prenez des notes pour faire la synthèse des informations rapportées » [TD-PL, « P1-Séq1 : 14 »] ou « la prise de note opérée lors des différents exposés vous aidera à faire la synthèse des informations présentées » [TD-PL, « P1 : Séq1 : 16 »], etc.
Nous rappelons également ici que les élèves font appel à leurs « cultures d’apprentissage » (Puren 2010 : 3.), à leurs « ressources » (Jullien 2016) langagières et culturelles qui sont en fait à la disposition de chacun d’entre eux, en l’occurrence leurs savoirs, savoir-faire et savoir-agir au profit du groupe pour accomplir des tâches (dont certaines seront plus appropriées et/ou utiles au projet et par rapport au temps imparti également). Ils se demandent quelles ressources nous pouvons y exploiter, et à partir desquelles nous pouvons « agir avec » (= composante co-culturelle). Et à ce moment-là, ils ne peuvent plus se contenter d’assumer leurs différences ; il est impératif qu’ils créent ensemble des ressemblances, du commun. Dans la mesure où si l’on prétend identifier ainsi les caractéristiques de chaque élève ‘[…] il n’y a pas de différences culturelles, il y a […] des écarts. L’écart qui permet aux élèves de rester en regard’ (Jullien 2016). Ce dont parle Dervin (2009 : 169.) : ‘travailler sur les contradictions qui les touchent tous à travers une [culture commune] mouvante (et non unique ou stable) que l’Autre [élève/groupe] contribue à transformer et donc c’est aussi remettre en question l’idée que [les différences culturelles] et l’identité gouvernent l’un et l’autre dans les interactions [en classe]’. Chaque élève présente effectivement une certaine singularité en raison de ses expériences, de son caractère, de sa personnalité, de ses motivations et ses stratégies, de son type cognitif, de son environnement et de sa culture générale, qui affectent son comportement en classe et font de lui donc un individu particulier. Selon Puren (2002), les apprenants sont invités à se forger des conceptions, des nouvelles réponses culturelles par et pour la « co-action », le « faire ensemble » qui est la tâche en question. Qu’il ne s’agisse plus de respecter l’autre-élève/groupe (= la composante interculturelle), ou de vivre avec lui/eux (= la composante multiculturelle), mais au contraire de travailler tous ensemble et de faire classe.
À titre d’illustration, prenons le projet n° 1 : « Dans le cadre de la commémoration d’une journée historique, réaliser une recherche documentaire puis faire une synthèse de l’information à mettre à la disposition des élèves dans la bibliothèque de l’établissement » (« P1-5 »). Ce projet implique toujours un processus de conception, un travail de conception assumé par les élèves de terminale. Ils peuvent modifier les actions au cours même de la réalisation de ce projet, et donc porter des actions sur l’action elle-même, la tâche en question (« aire D ») (Puren 2006 : 6.). Le travail de conception (« aire B ») (Puren 2006 : 6.) est le suivant dans le cas de ce projet : ‘qu’est-ce qu’une recherche documentaire ? Qu’est-ce qu’une synthèse ? Qu’est-ce qui est généralement commémoré ? Que faut-il rechercher ? Dans quelle intention ? À quoi va-t-elle servir ? Combien de temps se donne-t-on ? Quels seront ses objectifs ? (Linguistiques, culturels, historiques, discursifs-communicatifs, méthodologique…) Par quels moyens ? « a1, préparation » (Puren 2006 : 6.) en l’occurrence, et par conséquent les activités qu’ils font planifier, qui va faire quoi ? Nous organisons-nous en groupes de discussion ? Quelle journée historique choisirons-nous ? Nous allons interviewer des personnes qui ont participé à l’évènement ? Quels livres devons-nous consulter ? Nous demandons l’aide de notre professeur ? Celle du professeur d’histoire ? etc., « a2, soutien » (Puren 2006 : 6.) en l’occurrence’. Les réponses à ces questions ne sont qu’une mise à disposition des ressources et moyens langagiers et culturels de ces élèves. Ces derniers prévoient que ces conceptions seront nécessaires au cours de l’action, elles peuvent être modifiées et traitées en classe par eux (« aire A ») (Puren 2006 : 6.). Ils peuvent aussi imaginer des simulations, faire comme s’ils étaient témoins d’un évènement historique, dire ce qu’ils diraient dans cette situation par exemple (« aire C ») (Puren 2006 : 6.). « L’exploitation langagière et culturelle sera assurée au retour en classe » (Puren 2006 : 8.), « a3, reprise » (Puren 2006 : 6.) en l’occurrence.
