Regard fragmentaire et mots redoublant de maux dans Gynécée (Schyzos, petites histoires de gens lambda) de Tarek Taouche

Keltoum SOUALAH

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Keltoum SOUALAH, « Regard fragmentaire et mots redoublant de maux dans Gynécée (Schyzos, petites histoires de gens lambda) de Tarek Taouche », Aleph [En ligne], 8 (4) | 2021, mis en ligne le 25 juin 2021, consulté le 19 avril 2024. URL : https://aleph.edinum.org/5327

Le camouflage sémantique sera notre premier point de départ pour prospecter les différentes manifestations du délire dont souffre le personnage principal de la nouvelle intitulée Gynécée faisant partie d’un recueil de nouvelles dont le titre est : Schyzos, petites histoires de gens lambda. L’appareil titulaire et la notion de double nous aideront à tisser le lien entre le nouvel objet d’étude et le thème central de tout le recueil. Notre approche sera donc analytique pluridisciplinaire exploitant tous les dérapages de sens pour établir le lien entre le délire et le texte littéraire.

The semantic camouflage will be our first point of departure to explore the various manifestations of delirium suffered by the main character of the short story called Gynaeceum as part of a collection of short stories entitled: Schyzos, little stories of ordinary people. The titrology apparatus and the notion of double will help us to weave the link between the new object of study and the central theme of the whole collection. Our approach will therefore be multidisciplinary analytics exploiting all the drifts of meaning to establish the link between delirium and the literary text.

التمويه الدلالي سيكون نقطة انطلاقنا الأولى لاستكشاف مختلف مظاهر الهذيان الذي تعاني منه الشخصية الرئيسية للقصة القصيرة بعنوان جينايسيوم كجزء من مجموعة من القصص القصيرة بعنوان : سكيزوس، قصص قليلة من الناس العاديين. فإن العنوان وازدواج الشخصية سيساعدوننا في نسج الرابط بين القصة التي اخترناها للدراسة والموضوع الرئيسي للمجموعة القصصية بأكملها. وبالتالي فإن قراءتنا ستكون تحليلية لاستغلال جميع انجرافات المعنى لوضع العلاقة بين الهذيان والنص الأدبي.

« Ecrire, c’est tuer, prier, délirer. Pour combler l’écart. Abolir l’Entre. Et n’y parvenir jamais » (Maihlot 2019)

Introduction

C’est avec cet exergue que nous introduisons notre article pour mettre en relief l’apport du processus délirant dans le développement de certains thèmes existentiels qui tracassent l’humanité en exploitant Gynécée, une nouvelle de Taouche parue en 2010 dans Schyzos, petites histoires de gens lambda.

Itérative et reconnue, la relation qui unit le processus délirant et le processus littéraire n’est pas à démontrer, car il s’agit d’une stratégie investie par plusieurs écrivains afin de décrire délibérément l’intensité de leur mélancolie et coucher sur papier leur détresse.

Seuls les mots écrits durant les instants de l’errance et la douleur ont cette magie de garder vivace le chagrin enfoui dans les méandres de l’âme de l’écrivain, en lui donnant une tout autre coloration, ce pour le revivre différemment avec le lecteur.

À l’instar de l’inconscient qui, durant les moments du délire, se déchaîne et s’oppose obstinément à toute autorité entravant le flux d’images intérieures qui le tourmentent, l’écriture est également un processus permettant à l’auteur de concrétiser une partie considérable de sa liberté qu’il défend vigoureusement. Car accablé par la pesanteur de sa douleur longuement refoulée, l’auteur réinvestit les différents procédés scripturaires afin de donner naissance à de nouvelles formes d’écriture dont la créativité atteste d’un état d’âme réconforté et pleinement satisfait. L’assouvissement qu’atteint l’écrivain, en faisant appel à l’écriture, démontre, à plus d’un titre, que cette dernière demeure incontestablement la meilleure thérapie cathartique aidant l’auteur à apaiser efficacement son désarroi et calmer ses peines.

La jonction de ces deux processus incite le lecteur à poser irrésistiblement cette question : comment se manifeste le délire dans un texte littéraire ?

Il s’agit, en effet, d’un questionnement soumettant aussi bien l’auteur que son texte à plusieurs visions et analyses, en prospectant minutieusement les manifestations variées du délire dans le texte littéraire.

Nous nous servons donc de cette même question pour analyser notre nouvelle et montrer ainsi le comment de la mise en œuvre de l’association des deux processus, littéraire et délirant. Par ailleurs, le pourquoi du recours au délire ne sera aucunement négligé, mais il sera expliqué sans pour autant le rattacher à l’auteur du texte lui-même, mais plutôt à toute la société, étant donné qu’il n’existe aucune similitude, estimons-nous, entre le personnage principal de la nouvelle et son écrivain.

