Bibliothèque universitaire : approche réflexive sous l’angle de la théorie de la bibliothéconomie critique

University library: reflective approach from the angle of the critical librarianship theory

المكتبة الجامعية من منظور نظرية علم المكتبات النقدي

Mouloud HOUALI

Mouloud HOUALI, « Bibliothèque universitaire : approche réflexive sous l’angle de la théorie de la bibliothéconomie critique », Aleph [], 8 (3) | 2021, 29 October 2021, 21 November 2024. URL : https://aleph.edinum.org/4763

Cet article traite, de l’imbrication du rôle et de la mission de la Bibliothèque Universitaire avec ceux de l’université dans la concrétisation des tâches dévolues à cette dernière. Au travers d’une approche systémique et réflexive relevant de la bibliothéconomie critique, il explique comment cet organisme documentaire doit intervenir dans ce processus en tant que système d’information servant d’outil de transmission transgénérationnelle de la connaissance et de support des fonctions de l’université à savoir la fonction pédagogique et de recherche, la fonction culturelle et la formation continue.

يتناول هذا المقال، من خلال المنهج النظامي والانعكاسي في سياق علم المكتبات النقدي، تشابك دور ورسالة مكتبة الجامعة مع دور ومهمة الجامعة في تنفيذ المهام المنوطة لها. كما يشرح هذا المقال كيف هذه الهيئة الوثائقية تساهم في هذه العملية بصفتها كنظام معلومات يعمل كأداة لنقل المعرفة عبر الأجيال ودعم وظائف الجامعة، أي وظيفة التدريس والبحث والوظيفة الثقافية والتكوين المستمر.

This article deals with the interweaving of the role and mission of the University Library with those of the university in the realization of the tasks assigned to the latter, through a systemic and reflective approach within critical librarianship. It explains how this documentary organism must intervene in this process as an information system serving as a tool for the transgenerational transmission of knowledge and support for the functions of the university, namely the teaching and research function, the cultural function and the continuing education.

« Quelqu’un qui est opprimé ne se libère pas en suivant des modèles proposés par des oppresseurs, il doit être son propre modèle et tracer son propre chemin ». Kincheloe, J.-L., Critical Pedagogy Primer, 2008

Introduction

Dans cette contribution, nous voudrions rendre raison du rôle et de la mission de la bibliothèque universitaire, appelée communément BU, et son importance dans la vie et le fonctionnement de l’université. Nous tenterons de mettre en évidence, dans une démarche réflexive, cette interaction entre ce type de bibliothèque et l’université même à laquelle elle est commensale, et sa contribution à la réussite de la mission de cette dernière. Ce qui nous permettra ipso facto de comprendre à quoi la BU est tenue de répondre, c’est-à-dire les attentes de l’environnement qu’elle dessert, les exigences de ce dernier et les contraintes auxquelles elle doit faire face dans les limites de ses possibilités mais aussi de ses prérogatives, et, en un mot, ses responsabilités. En somme, il y a lieu donc de penser l’action de la BU à partirde la théorie critique qui est, génériquement, « un courant de pensée qui, depuis le début des années 2000, ne cesse de prendre de l’ampleur » (Lapointe et Miller 2018 : 36) ; et spécifiquement, versus bibliothéconomie, ce qu’on appelle « la bibliothéconomie critique », un néologisme qui désigne « un courant des sciences de l’information et des bibliothèques qui questionne les discours et la pratique de la bibliothéconomie en s’appuyant sur diverses approches critiques » (Beilin 2018 : 195). Cette nouvelle théorie réflexive dans les sciences documentaires, à proprement parler « place la bibliothéconomie dans un cadre théorique critique qui est de nature épistémologique, autoréflexive et activiste », en ce sens que la bibliothéconomie critique « cherche à être transformatrice, habilitante et un défi direct au pouvoir et aux privilèges » (Kenny 2015).

C’est, cependant, sous ce prisme et dans cet esprit que nous tenterons d’observer dans quelle mesure la BU, en tant que système d’information intégré au sein de l’université, contribue-t-elle à la réalisation des objectifs de cette dernière ?

On s’interroge aussi comment la bibliothéconomie critique peut-elle être pratiquée dans cette étroite relation de consubstantialité entre la BU et l’université ? Ce à quoi nous tenterons de répondre dans une démarche empirique et par des exemples concrets.

