Introduction
« Brûler leurs papiers », en finir avec une terre, une identité, des problèmes socio-économiques qui n’en finissent pas, la Hogra1 ; autant de refrains entendus depuis les années quatre-vingt pour expliquer ou justifier le phénomène de Haraga. Nés en Algérie initialement suite à la fuite des cerveaux surdiplômés condamnés à ne pas trouver du travail dans un pays menotté par un régime socialiste qui prône la nationalisation des biens, les jeunes (et les moins jeunes) Algériens se sont retrouvés à tenir les murs ; les hitistes sont apparus attendant pour une grande majorité le moment de partir. L’ailleurs motive, à cette époque-là, plus que le « ici ». Des centaines, des milliers de jeunes quittent le pays sur des radeaux de fortune moyennant une somme d’argent afin de rejoindre les côtes de la France, de l’Espagne ou de l’Italie. Un nouvel eldorado pour une nouvelle vie. 30 ans après, le visage du haraga continue à défier la mer et les risques, néanmoins le profil mute, se diversifie, ce n’est plus uniquement les jeunes hommes qui osent braver le danger ; les femmes, les très jeunes, les vieux, des familles entières de tous les milieux sociaux tentent leur chance.
Dans notre travail, après nous être entretenu avec ces haragas et avoir récolté un ensemble d’enregistrements audio, nous voudrions faire une analyse énonciative des images entretenues par ces personnes dans leurs discours sur leur environnement, cette « Algérie » qu’ils veulent quitter, mais aussi sur cet « ailleurs » et cet « autre » qui les attirent et qu’ils veulent rejoindre à tout prix souvent même aux dépens de leurs vies.
1. Le phénomène Haragas
Depuis toujours l’homme est à la recherche de lieux propices à la vie, des lieux accueillants, loin de l’hostilité humaine et naturelle. Et même si la sédentarité fait partie de sa nature (besoin de se stabiliser, de construire, de bâtir, d’évoluer dans un environnement sain) l’humain doit aller néanmoins à la recherche de ces lieux accueillants, fertiles, paisibles ou autres. Des civilisations entières ont été construites, détruites, bouleversées à cause des exodes ou des simples déplacements civilisationnels. La traversée des frontières se faisait plus naturellement que maintenant. En effet, dans les temps modernes, aller d’un pays à un autre demande des visas, des permis ou des laissez-passer qui autorisent les personnes à se déplacer d’une contrée ou d’un continent à un autre.
Les lois régissent, la traversée des frontières, les humains sont identifiés, fichés et interdits de rester sans motifs et justification valable. Le monde a muté et les rapports humains avec lui. Ce qui se faisait naturellement jadis est de l’ordre de l’impensable aujourd’hui même si les raisons de migrations sont de plus en plus nombreuses et de plus en plus variées.
L’immigration clandestine, illégale, irrégulière ou suicidaire2 est née suite à la mutation des rapports sociaux et à l’émergence du concept des frontières rigides entre les pays. Elle tente des centaines de milliers de personnes, toutes nationalités confondues. Dans le cas qui nous intéresse, nous allons nous pencher sur les migrants et futurs migrants algériens, des haragas, qui choisissent de pénétrer illégalement des territoires, souvent européens, et cela en bravant les dangers et les embûches des terres et de la mer Méditerranée.
« Ce phénomène […] est devenu plus visible. […], aujourd’hui, l’Algérie vit une hémorragie. Tous les jeunes veulent partir. Ce sont tous des haragas potentiels. Et partir clandestinement, avec un visa de séjour ou une autorisation de vivre dans le pays d’accueil, ne change pas grand-chose. C’est ce désir de fuir dont il faut tenir compte et de notre point de vue d’algérien, c’est cela qui est inquiétant. »3 (Boudarène, 2016)
Nous nous sommes rapprochés de ces clandestins (vivant en France, en Italie ou en Espagne) ainsi que des candidats au voyage qui n’hésitent pas à prendre des risques souvent non calculés afin d’atteindre les autres rives. À travers notre travail nous avons pu constater l’ampleur du phénomène qui s’organise de plus en plus et qui se déploie grâce ou à cause de la mise en place de réseaux de passeurs qui n’hésitent pas à investir des sommes faramineuses dans des vaisseaux de plus en plus rapides afin de transporter le plus efficacement un nombre important de personnes (sans se faire intercepter par les polices marines des frontières). Néanmoins, les haragas, en Algérie, se sont diversifiés. En effet, ces dernières années, ce n’est plus uniquement les couches les plus pauvres qui tentent les traversées, mais aussi les étudiants, les diplômés et les travailleurs qui choisissent des moyens moins dangereux afin de partir sans revenir. La harga se fait aussi par avion, les personnes décrochent des visas (d’étude ou touristiques pour la plupart) qui les aident à passer de l’autre côté.
« Avec un tel flux de jeunes Algériens se rendant clandestinement jusqu’aux portes de l’Europe et se faisant arrêter, l’Algérie se place à la 10e position des pays « émetteurs » de migrants arrêtés. À ces cas de jeunes arrêtés, s’ajoute naturellement le nombre de personnes qui ont réussi à s’infiltrer dans les pays relevant du territoire de l’Union européenne. »4
Les brûleurs5 déchirent souvent leurs passeports, leurs cartes d’identité, nient leurs origines (du moins aux autorités locales), pour ne pas être rapatriés. Ce rejet des moyens d’identification est assez étrange surtout venant de ressortissants appartenant à un pays dont l’histoire est assez conflictuelle surtout envers le premier pays de convoitise, à savoir la France. En effet, les Algériens partant le plus souvent des côtes de Mostaganem vers l’Espagne, où ils ne font qu’escale avant de continuer leur périple afin d’atteindre certaines villes de France.
« Cette nouvelle pression migratoire a d’ailleurs conduit, au début de cette année, à la fermeture par la France de quinze points de passage avec l’Espagne. Le préfet des Pyrénées-Orientales a justifié cette décision en affirmant que « de trente à cinquante personnes sont interpellées chaque jour en situation irrégulière depuis novembre » »6.