En outre, ce projet-méthode6 sera en fait fourni par une culture commune, constituée par des conceptions partagées (= par le co-culturel) et par des valeurs communes (= l’unité). Ceci vient d’affirmer cette nécessité de penser en même temps l’opposition et la complémentarité (Morin 1990). En effet, cette démarche du projet vise non seulement à respecter la diversité des cultures sociales et professionnelles de l’enseignant et de l’élève (=l’interculturel), ce dernier étant souvent indifférent à l’hétérogénéité (= le multiculturel) ; mais il est aussi essentiel de maintenir l’exigence d’unité (= le transculturel).
Un autre exemple d’unité est donné par les « unités didactiques » de ce manuel. Organiser une unité entre ces domaines hétérogènes d’activités d’enseignement-apprentissage est essentiel pour créer une synergie entre eux, c’est-à-dire concrètement pour que ce qui est fait, par exemple, en compréhension du sens (à l’oral/l’écrit), en lexique, en syntaxe, en conjugaison serve à l’expression écrite/orale : compréhension de l’écrit (observation, lecture analytique) point de langue (lexique, syntaxe) activité d’écriture (préparation à l’écrit) production écrite/orale (cf. tableau ci-dessous).
Table N° 1. Exemple de l’unité
Hétérogénéité du support |
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Compréhension de l’écrit |
Texte 1. Histoire des Arabes : l’Islam et les conquêtes ; |
Hétérogénéité d’activités de langue et exercices |
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Activité de langue |
Syntaxe : |
Activité d’écriture : |
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Hétérogénéité de situations de communication (l’oral/l’écrit) |
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Production écrite |
« Les crises économiques ont été parfois les causes de conflits mondiaux. En vous appuyant sur vos cours d’Histoire, justifiez cette affirmation en l’illustrant par un ou deux exemples ». |
Production orale |
« Faites une recherche auprès des personnes que vous connaissez pour recueillir un chant populaire relatant un fait de l’Histoire algérienne ou un fait historique ayant eu lieu dans votre région. Déclamez-le en classe ». |
Source : Séquence 1 (projet 1) : informer d’un fait historique. Pages 8-26
Conclusion
En vertu de cette présente recherche, nous avons découvert la place accordée au projet pédagogique et sa contribution en tant qu’activité de référence de la PA (perspective actionnelle), sous-tendue par une hétérogénéité d’activités d’enseignement-apprentissage, à la construction d’apprenants-citoyens à leur vie professionnelle, en les faisant « agir avec » en classe comme véritables acteurs sociaux ; et en même temps nous avons découvert le maintien du paramètre « homologie » entre l’agir d’apprentissage et l’agir d’usage.
La classe est un lieu d’étayage, de la part de l’enseignant, de savoirs, de savoir-faire langagiers, culturels et méthodologiques qui peuvent se faire avant (préparation), pendant (soutien) et après (reprise) ; et est un lieu de conception d’actions, de simulation d’action et d’action elle-même de la part des élèves. Chaque élève est en effet invité à mettre à contribution ses ressources langagières et culturelles au profit du groupe-classe lors de la réalisation de ces différentes tâches/actions consignées. Il va certainement au-delà de son « général » et de son « particulier », il crée avec le ou les élèves des ressemblances et des conceptions pour leur intérêt commun, ce qui implique in fine une classe « singulière ».
Cette analyse montre aussi qu’il faut penser l’un et le multiple ensemble. Pour gérer la complexité de sa classe, l’enseignant doit avoir cet esprit de penser en termes d’opposés complémentaires. Il doit prendre en compte ensemble la multiplicité, le fait que les élèves sont nombreux ; la diversité, ils sont différents les uns des autres par leur « général » et leur « particulier » ; et l’hétérogénéité, en termes de motivation et de comportement.
Au niveau micro-méthodologique, pour gérer la complexité des relations entre les processus d’enseignement et d’apprentissage en classe, l’enseignant utilise directement la langue étrangère en l’occurrence le français qui est à la fois l’objectif et le moyen, s’il est « bloqué », il aura la possibilité de recourir indirectement à la LR ou LM pour donner des explications à ses élèves, et s’ils ne parviennent pas au sens et ne trouvent pas la ou les réponses par exemple, l’enseignant pourra donner la réponse lui-même et transmettre le savoir. Au niveau macro-méthodologique, l’enseignant adapte constamment sa méthodologie à son environnement en sélectionnant, articulant et/ou combinant ces différentes méthodologies (Puren 2017e).
De ce point de vue, une perspective se dessine : ‘former de nouveaux enseignants en didactique consiste en particulier à les faire passer d’une perception de ces processus [d’enseignement et d’apprentissage] en termes de problèmes (exemple “tel élève me pose un problème de discipline”) à une perception en termes de problématiques (“le comportement de cet élève relève de la problématique de la gestion de la discipline en milieu scolaire”). (Puren 2017e : 4)
Puren, Christian 2010. « La nouvelle problématique culturelle de l perspective actionnelle européenne : cultures d’enseignement, cultures d’apprentissage, cultures didactiques ». Dans Les langues modernes. N° 2. Pages. 1-26.