Introduction
Aujourd’hui, le texte littéraire se donne à voir et à écouter autant qu’à lire. Il perd son leadership et se retrouve soumis à la concurrence d’autres expressions littéraires, médiatiques notamment. Le texte perd dès lors sa place centrale au profit du discours médiatique, voire de la représentation dont s’en fait la médiacritique, principalement par le biais du magazine ou de l’émission télévisuelle/radiophonique. Le texte littéraire algérien d’expression francophone n’échappe pas à cette tendance. Pour notre part, la notion de médiacritique qui fera l’objet de cette contribution nous amène à proposer une réflexion sur les présentations et représentations critiques des œuvres littéraires d’auteurs algériens francophones contemporains s’inscrivant dans la problématique de nouvelles approches dans le cadre de la réception critique du roman francophone actuel.
En effet, la nouvelle génération de l’Afrique du Nord, et d’Algérie plus particulièrement, ayant grandi avec la télévision, le cinéma et l’Internet (pour une partie d’entre eux), se retrouve plus sensible à recevoir une information audiovisuelle au lieu d’une information textuelle. Le récepteur semble détourné du texte lui-même. Il est davantage enclin à voir/écouter une émission, un journal télévisé abordant une lecture critique d’un roman -ou toute autre production littéraire- plutôt que de lire directement l’œuvre littéraire en question. La réception critique et la lecture du texte se retrouvent ainsi fortement influencées par les discours et interprétations médiatiques.
La notion de médiacritique définie par Jean Peytard dans le cadre de son étude parue en 1993 au niveau du numéro 5 de la revue Semen consacré à « La médiacritique littéraire télévisuelle », renvoie à l’activité critique de la presse, de la radio et de la télévision dont l’objet d’application première est la littérature, le discours critique — ou plutôt, comme nous en lançons l’hypothèse, une sorte de pseudo-critique —, que nous considérons non seulement comme communiquée par les médias de masse, mais s’applique également à ces médias (radio, Internet, presse écrite et télévision).
Ainsi, par le biais de magazines littéraires et d’émissions télévisuelles consacrées à la littérature francophone, des écrivains algériens de graphie française se retrouvent engagés dans une nouvelle posture. Ils sont conviés à présenter leurs dernières parutions et textes aux lecteurs et téléspectateurs du monde entier. Leurs déclarations via les médias (radio, Internet, presse écrite et télévision) sont souvent déclencheuses de discours culturels multiples, voire parfois de polémiques engendrant nombreux débats au sein de leur pays en particulier et dans le monde francophone en général.
Pour illustrer ces propos, nous avons choisi de travailler sur le cas de deux écrivains algériens francophones de renommée internationale, Yasmina Khadra lors de la parution de son roman L’Olympe des infortunes, édité chez Julliard en 2011 et Boualem Sansal, lors de la parution de 2084, La fin du monde édité chez Gallimard en 2015.
Du point de vue fictionnel, il apparaît que ces deux textes projettent dans un espace-temps des récits aisément identifiables à celui du monde réel, notamment pour L’Olympe des infortunes où l’univers discursif semble « très accessible » pour le lecteur tant il établit des relations de correspondance frappantes avec l’univers du discours du monde actuel. Le lecteur est immédiatement immergé dans un univers qui frappe par sa ressemblance avec le monde d’aujourd’hui et établit de ce fait, de manière très spontanée, de fortes relations d’accessibilité avec le monde textuel. Nous avancerons alors l’hypothèse que le paradigme de la possibilité semble convoquer dans le geste créatif de Khadra comme paramètre central qui justifie la projection des mondes mis en scène. Du point de vue des deux auteurs, « Le village des Horr » dans le roman de Khadra et le monde de « l’Abistan » dans le récit de Sansal, sont deux mondes possibles construits comme des états évolués du monde actuel.
