« Il n’y a pas de vrai sens d’un texte. » (Valery a 1933 : 1507)
Introduction
Il est incontestable que la littérature se procure un rôle primordial dans la promotion culturelle de l’image de Soi par rapport à l’Autre sur tous les plans. Le roman, quant à lui, est un genre littéraire majeur muni d’unicité et enraciné de par sa réception compte tenu des différents genres littéraires qu’il peut englober. La notion de littérarité - qui constitue, selon Jakobson, l’essence d’une œuvre littéraire - représente le carrefour des courants critiques de la littérature vu sa complexité nonobstant leurs mécanismes critiques dont le dénominateur commun est l’Unicité de l’œuvre.
Un traducteur, s’il est tenu de mettre un texte littéraire devant une nouvelle façade de réception, qui peut être bien différente du champ initial de sa production, c’est que ce texte - qui porte en lui un (ou des) discours — est devant un tourniquet d’enjeux quant à la signifiance, la stylistique, l’esthétique, la poétique, etc. Oscillant entre sens et forme, un traducteur ne se rapproche jamais davantage de la véritable parole de l’auteur que par l’épreuve, éminemment critique, de la traduction.
Et, c’est dans l’effort que le sujet-traducteur entreprend pour atteindre et capter une spécificité étrangère, qu’il vise à faire surgir une nouvelle langue qui soit celle dont le texte initial aurait été écrit, une langue outrepassant toute langue apprise et qui n’existe qu’une seule fois par rapport à chaque réception.
L’essence de la traduction littéraire, en général, est alors bien différente d’un exercice figé de thème ou de version, qu’il est très difficile d’en élaborer une théorie absolue.
1. Cadre théorique et méthodologique de la recherche
1.1. Littérarité et critique des traductions
1.1.1. Jeu d’unicité, jeu de littérarité
L’unicité d’un langage littéraire comme discours à la fois originel et original fait que son étrangeté soit d’ores et déjà présente avant même d’être transmise à travers l’acte de traduire. Et si cette étrangeté - trop assujettie à des approches théoriques plus ou moins relatives – crée des écarts esthétiques lors du processus de la réception en critique littéraire, c’est qu’elle est aujourd’hui le moteur normatif de la critique des traductions. Ladite littérarité, où se trouve-t-elle ? Dans le texte ? Au-delà du texte ? Hors du texte ? Ou, plutôt dans « le presque » qu’évoque Umberto Eco dans son ouvrage « Dire presque la même chose »1 ? Où il écrit :
« Je vais recourir très souvent à l’idée de négociation pour expliquer les processus de traduction, car c’est sous l’enseigne de ce concept que je placerai la notion, jusqu’alors insaisissable, de signification. On négocie la signification que la traduction doit exprimer parce qu’on négocie toujours, au quotidien, la signification que nous attribuons aux expressions que nous utilisons. » (Eco 2006 : 103)
En effet, cette capacité de l’acte de traduire à donner forme à une écriture singulière, nous a paru centrale. La question justement de l’unicité d’un discours littéraire nous a mené à nous interroger sur la façon dont l’influence réciproque entre traduire et écrire peut se manifester afin d’éviter l’impression du « Déjà-lu » lors de la réception. Le « Trop-dire » pourrait-il n’être que tendance déformante selon la critique bermanienne ? Quant au « peu-dire » peut-il priver le texte de son aspect littéraire ? L’évaluation de la traduction littéraire pourrait-elle échapper à la subjectivité du critique ? Enfin et surtout ; est-ce que la littéralité en traduction est à même de garantir la littérarité d’une œuvre ?
Nous visons dans cette étude à mettre en relief l’opération traduisante en tant que réflexion, puis en tant que création. La conception d’une critique équilibrée qu’on puisse appliquer entre l’arabe et le français démarrant des différentes tendances déformantes présentées par Antoine Berman afin d’élaborer une critique ayant pour objectif la créativité, c’est-à-dire une approche critique qui soit positive, constructive, mais aussi créative. Et pour qu’une critique soit qualifiée de créative, il faut qu’elle soit basée sur des stratégies ayant trait à la créativité de l’auteur-traducteur notamment dans les situations de communication critiques où règne le référent culturel et où le défi de traduire l’Autre reflète le spectre de l’Intraduisible afin d’atteindre une poétique du traduire.
Nous tenterons alors de mettre en examen l’approche bermanienne et la réflexion « que nous qualifions de courant post-bermanien » de Muguras Constantinescu — qui se veut plus souple, plus intelligible – par rapport aux composantes esthétiques existantes dans « Thakirat Al-Jassad et Fawda Al-Hawas » et leurs traductions françaises en prenant en compte la critique littéraire comme infrastructure.