1. Cri de délire

Les aspects du processus délirant dans le nouvel objet d’étude s’annoncent, d’emblée, dans le titre générique du recueil à savoir le substantif « schyzos ».1 Ce concept faisant explicitement référence au délire convie, en sourdine, le lecteur à prospecter subtilement tous les mots qui en sont tributaires en vue de découvrir quelques signes de cette psychose2.

Toutefois, l’auteur du recueil multiplie les voies de la réception de son texte en semant le doute sur le contenu de sa nouvelle avant même sa lecture, car certes il affirme au lecteur la présence incontestable du délire dans ce texte par le biais du substantif « schyzos », mais ce même terme peut également être la source de deux lectures possibles : la première suppose que ce texte traite de la schizophrénie en tant que processus menaçant d’innombrables personnes. Ce recueil de nouvelles sera donc un assemblage d’histoires relatant un vécu vrai/fictionnel marqué par la fêlure dont souffrent les différents personnages et leur moi fragmenté. La marque du pluriel « s » adjointe à Schyzo (s) informe un ensemble d’histoires d’un groupe de personnes liées par la brisure visualisée et mise en relief par la licence graphique que l’auteur s’autorise : la substitution du « y » au « i » de schiz (o). En somme, la pluralité introduite par la marque du pluriel implique un ensemble de sujets divisés que rend encore plus visibles l’éclatement de l’écriture. Il n’y a donc de sujet que divisé et son surgissement ne prend corps qu’à travers l’écriture. Sujet(s) en écriture est, en conséquence, ce qui travaille cette nouvelle en profondeur.

La deuxième lecture possible estimerait que « schyzos » est le diminutif du mot schizophrène, qui renvoie éventuellement à un personnage souffrant de cette psychose et qui se livre volontairement sur le divan à une oreille attentive, à savoir le psychanalyste, afin de raconter tristement les péripéties de ses différentes expériences vécues.

La multiplicité d’hypothèses de sens élargit ainsi l’horizon d’attente du lecteur, car le titre du recueil « résume et assume le roman et en oriente la lecture » (Duchet cité in Achour et Bekkat 2005 : 74) donne à lire un titre fascinant qui remplit parfaitement la fonction descriptive stipulant que : « le titre donne également des renseignements sur le contenu et/ou sur la forme de l’ouvrage. » (Jouve 2001 : 16) étant donné qu’il s’agit d’un intitulé thématique littéral intimement lié au thème central abordé dans toutes les nouvelles du recueil, évidemment celui du délire. À cette fonction principale, s’ajoute la fonction de séduction parce que le titre générique contient un morphème accrocheur « schyzos » et un autre peu fréquent, en l’occurrence « lambda » donnant à lire un titre attractif, mais volontairement trompeur. En effet, l’auteur a introduit son titre par le mot « schyzos » pour appuyer l’idée de fragmentation propre à la schizophrénie et la marque du pluriel « s » attestant qu’elle n’est pas inhérente à une seule personne. L’adjonction dans le syntagme nominal composant le titre de l’adjectif lambda immuable et indéterminé à l’égard du genre et du nombre renforce le caractère ordinaire et banal d’une fragmentation commune à tous. Ce « s » qui disparaît vers la fin est sous-jacent à l’idée que l’écriture est libératrice et dessine un mouvement allant d’une écriture cathartique à une écriture résolument thérapeutique.

Cependant, le titre de la nouvelle Gynécée ne nous a suggéré au préalable aucun lien possible avec le délire et nous avouons, d’ailleurs, que la première idée qui nous est venue en tête se résume en ce que le sujet principal de cette nouvelle est inspiré de la mythologie grecque.

Mais après une lecture approfondie de cette nouvelle, nous avons constaté que son intitulé se rattache métaphoriquement à la thématique du délire. Ce lien que l’auteur exprime symboliquement a pour dessein d’inciter le lecteur à s’impliquer dans le texte pour y prospecter tous les signes du délire aussi bien implicites qu’explicites.

Pour cela, nous proposons de prime abord un résumé laconique de Gynécée afin d’inscrire le lecteur dans la thématique centrale de cette nouvelle tout en insistant sur la mise en scène du processus délirant pour présenter la relation qui relie l’intitulé « Gynécée » au délire dans cette nouvelle.

Incapable d’admettre sa nouvelle destinée, la narratrice qui est, en raison de son anonymat, susceptible d’être porte-parole de toutes les femmes détruites par le cancer du sein, crie, questionne et décrit minutieusement son corps qu’elle rejette à cause de cette maladie.