La construction de ces deux univers fictionnels nous intéresse aussi par le type de relations qu’ils établissent entre eux. Nous interrogerons alors les rapports possibles entre ces deux fables politiques contemporaines à l’aide de la théorie des mondes possibles et son apport à la médiacritique. Plutôt que de relations intertextuelles, c’est de relations d’accessibilité entre le monde de 2084 et celui de L’Olympe des infortunes que nous traiterons de sorte à en cerner les corrélations au discours médiatique qui a suivi la parution des deux romans. En empruntant les données théoriques à Marie-Laure Ryan, mais aussi à celles de Marielle Macé, nous aborderons les processus de recentrement fictionnel susceptibles d’influer intrinsèquement sur le discours médiatique qui leur est relatif.
1. Les mondes du texte : du monde réel vers le monde possible
Notre étude se présente comme une réflexion sur les échanges linguistico-médiatiques engendrés par la parution de ces deux romans. Suivant cette optique, les écrits de Khadra et Sansal apparaissent comme un lieu privilégié d’une pluriglossie interne où se confrontent le monde du réel et le monde du possible. Pour explorer les espaces linguistico-culturels constituant l’univers pluriglossique littéraire, il serait intéressant de problématiser la dimension dynamique et symbolique des contacts avec les médias en mettant l’accent sur l’hybridité des échanges médiatiques. Notre réflexion s’inscrit ainsi dans une perspective de la sociologie du texte littéraire telle qu’elle a été entreprise dans les travaux de Pierre V. Zima qui affirmera à ce propos :
Pourquoi parler d’une sociologie du texte au lieu de s’en tenir à une discipline plus ou moins institutionnalisée comme la sociologie de la littérature ou de l’art ? Dans Pour une sociologie du texte littéraire (1978), dans le Manuel de sociocritique (1985) et dans certaines autres publications, je propose une sociologie du texte pour deux raisons complémentaires. Il s’agit de relier la littérature à la société par le biais de la langue au lieu de parler de « thématique », de « contenus », de la « vision du monde » ou de « l’idéologie » de l’auteur. […] Mais il s’agit aussi ─ et c’est ce qui relie la sociologie du texte à la sémiotique structurale ─ de dépasser le domaine littéraire vers une théorie sociologique des textes idéologiques, théoriques et autres. À ce niveau, la sociologie du texte se transforme en une critique du discours idéologique et une épistémologie sociale qui s’interrogent sur le discours théorique. (Zima 2009 : 27)
Ainsi, la sociologie du texte littéraire se démarque en faisant appel aux interactions verbales et discursives :
Par cette définition textuelle ou verbale de son domaine, elle se distingue radicalement de toutes les sociologies […]. En refusant d’être une sociologie de l’art en général, la sociologie du texte accepte une limitation, voire un appauvrissement pour gagner un avantage méthodologique non négligeable. En évitant de parler de systèmes de signes hétérogènes (comme la littérature, la peinture et la musique), elle peut se concentrer sur les systèmes verbaux : sur les discours littéraires, idéologiques et théoriques ─ et sur leurs interactions dans les domaines lexical, sémantique et syntaxique (narratif). […] c’est un avantage théorique. (Zima 2009 27)
Afin de cerner les effets de la médiacritique en rapport aux deux romans, il est important de procéder à une lecture approfondie des deux récits autour du recentrement fictionnel qui est à l’origine de tout discours médiatique. Cette lecture nous permettra non seulement d’analyser l’impact médiatique sur la réception de l’œuvre, mais elle contribuera surtout à vérifier s’il y a eu ou pas une discordance entre fiction et lecture médiatique qui sont toutes deux souvent polysémiques et orientées selon les politiques éditoriales et commerciales des « mass médias ».