En 2020, la pandémie du coronavirus7 et l’impasse politique vécue suite au Hirak (mouvement de soulèvement pacifique populaire en Algérie qui avait freiné en 2019 l’émigration clandestine en relançant l’espoir des jeunes Algériens suite au retrait de la présidence du président Bouteflika8), ont fait que le flux a été relancé en vagues encore plus impressionnantes de personnes qui ont tout abandonné dans leur pays natal afin de rejoindre les côtes européennes annonçant ainsi une tendance sans précédent de déplacement de population espérant trouver refuge ou simplement une meilleure vie dans des pays, le plus souvent fantasmés, car jamais foulé auparavant.
Malgré les efforts des autorités algériennes qui tentent de démanteler les réseaux de passeurs dans les régions, d’Oran, de Tipaza ou d’Annaba, leurs actions semblent vaines vu l’ampleur du phénomène qui ne fait que s’étendre renforçant ainsi la pression migratoire des Algériens vers l’Europe. En effet, « 8184 candidats à l’émigration clandestine via des embarcations de confection artisanale »9 ont été arrêtés en 2020, ce qui semble être un chiffre désuet vu le nombre de personnes qui quittent quotidiennement les plages algériennes et qui selon l’ONG espagnole CIPIMD « sont des hommes entre 18 et 30 ans. Mais il y a de plus en plus de mineurs et de femmes avec des enfants »10. En effet,
« 36 % des immigrés clandestins algériens, haragas, sont constitués de jeunes diplômés universitaires et des travailleurs qualifiés […] avec une prédominance d’hommes de la classe moyenne ayant affronté un marché du travail précaire et, dans une démarche d’autonomie, tentent l’aventure » (Rim Otmani, 2016)11.
Ce qui nous intéresse dans notre travail c’est de voir comment, à travers leurs énoncés, ces hommes et ces femmes entretiennent des images sur leur environnement, cet « ici » qu’ils veulent quitter, mais aussi sur cet « ailleurs » et cet « autre » qui les attirent et qu’ils veulent rejoindre à tout prix souvent même aux dépens de leurs vies.
2. Ancrage théorique et choix méthodologique
Afin de faire parler notre corpus, nous ancrons notre travail en analyse du discours. Ce champ disciplinaire qui a longtemps été vu comme une sorte, « de parent pauvre » 12des sciences du langage a gagné ses lettres de noblesse tout au long de ces dernières soixante années afin de devenir avec le temps un champ de recherche incontournable, au carrefour des disciplines, offrant aux chercheurs de multiples outils d’analyses leur permettant d’appréhender n’importe quel corpus13. C’est effectivement ce qu’affirme ; D. Maingueneau en disant que :
« L’analyse du discours possède le privilège de se situer au point de contact entre la réflexion linguistique et les autres sciences humaines, si bien que c’est le plus souvent par l’analyse du discours que beaucoup d’étudiants et de chercheurs sont confrontés à la théorie linguistique »14.
Des différentes approches annexées à l’analyse du discours, nous choisissons l’approche énonciative qui nous permettra de traquer les représentations et le ressenti des individus interrogés et cela en faisant une lecture interprétative de leurs énoncés. Notre démarche se veut qualitative, elle nous permettra de saisir la manière dont les haragas/candidats imminents à l’émigration de tout âge, sexes et classes sociales confondues se représentent l’autre rive et sa population par contraste avec leur environnement et leur population. Nous avons pour cela contacté : 15 jeunes hommes âgés entre 17 et 40 ans et 5 femmes âgées entre 21 à 43 ans15. Nous nous sommes pour cela inscrits dans des groupes et des pages Facebook consacrés à l’émigration clandestine des Algériens et à l’entraide entre ressortissants clandestins. Cette manière de procéder nous a permis de repérer certains profils que nous avons contactés via messagerie afin de poser les questions suivantes16 :
-
Qu’est-ce qui vous motive/a motivé à quitter l’Algérie ? Comment vous voyez ce pays ? Quelle image vous en avez ? Qu’est-ce qu’il représente à vos yeux ? Et la population algérienne ? Vous en pensez quoi ?
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Vous voulez partir où ? pourquoi ce pays ? Comment vous le voyiez ?
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Vous êtes dans quel pays maintenant ? Est-ce que votre perception actuelle colle à ce que vous imaginiez ? Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?
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Il y a des différences entre les Algériens et les autres ? Si oui lesquelles ?17
Il est à signaler qu’en premier lieu nous avions opté pour une microanalyse de notre corpus, devant nous mener à une exploration du lexique (analyse des : dénominations et modalisateurs : verbes, adjectifs, adverbes)18 qui représentaient pour nous les vecteurs qui trahissent les motivations des individus dans leur choix et décisions de départ. Néanmoins, lors de l’exploration des énoncés, nous nous sommes rendu compte que cette manière de faire allait laisser échapper des informations importantes qui arriveraient à passer à travers. Nous avons donc décidé de changer de cap et de tamiser notre corpus suivant une approche interprétative qui nous aidera à reconstituer les représentations de nos locuteurs. En effet,
« Ces « images dans notre tête », ces représentations, ces constellations collectives figées et préexistantes peuvent être liées à des signes linguistiques (lexèmes ou configurations lexématiques), dont l’énonciation évoque souvent l’expression d’un jugement, d’un sentiment, d’une image ou tout simplement d’un halo d’associations/connotations plus ou moins confuses »19
et c’est précisément cela que l’on se propose de mettre en lumière. Grâce à cette méthode nous allons essayer de reconstituer les perceptions subjectives20 (personnelles ou collectives) de leur « réalité »21 perçue.
3. La question des représentations
La question des représentations est au cœur de notre problématique. C’est en effet, sur la base de ces représentations, non seulement sur les espaces/lieux qu’ils côtoient où qu’ils fantasment, mais aussi sur l’image qu’ils se font de leur endogroupe (in-group) et des autres exogroupes (out-group), que les discours se créent. Ces derniers ne sont, donc, que des interprétations de ce que les personnes perçoivent à travers leurs œillères, plus ou moins élargis grâce à leurs expériences, mais aussi à travers leur point de perception qui est dépendant de plusieurs paramètres (contexte physique, contexte symbolique, connaissances encyclopédiques, de leur vécu, de leur savoir, de ce qu’on leur a enseigné, de ce ils ont reçu ou observé etc.)22. Ces interprétations se font de ce fait à travers des discours
« qui circulent dans les communautés sociales [et qui sont] porteurs des descriptions du monde et des valeurs que se donne le groupe. Ainsi se construisent des « imaginaires sociaux », dans des espaces d’échanges dont les frontières sont des lieux d’exclusion/inclusion »23.