Sa douleur physique engendre alors une souffrance morale qui se confirme par son incapacité affirmée de renouer avec la société en préférant de s’isoler.

Mais malgré le désarroi dans lequel vit cette femme, la coupure avec le fantôme de cette maladie est impossible en la présence du miroir, source de blessures et de réalités amères. Car ce miroir est le seul moyen lui permettant de prendre conscience de sa nouvelle vie en lui renvoyant quotidiennement et inlassablement une image autre d’elle-même attestant de sa laideur : « La glace est notre zone de démarcation ». (Schyzos 68)

Sein mutilé, crâne sans chevelure à cause de la chimiothérapie et corps affaibli par le refus de cette vie pétrie de rancœur, effacent implacablement toutes les traces de sa féminité et donnent à voir une femme désarmée devant un reflet provocateur.

Le miroir qui lui fait sentir sa détresse est lui-même qui la guide, en effet, dans le gouffre des souvenirs et l’aide à établir une comparaison judicieuse entre son image d’antan et celle du présent. Cette comparaison contraignante, mais fatale la met soigneusement sur le chemin adéquat, celui de la vérité pour s’apercevoir de la nécessité de vivre sans ou avec cette maladie.

La narratrice prend donc contact avec le miroir en l’interrogeant : « pourquoi vivre ? ». Cette question met en relief une certaine angoisse intérieure impliquant la narratrice dans des situations de vie exprimées et apaisées par des crises de délire.

2. Gynécée, un délire à huis clos

Pour cerner le lien étroit existant entre le terme « Gynécée » et le contenu de la nouvelle ainsi qu’avec les délires d’une femme cancéreuse, il serait utile de soumettre ce mot à plusieurs interprétations afin d’investir celle qui justifie le choix de l’auteur, mais aussi, et surtout celle qui fait référence au délire.

Dans le Petit Robert, Gynécée est : « n. m : Appartement des femmes dans les maisons grecques et romaines de l’Antiquité. Fig. Endroit où vit et travaille habituellement un groupe de femmes. Harem. » (Le Robert 2007 : 1204)

Cette définition donne à lire manifestement l’idée de l’enfermement et de l’isolement, une idée qui se développe progressivement au travers des différentes scènes de l’histoire et qui se confirme notamment par la description méticuleuse du quotidien de cette femme assujettie tristement au regard castrateur du miroir : « La glace est une menteuse. Fourbe et insolente qui me renvoie mon image telle que je ne l’aurais jamais imaginée. » (Schyzos 70.)

Un regard qui l’enferme inexorablement dans le chagrin de certains souvenirs insurmontables dont elle devient elle-même une esclave emblématique : « Je vis seule, avec mes pensées noires, mes souvenirs, mes peurs, mes idées fixes, mes vêtements que je n’ai plus envie de changer, mes crèmes du soir qui ne me servent à rien… » (Schyzos 67)

L’enferment intérieur qui accable la narratrice se métamorphose soudainement en un enfermement extérieur parce que son appartement, l’espace de tranquillité et de quiétude, prend étrangement la forme d’un bagne. Elle s’imagine emprisonnée péniblement entre quatre murs à cause de sa maladie qui l’isole de la société, étant donné elle ne peut plus affronter le monde extérieur avec son visage décharné exprimant d’une part, l’incapacité d’endurer les peines de la solitude et de l’autre, une envie inavouée de se libérer de cette maladie maléfique :

Dans le noir, je fuis la mort, je cours en vain pour retrouver la vie ; et pourquoi vivre ? Puisque je ne m’attends plus à rien. Il n’y a point d’espoir, le seul auquel je m’attache me fait croire que je suis humaine. Rien que de penser à l’énormité d’un tel propos, mes jambes flanchent. (Schyzos 68.)

L’enfermement est, en effet, pluriel dans cette nouvelle parce qu’il prend plusieurs formes. Car de l’enfermement intérieur qui ne se manifeste que pendant les moments de délire, à l’enfermement extérieur dont la narratrice souffre au sein de son Gynécée qui n’est pas comme les autres au regard de l’obscurité qui l’étouffe ; l’imaginaire en délire de cette femme trace les contours d’un enfermement social. Pour élucider cette idée qui se lit en filigrane dans ce texte, nous étayerons notre hypothèse à l’aide d’une autre définition du mot Gynécée :