1.1.2. Le discours littéraire comme terrain de littérarité
Avant d’aborder la tâche du traducteur par rapport au transfert littéraire il nous est primordial d’identifier la nature de l’objet à transmettre, le discours :
« Ce qui est à penser est le contenu dans le langage, et ce contenu a besoin qu’on invente des concepts pour le penser. Pour comprendre, faire, et analyser le contenu entre le corps et le langage, entre une langue et une culture, en fait, il s’agit d’arriver à penser le discours avec des concepts du discours, par les concepts de la langue. » (Meschonnic 1995 : 515)
Puisque « la littérature est composée d’art et de langage dans un système typiquement esthétique qui a pour mission de concrétiser cet art » (Heidegger 1962 : 11-68), l’identification de cet amalgame d’art et de langue est nécessaire afin d’accéder à la singularité de l’œuvre.
En revanche, arriver à penser le discours avec des concepts du discours, par les concepts de la langue n’est nullement chose facile si on suppose que le discours-même n’est pas une unité stable dans toutes les langues-cultures.
Ce discours littéraire est l’incarnation de « l’usage du langage en situation pratique, envisagé comme acte effectif, et en relation avec l’ensemble des actes (langagiers ou non) dont il fait partie » (Achard 1993 : 10) .Et donc, entre texte et discours, frome et contenu, dénotation et connotation, style et emprunte il y a toujours des éléments en permanente évolution même si lesdits couples sont étroitement liés. Ce virement démarre initialement du sens et la question à évoquer là-dessus est : Où se trouve le sens ? Qui est ce qui compose le sens vu que le sens est le noyau de l’opération traduisante, étant son point de départ, son processus, et son objectif.
1.1.3. A la recherche du sens perdu
En quête du sens, l’ensemble des courants critiques de littérature cherchent - depuis leur prime existence - à déchiffrer l’énigme du texte « balayant entre théories contextuelles contournant l’auteur dans son atmosphère psychologique, sociale, historique… - à qui on accorde le nom de “Littérature contextuelle”, en référence à la notion d’“art contextuel” inventée par l’artiste polonais Jan Swidzinski » (Swidzinski 1991 : 35-50) – théories structurelles du texte un point d’appui majeur pour l’élaboration du sens, et théories esthétiques du lecteur l’omniprésent moteur du dynamisme sémantique.
Ce bref et superficiel constat ne fait pas de ces courants des approches monotones vu que chacun d’eux a eu sa propre évolution par rapport à la production du sens.
« Une Histoire approfondie de la littérature devrait […] être comprise, non tant comme une histoire des auteurs et des accidents de leur carrière ou de celle de leurs ouvrages, que comme une Histoire de l’esprit en tant qu’il produit ou consomme de la « littérature », et cette histoire pourrait même se faire sans que le nom d’un écrivain y fût prononcé (Valéry b 1937 : 1439)
Le parcours théorique de la critique littéraire a fait que le sens soit étudié sous plusieurs ongles, ce qui prouve que cette quête est constante comme problématique. Et si l’on revient à la suite de la citation de Paul Valéry citée de prime abord, quoiqu’elle reflète les prémices d’un courant post-structural
“[…] Il n’y a pas de vrai sens d’un texte, pas d’autorité de l’auteur. Quoi qu’il ait voulu dire, il a écrit ce qu’il a écrit. Une fois publié, un texte est comme un appareil dont chacun se peut servir à sa guise et selon ses moyens : il n’est pas sûr que le constructeur en use mieux qu’un autre.” (Valéry a 1933 : 1507)
En ce qui concerne les normes réceptives par rapport à un texte littéraire, elles sont généralement liées au
“discours institutionnel c’est-à-dire la conception du parcours littéraire (ou du récit constitutionnel) qui est proposé par l’esthétique transcendante de l’agréable et du beau, l’esthétique du goût et du plaisir jusqu’en Histoire et en Critique littéraire.” (Lemelin1984 : 17-58)
La notion d’esthétique ne consiste pas uniquement à préserver l’unicité d’un texte, sa singularité, mais le critère de la vivacité d’un texte est dans la préservation de ladite unicité lorsqu’il est réécrit dans d’autres langues-cultures.