2. Recentrement fictionnel et effets de lecture dans 2084, La fin du monde
Partant de la théorie indexicale de David Lewis et Marie-Laure Ryan qui forge le concept de recentrement fictionnel, il est mis en exergue que l’acte d’interpréter le texte de fiction impliquerait l’implantation du lecteur dans l’univers de ce texte. Cette implantation suppose que le journaliste/critique/lecteur « se transporte dans le monde fictionnel et s’imagine appartenir à ce monde » (Murzili 2012 : 339), ce mouvement étant la condition pour faire l’expérience de la fiction. Ainsi un monde de fiction devient accessible à partir du monde actuel dont l’image est soutenue par les médias. Néanmoins, l’expérience de la fiction nécessite de considérer le monde fictionnel comme actuel, c’est-à-dire que cette opération de recentrement fictionnel implique à son tour le « transfert de la référence du terme actuel vers le monde fictionnel ». Ce dernier devient alors un monde textuel d’actualité. Ainsi, de sorte à évaluer la véracité des propositions qu’il renferme, le lecteur établit des correspondances avec le monde réel par le biais des « lectures littéraires issues des médias ». Le lecteur se pose le principe selon lequel « ce qui est possible dans la fiction correspond à une possibilité dans le monde réel » (Murzili 2012 : 339), ce qui l’inciterait davantage à découvrir le roman plus que d’autres.
Pour Marie-Laure Ryan, le monde textuel présente presque les mêmes constituants se trouvant dans la réalité. Les individus et les objets qui habitent le monde textuel ont leur correspondant dans le monde réel, partant du principe que l’on ne peut créer un monde ex nihilo. Le créateur de ce monde, l’auteur de la fiction, a toujours recours aux objets de son monde qu’il fait animer par les mêmes principes et la même logique. À propos du monde textuel, Françoise Lavocat déclare : « Je définis un monde comme un espace situé dans le temps et servant d’habitat pour des objets et des individus concrets. Ces habitants évoluent, mais leur évolution présente une certaine cohérence et une certaine continuité qui peuvent être expliquées par le principe de la causalité. ». (Lavocat 2010 : 5).
L’auteur de cette réflexion rajoute que certains romanciers observent une certaine entorse à la logique qui légitime les mondes textuels fictionnels, toutefois, cela ne peut minimiser la possibilité de les considérer comme des mondes possibles, nonobstant l’introduction de quelques gouffres fictionnels qui ne répondent pas à la logique du monde réel. En effet, il arrive, dans quelques récits, que le lecteur décline, voire refuse, l’espace et le temps proposés, tant ils ne répondent pas aux normes de l’espace réel.
Par ailleurs, le recentrement fictionnel nécessite un jeu de « faire semblant » que Ryan considère comme une modalité permettant de faire l’expérience de la fiction : « ce jeu consiste à faire semblant que le monde actuel de l’univers fictionnel existe indépendamment du texte qui le décrit » (Ryan 2010 : 58).
Dans 2084, la fin du monde, Boualem Sansal raconte l’histoire de « L’Abistan », un immense empire tirant son nom de son dirigeant suprême, le prophète « Abi », qui prône l’amnésie et la soumission totale au Dieu unique. Ainsi, le monde fictionnel dans ce récit apparaît comme un monde possible, qui développe diverses interprétations, interactions et lectures, médiatiques notamment, à partir de propositions au regard de la sémantique modale. Le lecteur opère un rapprochement avec le monde réel afin de vérifier la possibilité pour que ces propositions soient réelles dans ce dernier.
À titre illustratif, considérons le passage ci-dessous qui restitue l’atmosphère apocalyptique de la guerre dans le roman de Sansal :
La guerre fut longue, et plus que terrible. Ici et là, et à vrai dire partout (mais sans doute plusieurs malheurs sont-ils venus ajouter à la guerre, séismes et autres maelströms), on en voit les traces pieusement conservées, arrangées comme des installations d’artistes portés à la démesure solennellement offertes au public : des pâtés d’immeubles éventrés, des murs criblés, des quartiers entiers ensevelis sous les gravats, des carcasses éviscérées, des cratères gigantesques transformés en dépotoirs fumants ou marécages putrides, des amoncellements hallucinants de ferrailles tordues, déchirées… (Sansal 2015 : 19).