Le gynécée (du grec ancien γυναικεῖον/gynaikeîon) est l’appartement des femmes dans les maisons grecques et romaines.
En Grèce
Scène familiale de gynécée, lébès nuptial à figures rouges, V. 430 av. J.-C., Musée national archéologique d’Athènes.
La zone allouée aux femmes est utilisée pour les activités traditionnellement dévolues aux femmes. La société grecque antique les confine dans des rôles liés au foyer. La pensée grecque les excluait des tâches intellectuelles ou culturelles, comme au théâtre, qu’il soit comique ou tragique, où les femmes étaient interdites de scène - les rôles féminins étaient exclusivement tenus par des hommes -, mais également d’assister aux représentations.
Comme tout lieu où s’exerce une ségrégation sexuelle, le gynécée est empreint d’érotisme. Ajoutons à cela que la mythologie grecque place nymphes, ondines et déesses sous des formes féminines évoquant leur grâce, il n’en fallait pas plus pour inspirer les artistes se réclamant de cet héritage. (Dictionnaire le parisien) 

Le Gynécée renvoie selon la définition ci-dessus à l’injustice et à la discrimination entre les deux sexes opposés dans certaines sociétés. L’auteur traite donc, en investissant la polysémie du mot gynécée, une problématique traduisant l’austérité qui marque certaines sociétés où la femme est injustement rejetée à cause de sa maladie.

Le cas de la narratrice est représentatif de cette réalité. Elle ressent amèrement son inutilité dans la société en raison d’une part, de sa beauté d’antan qui s’est horriblement dissipée après l’ablation de son sein et la perte de sa chevelure qui l’ont entraînée dans le labyrinthe du complexe d’infériorité, et de l’autre, l’appréhension d’un avenir enveloppé de doutes et de surprises : « Je me vois. Moi poitrine est plate, dénuée des attributs féminins. Elle est en face et n’a plus de cheveux. Ses yeux vides et cernés regardent droit devant. » (Schyzos 68. 69.)

La narratrice se désarme devant sa maladie et fait preuve surtout de son incapacité d’admettre sa destinée : « Derrière moi, ce sont les journées d’une épave humaine qui me rappellent que je suis naufragée hypothétique sur mon lit. » (Schyzos 69)

Abattue donc par le cancer, elle se voit démunie de toute efficacité lui permettant de s’imposer au sein d’une société favorisant tous les rapports de force. Dans un passage que nous considérons comme démonstratif, la malade se substitue à la société et traduit le regard insolent de certaines personnes qui s’immiscent dans la vie privée des autres et les incriminent sans prendre en considération leurs tourments : « Ses yeux vides et cernés regardent droit devant. Ils fixent mon torse qu’une vulgaire chemise s’efforce de cacher. […] Il fait nuit noire tout comme les yeux qui me tiennent en laisse. » (Schyzos )

Ses propres yeux ne lui offrent ce regard qu’en délire, car il est le seul moment où elle possède la force de reconnaître la laideur de son corps en s’imaginant aux yeux de tout ce monde qui lui reproche sa maladie.

L’auteur se sert en ce sens de l’exemple de cette femme pour remettre en question une société soumise à la loi de deux poids de mesure, et il développe ainsi une problématique très répandue dans la société concernant, notamment les femmes intellectuelles et averties, qui rejettent toute forme de pitié en préférant plutôt l’enlisement.

Nous tenons à préciser que si nous avons ciblé la femme intellectuelle dans notre analyse, c’est en référence à ce passage qui ne peut être, à notre avis, fortuit puisqu’il montre l’attachement profond de la narratrice à la lecture : « (…) mes livres qui sont si défraîchis d’avoir été lus, relus, mais avec la peur de plus avoir envie de les relire. » (Schyzos 67)

Implicitement, une autre question est susceptible d’être posée : que serait la réaction de cette même société à l’égard d’un homme ayant subi le même sort, celui d’être atteint du cancer ?

Par ailleurs, la polysémie du mot gynécée nous amène à considérer que ce lieu clos qui a étouffé cette femme souffrante pourrait être le début d’une nouvelle vie. En effet, en botanique le mot gynécée signifie la partie reproductrice de la fleur. Cela dit, la femme reste, en dépit de cette maladie dévastatrice, détentrice du pouvoir de donner vie à autrui. Ce terme qui paraît, d’entrée de jeu, oppressant est un tremplin par lequel l’auteur a laissé jaillir une lueur d’espoir pour dire aux femmes cancéreuses que l’amputation d’un organe ne peut jamais gommer leur féminité ni leur apport indéniable dans le développement de la société.

3. Dialogue frénétique

Il est évident dès la lecture des premières lignes de la nouvelle que la narration se base essentiellement sur la description, une description qui répond, en réalité, à un besoin impérieux d’établir une comparaison équitable entre deux existences, l’une passée et l’autre présente. La première ne se révèle, en effet, qu’à travers quelques bribes marquantes de la mémoire, et la seconde se laisse voir dans l’image que reflète le miroir provocateur.