L’objectif de cette contribution étant de faire connaître et vulgariser cette nouvelle théorie qu’est la bibliothéconomie critique notamment dans les milieux documentaires, et exposer ce qu’elle peut apporter de plus dans la sphère de l’enseignement supérieur algérien.

1. La bibliothéconomie critique dans la pensée et l’action des bibliothécaires

C’est primitivement dans le monde anglo-saxon notamment, à l’exemple de la Progressive Librarians Guild et les publications de la maison d’édition Library Juice Press aux États-Unis, ou dans le Radical Librarians Collective en Angleterre et en Irlande, où ce mouvement a été amorcé et « porté par une frange engagée de bibliothécaires et d’universitaires fait école un peu partout en Occident » (La Pointe et Miller 2018 : 36). Néanmoins, le passage de ce nouveau courant vers le Canada ne s’est pas opéré simultanément, bien au contraire, « il ne s’implante encore que timidement au sein du discours des bibliothécaires professionnel (le·s) du Québec » (La Pointe et Miller 2018 : 36).

La bibliothéconomie critique est l’une des ramifications de la théorie critique émanant de l’École de Francfort et d’autres courants philosophiques dont la Pédagogie critique de Paolo Freire (Freire 1974) et le poststructuralisme français (Beilin 2018). Elle est apparue, comme nous venons de le voir, dès le début du XXIe siècle et dont Henry Giroux (2007) a été l’un des penseurs dont l’influence a été notoire. Puis, vient en 2006, James Elmborg qui mit en application le concept de « pédagogie critique au milieu des bibliothèques » où il explique que « le bibliothécaire doit se concentrer moins sur le transfert de l’information et plus sur le développement d’une pensée critique chez les usagers ». Bien évidemment, vu les pesanteurs les résistances et les préjugés, tout changement n’est pas aisé. Pour ce faire, Elmborg « croit que les bibliothécaires devront d’abord développer eux-mêmes un esprit critique face à leurs propres pratiques et de manière générale face au milieu des sciences de l’information en apprenant à « problématiser la bibliothèque » (Elmborg 2006).

Cependant les adeptes de cette théorie « considèrent les bibliothécaires comme des médiateurs entre l’individu, la communauté et le savoir (Beilin 2018) et la médiation comme une activité non-neutre, influencée par des forces sociales, économiques, politiques, épistémologiques et culturelles (Kenny 2015), (Goetz 2018). Remettant en cause la pensée et l’ordre établis qui régissent le monde, notamment professionnel, du savoir et de l’information, ces adeptes pensent aussi « que l’information et le savoir sont construits et contextuels et que les institutions qui diffusent l’information perpétuent des structures d’hégémonie, de contrôle et d’injustice qu’il faudrait contester pour faire avancer les transformations ». Cette vision les amène à voir cette fois-ci le concept de bibliothéconomie critique comme étant « une démarche d’identification et de déconstruction de ces structures […] », laquelle, cependant « […] s’inscrit dans la pratique des professionnels de l’information, en particulier des bibliothécaires universitaires » (Beilin 2018 : 195).

Quant à l’auteure Toni Samek, elle fut la pionnière à avoir usité en 2007 le terme « bibliothéconomie critique » ou Critlib (en anglais « Critical Librarianship ») « pour définir le mouvement international des professionnels de l’information qui placent la condition humaine et les droits fondamentaux au premier plan de leurs considérations professionnelles (SAMEK 2007) ». Elle définit labibliothéconomie critique comme étant « un affrontement direct au principe de neutralité historiquement revendiqué par les bibliothécaires pour délimiter les questions jugées d’ordre professionnel et celles jugées comme non reliées aux bibliothèques (Samek 2007 : 7). L’objectif de ce courant, selon elle, est de « brouiller ces frontières et de les exposer comme étant contre-intuitives et contre-productives face au développement d’une bibliothèque plus humaniste et au développement des compétences informationnelles » (traduction libre) (Samek 2007 : 7). Tout comme, par ailleurs, ce courant « revendique la place des professionnels de l’information comme étant des participants actifs et interventionnistes dans les conflits sociaux » (Samek 2007 : 7).