Ainsi, la valeur de vérité de ces propositions dépend de leur degré de ressemblance avec des propositions similaires, véhiculés par les médias, et qui développeraient la même vision de la guerre dans d’autres mondes possibles ou dans le monde réel. Le lecteur, en acceptant le jeu du faire semblant, considère comme vrai ce qu’énonce le narrateur, mais pour que cette vérité soit accessible, il recourt à un rapprochement avec le monde réel par le biais des interprétations et lectures issues des discours médiatiques. De ce fait, les énoncés acquièrent une valeur de vérité quand elles sont rapprochées des images communément partagées au sujet de la guerre dans le monde réel médiatique où l’on peut aisément observer les mêmes effets de destruction. Sansal le confirmera lors de son passage dans un numéro de l’émission La Grande Librairie (émission du 24 septembre 20151). Le romancier, en présentant l’univers apocalyptique de son roman, déclare : « Si l’on regarde la situation du monde arabe, enfin de certains pays de la péninsule arabe, l’Iraq, la Syrie, Libye, on est déjà dans cet univers-là. Dans d’autres pays, on est en chemin. Même en Occident, il s’est implanté des foyers d’Abistan. » Le journaliste l’interroge alors : « Ce que vous êtes en train de nous dire, ce soir, Boualem Sansal, c’est que si on ne fait rien politiquement, ce roman, cette fable, cette fiction risque bien de devenir la réalité ? » Sansal répond par un « oui ».
Aussi, dans un long entretien pour le magazine Lire, qui a élu en 2015, 2084, La fin du monde meilleur livre de l’année, Boualem Sansal explique que 2015 pourrait être le point de départ d’une troisième guerre mondiale :
2015 ? Une année « particulière, comme 1914 ou 1939 », observe ainsi l’auteur. « Elle marque le début de quelque chose. De la troisième guerre mondiale peut-être - même si celle-ci n’aura pas la même forme que les précédentes. » Il poursuit : « On ne sait pas quand commencent vraiment les guerres ni quand elles finissent, mais, à un moment donné, on en prend conscience. Je crois qu’en 2015 il y a quelque chose qui commence. » (Adrian 2015 : 2)1
Au cours de l’entretien, Boualem Sansal aborde également l’autre ouvrage qui a marqué le début de l’année 2015 : Soumission de Michel Houellebecq. Une autre fiction qui reprend l’islamisme en guise de fond de décor. Houellebecq raconte une France qui frôle la guerre civile en élisant au pouvoir un président musulman. Pour Sansal, « Houellebecq a imaginé une autre démarche : la prise de pouvoir en usant des moyens de l’autre, en utilisant sa philosophie, sa science politique, son marketing. » Selon le romancier, l’histoire de Soumission est « exactement ce que fait l’AKP en Turquie, en se saisissant d’un système démocratique avant de le retourner de l’intérieur. » (Adrian 2015 : 3).
L’animateur intervieweur commente en déclarant que « Les attentats de janvier et de novembre, l’expansion de Daech, l’état d’urgence généralisé font redouter à Boualem Sansal l’avènement d’une nouvelle guerre mondiale. Sansal répond : « Nous sommes dans une sorte de bateau ivre, qui va comme ça, porté par des courants très puissants, et qui nous empêche de naviguer. Cette guerre, l’année passée en porterait déjà les stigmates… » (Adrian 2015 : 4).
Ainsi, il apparaît évident que le recentrement fictionnel induit une validation des propositions du romancier en vertu de leur correspondance avec des propositions -issues de la médiacritique- similaires dans le monde réel. Pourtant, dans le même univers fictionnel, le lecteur peut manifester des résistances face à des énoncés comportant entorse à la logique et à son univers de croyances. Le passage suivant illustre cette caractéristique du texte de Boualem Sansal :
Nos chefs d’alors prirent pour base de leur philosophie les trois principes qui ont présidé à la création du système politique de l’Angsoc : “La guerre c’est la paix”, “La liberté c’est l’esclavage”, “L’ignorance c’est la force” ; ils ont ajouté trois principes de leur cru : “La mort c’est la vie”, “Le mensonge c’est la vérité”, “La logique c’est l’absurde”. C’est ça l’Abistan, une vraie folie. » (Sansal. 2015 : 260).