« Chaque texte a un son, une couleur, un mouvement, une atmosphère qui lui sont propres. En dehors de son sens matériel et littéral, tout morceau de littérature a, comme tout morceau de musique, un sens moins apparent, et qui seul crée en nous l’impression esthétique voulue par le poète. Eh bien, c’est ce sens-là qu’il s’agit de rendre, et c’est en cela que consiste la tâche du traducteur. » (Larbaud 1946 : 65)
Déchiffrer un sens, extraire une signification, découvrir un contenu ne peut se faire indépendamment du moule, du rythme, de ce qui fait d’un sens une « voix »
« Ainsi, entre la forme et le fond, entre le son et le sens, entre le poème et l’état de poésie, se manifeste une symétrie, une égalité d’importance, de valeur et de pouvoir, qui n’est pas dans la prose : qui s’oppose à la loi de la prose — laquelle décrète l’inégalité des deux constituants du langage. » (Valéry C : 1332)
Quoique la prose aussi est censée être étudiée aujourd’hui dans son état poétique du moment qu’elle ne manque ni de rythme ni de symétrie.
Le sens, par ailleurs, n’est accompli que lorsqu’il engendre une image iconique et un effet esthétique chez le récepteur. Étant donné que cette image n’est ni ne peut être la même chez tous les récepteurs, le sens est d’ores et déjà au pluriel.
Si on suppose que Sens et Compréhension sont indissociables, on déduit alors que le récepteur demeure une condition sine qua non pour l’aboutissement de ce sens et c’est l’éventail de significations sur lesquelles est ouvert un texte qui fait que ce sens ne puisse être en vérité qu’au pluriel.
Cette pluralité n’est pas seulement due à la pluralité d’interprétations dont procure un texte, elle émane également du fait qu’aucune lecture ne se contente de reproduire une convention stricte. “C’est pourquoi on ne peut jamais formuler que des hypothèses sur le « vrai sens » le fait d’avoir compris ceci ou cela n’exclut aucunement bien d’autres possibilités sémantiques.” (Frank 1987 : 393)
Si cela reflète « une nature propre du texte poétique, qu’on pourrait nommer poéticité, voire, à condition de considérer l’état de poésie comme la quintessence de celui de la littérature, littérarité. » (Marx : 2012)
1.1.4. La littérarité du traduire
Puisque la littérarité n’est peut-être que la concrétisation d’une théorie plus vaste concernant l’élaboration du sens, elle est forcément liée à la plus grande question de la traduction, le sens. La spécificité de la littérature est donc l’objet même de la littérarité qui est bien « ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire. » (Jakobson, 1977 : 16)
Loin de nous enfoncer dans l’éternel débat traductologique entre sourciers/ciblistes, exotisation/naturalisation, équivalence formelle/équivalence dynamique etc, nous tenterons d’abord de déterminer cette littérarité puisqu’aujourd’hui le souci de traduction littéraire n’est plus rendre le sens (qui est bien le cas du discours à valeur expositive) mais plutôt de transporter l’expérience, le langage singulier que façonne un auteur à partir d’un langage commun au sein d’une littérature donnée : « A la différence de la langue quotidienne tout empêtrée dans l’indéfini, dans l’imprécis et même dans la forme, pour la langue littéraire tout est forme, tout est signe, tout est valeur. » (Domerc 1969 : 105)
En somme, nous démarrons du fait que l’élément principal à évaluer lors du processus de la critique des traductions est le transfert de la « littérarité » non pas en créant des jugements normatifs pour des combinaisons linguistiques, mais en tenant en compte chaque œuvre comme étant discours indépendant dont le critère principal serait les possibilités qu’accorde la langue d’arrivée, et la réception de l’œuvre par le traducteur (sa position traductive, son horizon traductif, son herméneutique traductive…)
Autrement dit, pour ce qui est de la traduction technique, l’élément à rendre c’est le sens, et tous les problèmes iront dans ce sens, que ce soit pour le discours spécialisé ou pour la terminologie « la formation d’emprunts ou de termes qui ont été inventés dans une langue donnée ». Le souci de traduction à ce propos réside dans le quoi ? Qu’est ce qui a été dit ? Et comment transférer ce qui a été dit dans la langue du départ afin de faire comprendre un message pour une visée expositive/informative dans une langue d’arrivée. En ce qui concerne les textes pragmatiques ou textes à visée idéologique, l’analyse de ce qui est au-delà du texte, « l’analyse du discours », pourrait être la pierre angulaire de toute approche traductive ou critique.
En effet, pour le texte littéraire, comprendre afin de faire comprendre est juste une partie d’un tout par rapport à l’opération traduisante du moment que dans un même texte littéraire plusieurs discours peuvent s’émerger même le discours informatif y prend place.