Des mouvements similaires ont cependant vu le jour çà et là dans le monde évolué tel que celui du groupe américain PLG (Progressive Librarians Guild), fondé en 1990 et évoluant en marge de l’American Library Association qui reconnaît que « les bibliothèques sont des lieux où les systèmes d’injustice, d’exploitation, de contrôle et d’oppression sont nourris, normalisés et perpétués » (traduction libre) » (Harger 2010). Le but de la PLG est de « dénoncer la complicité des bibliothèques envers ces systèmes et de proposer des pratiques alternatives permettant de donner une visibilité à ceux qui sont exclus des positions de pouvoirs et/ou non-représentés dans la société et de développer une praxis qui contribue à la défense des droits humains et de la dignité humaine » (traduction libre) (ibid.).

Parallèlement, des expériences ont été tentées comme au Québec où l’outil Elodil « propose des bibliographies pour matérialiser la diversité culturelle et linguistique à la bibliothèque et à l’école » (Bibliomanciene, 2018). Ainsi qu’aux États-Unis d’Amérique où est né en 2014 le groupe Librarians and Archivists with Palestine. Comme autres initiatives actuelles il y a également Critical Librarianship (ou Critlib dans les médias sociaux) qui incarne en fait un « mouvement formé d’employés de bibliothèques souhaitant œuvrer pour la justice sociale à travers le débat et la critique « de la suprématie blanche, du capitalisme, et d’une gamme d’inégalités structurelles qui caractérisent la société » (ibid.).

Par ailleurs, pour d’autres adeptes et défenseurs de la bibliothéconomie critique Critlib suggère des bases conceptuelles sous un angle réflexif aux praticiens afin qu’ils « transforment leur milieu de travail en un endroit propice à l’émancipation des individus et des communautés qui la fréquentent. Une orientation aussi explicite, qui prend parti en faveur de la justice sociale » a notamment pour effet de remettre en question […] la neutralité professionnelle ». (Lapointe et Miller, 2018, p. 36)

De même en France où, désormais, les bibliothécaires « s’interrogent sur leur rapport à la politique », tendance inaugurée par la création récente d’une commission Advocacy au sein de l’Association des Bibliothécaires de France (Hortensius 2017) ainsi que la création de Légothèque dont l’objectif est de « souligner le rôle d’accompagnement des bibliothèques dans la construction des individus en leur donnant accès à des collections, des espaces et des services. C’est par ce biais qu’ils ou elles peuvent interroger, construire et affirmer ce qu’ils ou elles sont, souhaitent être, se pensent être ». (Worldpress 2018) Et avant de clore ce paragraphe, il est opportun d’informer le lecteur sur la parution d’une nouvelle revue en libre accès depuis 2017 qui s’intitule Jornal of Critical Library and Information Studies.

1.1 Qui sont les bibliothécaires critiques ?

Les bibliothécaires critiques sont définis par Helaine Harger comme étant des bibliothécaires « qui s’efforcent de communiquer les moyens par lesquels les bibliothèques et les bibliothécaires soutiennent, consciemment ou inconsciemment, les systèmes d’oppression. La bibliothéconomie critique cherche activement à être transformative à redonner du pouvoir, et à remettre en cause directement le pouvoir et les privilèges » (Kenny 2015). L’engagement de ces bibliothécaires, chercheurs ou praticiens va dans le sens de la réflexivité et vise essentiellement à « questionner la façon que nous avons de voir notre métier mais aussi de la mettre en pratique » (Hortensius 2017).

1.2. La bibliothéconomie critique, une nécessité pour les BU

Au regard de son rôle prépondérant, voire vital et névralgique, dans le fonctionnement et la vie de l’université, la BU doit être mieux et plus qu’un organisme destiné à communiquer et diffuser à tout-va l’information, ou à valider les factures d’achats de la documentation ; mais, grâce à la bibliothéconomie critique, elle se doit d’être un instrument à même de « soutenir la pensée critique, la maîtrise de l’information et les compétences d’apprentissage tout au long de la vie de l’étudiant » (Kenny 2014). Car, explique cette auteure américaine, « selon Maria T. Accardy, Emily Drabinski et Alana Kumbier, les bibliothécaires et les universitaires qui intègrent une praxis de maîtrise de l’information critique dans leur pratique d’enseignement et d’apprentissage réfléchissent à leur pédagogie au-delà des normes, des compétences et des résultats […] c’est le processus et non le produit dont nous devons être plus conscients » (Kenny 2014).