Cervoni déclare aussi à ce sujet : « Il n’y a pas plus de représentations sans « pulsion discursive », sans désir d’expression, que d’expression sans représentation »24. En somme, chaque communauté possède sa propre image de l’autre/son, environnement et d’elle-même/son environnement. Ces images sont souvent cultivées par la force de la répétition et de la redondance engendrées suite aux partages des mêmes représentations (traits représentationnels, schèmes) par un ensemble de personnes 25qui expriment leur « identification à une collectivité en assumant ses modèles stéréotypés »26. Non seulement des individus, des territoires, mais aussi des contextes temporels, sociaux, historiques, symboliques, etc.
Bourdieu affirmait que : Le monde est ma représentation, c’est à travers nos yeux que l’on déchiffre le monde. Bien entendu ces représentations peuvent différer d’une personne à une autre, d’une communauté à une autre et d’un niveau social à un autre, néanmoins, elles convergent souvent afin de permettre aux individus de partager et de vivre dans une même société. À travers les traits les plus redondants, grossiers, représentants ce qui semblent être aux yeux de la majorité comme étant une vérité, les opinions et les points communs se construisent et se solidifient au point de construire des noyaux durs miroitants le fait de l’existence d’une vérité et d’un réel uniques, ces derniers fonctionnent « comme système de pensée non cohérent et non explicite [fait] en partie de choses dont on ne parle jamais ou dont on n’a pas toujours conscience »27.
À travers ce qui suit nous essayerons de voir si les images de nos haragas convergent les unes avec les autres, et si c’est effectivement le cas, nous essayerons de repérer les traits représentationnels les plus saillants qui hantent leur psychisme et qui les mènent à l’action. En somme nous irons à la recherche de ces idées collectives entretenues par nos informateurs, idées composées d’« un ensemble […], d’images, d’informations, d’opinions, d’attitudes, de valeurs, etc. »28
3.1. Reconstitution et analyse des représentations des haragas
« L’image discursive de soi (…) ancrée dans des stéréotypes, un arsenal de représentations collectives qui déterminent en partie la présentation de soi et son efficacité dans une culture donnée. »29. Lors de nos entretiens avec les harragas, nous avons essayé de comprendre les raisons qui ont poussé ces jeunes hommes et femmes à franchir le pas. Nous sommes partis du postulat que ce qu’ils fuient est un pays (l’Algérie, Lebled, etc.) ou une communauté30 et cela afin de rejoindre d’autres rives et d’autres populations. Nous avons donc élaboré deux tableaux divisés en deux rubriques, la première englobe les paroles des migrants autour du thème/sujet de l’« Algérie » et du « nous » (les Algériens) la deuxième renferme la reconstitution de la configuration stellaire sémantique31 des représentations de nos haragas, c’est-à-dire la manière dont ils les voient et les qualifient. Le deuxième tableau est consacré aux représentations de l’« ailleurs » (Europe) et des « autres » (les Occidentaux).
3.1.1. L’« Algérie » et le « nous »
3.1.1.1. Paroles des haragas sur l’« Algérie »32
(F. 25 ans) L’Algérie souffre économiquement. C’est triste c’est un pays riche, mais il y a un souci social, économique, culturel. C’est un pays où il y a des jeunes, des travailleurs, des gens instruits, on a des scientifiques, des capacités humaines, mais les gens qui tiennent le pays doivent partir. La situation actuelle encourage la fuite vers la mort, pas d’espoir, pas de développement, pas d’amélioration du cadre de vie.
(H. 30 ans) En Algérie, il n’y a rien, tout est cher, il n’y a pas d’espoir, il n’y a pas de logement comme tout le monde, c’est ton droit, te débrouiller un travail, que tu aies une voiture pour accompagner ta famille, tout est un rêve, tu meurs sans le réaliser, c’est des droits de l’homme, la base tu ne l’atteins pas, seuls quelques-uns y arrivent.
(H. 35 ans) En Algérie, tu tournes en rond, tu ne fais rien de ta vie, tu attends que la paye rentre, paye qui ne suffit pas, tu achètes un jean, même pas un plateau d’œufs (…) quand je reviens en Algérie, j’ai l’impression de faire marche arrière, il n’y a rien, les gens te disent que tu ne t’habitues pas, j’ai essayé, mais je n’y arrive pas, en Algérie tu perds l’espoir,
(H. 27 ans) En Algérie, je vivais dans l’étroitesse, tu ne peux pas avoir une maison, celui qui n’a pas fait des études n’a rien. L’Algérie c’est le pays de la corruption, ici on ne peut pas aider la famille. Le pays est fini, il ne m’a rien donné et pourtant c’est un pays avec de l’uranium, du pétrole, de l’or, du gaz, mais c’est un pays où dans certaines régions les gens remplissent l’eau sur des ânes ! on ne donne pas la responsabilité aux jeunes.
(H. 24 ans) Notre pays n’est pas un pays, je peux travailler toute ma vie, je n’aurai pas de logement, je travaille que pour manger et boire, on ne peut pas faire notre avenir, impossible. En Algérie pour déposer un dossier pour le travail, il te faut des connaissances, moi, j’ai été méprisé.
(H. 17 ans) Ce pays ne donne rien, pas de travail il te faut des connaissances, on a du pétrole, mais on en a rien fait, le pain de la maison est mangé par l’étranger.
(H. 18 ans) L’Algérie, on en a marre d’elle, je n’ai pas pu vivre en Algérie, ils maltraitent le pauvre. Si tu n’étudies pas, tu ne travailles pas, et même ceux qui étudient, des diplômés n’ont pas trouvé de travail.