Pour la critique des traductions, le sens en tant que « qu’est ce qui a été dit ou écrit ? » doit être dépassé en convertissant l’intérêt critique vers le sens, comment est-ce qu’il a été dit ? Dans une même langue, le chagrin peut être exprimé mais à chaque fois de manière différente et peut-être même chez le même auteur il se peut que la même notion ne soit pas abordée toujours de la même manière. Ce qui est métalinguistique existe pratiquement dans toutes les langues-cultures. Mais la façon/manière d’aborder un tel ou tel concept littéraire même dans une même langue puisse changer. On peut aller plus loin en ce qui concerne la littérarité, c’est qu’en grande partie, ce qui fait la différence entre le littéraire et le non — littéraire, le peu littéraire et le très littéraire c’est le style.
Parce que seul le style s’implique dans le comment dire ? Et c’est ce qui engendre l’écart esthétique, mais toujours par rapport à un horizon de réception. Ce qui nous importe ici c’est beaucoup plus la singularité de l’œuvre, son unicité, l’écart esthétique, l’épreuve de l’étranger2 puisque « le texte est toujours unique dans son genre. Et cette unicité est, me semble-t-il, la définition la plus simple que nous puissions donner de la littérarité. » (Riffaterre, 1979 : 8). Et si on y rajoute une dimension tout à fait éthique, le principe de
« l’hospitalité langagière » s’émerge forcément puisque « l’accueil est non seulement la composante essentielle de l’exercice de l’hospitalité mais il est également présent dans la traduction, car c’est une forme d’accueil d’un texte dans une langue et dans une culture qui ne sont pas celles d’origine. » (DIEZ FISCHER: 2014)
L’exemple le plus concret à notre avis par rapport à la littérarité en tant que singularité est l’approche de Riffaterre qui voit que le dialogue qui s’établie entre l’auteur et le lecteur en littérature n’a rien d’une communication dite normale. L’auteur cherche et très souvent à perturber la logique idéologique ou linguistique du discours commun, essaie de créer un nouveau langage à partir d’une même langue, tente de façonner un écart esthétique. En somme, vivre et faire vivre l’expérience de l’unique.
La nouvelle logique qu’invente l’auteur a pour objectif de perturber l’état ordinaire d’un texte par le biais de ce qu’on appelle les agrammaticalités.3
Et puisque cette opération se fait par l’auteur en l’absence du lecteur, l’acte de réception se fait, quant à lui, sans la présence de l’auteur. L’omniprésence est alors au style vu que le lecteur a été bel et bien imaginé par l’auteur et que l’auteur par la suite aura été imaginé par le lecteur sans que l’un soit réellement présent pour l’autre ainsi « la réalité et l’auteur sont des succédanés du texte » (Rifaterre, 1979 : 10).
Le style se situe dans le code, il est encodé par l’auteur et sera décodé par le lecteur. Ce processus a été étudié par tous les courants théoriques propres à la littérature mais selon des visée différentes « théories contextuelles, structuralisme, analyse du discours, post-structuralisme –Esthétique de la réception —.. ». Par contre, si on se concentre sur le code c’est qu’on est dans le terrain du style et c’est là où fouiner l’unicité est la tâche la plus importante dans le processus de traduction. Ainsi la définition du texte serait réduire à :
« Texte = Unicité = Style = Littérarité » (Prud’homme & Guilbert : 2006)
Le nouveau langage que crée un écrivain est ce qu’on appelle l’étranger en traduction du moment que l’agrammaticalité et le style sont au cœur de l’approche de Riffaterre. « Ce sont les agrammaticalités qui mènent le lecteur vers une interprétation, vers une lecture au second degré. » (Prud’homme & Guilbert : 2006) Il prend l’exemple suivant :
L’exemple le plus concret qu’on puisse utiliser dans ce contexte est extrait de notre corpus « Le roman de Fawda Al-Hawas » :
« إنّهُ ياذخُ الحزن. » (مستغانمي 1998 : 348)
Ici il y a une relation illogique entre le premier et le deuxième signifiant
-
باذخ : Somptueux/Luxueux
-
الحزن : Détresse/Tristesse
L’agrammaticalité qui existe dans cet exemple représente une unité de style qui détermine la singularité de l’écriture d’Ahlam Mosteghanemi. Ladite agrammaticalité a été effacée au niveau de la version française en mettant une phrase à usage très ordinaire comme suit : « Il est triste à mourir » (Moseghanemi : 2009).