Le monde de « l’Abistan » apparaît ainsi au lecteur comme étant régi par des illogismes érigés en principes philosophiques. Les couples oxymoriques, à valeur oppositionnelle, y tiennent lieu de modalités de sens qui ne souffrent d’aucune incohérence, car interprétées comme des « principes philosophiques » donc rationnels et opérationnels. Or la logique, telle qu’admise dans le monde réel, n’admet point une proposition qui est à la fois vraie et fausse. C’est dire que ce passage marque une rupture avec la logique du monde réel que le lecteur prend comme le point de départ pour comprendre le monde fictionnel construit par Boualem Sansal. L’immersion dans l’univers de « l’Abistan » induit donc une expérience logico-sémantique qui creuse davantage la distance entre monde fictionnel et monde réel. Mais cela ne paraît inconcevable qu’au regard du discours médiatique.
De même, le monde des « Horr » dans L’Olympe des infortunes n’est pas moins possible que celui de « Ati », le héros « abistani ». Sa consistance et sa complétude sont attestées dès lors que les propositions qu’il énonce trouvent des équivalents dans d’autres mondes possibles accessibles aux lecteurs via le discours médiatique.
3. L’Olympe des infortunes, entre variations linguistiques et discours médiatiques
L’Olympe des infortunes raconte le récit d’un groupe de clochards marginaux de la société, vivant dans un terrain vague à la périphérie d’une ville, située entre une décharge publique et la mer. Son intitulé est chargé pragmatiquement et le sens métaphorique qu’il véhicule dénonce toutes les contraintes de la violence et la décadence de la société individualiste.
Ce groupe de vagabonds naïfs habitant sur ce terrain se font appeler les « Horr », les hommes libres. Ils ont choisi de vivre en marge de la société urbaine, considérée, par eux, comme mauvaise et corruptible. Ils rejettent tout ce que la ville offre : travail, famille et argent, tout ce que pourrait ligoter leur liberté :
Parce que tu as choisi de vivre parmi nous. C’est-à-dire : Ici… Dans notre patrie dit ACH à Junior […] Où pas une bannière ne nous cache l’horizon. Où pas un slogan ne nous met au pas. Où pas un couvre-feu ne nous oblige à éteindre le feu de notre bivouac à des heures fixes. D’ailleurs, il n’y a pas d’heures chez nous. Il y a le jour, il y a la nuit, et c’est tout. On se lève quand on veut, on dort quand on en a envie, et on ne permet à personne de nous dicter notre conduite. On est chez nous. Même si on n’a pas de drapeau, ni d’hymne, ni de projet de société, on a une patrie bien à nous et elle est ici, sous nos yeux, sous nos pieds, aussi vraie qu’on peut se passer du reste… Est-ce qu’on a besoin des Autres, Junior ? (Khadra 2010 : 8)
Ainsi, pour eux, le monde de la ville est grand et pluriel. La fragmentation des gens en éléments morcelés produit un effet de déshumanisation de la ville. Les gens ne semblent pas vivre solidaires. Ils forment un tourbillon d’êtres : « On est ici… Ici, sur la terre des Horr. Ici, où tout est permis, où rien n’est interdit… Et ici, tu n’es pas roi, tu n’es pas soldat, tu n’es pas valet ; ici, tu es Toi » (Khadra 2010 : 9). Ils ont choisi de vivre dans ce terrain de grande solitude où toutes les hontes sont bues comme sont tus les plus terribles secrets, leur seul privilège est la mer, la mère de tous ces vagabonds :
Lorsque la mer est agitée, pour les gens de la ville, il fait mauvais temps, pour un Horr, la mer est en fête. Et pendant que les gens de la ville s’enferment chez eux, nous surplombons la falaise et nous assistons aux noces des flots en nous taisant. Parce que, alors que les gens de la ville n’arrivent pas à fermer l’œil à cause du courant d’air, un Horr décèle de la musique dans chaque fracas. (Khadra 2010 : p. 23)
En confessant cette différence de vie, les habitants du terrain vague et les « autres » habitants de la ville révèlent leurs stratégies identitaires et leurs positionnements face à la vie urbaine, refusant ainsi de s’assimiler, car pour eux : « la vraie liberté est ne rien devoir à personne », « la vraie richesse est ne rien attendre des autres ». (Khadra 2010 : 17). Dans ce refus, s’inscrit le conflit culturel, l’affrontement entre les différentes visions (la leur et celle de la ville). De surcroît, en s’attachant à leur espace, les Horr s’attachent à leur culture, à leurs interdits, à leurs valeurs qui leur permettent de se démarquer des « Autres », leur permettant de tracer des limites entre eux et la ville. Cependant, avant d’aller plus loin, il sera utile de définir brièvement les variations linguistiques qui nous apparaissent comme éléments intrinsèques dans ce roman de Yasmina Khadra.