(H. 21 ans) l’Algérie, hamdoullah, c’est notre pays, c’est le pays de tout le monde, c’est un beau pays, pays des richesses, mais ce n’est pas un pays de droit, la vie est trop cher, c’est pour ça que le peuple fuit, c’est trop. Notre pays est beau, il y a des gens bien, plein de bonnes choses. Ici on n’a pas d’hôpitaux, on ne peut pas se soigner, il n’y a rien, les opérations on ne peut pas les faire chez nous. Tout est étroit, il y a de la drogue et de la délinquance.
(H. 30 ans) Le pays est détestable, j’ai 30 ans et je n’ai rien fait. Même les diplômes, ils sont accrochés au mur.
(H. 20 ans) L’Algérie est bien et pas bien, pas bien du côté du boulot et de ses lois, dès que tu cherches du travail, tu dois avoir besoin de connaissances ou de pots-de-vin, ceux qui travaillent c’est ceux qui paient, le pauvre n’a rien. Là où j’habite, Barika, c’est connu par la drogue et le vol, je voulais faire l’armée, ils m’ont refusé, soit je pars, soit je vais en prison. La vie est compliquée, la solution c’est la harga. En Algérie ils renvoient les jeunes qui vendent des légumes sur les tables, après quand ils volent ou vendent de la drogue, ils les emmènent en prison.
(H. 30 ans) L’Algérie ne fait pas plaisir, on ne sera jamais touché par la civilisation, ça n’avancera jamais, tu t’épuises et tu n’as rien, il n’y a rien, ils me disaient tu as la carte jaune tu travailles, je l’ai eu je n’ai rien pu faire avec, on aimerait bien que notre pays s’arrange, pour y rester. Ils ne donnent pas de salaires, comment on fait ?
(H. 29 ans) Il n’y a pas de travail et s’il y a du travail le salaire est nul, il n’y a pas d’espaces verts, de sérénité, il n’y a pas de loisirs, il n’y a pas de vie, il y a de la bureaucratie, du racisme, pas d’avenir, le salaire est insuffisant, la politique du passe-droit, tout ce qui te rabaisse existe en Algérie. L’État et les responsables ne parlent qu’au futur, ils mentent. Tu fais un dossier d’ANSEJ, tu traines pendant un an pour le finir pour son traitement, puis ils te demandent de l’argent, ils se moquent de toi, ce n’est pas que le problème de l’État, c’est les employés aussi, du bas jusqu’en haut de l’échelle, Allah ghaleb c’est ça le bled, le droit n’existe pas, l’injustice, tu n’as pas le droit à l’assurance, le droit du travail. Lorsque tu vis en Algérie, lorsque tu y vis tu passes ton temps à espérer. Depuis que Bouteflika est venu en 99 on attend que des arrangements, dans les lois du vote et des impôts, il n’y a rien pour les jeunes.
(F. 43 ans) l’Algérie ne chargera pas elle ne pourra pas le faire elle se dégrade dans tous les domaines, mais on espère on a toujours le petit espoir parce que c’est mon pays que j’aime bien, mais malheureusement l’Algérie se dégrade c’est un pays immense qui a beaucoup de potentiel dans tous les domaines, il peut être hyper développé, dans l’agriculture, les loisirs, mais il est mal géré.
(F. 42 ans) Le pays est en ruine, aucun avenir, avant on avait de l’espoir, mais là c’est pire chaque jour, je vois ça sur les réseaux. C’est un pays riche, des ressources à envier, mais on préfère les donner aux étrangers au lieu de les exploiter. Juste avec le soleil on peut faire tourner le pays en électricité, mais on ne veut pas que le pays se relève, le pays est à genoux, tous les secteurs sont malades, l’économie, l’éducation qui est catastrophique, le secteur de la santé. Le pays marche avec des inchallah et des Allah ghaleb. Aucune rationalité et pourtant le mur est devant nous et l’impact est imminent. C’est un pays jeune pourtant.
(H. 40 ans) Beau pays, beaucoup de potentiel, mais rien ne fonctionne, ni les administrations, ni l’économie.
(F. 19 ans) Il n’y a rien pas de loisirs, pas de sorties, pas d’argent.
(H. 18 ans) Au Bled il n’y a pas de travail, pas d’avenir, je n’ai pas de diplômes, je ne sais pas quoi faire de ma vie, pas de débouchés, pas d’argent.
(H. 26 ans) l’Algérie c’est le pays de Mickey, il n’y a rien.
(F. 30 ans) C’est un pays qui a sacrifié sa jeunesse. C’est un pays pauvre, sous développé.
(H. 35 ans) En Algérie tout est chaotique l’économie, la culture, le sport, la santé, l’industrie, le développement de l’Algérie est cassé, les jeunes sont brisés. Wellah des fois quand je rentre au bled, je me sens enfermé comme dans un piège.
(H. 21 ans) L’Algérie est devenue une prison et la mer un cimetière.
(H. 32 ans) En Algérie, on n’est pas libre, il n’y a pas de travail et même s’il y a du travail, le salaire est trop bas, ça ne suffit pas pour passer une semaine. Les gens ne quittent pas l’Algérie parce que c’est sale. Les Algériens, les haragas aiment leurs pays, ils défendent leur pays, mais il n’y a rien, ni huile, le poisson est à 1200 DA, les choses basiques sont un rêve. Acheter une automobile est un rêve en Europe c’est la dernière des choses. En Algérie pour y réussir, il faut avoir de l’argent et pour cela il faut aller en Europe pour revenir investir en Algérie. Les gens ne quittent pas l’Algérie parce qu’ils n’aiment pas l’Algérie, tout le monde aime l’Algérie. L’Algérie ne donne rien même aux diplômés. Le Bled ne nous a rien donné, tout se fait avec des connaissances. Ce qui se passe en ce moment en Algérie les pousse à partir. Il n’a pas de loisirs, rien.
(F. 21 ans) Dans le pays il n’y a pas une vie descente. Ce pays nous fatigue. Les jeunes sont drogués, le pays ne donne rien, des personnes qui ont 40 ans n’ont rien fait de leur vie. Dans ce pays on ne fait qu’attendre la mort. On est en Palestine !