Sur le plan de signifiance, la phrase « Il est triste à mourir » signifie la dose de tristesse qui envahit cet homme, c’est-à-dire il est trop triste. Tandis qu’en langue arabe cette tristesse était forte mais luxueuse et qualifier une tristesse de luxueuse la fait sortir le discours de la description dite normale sachant que l’unité de style que nous venons d’étudier a déjà existé en langue française comme suit : « Le ciel tiède et pâle de la pensive contrée qui s’ouvre devant nous a toutes les fraîcheurs du regard des races primitives, il ignore la somptueuse tristesse de mûrir. » Une citation de Oscar Venceslas de Lubicz Milosz4
Si nous avons alors à classifier les différents courants théoriques entre ciblistes qui focalisent sur le signifié et les sourciers qui s’intéressent plutôt au signifiant en traduction littéraire, ce classement est peu fiable. Si on prend Antoine Berman, Henri Meschonnic, Lawrence Venutti, Paul Ricœur, Walter Benjamin, comme étant sourciers, cette vision peut mener à un sérieux malentendu, puisque pour ces derniers on n’accorde pas l’avantage à la forme au détriment du sens qui comme nous avons dit n’est pas stable. Le courant littéraliste en traduction n’a rien à voir avec « les belles infidèles ».
1.1.5. La littérarité comme critère critique des traductions
Antoine Berman a justement travaillé sur cette unicité pouvant être étrangère au niveau même du texte originel selon les possibilités linguistiques structurelles et poétiques dont procure la langue d’arrivée sans oublier la position du traducteur et son horizon de traduction.
Basé sur la théorie de réception et ses antérieures prémices « Phénoménologie – Herméneutique », le courant littéraliste en traduction, plus précisément l’approche bermanienne met en valeur l’unicité en adoptant une dimension éthique selon le principe de l’hospitalité langagière ainsi la traduction devient un moyen d’accepter l’Autre, d’accepter sa différence, de l’accueillir, d’accentuer cette différence en évitant de tout adapter au déjà-lu. Ainsi, une nouvelle langue serait crée, cette langue n’est ni la langue du départ ni celle d’arrivée mais plutôt une troisième langue, qui est la langue de traduction.
La vision de Berman détermine la traduction depuis son universalité, et la replace dans son contexte cognitif, éthique, et historique : « Parler de traduction, c’est parler des œuvres, de la vie, du destin et de la nature des œuvres ; de la manière dont elles éclairent nos vies ; c’est parler de la communication, de la transmission, de la tradition ; c’est parler du rapport du Propre et de l’Étranger ; c’est parler de la langue maternelle, natale, et des autres langues ; c’est parler de l’être-en-langues de l’homme ; c’est parler de l’écriture et de l’oralité ; c’est parler du mensonge et de la vérité, de la trahison et de la fidélité ; c’est parler du mimétique, du double, du leurre, de la secondarité ; c’est parler de la vie du sens et de la vie de la lettre ; c’est être pris dans un enivrant tourbillon réflexif où le mot « traduction » lui-même ne cesse de se métaphoriser » (Antoine Berman, Texte inédit, 1991)5
A partir de cela, la critique des traductions par rapport à la pensée d’Antoine Berman est fondée sur un principe qui fait qu’une critique n’est déterminée qu’avec l’intelligibilité de ses objectifs et de ses moyens puisque la critique des traductions vise « le dégagement de la vérité d’une traduction » (Antoine Berman a 1995 : 14). A travers un projet de traduction, Berman a fondé une critique positive, instructive afin de valoriser les œuvres littéraires et leurs traductions sans pour autant détruire le contenu avec des jugements comme finalité. Attiré par Friedrich Schlegel, le père fondateur de la critique moderne et qui relie la critique à l’analyse des œuvres de « qualité », Berman éjecte toute pensée négative par rapport à la critique. Il confirme que « la critique est par essence positive… Non seulement la critique est positive, mais cette positivité est sa vérité : une critique négative n’est pas une critique véritable. » (Antoine Bermane a 1995 : 38)
Un courant post-Bermanien a tenté d’avoir lieu lorsque Muguras Constantinescu a publié son ouvrage intitulé « Pour une lecture critique des traductions »6 afin de proposer une réflexion pratique beaucoup plus souple par rapport à la critique des traductions ; qui évite de passer directement à la critique du moment que concrétiser une critique est un projet si ambitieux qu’il est préférable de remplacer critique par lecture critique afin d’incarner ladite souplesse sans s’éloigner de l’essence de la pensée bermanienne qui est « la lecture ». Cependant, le corpus qu’elle avait étudié fait partie de la littérature de jeunesse tandis que l’approche bermanienne était plutôt à valeur philosophique puisqu’il a travaillé sur des œuvres poétiques telles que Going to bed7 en se référant à la philosophie allemande.