Par ailleurs, nous avons toujours enseigné à nos étudiants que l’information n’est jamais neutre, que ce soit celle qu’on communique par et dans les documents ou bien celle que véhiculent et façonnent nos outils bibliographiques (Classifications, listes d’autorité matières, thésaurus, web sémantique, etc.). C’est pourquoi l’application d’une « perspective critique » à nos actions en tant qu’enseignant, documentaliste et/ou bibliothécaire, s’avère plus que nécessaire, car la façon dont l’information est présentée par ces derniers « ajoute un sens et un contexte aux étudiants ». Il y a aussi « un pouvoir et un privilège dans la manière dont les informations sont traitées par les instructeurs et les étudiants » (Kenny 2014). L’exemple de l’ex-URSS et de la Chine d’obédience communiste, est éloquent, lorsque ces derniers ont créé chacun sa propre classification, respectivement la BBK (Bibliotecno-Bibliograficeskaja Klassifikacija) entre1960-1968 intégrant le marxisme-léninisme après, et la CDC (Chinese Decimal Classification) incarnant en plus du marxisme-léninisme, la pensée de Mao Zedong afin de sauvegarder leur souveraineté nationale du point de vue idéologique et politique en dérogeant de la pensée occidentale, capitaliste et chrétienne que renferme la CDD (Classification décimale de Dewey).

2. De la bibliothèque universitaire

Le Glossaire du Réseau CRFCB (Coopération des Centres Régionaux de Formations aux Carrières des Bibliothèques) définit la BU comme étant « une bibliothèque dépendant d’une université. La bibliothèque universitaire proprement dite (avec ses différentes sections), les bibliothèques d’UFR, d’instituts, de laboratoires, etc., intégrées ou associées, constituent le service commun de la documentation de l’université » (CRFCB 2019).

À la lumière de cette définition nous pouvons dire que la BU et l’université sont consubstantielles l’une à l’autre tant ces deux entités sont intimement liées. Un lien si fort et si étroit que de la réussite de l’une dépend le succès de l’autre. Comme le précise Alain M. Carter, « La bibliothèque est le cœur de l’université ; aucun autre facteur non humain n’est aussi intimement lié à la qualité de l’enseignement supérieur. » (Carter 1982). Dans cette perspective, la BU se saisit comme l’une des composantes qui valorisent le plus l’université moderne. C’est pourquoi elles doivent « participer aujourd’hui à une intégration croissante de la fonction documentaire dans les institutions universitaires. » (Casseyre 1992 : 5). En revanche, si nous admettons qu’une bonne université se reconnaît a la qualité de sa BU, force est de reconnaître aussi, comme le précise J. Reboul, que « la valeur d’une bibliothèque est faite de ses collections. Celles-ci sont définies par leur taille et leur composition. » (Reboul 1982 : 157).

Placée au cœur de l’université, elle constitue par ses collections, l’outil essentiel et privilégié dans la transmission transgénérationnelle du savoir enseigné. Dès lors elle est destinée à être le support des deux tâches fondamentales de l’université à savoir l’enseignement et la recherche. Dans le même ordre d’idées, les Canadiens Giles Deschatelets et Jacques Keregny notaient dans une introduction que «Les BU sont des microcosmes ou se côtoient à peu près toutes les disciplines du savoir […] des agoras ou les idées et concepts enregistrés sont transmis d’auteurs en lecteurs, et des laboratoires en avant-garde de toutes les nouvelles méthodologies de stockage et de repérage de l’information pouvant leur permettre de mieux remplir leur mission de soutien à l’enseignement et à la recherche […] » (Deschatelets et Keregny 2012 : 87).

D’autres auteurs ont tenté de penser la BU à l’instar de J. Reboul à la fin de son célèbre ouvrage, affiche clairement son optimisme dans une optique réflexive quant à l’avenir des BU et écrit à ce propos : « Quelle que soit la forme qu’elle emprunte dans le futur, la bibliothèque reste l’élément fondamental et premier de toute politique documentaire et tout concourt à prouver que seule une philosophie de la bibliothèque, de toutes ses dimensions politiques, culturelles, pédagogiques et sociales peut être assez puissante pour réellement animer, susciter et permettre l’organisation d’un réseau documentaire moderne ». Et pour mettre en évidence le rôle majeur de la BU elle ajoute : « rien ne se fera sans elle et si on nie son rôle et sa mission l’homme ne parviendra plus à maîtriser les moyens d’information dont il dispose et c’est la civilisation elle-même qui risque de sombrer » (Redoul 1982 : 262).