3.1.1.2. Reconstitution de la configuration stellaire sémantique des représentations de « l’Algérie » selon les haragas
Le pays, le bled, l’Algérie est l’ensemble des dénominations utilisées par les haragas afin de nommer leur terre d’origine, leur lieu de leur départ. Ce dernier est vu comme un beau territoire, immense et riche possédant des ressources que d’autres pays peuvent envier : or, gaz, uranium, pétrole, soleil, tout y est pour bâtir un pays fort. Pour la plupart de nos interlocuteurs, l’Algérie possède un énorme potentiel qui pourrait être extrêmement développé en agriculture et en économie surtout qu’elle a des capacités humaines rares, des jeunes, des travailleurs, des scientifiques et des gens instruits. L’Algérie est aimée par sa population vue elle-même comme étant peuplée de gens bien ; des gens qui néanmoins décident de partir. Face à ces images très positives d’un pays qui a toutes les possibilités d’être prospère, une avalanche de mots axiologiquement négativement marqués vient construire une constellation sémantique qui s’entrechoque avec la représentation positive préalablement présentée. En effet, presque tous nos informateurs, déclarent que l’Algérie est gangrénée par les inégalités et les fausses promesses. Le pays souffre économiquement, socialement, culturellement, industriellement, tous les secteurs sont touchés/coulés. Son système de santé est inexistant. Toutes les richesses sont accaparées par l’étranger ou les quelques privilégiés. L’Algérie fait perdre espoir, elle encourage la fuite, elle ne donne pas de travail, de bons salaires, de possibilités aux jeunes diplômés et encore moins à ceux qui ont avorté leurs études ; elle sacrifie, brise, ne donne rien à ceux qui n’ont pas de connaissances. Les haragas disent qu’il n’y a rien en Algérie, que tout est cher, que le logement est inaccessible, qu’il n’y a pas d’argent, d’avenir, de loisirs, de vie, de justice, et que tout est un rêve. Selon eux, en Algérie, le peuple n’atteint pas la base des besoins nécessaires pour une vie descente et que cette situation les pousse à tomber dans la drogue et la délinquance. Tous ces éléments font selon eux marcher le pays en arrière et pousse les jeunes (et les moins jeunes) à aller vers d’autres horizons en leur donnant des raisons de partir.
3.1.1.3. Paroles des haragas sur le « nous »33
(F. 19 ans) Nous sommes un peuple solidaire, nous avons beaucoup de qualités, mais il m’est impossible de vivre en Algérie, je n’ai rien gagné là-bas, nous n’avons pas ce que nous méritons.
(H. 17 ans) Nous on veut tous partir, la jeunesse, la moitié meurt en mer.
(H. 35 ans) Nous on veut se sauver, on veut aider la famille, vivre en paix.
(H. 18 ans) Nous on veut nous marier, on veut faire une situation, ce n’est pas facile, mais on tient à Dieu et Dieu va nous aider.
(H. 18 ans) On est là pour l’Algérie, on aime l’Algérie si elle a besoin de nous, on ne voulait pas sortir, nous on ne s’est pas rendu, on a voulu sauver la famille, on a voulu les aider.
(H. 24 ans) Les Algériens sont pour la plupart bien, mais ça n’aide pas pour vivre, trouver du boulot et se marier.
(H. 30 ans) Son peuple ce n’est pas un peuple avec qui tu peux vivre et partager ton pain. Les gens sont agressifs, mal éduqués et c’est des voleurs.
(H. 20 ans) Ses gens (les Algériens) sont bons, les gens étudient et ont peur, même pour se marier ils te demandent une voiture et un appartement. Ils sont jeunes en âge, mais dans la tête ils ont des cheveux blancs. On est des vieux âges.
(H. 30 ans) Les gens (Algériens) sont les meilleurs, ils se soutiennent mutuellement, le peuple nourrit le peuple, on est frères.
(H. 25 ans) L’Algérien est frustré, il a envie de s’amuser, de vivre, de profiter, de gagner de l’argent. Dans la commune, les employés, il gagne 18000 DA et il ne fait pas son travail, ils ne disent pas je vais travailler, mais je vais au boulot. Nous on part soit parce que nos amis du quartier sont partis, ou pour le travail, 1400 ou 1600 euros c’est 30 millions en dinars, certains partent à cause de la mentalité algérienne ou à cause de problèmes familiaux, d’autres pour s’amuser, d’autres encore parce qu’ils ne trouvent rien à faire. Nous quand on émigre, même si on n’est pas instruit ou quand on ne connait pas la langue on ne va pas au canada, on ne va pas en Angleterre, ils ne maitrisent pas la langue on ne va pas en Espagne, en France c’est plus facile, car il y a d’autres Algériens qui les comprennent, des tunisiens, des Marocains. On s’entraide pour trouver du travail et faire les papiers quitte à se marier avec une étrangère qui le prend en charge, surtout au Danemark, en Hollande, en Allemagne.
(F. 43 ans) Les gens ne veulent pas changer, ils dégradent, il y a beaucoup à dire, ils sont mal éduqués, sales, ils se mêlent de tout, vraiment tous les défauts, tout ce qui est mauvais c’est l’algérien. Même si le gouvernement construit un truc le lendemain tu ne trouves rien, le peuple est un peuple de voleurs.
(F. 42 ans) La jeunesse est fainéante, ils ne connaissent pas la valeur des études ou du travail, tout est servi, ils content sur les parents. Les gens de mon âge sont dégoutés, ils ont trop vécu trop vu, ils se plaignent d’injustice, car les sans diplômes ont parfois, souvent, de meilleurs statuts que les gens qui ont étudié, tout cela à cause de la corruption. Les Algériens ont aussi des qualités, ils se serrent les coudes dans certaines situations, il reste des gens bien, mais le civisme et les valeurs humaines ne sont plus enseignés ni par les parents ni par le système éducatif, du coup, même leurs valeurs se perdent. L’algérien va couler avec l’Algérie. Il est vivant, mais ne vit pas.