1.2. Aperçu de la critique bermanienne
En guise de catalogue critique, Berman suggère 13 tendances déformantes dont nous n’étudierons que trois. Ces différentes tendances servent de guide technique qui n’est pas final ni absolu mais qui permet au critique de catégoriser les structures et formules que choisissent les traducteurs et parfois sans en rendre compte. Ces tendances sont :
-
La rationalisation
-
La clarification
-
L’allongement
-
L’ennoblissement et la vulgarisation
-
L’appauvrissement qualitatif
-
L’appauvrissement quantitatif
-
L’homogénéisation
-
La destruction des rythmes
-
La destruction des réseaux signifiants sous-jacents
-
La destruction des systématismes textuels
-
La destruction (ou exotisation des réseaux langagiers vernaculaires
-
La destruction des locutions et idiotismes.
-
L’effacement des superpositions de langue. (Voir Berman 1999)
Nous allons nous concentrer sur les trois premières tendances. Il est nécessaire de savoir que ces tendances déformantes ne se manifestent pas toujours de manière indépendante, on peut trouver plus d’une tendance dans un même passage : parfois la clarification porte en elle un allongement et se manifeste en même temps comme une rationalisation. Nous avons choisi de limiter l’opération critique à ces trois éléments afin de savoir la position du « trop-dire » par rapport à la qualité de traduction et par rapport à la littérarité de l’œuvre.
Il est des traducteurs qui ont tendance à dire plus, à expliquer et à clarifier tandis qu’en littérature dire moins, ne rien dire peut être un élément esthétique puisque le non-dit fait grande partie de l’esthétique d’une œuvre. Tandis que d’autres préfèrent moins dire, voire supprimer quelques passages par peur de l’Intraduisible ou par manque de moyens d’expression dans la langue d’arrivée.
-
La rationalisation : La tendance à la rationalisation porte avant tout sur « Les structures syntaxiques de l’original et sur sa ponctuation. » (Antoine Berman 1999 : 53). C’est la tendance à respecter l’ordre naturel du discours. Elle porte également sur le remplacement des verbes par des substantifs. Le discours direct de l’original devient indirect dans la traduction.
-
La clarification : La clarification est la tendance à préciser à définir l’indéfini. Elle complète au besoin ce qui semble incomplet. La traduction se permet parfois, de dévoiler ce qui était volontairement escamoté ou ambigu dans l’original, de mentionner le « non-dit ». Bref « elle vise à rendre clair ce qui ne l’est pas et ne veut pas l’être dans l’original. » (Berman 1999 : 55)
-
L’allongement : La grande majorité des traductions françaises sont plus longues que leur original. Cela est dû en partie aux deux tendances précédentes. L’allongement a souvent pour effet d’alourdir l’original et d’en détruire le rythme, sinon de mettre des rajouts qui ne font « qu’accroitre la masse brute du texte, sans du tout augmenter sa parlance ou sa signifiance. » (Berman 1999 : 56)
2. Partie pratique
Entre esthétique et poéthique nous allons essayer de discerner la fiabilité du « trop dire » par rapport à la littérarité de l’œuvre. Nous avons choisis quelques extraits des romans « Thâkiratu-l-jassad » (مستغانمي : 2011) et « Fawdha-l-hawas » (مستغانمي : 1998) de l’écrivaine algérienne Ahlam Mosteghanemi et leurs traductions françaises : « Mémoires de la chair » par Mohamed Mokaddem (Mosteghanemi : 2013) et « Le chaos des sens » par France Meyer (Mosteghanemi b : 2009)
2.1. Exemple 1
Version française |
Version arabe |
Bien avant ce jour, je pensais qu’il était impossible de consigner le passé sans en être guéri. |
قبل اليوم، كنتُ أعتقد أننا لا يمكن أن نكتب عن حياتنا إلّا عندما نُشفى منها. |
Si on démarre de la version française on remarque que le texte est bien cohérent et que le discours est un discours narratif qui n’est pas exprimé loin de son moule stylistique initial. Cependant, il est à noter qu’au niveau de la traduction il existe une différence quant à la signifiance et la coordination.
-
L’ajout de « Bien » pour former l’expression « Bien avant ce jour » réfère à un passé lointain alors que le cadre temporel est indéfini dans le texte originel.