La narratrice brosse donc minutieusement son propre portrait après l’ablation de son sein, un portrait mélancolique qui se complète et s’enrichit par une image brisée que lui offre son miroir. Cette image s’avère fragile et elle se fragmente jour après jour à cause de la peur et le déni3 (17) dont souffre la narratrice. La peur et la douleur résultant de cette maladie sont imagées, car la femme malade rapporte douloureusement ses angoisses obsédantes en employant un langage métaphorique, voire ironique. Ce langage prime dans tout le texte, à savoir le dialogue imaginaire qu’elle a établi avec le miroir, afin de faire allusion à d’autres regards extérieurs traduisant l’injustice et le mépris vis-à-vis de ces personnes malades.

Il s’agit non seulement de l’injustice et le mépris, en effet, mais de l’hypocrisie également, car la narratrice utilise sciemment un qualifiant qui facilite au lecteur le déchiffrement de cette idée : « Tout ce qui compte c’est cette image qui me renvoie à ma triste destinée de fille opulente ayant abandonné son corps aux maléfices d’une maladie sournoise. » (Schyzos 70)

Étant donné que sournois est le synonyme d’hypocrite, la narratrice considère que sa maladie est hypocrite puisqu’elle reste longtemps dissimulée et elle ne se découvre généralement que très tardivement, tout comme les gens qu’on côtoie et qui nous trompent, car capables de dissimuler astucieusement leurs facettes sournoises.

La figure délirante se manifeste, par ailleurs, au travers du regard onirique de la narratrice qui se sert de son miroir pour maintenir le contact avec son double : « Je la regarde. J’ai rendez-vous avec elle tous les jours. » (Schyzos 67) Cette rencontre obsessionnelle n’a pu avoir lieu que dans son imagination qui éveille en elle un désir enfoui et surtout inexplicable d’explorer son Moi post-malade. Cet instant de désorientation où la narratrice s’exprime en employant la première personne « je » la désarme devant le miroir qui ne cesse de la provoquer et elle entre ainsi dans une crise du délire où son Moi se métamorphose en « elle » qui lui est, semble-t-il, étrangère : « Quand j’allume la lumière, j’ai peur de ce que je vais découvrir, quelque chose qui me ressemble, une entité dont l’ombre rappelle que je suis toujours en vie. » (Schyzos 67)

La description qui marque cette nouvelle est double dans la mesure où elle représente le regard double reflété par le miroir, car d’une part, elle permet au lecteur de prendre part de l’instabilité morale de cette femme qui partage à voix unique sa propre expérience. Et de l’autre, elle confirme la sagesse de la narratrice qui, consciente de la difficulté de la vie qu’elle mène, prend le soin d’élaborer une description correspondant parfaitement à son état d’âme et à sa détresse pour donner vie à son angoisse. Il s’agit aussi d’une description pétrie de colère et de rancœur vis-à-vis de l’Autre, incarné par le miroir, qui la dénigre à cause de sa maladie.

Ce va-et-vient entre le délire et la raison ressemble à une scène théâtrale où les comédiens se permettent de crier et de mimer leurs pensées : « Tout est glissant, je me sens partir ; je vois le rideau tomber : la séance risque de finir maintenant. » (Schyzos 68)

Le monologue devient dans cet état de figure une sorte de dialogue où la voix unique qui résonne tout au long de toute l’histoire éclate en deux pronoms personnels (JE/ELLE), ce clivage intentionnel permet de voir clairement le double regard : le sien propre et celui de l’Autre, l’étranger qu’elle imagine, clivage qui met en relief la douleur et l’indécision de la narratrice.

Envahie donc par le désir de mettre fin à son calvaire quotidien, la narratrice exprime énergiquement l’injustice du miroir comme s’il s’agissait réellement d’un être humain qui a le don de la critiquer, elle le personnifie ainsi afin de s’arroger le droit de l’incriminer et le démentir : « Que je l’actionne pour ne plus être ? La glace est une menteuse. Fourbe et insolente qui me renvoie mon image telle que je ne l’aurais jamais imaginée. » (Schyzos 70)