(H. 40 ans) C’est des voleurs, ils ne travaillent pas et réclament, mentalité d’assistés. Certains n’ont ni diplômes si éducation et ils veulent des jobs dans des bureaux, un excellent salaire et un statut… ils n’ont rien à donner en contrepartie, des nuls. Mais bon, heureusement que ce n’est pas toute la population, les algériens, lorsque ça ne va pas, ils se soutiennent.
(H. 30 ans) Le peuple est pauvre, il a fini haraga au péril de sa vie, nous sommes locataires en Algérie. Le peuple est faible, c’est la jungle.
(H. 26 ans) Les algériens, le peuple crève de toutes les misères, corona, prison, chômage, hogra, etc. même le rêve, on ne peut même pas rêver.
(F. 21 ans) Le peuple ? il est en souffrance, moi, je suis partie parce que je voulais vivre, on est nombreux chez moi, je voulais être libre. Je ne veux pas passer à côté de ma vie.
3.1.1.4. Reconstitution de la configuration stellaire sémantique des représentations du « Nous » selon les harragas
Comme pour la représentation sur l’Algérie, le peuple, le nous, l’endogroupe est vu de deux manières. D’une part il est vu comme ayant beaucoup de qualités, c’est un peuple où il y a encore des gens biens, solidaires, qui se serrent les coudes et qui aspirent à vivre en paix, à être libre, un peuple qui ne veut pas passer à côté de sa vie, qui veut vivre en ayant la possibilité d’aider voire de sauver les membres de sa famille. Le « nous » n’a pas ce qu’il mérite, il est « en vie, mais ne vit pas ». Néanmoins cette représentation assez positive de l’endogroupe est souvent rattrapée par d’autres images fréquemment amorcées par les plus âgés des haragas ; ces derniers voient les Algériens comme un peuple de voleurs, un peuple sale, qui se mêle de tout et qui dégrade ce que le pays lui offre. L’image du « nous » bascule et se redessine sous d’autres traits, l’Algérien est vu comme : assisté, manquant de civisme, de valeurs, un peuple non éduqué et non instruit.
3.1.2. L’ailleurs et les autres
3.1.2.1. Paroles des haragas sur l’« ailleurs »35
(H. 17 ans) Bled la solidarité, bled qui nous donnent tout ce qu’il faut, des affaires et à manger. des soins.
(H. 27 ans) Ici, la vie n’est pas difficile, on dort dehors parfois, on vole. Il faut connaitre la langue et avoir un métier pour s’intégrer un peu. Ici on ne nous donne pas, il faut travailler sinon on meurt. Ici aussi il faut bien s’habiller pour se protéger du regard de la police.
(H. 18 ans) C’est le pays de l’argent et de la réussite. Paris c’est la capitale des haragas, il y’a plein d’Arabes qui t’aident.
(H. 26 ans) C’est un calvaire de vivre ici (France), je vis dans le risque, je suis sans papier depuis 4 ans. Ici le travail c’est la galère, pas de travail. Ici, c’est le travail au noir qui me sauve, et les associations.
(H. 35 ans) L’Europe n’est pas facile, mais il y a de l’espoir.
(H. 27 ans) Ici même si tu n’as pas fait d’études, tu peux travailler, tu veux faire marin ? tu fais un stage et tu travailles. Tu veux conduire un tracteur ? Va faire un stage. Tu veux faire peintre ? Va faire un stage, c’est ce que je retiens de mon expérience, ce n’est pas parce que tu n’as pas fait d’études que tu es un âne, tu as de l’espoir.
(H. 27 ans) Au début, ce pays est difficile, 1 jour ici c’est 1 semaine ou 1 mois en Algérie, c’est difficile. L’euro ne se balance pas dans les rues. On dort parfois dans les parkings.
(H. 32 ans) Ici la langue c’est très difficile, la langue, vraiment c’est très difficile. Louer est difficile lorsque tu es sans papier, il faut aussi avoir un métier.
(H. 24 ans) En Europe, il y a les moyens, si tu travailles, tu peux faire ton avenir, ils nous donnent notre droit, c’est une chose que j’aime.
(H. 17 ans) Il y a du travail, c’est le paradis sur terre.
(H. 18 ans) L’étranger c’est bien, enfin, c’est bien et pas bien, elle est belle, beaucoup, elle est super. Mais il faut avoir des amis ou de la famille.
(H. 21 ans) L’Europe, il y a des lois, les droits de l’homme, nous les Arabes quand on part là-bas on a des droits, ils nous donnent des droits même sans papiers, ils nous donnent un logement, un travail, s’il a envie de se marier, il se marie, il y a de la vie, c’est pour ça que tout le peuple a fui, le pauvre mange en Europe.
(H. 20 ans) l’Europe c’est mieux (que l’Algérie), il y a du travail, et s’il ne trouve pas de travail, il a un salaire qui lui permet de nourrir une famille entière. Il n’y a pas de pauvres.
(H. 30 ans) Les autres pays sont plus évolués en tout, en civilisation, en culture, ils vivent mieux que nous en tout, L’Europe c’est mieux (que l’Algérie).
(H. 25 ans) En France on dirait que tu es sur Oran ou Alger, tu n’es pas dépaysé, il y a du chawi, de l’algérien, du kabyle, on dirait que tu es parti d’Oran à Annaba surtout à Marseille Grenoble, Saint-Étienne, Lyon, ici, si tu travailles tu gagnes, ton argent, tu le touches, tu es apaisé, ton du tu le prends, ils ne trainent pas pour te payer, tout est facile ici. Si tu es Haraga dans les pays tel que le Danemark, la hollande ou l’Allemagne, la marine te réceptionne, ils t’emmènent au centre, ils te nourrissent, te donnent à boire, te donnent des habits, ils s’occupent de toi, tu passes à la croix rouge, chez les associations humanitaires, lorsque tu vas vers la France, Frankfort ou Hamgourg, si tu ne trouves pas où dormir, tu appelles le 115, le champ est ouvert pour les haragas. L’Union européenne facilite les choses, c’est le vieux continent, ils n’ont pas de jeunesse, dans le centre, il y’a des caméras, s’ils voient qu’ils ont dépassé 35 ans où qu’ils n’aient pas de dents, ils lui font un retour, s’il est jeune il passe, ça aide, même en Espagne et en Allemagne. Ici il y’a du travail même pour un sans papier même avec une fausse carte d’identité, une doublette, il y a du travail chez nos frères arabes, on peut travailler, et construire notre vie. De plus là il y a la nature, la liberté. Tu vas au café, il y a des quartiers d’Arabes, de chawis comme si que tu étais en Algérie, à 1h30 tu es en Algérie. La France pour les Algériens c’est la même chose, normale.