-
L’usage du verbe « consigner8 comme équivalent au verbe « écrire » كَتَبَ est un choix littéraire adéquat au discours narratif en question puisque l’objectif principal de l’écriture dans ce contexte était de relater des faits ayant trait à un vécu quelconque.
-
L’usage du mot « temps » comme équivalent au terme « vie » est un acte interprétatif de la part du sujet-traducteur en guise de rationalisation. Et si l’écrivaine avait choisi de mettre « lieu » au lieu de « temps » c’est que la vie comporte une signification spatio-temporelle plus large ce qui propose un éventail de possibilités interprétatives qu’on doit assurer au lecteur de la version de traduction. Lorsqu’en narration on passe du général vers le particulier on passe automatiquement d’un état de pluralité sémantique à un état de probabilité unique de signification.
-
La rationalisation est présente également par rapport à la forme syntaxique utilisée afin d’énumérer des idées qui viennent suite à une phrase interrogative. L’interrogation dans le texte français est maintenue pour lesdites phrases alors qu’elles sont déclaratives dans le texte originel. L’omission de l’interrogation dans le texte arabe est faite par choix littéraire, en posant une question dont les détails suivants font que le narrateur extériorise un tourment avec une succession de souffles. Et c’est là qu’on puisse remarquer l’état syntaxique par rapport à la littérarité en traduction.
-
La dernière partie du texte contient des répétitions successives. Les répétitions ont été effacées au niveau de la traduction du moment que la langue française est une langue parcimonieuse en qualité répétitions, et que la ponctuation est préférée aux répétitions. La littérarité en tant que critère peut s’imposer afin de faire de la traduction une troisième langue qui soit le point d’hospitalité langagière.
-
Suite à l’ensemble des remarques citées nous proposons la traduction suivante :
« Avant aujourd’hui, je ne pensais que nous pouvons consigner notre vie qu’après en être guéris. Lorsque nous pouvons piquer de la plume nos anciennes blessures sans avoir mal encore une fois. Quand nous pouvons regarder derrière nous sans nostalgie, sans folie et sans haine aussi. Est-ce vraiment possible ? Nous ne guérissons pas de la mémoire. Et’est pourquoi on écrit, c’est pourquoi on peint, c’est pourquoi certains de nous meurent aussi. »
2.2. Exemple 2
Texte originel |
Version française |
« Les phrases s’entrechoquent dans ma tête. Celles que tu n’aurais jamais imaginées. |
“تتزاحم الجمل في ذهني. كلّ تلك التي لم تتوقّعيها. |
Une observation même superficielle de ce fragment traduit permet de faires les remarques suivantes :
-
Au niveau de la première phrase, on remarque que le verbe est conjugué au conditionnel passé « première forme », ce qui reflète une certaine éventualité relative au moment où l’action s’est déroulée. On pourrait utiliser ce mode si le verbe dans le texte en arabe était formulé comme suit : »التي ما كنتِ لتتوقّعيها.«
-
« Coule la mémoire en flots » est une expression utilisée par le sujet traducteur pour référer à « تُمطر الذاكرة فجأةً ». Dans le texte en arabe l’image iconique n’a pas été utilisée afin de caractériser la manière dont la mémoire pleuvait mais plutôt la métaphore propre à la mémoire foudroyante qui s’incruste par rapport au narrateur.
-
Le verbe « أَشرَعَ» en arabe a été traduit par « Se précipiter vers » alors qu’il exprime le sens de « Ouvrir grand »
-
L’expression « redevenue mienne, à nouveau » utilisée dans la version française contient un pléonasme qu’il fallait éviter en effaçant le re qui précède le verbe devenir et qui exprime la répétition ou en effaçant « à nouveau » tout en gardant le préfixe de répétition. « Redevenue mienne/ou/devenue à nouveau mienne.
-
Suite à l’ensemble des remarques citées nous proposons la traduction suivante :
« Les phrases s’entrechoquent dans ma tête. Toutes celles que tu n’as pas imaginées. J’avale mon café précipitamment, et j’ouvre grand la fenêtre pour te fuir vers le ciel automnal, les arbres, les ponts, et les passants. Vers une ville redevenue mienne. La voilà Constantine. Voilà que tout est toi. »
2.3. Exemple 03
Texte originel |
Version française |
« Elle ne sait ce qui a guidé sa féminité, ni ce qui l’a menée vers lui. » (Mosteghanemi b 2009 : 09) |
.« هي لا تدري كيف اهتدت أُنوثَتُها إليه». ( مستغانمي ب : 1998 : 09 |
La tendance déformante que comporte cet exemple est « l’allongement ». On remarque que la traductrice avait découpé l’extrait en deux parties dont la répétition a mené à une certaine redondance. Cet allongement peut influer l’harmonie des phrases dans le texte.