Quant à Mc Leish Archibald, pour mettre en exergue le rôle des BU dans le rayonnement civilisationnel, il écrit « […] non ce n’est pas la bibliothèque, je pense, qui est devenue ridicule à force de se dresser contre l’obscurité avec ses livres rangés sur les rayons. Au contraire, la bibliothèque, presque seule parmi les grands moments de la civilisation, se dresse plus haute maintenant que jamais auparavant. La ville – notre ville américaine au moins_ tombe en décadence. La nation perd sa grandeur, devient ce que nous appelons « une puissance », un pentagone, un magasin de missiles ». Et pour mettre en relief l’importance de la BU dans le fondement identitaire de l’université dont elle est la commensale, il ajoute : « L’université n’est plus toujours certaine de son identité. Mais la bibliothèque demeure une affirmation silencieuse durable que les grands rapports parlent toujours, et non pas isolément mais d’une certaine façon, en chœur – que, si tout autre chose est hasard et accident, l’esprit humain, ce mystère, semble toujours signifier » (Archibald 1972 : 362).

Néanmoins, dès lors qu’il est admis que la bibliothèque participe grandement « à la fabrique sociale, il importe de s’intéresser aux répercussions de nos décisions sur celles et ceux qui la fréquentent ». Et dans ce contexte de la réflexivité, l’on doit s’interroger sur leur impact en faveur du statu quo ; savoir si elles déjouent « les formes d’oppression qui affectent la vie des individus marginalisés ou des communautés minoritaires ? » et si elles sont à même de contribuer « à réduire ou à reconduire les inégalités sociales ? ». (La Pointe et Miller 2018 : 36)

2.1. La Bibliothèque universitaire, auxiliaire des fonctions de l’université

2.1.1. Bibliothèque universitaire, pédagogique et réflexivité

Pour une pédagogie plus appropriée, la BU se doit de participer à l’initiation de l’étudiant aux méthodes de recherche documentaire. C’est sans doute par la BU que l’étudiant participera positivement à la pratique pédagogique, mais surtout à son auto-construction, ce qui, bien entendu, développera ses capacités d’innovation et de création.

Néanmoins, si les BU formaient jadis leurs usagers à l’utilisation de la recherche documentaire en contrepartie d’une « approche positiviste et procédurale de la recherche d’information scientifique » où il s’agit de « détailler une suite de clics à reproduire dans les banques de données », en revanche, la bibliothéconomie critique suggère de « penser l’information comme un produit socialement construit ». À ce stade de la réflexion, l’on doit s’interroger sur les communautés qui peuvent légitimement produire la science, les critères et les mécanismes de leur fonctionnement, les modèles économiques de l’édition scientifique (Estivals 1983 : 315), les logiques de production et de circulation de l’information dans un souci de transparence « d’un système opaque qui semble marcher tout seul et dont les étudiants·e·s ne se serviraient autrement que comme de simples client·e·s ». Cependant, l’approche critique nous conduit à voir autrement pour déceler dans ce cas précis une certaine inégalité. En effet, « bien que financés intégralement par les fonds publics via le salaire des chercheurs·euses qui les alimentent gratuitement, les articles des revues les plus « importantes » sont la propriété d’un oligopole d’éditeurs commerciaux qui facturent des montants à ce point prohibitifs que seule une minorité de bibliothèques universitaires des pays industrialisés de l’hémisphère nord peuvent les offrir à leurs abonné·e·s » (La Pointe et Miller 2018 : 36). 

Il n’est donc plus question pour le pédagogue de n’être « qu’un simple fournisseur de services » mais de pouvoir amener les étudiants (es) à « développer une conscience critique de l’écosystème informationnel dans lequel ils et elles sont plongés (es) » et de dialoguer en vue d’analyser de concert « les privilèges d’accès à la documentation […] » pour des résultats plus probants. Dans cette approche on est donc tenu d’expliquer les mœurs et les coutumes du système universitaire à l’effet d’apprendre aux étudiants à l’interroger pour mieux s’y insérer ; ce qui est vital pour « […] les étudiant·e·s de première génération, qui ne bénéficient pas du capital scolaire de leurs parents et qui doivent naviguer dans les subtilités des codes culturels de la tribu savante sans y être préparé·e·s » (La Pointe et Miller 2018 : 36).