(F. 43 ans) C’est vaste, c’est beau c’est propre, il y a des inconvenants, le racisme quel que soit l’endroit, mais la France t’ouvre les portes des aides, et tu peux faire un avenir paisible calme et tranquille, tu peux réussir, quand tu es dans le système, tu avances, mais si tu ne veux pas rentrer dans leur système, tu galères.
(H. 40 ans) C’est la propreté, l’organisation, la justice, le calme, la quiétude, le pays des droits, mais aussi des devoirs, du travail, la paresse n’a rien à faire ici, le travail va avec le sérieux. Mais bon, il y a aussi des défauts, par exemple, le racisme parfois, l’étranger reste étranger.
(H. 26 ans) En France, c’est dur de trouver du travail et un logement quand tu es sans papier. Il fait froid, la pandémie et il n’y pas de travail.
(F. 21 ans) C’est beau, la liberté, tu fais ce que tu veux et ils t’aident, les centres, tu manges, tu dors et la journée tu te balades. Il y a les aides ici.
(H. 32 ans) En Europe, c’est une nouvelle vie, on se fait de l’argent, on se marie, on travail, on aide la famille on peut même assurer ses projets. Ce n’est pas tout le monde qui réussit, mais beaucoup y arrivent. Même un simple agent de sécurité arrive à se faire un avenir en Algérie, ils s’achètent des appartements, construisent des maisons ou aident leurs parents. Beaucoup sont abusés par les images, les photos sur internet avec des filles, c’est plus les plus jeunes qui ont ce genre d’idées, ce qui n’est pas vrai, l’Europe ce n’est pas les filles et les habits, ce n’est pas si facile, mais elle reste à donner des chances aux gens qui veulent réussir.
(F. 24 ans) C’est un pays froid et il n’y a pas de travail. Mais il y’a l’aide sociale, je fais des remplacements dans des fastfoods.
3.1.2.2. Reconstitution de la configuration stellaire sémantique des représentations de « L’ailleurs » selon les haragas
Deux tranches d’âge et deux manières de voir les choses, voici le constat que nous avons pu observer à travers notre corpus. En effet, les plus jeunes (17 à approximativement 25 ans) voient dans les pays occidentaux et plus précisément européens, des lieux de liberté, de solidarité, d’espoir qui donnent la chance à la réussite, des lieux où la vie est facile, car largement aidée par les associations qui leur donnent des droits, des affaires, de l’argent, des soins, quoi manger, où dormir. Pour ces jeunes L’Europe est vaste, belle, propre, pour certains c’est un paradis. Paris devient même la capitale des haragas, où le travail est disponible même pour les sans-papiers surtout dans les quartiers arabes où le travail au noir est possible. Néanmoins cette représentation idyllique de l’Europe en général et de la France en particulier, est remise en question par les plus âgés (entre 26 et 43 ans) et les plus anciens sur le territoire. En effet, pour eux, la vie n’est pas aussi facile que ce que montrent les vidéos diffusées sur internet, la location et le travail, sont des obstacles qui compliquent la vie des haragas. Pour réussir, il faut avoir un métier, travailler, connaître la langue au risque de se retrouver dehors. Pour eux l’argent n’est pas facile, l’Europe ne donne pas d’opportunités aussi aisément. L’intégration ou la vie en communauté (maghrébine) est une nécessité pour éviter le racisme ou le fait d’être remarqué au risque de se faire embarquer par la police ou de se faire expulser. Nous remarquons donc la naissance d’un microcosme reconstitué sur l’autre rive. Les haragas (surtout les plus jeunes36) après un certain temps se rendent compte qu’ils ne sont pas sur une terre promise et que les images clichées, intériorisées non seulement à partir de l’Algérie (via les réseaux sociaux, YouTube ou autre), mais aussi à leur arrivée sur le sol européen se dissipent rapidement. Leurs stéréotypes sont remplacés par une réalité tout autre, parfois brutale et, peut-être, plus réaliste.
3.1.2.3. Paroles des haragas sur les « autres »37
(H. 35 ans) Les gens ne nous aiment pas, c’est vrai, mais au moins il y a ce plus, cet espoir.
(H. 25 ans) Ses gens ont le sourire, la politesse, personne ne te regarde, personne ne demande ou cherche après toi, on t’oublie.
(H. 35 ans) Ce n’est pas vrai qu’ils veulent nous faire du mal, s’ils te voient bien, avec des cheveux bien coiffés, ils sont contents, s’il sait comment marcher, prendre le métro ou le bus, s’il est respectueux, ils ne te disent rien, ils te laissent tranquille, ce n’est pas vrai qu’ils te cherchent, même s’ils ont une autre religion, on s’entraide, ils se servent de nous, comme nous on se sert d’eux.
(H. 26 ans) Ils sont riches, ils sont organisés, ils sont propres.
(H. 17 ans) En France ? Nous mendions et heureusement qu’il y a des gens ici qui nous donnent à manger.
(H. 17 ans) Ici le travail c’est la galère, pas de travail, je suis sans papier, les gens ne veulent pas de moi.
(H. 18 ans) Les gens sont généreux.
(H. 32 ans) Les gens sont racistes ici, surtout lorsqu’ils voient qu’on ne maitrise pas la langue, qu’on est différent, mais il faut les éviter et c’est bon.
(H. 29 ans) Ils sont très avancés que nous, de beaucoup ! !
(H. 24 ans) L’étranger il ne mange pas le fruit de ton travail, mais ils ne vont pas t’héberger.
(H. 17 ans) Leurs gens ne volent pas, ne trichent pas et ne font pas de grigris.
(H. 18 ans) Eux, ils sont plus évolués et instruits que nous.
