Introduction
La littérature porte en son lieu et en son instant génériques sa propre richesse polyphonique, « son infinitude », celle d’un invisible comme dirait Friedrich Schlegel l’écrivain du « premier romantisme » allemand (Frühromantik), mais aussi la violence d’un oubli par la finitude de sa littéralité et de son glissement métonymique. L’instant de l’écriture est immédiatement lié au corps, à cette infinie infinitude d’un langage onirique et hiéroglyphique, alliant images, paroles et rythmes poétiques à la violence d’une rupture, faille et ellipse d’un devenir et glissement vers un mythe-logos d’un langage partiellement oublieux et amnésique.1 Ces deux sphères et caractéristiques convergent dans le roman Die letzte Welt vers un double voyage, celui de Cotta qui prend la mer à la recherche de Naso le poète exilé ainsi que celui de l’écriture, que Ransmayr a choisi en introduction et qu’il révèle par des intonations lyriques comme traces de sa propre physis, corporalité et verticalité de son écriture et programme d’une autoréflexivité obsessionnelle.
1. L’antiquité ou l’histoire d’aliénations répétées
Le corps en littérature que met en scène Christoph Ransmayr dans cette œuvre est également le lieu d’une absolue plénitude du dire, de réinvention du monde, contournant et dénonçant les inter- et entre-dits, les aliénations par ses visions, rêves et phantasmes traduits par une infinie achronie et des projections utopiques aux fonctions multiples, portées par une poésie effrénée et débordante, contrastant ainsi avec la mise en scène de destins tragiques.
1.1. Le corps, une articulation éthique, esthétique et politique
En ces instants contraires et inversés d’une structure éclectique et fortement sémantisée et commentée, s’annonce le programme autoréflexif d’une création, d’une mise en abîme qui est aussi dans cette œuvre Die letzte Welt celle du mythe de l’écriture dédoublé d’un mythe fondateur, où par une achronie débridé alignant temps antiques et présents, passé présent et futur l’auteur revient sur Les métamorphoses d’Ovide. Le roman de Ransmayr ne cache pas son autoréflexivité et ses contrastes, par ce langage d’une poésie rare et fortement métaphorique contrastée par de sombres, mais sublimes tableaux, laissant transparaître la figure de l’auteur, cet autre corps en amont, dont la trace dans l’imminence de l’instant d’écriture révèle cette altérité éphémère, mais engagée.
Il actualise non seulement l’exil du poète ordonné par l’empereur Auguste et qui sera représentatif du destin de l’humain, des hommes, mais retracera surtout la circularité de l’histoire, d’une histoire politisée et politique (M. Foucault), dont les ruptures annonciatrices de changements, de relativité, de différence et de transgression sont souvent méprisées au profit de rapports de force et d’intérêts, d’une matrice déterminante d’un savoir-pouvoir.
De par l’exil de la parole du poète (Naso) représentatif du thème de l’art Ransmayr situe la primauté du corps, son incidence (dans un temps et des évènements), ainsi que l’impératif de son discours et de son implication idéologique. Il dénonce de prime abord une « technologie politique des corps »2 qui place ces derniers dans des rapports de pouvoir et où l’exil représente une variante punitive, un déracinement et une aliénation identitaire généralisée et disséminée. Le corps est dans DLW3 politiquement investi et déterminé par des systèmes d’assujettissements et d’objectation aux formes multiples.
1.2. Le corps imaginaire, un voyage vers une altérité réinventée
L’autre figure représentative de l’art et à l’âme d’artiste, fantaisiste et généreuse est Cyparis le « Liliputaner », le nain - ce voyageur venu de si loin, du Caucase pour un moment de partage que les habitants de Tomi attendent avec impatience. Cyparis relaie le poète Naso et est introduit dès le deuxième chapitre qui lui est consacré dans une situation intermédiale surréaliste, de partage de rêves et d’illusions par la projection d’un film sur l’unique muraille-écran de l’abattoir après celle de l’église4, et ce, dehors par une nuit d’un avril enneigé en échange de l’habituel rendez-vous en août. Ces lieux véhiculent une symbolique soulignant le pouvoir de l’église et la couleur sanguinaire d’un abattoir, lequel est détourné par Cyparis en lieu porteur d’esthétique, d’instants de bonheur et de partage communautaire.
Cyparys est ce personnage carnavalesque qui fait ce choix de voyage et s’invente août en avril et échange les saisons et rythmes de la nature pour son rendez-vous annuel. Il est ce misanthrope qui du haut de la petitesse de son corps de nain n’appréhende pas de regarder les Hommes droit dans les yeux, « von Angesicht zu Angesicht » et qui fait un rêve très terrien durant la projection du film celui de se laisser pousser des racines, des rhizomes dans la terre. Cyparis représente avec son rêve l’autre destin d’homme qui aura choisi - à l’inverse du destin contrôlé de Naso - le partage d’une tranche de vie avec des humains aux destins semblables et pour lesquels il représente cette lueur d’espoir, un lien dans la monotonie d’un quotidien et monde plus restrictif.