Voir dans le miroir un être apte à lui nuire et à lui porter préjudice confirme que l’état délirant est à l’origine de son comportement inquiétant, ce qui renforce dans le même temps l’hypothèse qu’on a précédemment annoncée. En effet, l’emploi du mot « schyzo » qui apparaît dans le titre générique du recueil est double étant donné que le personnage de la nouvelle que nous étudions est schizophrène, car elle manifeste, d’une part, un dédoublement de personnalité à travers un double de son Moi qu’elle voit dans le miroir d’en face, un double qui s’amuse à la vampiriser sans tenir compte de ses peines, un double qui : « à l’origine, était un substitut concret du Moi [et qui] devient maintenant un diable ou un contraire du Moi, qui détruit le Moi au lieu de le remplacer. » (Rank 1973 : 75), et de l’autre, parce que « schyzos » atteste que cette femme cancéreuse fait partie intégrante de ces personnes ordinaires qui luttent pour pouvoir survivre. « Schyzos » nous dirait donc que ces personnes qui souffrent de ce dédoublement sont aussi des personnes lambda et ordinaires tout comme les autres. L’auteur ne veut-il pas, à travers ce titre, compatir avec ces schizophrènes qui trouvent dans le délire un mode de vie propice pour se libérer de tout regard envahisseur ?

De plus, la présence du processus délirant dans cette nouvelle, à travers le dédoublement du moi, se renforce par le comportement contradictoire que manifeste cette femme à travers ce passage : « Tais-toi ! Salope ! Arrête de me mimer. Tu me rends folle. Je suis une incertitude et tu me le fais croire ! » (Schyzos 70), car persuadée de son incapacité de faire face au regard de l’Autre, qui est, en effet, le sien propre, la narratrice reconnaît désespérément sa folie en estimant qu’elle est l’unique solution lui permettant d’admettre sa nouvelle existence et concilier ainsi les deux regards en donnant une autre dimension à sa maladie. Car dans la folie, les deux regards se confondent, s’épuisent et perdent leurs spécificités à cause de la déstabilisation de la raison.

La machinerie symbolique exprimant le délire s’enrichit grâce au recours à certaines figures de style telles la métaphore et la personnification. Ce recours sert à décrire la solitude désastreuse qui baigne la vie de cette femme et sa stabilité morale ébranlée par la maladie et la société. L’auteur se sert de la métaphore pour mettre en exergue l’amertume de la souffrance. En effet, le goût amer du sang, qui ne quitte plus la bouche de la narratrice depuis sa maladie, ressemble parfaitement à son angoisse intérieure dont elle ne réussit pas malheureusement à se débarrasser, car le sang est toujours symbole de blessure. L’auteur met en œuvre en filigrane cette symbolique pour redoubler l’effet de solitude qui assiège cette femme, une solitude édictée par une société qui pratique toutes les formes d’oppression et de dévalorisation vis-à-vis de cette catégorie de femmes afin de faire naître en elles un complexe d’infériorité. Amère et choquante, cette situation oblige ces femmes à prendre deux décisions possibles. La première nourrie de courage et de persévérance, ces femmes s’astreignent à s’adapter à leurs destinées et continuent à lutter doublement, contre la maladie et contre la société qui les rejette injustement.

La deuxième, par ailleurs, donne à voir des femmes enlisées et enfermées dans leurs malheurs en faisant preuve de leur faiblesse. Dans un passage mélancolique, la narratrice invoque et rejette dans le même temps, par le biais d’une description terrifiante, la pitié dont elle a besoin pour poursuivre le chemin d’un destin terriblement appréhendé :

Je me traîne jusqu’à la salle de bain où se trouve le miroir, source de mes maux. Elle est debout : plus de cheveux, plus de sourcils, plus de cils, lèvres gercées, gencives sanguinolentes, teint blafard… Mes poumons sclérosés se remplissent et j’ai le goût du sang omniprésent. J’ai mal partout et j’ai envie de vomir. (Schyzos   25)

A-t-elle envie de vomir son sort ou bien une société lui rappelant constamment le chagrin et les blessures et offrant un regard insaisissable, un regard qui reflète à la fois la désinvolture de certaines personnes et l’hypocrisie des autres ?

Soumise donc au délire et aux hallucinations, la mémoire de cette femme est en désordre indéfinissable, un désordre qui ne peut obéir au regard régulier que lui offre son miroir. Sa mémoire vacille entre un passé heureux et innocent et un avenir incertain et menaçant. Dans un retour très marquant au procédé de la personnification, l’auteur met en relief le processus délirant au travers d’une réponse symbolique et pourquoi pas une solution efficace afin de se délivrer définitivement du regard de l’Autre, un regard virulent qui ne peut être qu’une source inépuisable d’humiliation et de provocation. La nouvelle se clôt donc sur une scène où la narratrice s’est laissée envahir par le délire, rejette définitivement le miroir et le brise violemment pour se libérer de la pesanteur du regard obsessionnel qu’il lui impose. Le vacarme naissant libère donc cette femme de l’emprise du miroir et il lui redonne une sorte tranquillité :

« Tu n’es qu’une sale prétentieuse (la glace). Il faut que tu disparaisses. À travers toi, je ne suis que la négation de moi-même.
Un bruit. Un grondement. C’est le tonnerre.
Le silence.
Je ne vois rien. Je suis. » (Schyzos 71)

Ce dialogue imaginaire entre la femme mal en point et son miroir démoniaque laisse voir son déchirement entre un Moi souffrant et révolté et un Autre qu’elle appréhende et qu’elle rejette. La fragmentation de son Moi est traduite métaphoriquement aussi par les débris du miroir dispersés partout après l’avoir brisé.