2.1.2. La BU, auxiliaire de la recherche scientifique

La recherche scientifique est organiquement liée à la BU. Sa contribution à cette activité est une évidence en soi. Il va sans dire que la recherche scientifique exige des services d’information de haute qualité. C’est donc aux BU qu’incombe la responsabilité de mettre à la disposition des chercheurs l’information spécialisée et pertinente sous toutes ses formes et ses contenus, et de la leur procurer dans les délais requis que ce soit par des sources locales ou étrangères. À ce propos Daniel Reicher, comme 9ème point de son rapport, note que « tout retard dans l’acquisition de l’information documentaire, toute difficulté à repérer cette information à cause de la mauvaise gestion de la documentation nuisent au développement de la recherche et de l’enseignement universitaires ». (Reicher 1980 : 3)

2.1.3 Formation continue et portes ouvertes sur l’université

L’évolution permanente des institutions et la dynamique sociale en général, créent inévitablement des besoins de formation et de recyclage afin d’affronter les exigences sans cesse renouvelées du monde de la production et du travail. La BU intervient encore une fois dans cette fonction sociale de l’université par l’action documentaire et l’adaptation des services pour servir toute personne en quête du savoir et de formation initiale. Dans cette perspective, la BU doit compenser l’insuffisance des médias et le pli postal, et à présent le courriel, sur lesquels repose essentiellement l’enseignement à distance tout comme elle doit intégrer les MOOC conséquemment aux évolutions technologiques et les exigences de leur tutelle.

Par ailleurs les adeptes de la bibliothéconomie critique estiment qu’il est plus que nécessaire de « tendre la main aux populations marginalisées » qui ignorent les services de la BU. S’inspirant de « l’injonction éthique d’Adorno pour qui « le besoin de faire s’exprimer la souffrance est condition de toute vérité », les professionnel·le·s critiques tentent de rester à l’écoute et d’être, à leur mesure, des agents de changement social auprès des déclassé·e·s et des déshérité·e·s de la société » à l’instar de l’initiative des bibliothécaires de Ferguson et Baltimore qui, durant les émeutes raciales entourant le mouvement Black Lives Matter, ont été les seuls à garder les services de leurs bibliothèques ouverts aux publics. De même pour ceux qui « dans un tout autre registre […] organisent des activités de contribution à Wikipédia afin de faire exister les femmes dans l’encyclopédie collaborative, où elles sont structurellement sous-représentées » (La Pointe et Miller 2018 : 37).

2.2 Approche réflexive dans la gestion des collections et de la connaissance

Pour répondre aux besoins exprimés et latents de leurs usagers, les BU doivent développer leurs collections par l’acquisition de nouvelles ressources, ce qui passe nécessairement par des plans de développement des collections (PDC) accompagnés d’études d’évaluation introduisant, depuis W. Lancaster, les méthodes statistiques et les modèles mathématiques pour obvier à la navigation à vue et la gestion à vue de nez.

Or, ce que soulève sur ce chapitre la bibliothéconomie critique, c’est le choix du critère dans l’acquisition des ressources de la bibliothèque, lequel, aux yeux de ses adeptes, n’est ni neutre ni fortuit. Car pour eux, « la bibliothèque doit représenter la diversité culturelle, linguistique et idéologique des communautés qu’elle dessert ». Dans ce contexte, on cite l’exemple des Bibliothèques de la Ville de Montréal, lesquelles en 2017, ont annoncé leur projet de centralisation de la sélection documentaire, où « l’un des premiers périls soulevés a été celui de la standardisation des contenus offerts ». Un risque cependant imminent tant « le choix n’est plus effectué localement par un personnel en contact avec la population ». L’on s’interroge alors « comment est-il possible de refléter la diversité réelle des intérêts des gens du quartier ? » (La Pointe et Miller 2018 : 37).

L’autre enjeu, non moins crucial, est celui de l’organisation de la connaissance matérialisée par les schémas classificatoires en vigueur dont celui de Dewey, qui pour la Critlib « détaillent un univers défini par et pour les hommes blancs occidentaux du 19e siècle. (La Pointe et Miller 2018 : 37) À ce titre, pourrions-nous avancer que les Russes après la révolution bolchevique de 1917 et les Chinois après 1949 qui ont créé leurs propres classifications à savoir respectivement la BBK et la CDC, aient pratiqué la théorie et la bibliothéconomie critiques avant l’heure et sans le savoir ? Et l’exemple cité par ses deux auteurs concernant la bibliothèque Xwi7xwa de l’Université de la Colombie-Britannique où les documents y sont classés « en fonction des conceptions de la connaissance propres aux nations autochtones du Canada ». (Ibid.)