Au niveau de la deuxième partie ajoutée par la traductrice on comprend que la guidance était manifestée comme acte physiologique. Nous avons déjà mentionné qu’il est possible de trouver plus d’une tendance déformante dans un même passage ; ici, on ne trouve pas seulement l’allongement mais aussi une sorte de clarification en tant que finalité.
Le passage originel هي لا تدري كيف اهتدت أُنوثتُها إليه a été divisé au niveau de la traduction comme suit :
Elle ne sait ni ce qui
a guidé sa féminité
l’a menée vers lui.
Il aurait été possible d'obtenir :« Elle ne sait ce qui a guidé sa féminité vers lui »
Du moment que l’acte de réception a subi une interprétation allant d’un sens ouvert sur plusieurs possibilités interprétatives vers une de ses possibilités en guise de rationalisation, la question qui se pose ici c’est : est-ce que ce genre de changement structural influe l’entité textuelle dans poétique et sa rythmique ? La réponse serait non.
Par rapport au lecteur, ce genre d’explication ne heurte pas toujours la rythmique textuelle. En revanche, si on analyse cela d’un point de vue critique prenant en compte le texte comme étant un texte traduit et non pas texte originel, on déduit que tout ce qui est traduit au-delà de ce qui a été dit au niveau du texte n’est qu’interprétation, cela puisse nous mener vers la question des « limites d’interprétation ».
2.4. Exemple 04
Texte originel |
Version française |
«Au contraire des autres, il voulait faire à travers elle l’expérience de la sincérité, découvrir dans l’abstinence le plaisir d’être fidèle, cultiver un amour sur le terrain miné de sens ». (Mosteghanemi b 2009 : 09) |
« عكس الناس، كان يريد أن يختبر بها الإخلاص، أن يجرّب معها متعة الوفاء عن جوع، أن يربي حبا وسط ألغام الحواس. » (مستغانمي ب 1998 : 09) |
On remarque que le verbe اختَبَرَ « éprouver » a été traduit par l’expression « faire l’expérience de » ce qui représente un allongement ce qui fait que la phrase en langue française soit plus longue. Passer d’un verbe à une expression est un procédé souvent appliqué en traduction « L’étoffement/Expansion » être mais qui d’un point de vue stylistique ne garantie pas la même structure qu’on préfère garder si elle existe dans la langue d’arrivée. On déduit que si l’étoffement est un procédé traductif dans les discours à valeur informative ou même argumentative il est vu dans la traduction du discours littéraire comme étant tendance déformante.
On remarque également que l’idée principale réside dans le fait de tester à travers elle le plaisir d’être fidèle par l’abstinence « à jeun » et non le fait de « découvrir dans l’abstinence le plaisir d’être fidèle. » Cette petite différence fait la différence de signifiance entre le texte du départ et le texte d’arrivée du moment que le signifié a été déplacé. On aurait pu traduire le passage comme suit :
« Au contraire des autres, il voulait, à travers elle, éprouver la sincérité. Tester avec elle le plaisir d’être fidèle dans l’abstinence, cultiver un amour sur le terrain miné de sens.. »
Conclusion
Si la littérarité est la manifestation de la spécificité stylistique d’un discours narratif, on peut déduire que cette spécificité est le point de départ de la construction du sens au niveau du texte d’arrivée. Le trop-dire en traduction n’est finalement pas toujours destructif ou déformant, le trop-dire en traduction n’est déformant que lorsque l’interprétation devient abusive, quand l’information initiale prend de l’ampleur quant au contenu cognitif et quant à la production du style. Et c’est du sujet traducteur que dépend la qualité de traduction par rapport à l’interprétation et ses limites. Un sens final et absolu n’existe pas, allant de cette fatalité, toute approche critique ne peut s’imposer tel un modèle absolu.
En revanche, les lectures collatérales qu’effectue le traducteur (Analyse de l’introduction de l’auteur, les maisons d’édition, l’horizon d’attente de l’auteur, son parcours, le dialogue entre le traducteur et l’auteur si possible, et le dialogue permanent entre le traducteur et l’auteur à travers le texte, entretien avec l’auteur…) sont à même de permettre au traducteur de s’approcher autant que possible du « vouloir-dire » un concept si flou qu’il échappe à l’auteur lui-même et le dépasse.