La reconnaissance de la variation linguistique a chamboulé le champ des études littéraires et linguistiques en remettant en question le principe « d’homogénéité structurale et d’autonomie des systèmes linguistiques par rapport aux déterminations sociales » (Boyer, Prieur 1996 : 36). W. Labov a mis l’accent sur une méthodologie d’approche nouvelle qui « permet de lire avec précision l’incidence des interactions sociales sur la structure de la langue » (Boyer, Prieur 1996 : 36). Ainsi selon Labov, les variations linguistiques seraient le résultat d’une évolution sociale ce qui expliquerait le lien établi entre les faits linguistiques et les faits sociaux. De la sorte, les changements dans une langue sont dus à des facteurs extralinguistiques permettant ainsi de mieux saisir l’apport de la médiacritique qui pose un regard moderne sur le texte et le langage à travers « un structuralisme de la diversité et de la variation, qui sont des dimensions incontournables de la parole » (Boyer 2001 : 11). Il s’agit ici d’un cheminement qui, en premier lieu, a contribué à l’affaiblissement des frontières qui régissaient les approches antérieures, mais qui, surtout, a permis de s’ouvrir sur les diverses disciplines comme la sociologie, la psychologie, la philosophie et la technologie digitale.
En effet, l’avènement de l’ère numérique offre de nouveaux horizons aux auteurs et éditeurs actuels. Dans ce sillage, Macluhan affirme que « le médium (journal, livre, télévision, radio, enseigne) qui véhicule un message est en fait un message en lui-même. » (Macluhan. 1977 : p. 27). Étudier la médiacritique littéraire, c’est réfléchir à produire des concepts, et une démarche qui nous permettrait de saisir comment un discours second (les Médias) se réalise à partir d’un discours premier (le texte littéraire).
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Comment « écrire sur » la littérature, dans la presse « écrite » ?
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Comment « parler et faire parler sur » la littérature à la radio, à la télévision et sur Internet ?
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Comment « faire “parler-voir” sur » la littérature à la télévision ?
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Quelles sont les conséquences de ce discours médiatique sur la réception critique littéraire actuelle ?
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Dans cette optique et à titre illustratif, nous citons ci-dessous un échange transcrit d’une interview de Yasmina Khadra et reprise par Horizons dans son n° 21, datant du 31/05/2011 :
─ Vous êtes actuellement à la tête du centre culturel algérien à Paris (CCA). Comment conciliez-vous les obligations et les charges de votre institut avec votre volonté d’écrire ?
─ Je ne vous cache pas, j’assure mes obligations de directeur du centre culturel algérien à Paris (CCA) au détriment de mon travail d’écrivain. Cela fait deux ans que j’assure cette responsabilité et je n’ai écrit aucun livre. D’ailleurs mon dernier livre L’Olympe des infortunes, je l’ai écrit en 1990.