En brisant le miroir, l’auteur met aussi symboliquement fin à tous les regards qui violent l’intimité de l’être humain, car cette femme, la narratrice, s’aperçoit finalement de la nécessité urgente de faire abstraction des regards inutiles et vilains qui accentuent ses peines et renouvellent ses soucis. La cassure du miroir est un acte grâce auquel cette femme anonyme a réussi à se libérer du démon de sa maladie et de son reflet obsessionnel.

Le dédoublement du Moi dont souffre la narratrice, à cause de sa schizophrénie survenue après sa maladie, laisse certes voir une femme en détresse qui réclame une oreille attentive pour émousser ses douleurs, mais cette fragmentation du Moi nous montre aussi un aspect fort de la personnalité de la narratrice qui continue à défier, en dépit de sa faiblesse, le regard du miroir, qui renvoie à l’Autre, « le familier étranger présent en soi » et la société, et donne à voir aussi les conflits internes que pourrait vivre tout individu comme nous l’explique à juste titre C. Laurens : « Ce dédoublement n’a pas pour fonction de distinguer le bien du mal, ou l’intelligence de la stupidité. Il correspond davantage à mon souci constant de donner des angles différents au lecteur, de lui permettre de réfléchir aux contradictions qui nous habitent. » (Laurens in David et Georgesco 2011 : 101)

La symbolique qui renvoie, en effet, au processus littéraire ne quitte guère ce texte, et elle élargit d’ailleurs son horizon d’attente en offrant au lecteur un panorama de symboles étoffés de rêveries et de délire.

Conclusion

Arrivée au terme de cette analyse succincte, il est constatable que le délire est pluriel dans cette courte nouvelle. Il est d’abord annoncé dans le titre générique du recueil, ensuite, dissimulé dans le titre de la nouvelle pour proposer une lecture en détours poussant le lecteur à élargir l’horizon de la réception de ce texte, et interroger ainsi chaque passage dans l’espoir de mettre à nu ce délire en fuite que l’auteur emploie pour d’une part, exposer, à travers la machinerie symbolique, un problème répandu dans la société, celui de l’humiliation de certaines personnes à cause de leur maladie, et de l’autre, sensibiliser les esprits afin de lui mettre fin.

Il est pluriel également, car il se manifeste sous des formes variées attestant de l’esprit créatif de l’auteur. Du miroir représentant la société dans son intégralité, aux hallucinations qui hantent injustement les nuits d’une femme cancéreuse, le monologue éclate et laisse voir une âme souffrante d’un double regard ; celui d’un Moi passif et incapable d’admettre son nouveau sort et de se préserver contre toute forme de provocation, et le regard de l’Autre faisant preuve d’une audace interminable transgressant la vie privée d’autres personnes.

De plus, la personnification, à son tour, laisse voir l’empreinte du regard extérieur transposé dans le miroir et affirme également l’emprise exercée par le délire sur la personnalité de l’individu. Par ailleurs, l’utilisation de la métaphore traduit l’amertume de la douleur donnant un goût ressemblant à celui du sang, car la bouche sanguinolente de la narratrice symbolise et traduit lucidement sa tristesse et sa souffrance insurmontable qu’elle ne peut dissimuler devant une société insolente.

Pluriel, emblématique et questionneur est le délire dans cette nouvelle, chose qui la soumettrait à d’autres tentatives d’interprétations pour mettre en exergue sa richesse sémantique et stylistique ainsi que le génie de son auteur qui a, à notre avis, élargi cette citation :

La langue est le lieu où s’exprime et se construit le plus profond de la personnalité individuelle et collective. Elle est le lien entre passé et présent, individu et société, conscient et inconscient. Elle est le miroir de l’identité. Elle est l’une des lois qui structurent la personnalité. (Benrabah 1999 : 9)

La langue de l’écriture demeure à jamais un espace de liberté fertile permettant à l’auteur d’exprimer ses douleurs et d’effectuer un processus de délivrance des fantômes du passé pour dessiner les contours d’un avenir inconnu.