(H. 21 ans) même si ce n’est pas des musulmans, ils ne font pas la différence entre le riche et le pauvre ils touchent le même salaire. Ici ils étudient et continuent pour réussir.
(H. 20 ans) Eux ils ont une meilleure vie, ils peuvent se marier même s’ils n’ont pas de travail, leur avenir est assuré, ils étudient et vont travailler directement, ils ne comptent pas sur le piston.
(H. 30 ans) Ils te donnent ton dû, ponctuellement.
(F. 43 ans), c’est des gens simples, certains sont aisés, certains t’écrasent, certains sont racistes, l’étranger s’ils te font confiance tu deviens un ami, les gens sont éduqués, ils ne se mêlent pas.
(H. 40 ans) Ici c’est magnifique, les gens sont honnêtes, mais exigeants, si tu travailles, tu réussis. Ils sont parfois racistes, mais tu n’es pas obligé de les fréquenter, ils aiment quand tu te tiens à carreau et que tu ne fais pas ton malin, ils n’aiment pas les voyous, c’est normal. Ils sont organisés, droits, propres, personne n’essaye de t’écraser, ils connaissent la loi et la respectent.
(F. 21 ans) Les gens parfois, ils sont racistes, parfois, mais il faut aller dans les quartiers d’Arabes, là tu es comme en Algérie, il y a même des petits boulots si tu veux.
(H. 26 ans) Je ne sais pas très bien, ils sont différents de nous, je ne les fréquente pas, je reste avec ma communauté, je n’ai pas de papier, je veux être discret.
3.1.2.4. Reconstitution de la configuration stellaire sémantique des représentations des « Autres » selon les haragas
En dehors de quelques représentations négatives (racistes, n’acceptent pas facilement l’autre, ne sont pas hospitaliers, etc.), les représentations concernant l’exogroupe sont pour leur majorité très positives. Les autres, les étrangers sont vus comme des gens : éduqués, instruits, évolués, propres, respectueux, organisés et droits, qui ne se mêlent pas des affaires des autres et qui connaissant la loi. L’« autre » ne mange pas le fruit de leur labeur, il ne triche pas et ne vole pas. Les plus jeunes des haragas les voient comme riches et généreux (car ils leur donnent à manger, les prennent en charge, etc.), ils semblent selon eux tenir à l’égalité des couches sociales. Pour les personnes plus âgées et celles qui ont passé plus de temps à l’étranger, la représentation est plus cadrée c’est-à-dire qu’ils mettent en exergue que le comportement des européens est très dépendant de celui des haragas en somme, pour eux si le haraga est discret, propre sur lui et s’il obéit aux lois, ces derniers le laissent vivre tranquillement. Cette prise de conscience n’est pas visible dans les propos des plus jeunes qui ont une image très fantasmée de l’autre.
Conclusion
H. Boyer déclare que les individus définissent « positivement leur identité de groupe par rapport à l’exogroupe à travers le marquage symbolique des espaces communautaires (…) »39. Ce marquage peut être de différents types : culturel, ethnique, social, spatial, etc. dans notre travail nous avons essayé de voir comment : se constitue « la symbolique socio spatiale dans laquelle s’enferment les représentations stéréotypées [et comment cela traduit] des modes d’accommodement identitaire : [c’est-à-dire que nous avons essayé de saisir comment et de quelle manière se traduisent les représentations et comment se fait] leur verbalisation] »40.
À travers notre travail, nous avons essayé de dresser l’ensemble des représentations que les haragas (ou potentiels haragas) se font de leur univers et celui des autres. Cette manière de faire devait nous éclairer sur les raisons majeures qui motivent ces individus à tout abandonner pour tenter ce qu’ils espèrent être une vie meilleure. Nous avons donc constaté que ces derniers étaient divisés dans leur propre communauté en deux groupes scindés par deux facteurs : l’âge et le temps passé en Europe. En effet, nous avons remarqué que leurs images étaient plus ou moins différentes selon leur appartenance à ces sous-groupes. Le jeune haraga exhibe des images fantasmées non seulement de l’étranger (territoire), mais aussi des étrangers qui « lui ressemblent et qui sont pourtant différents »41. L’Europe est considérée comme une terre promise, une terre où tout est facile, où tout est donné où la générosité de l’autre est sans bornes et où la vie est extrêmement simple. Pour les autres l’altérité se présente sous « les traits de la Terra incognita dont l’inaccessibilité est l’un des traits majeurs (…). L’inaccessible concerne non seulement l’aspect géographique du territoire de l’Autre, mais aussi l’espace des altérités sociales, mentales, culturelles ; (…) »42. L’Europe devient plus hostile, plus difficile à atteindre et moins idyllique. Les harragas doivent s’adapter, faire bonne figure, essayer d’être discrets et travailler afin de pouvoir rester. Leur vision se résume comme suit : « Dans tout autre il y a l autrui - ce qui n’est pas moi, ce qui est différent de moi, mais que je peux comprendre, voire assimiler »43.
Le déséquilibre des représentations est aussi très visible à travers leur image de l « Algérie » et du « nous ». En effet, même si la majorité des haragas ne reprochent rien au pays qu’ils décrivent avec majoritairement que des qualificatifs positifs, ils affirment tous vouloir quitter le pays à cause de sa mauvaise gestion, du manque d’opportunités, de l’injustice sociale. Le manque d’espoir ôté par ce qu’ils décrivent être un système favorisant une certaine catégorie de privilégiés pousse les candidats à l’émigration clandestine à fuir et à braver la mer aux dépens de leur vie. En ce qui concerne leur représentation sur le « nous » la plupart des personnes interrogées se représentent l’endogroupe comme un bon peuple qui se serre les coudes, un peuple solidaire, mais aussi comme un peuple qui croule sous les défauts comme : la non-instruction, la frustration, la curiosité maladive, la pauvreté intellectuelle, l’assistanat, le manque d’ambition et d’hygiène.
Les configurations stellaires sémantiques des représentations que nous avons observées montrent donc clairement les clichés sur lesquels se basent ces individus afin de se créer des raisons pour partir. Raisons redondantes qui constituent à leurs yeux une réalité cristallisée difficile à détruire.