─ Revenons à cette derrière œuvre littéraire. Pourquoi avez-vous choisi de relater l’histoire de personnes marginalisées par la société ?
─ Le devoir d’un écrivain est d’essayer de donner une éthique à ceux qui ne l’ont pas. C’est aussi une manière pour moi de venger ces marginaux et ces misérables de leurs conditions humaines, leur rendre un hommage et d’en faire des héros dans cet ouvrage.
─Dans le préambule de votre livre, vous citez Pierre André Boutang. Quel est l’hommage que vous voulez lui rendre ? Présentez-le au lecteur
─Pierre André Boutang est un journaliste français qui travaillait à ARTE. Dans les années 2001 et 2002, il est venu me voir Aix en Provence et il m’a consacré un reportage d’une durée de 30 minutes alors qu’un reportage ne doit pas dépasser les 15 minutes. J’estime que ce soutien est extraordinaire. C’est pour cela que voulais lui rendre un hommage à lui et à tous ceux qui ont cru en moi dans des périodes difficiles de ma vie.
─Dans ce même préambule, il y a une très belle citation d’Omar Khayyam. Cette pensée est-elle en concordance avec les questions et le sujet traités dans votre roman ?
─La vie que je menais était tellement exécrable et injuste que la seule façon pour moi de la surmonter était de croire en ces mots, à ce poème. La preuve, le poème d’Omar Khayyam m’a continuellement accompagné depuis mon jeune âge. Aujourd’hui, c’est devenu ma philosophie. « Si tu veux t’acheminer vers la paix définitive souris au destin qui te frappe et ne frappe personne ».
─ Selon certaines indiscrétions, vous devriez sortir en mars un autre roman. Qu’en est-il ?
Il y a eu un quiproquo. J’ai écrit ce livret dont le titre est « La langue noire d’un repenti » de 15 pages. Il était destiné au cinéma. Je ne le conseille pas aux lecteurs, parce qu’il est fixé à un prix exagéré. Il est à 7 euros.
─ Un mot pour la fin ?
─ Il n’y a jamais de fin. (Horizons [en ligne], n° 21, 31/05/2011).
La mise en exergue des variations linguistiques repérées dans le texte de Khadra, en mettant en parallèle le discours médiatique et le discours porté par l’auteur autour de son œuvre, comme l’illustre l’interview ci-dessus ; nous donne à réfléchir sur la variation et la distance qu’il y a entre le discours propre au texte littéraire, tel que façonné par les personnages fictifs du roman et le discours véhiculé par l’auteur ainsi que les « mass médias » autour de l’œuvre.
Dans ce sillage, nous évoquerons le passage des deux écrivains, invités ensemble dans le cadre de la même émission, La Grande Librairie1 datant du 24 septembre 20152. Boualem Sansal a débattu de la sortie de son roman 2084, La fin du Monde et Yasmina Khadra a, quant à lui, abordé une présentation de son roman La Dernière nuit du Raïs (Khadra 2015).
Dans ce numéro de l’émission, Sansal et Khadra consolident notre hypothèse selon laquelle, le romancier, à jouer entre fiction et réalité par le biais des déclarations, commentaires et débats médiatiques auxquels il se livre, impacte considérablement la réception critique de son œuvre.
Nous déduisons, dès lors, que la rencontre entre la littérature et la médiacritique génère des textes dans lesquels le « discours rapporté » renvoie à de l’« interdiscursivité » se mêlant au métadiscours. Pourtant, la critique des textes littéraires par les médias — qu’elle soit intra ou inter média, c’est-à-dire qu’elle traite principalement du roman, comme l’émission télévisée La Grande Librairie ou de l’actualité, comme les magazines et revues littéraire, est justement fondée sur l’imbrication étroite entre discours rapporté et métadiscours.