Achour, Christiane et Bekkat, Amina. 2005. Convergences critiques. Introduction à la lecture du littéraire. Alger : OPU.Benrabah, Mohamed. 1999. Langue et pouvoir en Algérie. Paris : Seguier.David, Angie et Georgesco, Florent. 2011. Ecrivains d’aujourd’hui. Camille Laurens : Paris, Léo Sheer.Jouve, Vincent. 2001. La poétique du roman. Paris : Amand Colin.Laplanche, Jean et Pontalis, Jean-Bertrand. 2007. Le Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris.Parisien (Le dictionnaire). http://dictionnaire.sensagent.leparisien.frMaihlot, Michel. [En ligne] : https://citations.esplik.com/auteurs/michele-mailhot/citations/ecrire-prier-delirer-combler-ecart-abolir-entre-parvenir-jamais-22370.html. Consulté le : [20.02.2019]Rank, Otto. 1973. Don Juan et le Double. Paris : Payot.Robert (Le), Paul. 2007. Le Nouveau Petit Robert. Paris : Nouvelle édition millésime.Taouche, Tarik, Gynécée (Schyzos, petites histoires de gens lambda). 2010. Alger : Chibab.

1 Terme créé par E. Bleuler (1911) pour désigner un groupe de psychose dont Kraepelin avait déjà montré l’unité en les rangeant sous le chef de la « 

En introduisant le terme schizophrénie, Bleuler entend mettre en évidence ce qui constitue selon lui le symptôme fondamental de ces psychoses : la

Cliniquement, la schizophrénie se diversifie en des formes apparemment très dissemblables d’où l’on dégage habituellement les caractères suivants : l’

2 -a- En clinique psychiatrique, le concept de psychose est pris le plus souvent dans une extension extrêmement large de sorte qu’il recouvre toute

b- En psychanalyse, on ne s’est pas donné d’emblée pour tâche d’édifier une classification qui portait sur la totalité des maladies mentales que le

3 Terme employé par Freud dans un sens spécifique : mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception

1 Terme créé par E. Bleuler (1911) pour désigner un groupe de psychose dont Kraepelin avait déjà montré l’unité en les rangeant sous le chef de la « démence précoce » et en y distinguant les trois formes, restées classiques, hébéphréniques, catatoniques et paranoïdes.

En introduisant le terme schizophrénie, Bleuler entend mettre en évidence ce qui constitue selon lui le symptôme fondamental de ces psychoses : la Spaltung (« dissociation »). Le terme s’est imposé en psychiatrie et en psychanalyse, quelles que soient les divergences des auteurs sur ce qui assure à la schizophrénie sa spécificité, et partant, sur l’extension de ce cadre nosographique.

Cliniquement, la schizophrénie se diversifie en des formes apparemment très dissemblables d’où l’on dégage habituellement les caractères suivants : l’incohérence de la pensée, de l’action et de l’affectivité (désignée par les termes classiques de discordance, dissociation, désagrégation), le détachement à l’endroit de la réalité avec repli sur soi et prédominance d’une vie intérieure livrée aux productions fantasmatiques (autisme), une activité délirante plus ou moins marquée, toujours mal systématisée. Enfin, le caractère chronique de la maladie, qui évolue selon les rythmes les plus divers dans le sens d’une « détérioration » intellectuelle et affective, et aboutit souvent à des états d’allure démentielle, est pour la plupart des psychiatres un trait majeur sans lequel on ne peut porter le diagnostic de schizophrénie. (Laplanche et Pontalis, 2007 : 433.)

2 -a- En clinique psychiatrique, le concept de psychose est pris le plus souvent dans une extension extrêmement large de sorte qu’il recouvre toute une gamme de maladies mentales, qu’elles soient manifestement organi-génétiques (paralysie générale par exemple) ou que leur étiologie dernière reste problématique (schizophrénie par exemple).

b- En psychanalyse, on ne s’est pas donné d’emblée pour tâche d’édifier une classification qui portait sur la totalité des maladies mentales que le psychiatre a à reconnaître ; l’intérêt s’est porté d’abord sur les affections le plus directement accessibles à l’investigation analytique et, à l’intérieur de ce champ plus restreint que celui de la psychiatrie, les distinctions majeures sont celles qui s’établissent entre les perversions, les névroses et les psychoses. (Ibid. : 356.)

3 Terme employé par Freud dans un sens spécifique : mode de défense consistant en un refus par le sujet de reconnaître la réalité d’une perception traumatisante, essentiellement celle de l’absence de pénis chez la femme. Ce mécanisme est particulièrement invoqué par Freud pour rendre compte du fétichisme et des psychoses. Laplanche et Pontalis, Le Vocabulaire de la psychanalyse, op.cit., : 115.

Keltoum SOUALAH

Université de Bordj Bou Arréridj

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