Conclusion

Suite à ce que nous venons d’aborder au travers de cette lorgnette critique et réflexive, nous pouvons conclure que rien ne peut égaler les BU dans le rôle qu’elles jouent dans la formation des ressources humaines. Les pays conscients de cet enjeu entourent sans cesse de leurs sollicitudes les universités et par leur biais les bibliothèques universitaires, sachant que le niveau de développement d’un pays dépend essentiellement du niveau de ses universités, lui-même tributaire du rôle joué par les BU. Car sans BU conséquentes les universités seraient des édifices sans vie, dignes des villages de Potemkine, et seront condamnées, pour reprendre la formule combien significative de J. C. Michéa « à enseigner l’ignorance » (Michéa 1999 : 110) et à former, comme le note aussi et à juste titre Gilles Deleuze » […] des étudiants sans idées et sans imaginaire, capables seulement de répéter les « vérités » que leur assènent leurs profs" (Deleuze 1980). Le savoir étant dans les livres, et grâce à de bonnes collections, l’université pourrait produire des savoirs selon des critères de l’efficacité économique et transformer ces savoirs en connaissances utiles et rentables dans un souci de compétitivité des nations et d’employabilité des individus. Pour clore, nous couronnerons cet article par cette belle citation de deux bibliothécaires critiques, en l’occurrence La Pointe et Miller (2018 : 37), disant que la BU est une « Chambre d’écho des préoccupations sociales, lieu de débat, de savoir et de loisir où toutes les couches de la société peuvent cohabiter sans ségrégation, la bibliothèque est une institution fondée sur le partage d’un bien commun mis à la disposition de la collectivité. Elle n’a rien à vendre et lutte secrètement contre la marchandisation de la connaissance » (La Pointe et Miller 2018 : 37).

Au vu des apports et des avantages que présente la bibliothéconomie critique comme outils d’éclairage et de réflexion sur la portée et le sens de nos décisions et pratiques bibliothéconomiques, il serait opportun d’ouvrir un laboratoire qui ferait sienne cette nouvelle discipline réflexive et que d’autres études plus poussées et plus éclairantes soient aiguillées dans cette perspective.

Livres

Archibald, Mc Leish.1972. « The premise of meaning », p. 362. Cité par J. Rebboul, « Les cathédrales du savoir » .1982. Publications de la Sorbone, p. 262.

Carter Alain M.1982. « An assessement of quality in graduate education », p. 111. Cité par J. Reboul.

Caseyre Jean-Pierre et Gaillard Catherine.1992. « Les bibliothèques universitaires » (Que sais-je ?), PUF, Paris.

Deleuze, Gilles et Gattari, Félix .1980. « Mille plateaux : capitalisme et schizophrénie ». Paris : éd. Minuit, 2 vol., 646 p.

Deschatelets, Giles ; Keregny, Jacques. 2012. « Évaluation d’un service de téléréférences ». InL’évaluation des bibliothèques universitaires. Montréal, AUPELF.

Michéa Jean Claude.1999. « L’enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes ». Paris, éd. Climats, p. 110

Reboul Jacquette. 1982. « Les cathédrales du savoir ou les bibliothèques universitaires de recherche aux États-Unis : études d’organisation ». Publications de la Sorbonne, Paris, p. 157.

Reicher Daniel.1980. « Les bibliothèques universitaires : n° de série FMR/PGI/80/138 ». Paris, Unesco, 16 p.

Articles de journaux

Estivals, Robert.1983. Le livre dans le monde : 1971-1981 : introduction à la bibliologie politique internationale. Rezt, Paris

Freire Paolo. 1974. Pédagogie des opprimés [« Pedagogia do Oprimido »], Paris, France, François Maspero,

La Pointe Jean-Michel, Miller Michael David.2018. « Quand la bibliothéconomie devient critique ». Dossier : bibliothèques. Enjeux et mutations. In À bâbord : revue sociale et politique, n° 73, février/2018, p. 36 - 37.

Articles

webographie

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« Critical Librarianship: an interview with Toni Samek ». [en ligne]<https://bclaifc.wordpress.com, 13 novembre (2007)>. Consulté le 24.01.2020.

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Mouloud HOUALI

الجزائرAlger 2

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