Ainsi, par le biais de leurs passages dans des émissions télévisuelles ou des programmes radiophoniques à l’instar des interviews dans des magazines et revues littéraires, les auteurs trouvent dans les médias un moyen de créer un impact médiatique percutant sur la réception de l’œuvre orientée souvent selon les politiques éditoriales et commerciales des « mass médias ».
Conclusion
L’ambivalence que subit le texte littéraire, dans l’ère actuelle, risque non seulement de s’accentuer, mais aussi de s’accélérer par la prédominance des nouveaux médias, à l’instar des chaînes internet et des réseaux sociaux qui prennent de plus en plus de place dans la vie quotidienne. La jeune génération n’ayant pas connu le monde sans réseau pourrait tout à fait s’adapter à un monde où écouter un discours porté sur un texte littéraire suffira pour se faire critique d’une œuvre qui n’a pas été lue au préalable. Nous assistons ainsi à la naissance d’un nouveau genre de lecteurs, des lecteurs que nous pourrions qualifier de lecteurs virtuels par rapport au fait qu’il n’aient pas lu le texte, mais qui s’en font une idée par le biais de ce que serait possible de qualifier de lecteurs intermédiaires, c’est-à-dire des internautes influenceurs (journalistes, critiques, lecteurs) qui auront pour activité de lire des œuvres pour ensuite faire part, à leur communauté du réseau, de leurs avis sur les textes lus. D’ailleurs, les exemples dans ce sens ne manquent pas : combien d’échanges polémiques générés sur les réseaux sociaux, autour d’une œuvre ou d’un auteur, ont émergé à partir de commentaires négatifs ou de fake news. L’espace littéraire algérien n’y échappe pas, à l’exemple d’écrivains comme Yasmina Khadra, Boualem Sansal ou Kamel Daoud qui ont essuyé des critiques acerbes, voir des menaces de mort par ceux que nous avons dénommés lecteurs virtuels et qui n’ont jamais lu les textes, mais qui se sont fiés uniquement aux passages télévisuels où souvent l’auteur développe un discours très critique à l’encontre de la société actuelle. Aussi, les futures théories et approches du texte littéraire seront amenées à s’adapter à ce nouveau mode de réception du produit littéraire et du texte de manière générale.
Ainsi, la médiacritique ne critique pas les productions littéraires, mais au contraire légitime des normes préconstruites sur eux avec la mise en place d’un « espace commun ». Cet « espace commun » se construit par un jeu sur les relations liguistiquo-fictionnelles. Le journaliste, qu’il soit issu de la presse écrite ou animateur/chroniqueur dans des émissions audiovisuelles, met en place une relation particulière avec le récepteur. Il joue sur son ressenti, fait appel à des connaissances partagées et préétablies relatives à une culture, une langue.
Toutefois, en prenant en considération le fait que les médias conditionnent largement la forme et la teneur des discours qu’ils supportent, serait-il possible pour autant d’affirmer, quand il s’agit d’une critique médiatique, que les enjeux sémio-communicationnels des médias-supports sont différents, d’un support à l’autre ?
Chaque langue répond à des normes bien précises ; des normes qui tendent toutefois à subir des changements du fait que la langue soit au centre de la société, une société changeante dont l’évolution fait subir à la langue des variations diverses. Ainsi, il est possible de faire le même constat en ce qui concerne le discours qui, souvent intentionnellement ou pas, est traversé par d’autres discours implicites. Cette divergence implicite fera disparaitre le discours de l’autre dans le discours du locuteur. Ceci renvoie à dire que « toute parole de “je” est habitée par l’image et les paroles de “tu”, il n’y a pas un discours homogène, mais en même temps “chacun apporte son grain de sel” comme disait Gadet (2007 : p. 77).
La littérature algérienne d’expression française est multiple et dynamique, renfermant une véritable richesse linguistique insoupçonnée. C’est un espace où se croisent plusieurs niveaux de langue représentant le marché linguistique et les rapports d’interaction avec son univers social francophone et/ou méditerranéen par le biais de corrélations et de liens avec le contexte dans lequel elle éclot et s’épanouit.