Le voyage de Cyparis réconcilie l’homme avec l’autre soi-même qui est en opposition et contradiction avec un univers essentialiste et intéressé, dont il est la négation et la spontanéité recouvrée. Il est celui qui se forge et qui choisit son identité. Ce sont autant de métaphores par lesquelles Ransmayr décrit ces êtres de vie, de vitalité et aux identités et subjectivités carnavalesques à l’opposé de Rome et Tomi - Tomi l’autre espace symbolisant l’urbanité d’une posthistoire, une biopolitique instrumentaliste et dans la continuité de la puissance et du pouvoir de Rome.
Le style poétique aux rythmes de Chiasmes multiples alterne avec la dureté, la rudesse d’une nature reprenant ses droits et multipliant ainsi par la destruction de Tomi la ville postindustrielle, la violence initiale d’un voyage par mer vers une terre inconnue et où le paysage impressionnant d’une mer démontée symbolise et annonce la colère des hommes qui est relayée par la suite par le spectacle en bord de mer de deux métamorphoses5 - de sédimentations de corps en pierres et inversement - visualisant par ces dépassements ultimes et spectaculaires entre le réel et fantastique le monde à ses origines et dans ses métamorphoses et mutations vers une indifférence fatale.6
Parler du corps c’est aussi parler de l’Autre, cet autre aliéné que l’on tait, cet autre voué au silence et à l’exil génériquement programmé autant dans l’instant d’écriture qu’historique, et qui sont aussi ceux d’un indicible et d’un non-dit ainsi que d’une double censure, comme noté précédemment dans notre Roman, qui met en scène par cette Achronie, alignement anachronique et stratification des temps, un non-Temps, une a/intemporalité, des lieux intermédiaires et tiers, réels et irréels, celui d’hétérotopies, lieux de tous les dépassements.7 Ces dépassements sont symbolisés et portés par cette intertextualité entre un temps antique, celui du poète Ovide « Naso », qu’Auguste bannit pour avoir omis de saluer l’empereur devant la noble société lors de l’inauguration du gigantesque Stadium de Rome - inscrivant dans la mémoire collective l’éternité de sa puissance -, mais surtout par des glissements paraboliques dans une de ses comédies Midas. Naso aurait osé critiquer dans cette dernière l’avidité d’un personnage de Gène, dont l’âpreté au gain fit que tout ce qu’il toucha devint or, au point de ne rien trouver à se mettre sous les dents. Cette comédie Midas aura suscité une censure et des violences policières contre un public populaire jusque-là désintéressé de l’œuvre d’un Naso initialement opportuniste et avide de reconnaissance - pour n’avoir écrit que dans des genres et un style destinés à une noble élite et que de subtils commentaires, ambivalents et partiellement ésotériques trahissent en filigrane au lecteur idéal et averti8 (voir chapitre III).
2. Topographies idéologisées et transgression marginale
L’autre temps sera celui d’une modernité à Tomi, d’une urbanité postindustrielle, offrant un spectacle de désolation, de destruction, de grande tristesse et solitude de ses Habitants et où la nature reprend ses droits, impose un retour vers des temps mythiques et mémoriels, et met à nu dans ce discours construit le spectacle d’une histoire et d’une évolution des cultures et des civilisations, des métamorphoses, process de déstructurations des hommes et des bio-espaces par une modernité ratée et meurtrière : « Avec le cuivre disparut la prospérité, avec la prospérité la paix » (DLW, 202).
Le roman offre ainsi de multiples définitions et approches du mythe, lequel est autant celui d’un mythe de l’écriture, d’un temps historique initial que de l’infinie circularité et éternelle répétition d’une histoire officielle, de l’histoire politique linéaire, celle d’une généalogie et archéologie du savoir-pouvoir, de la violence au défi de toutes les ruptures et révolutions (DLW, 116, 176).
La violence - celle d’une nature postindustrielle reprenant ses droits et « renaturalisant » le monde comme le qualifieront Adorno et Horkheimer dans La dialectique des lumières est autant de métaphores faisant de Tomi et du Roman une mise en scène de la vie, mais par là même de la mort, l’autre face cachée, cette double mort mise en abîme, multipliant l’exil à l’exemple d’une mort en solitaire et cachée comme règle, « Gesetz » pour tout étranger à Tomi (DLW, 116, 191).
La solitude et pauvreté des Habitants de Tomi sont autant de métaphores existentielles exagérées et dramatiques mises en scène en parallèle à celles de Pythagoras et Cotta, après celle de Naso, l’ombre hantant la montagne Trachila en marge et périphérie de Tomi ; ces deux lieux et espaces antinomiques, mais de commune solitude réfèrent ces inventaires (DLW, 183), règles et logiques de contrôles et mécanismes d’infantilisations et d’objectations généralisées et implacables, de réification, « Versachlichung »9 de l’homme, de son corps et ses forces par un progrès déchu, un pouvoir et ses interdiscours ou prédiscours aliénateurs, comme les nommerait Michel Foucault dans L’archéologie du savoir. (p. 101)
L’exil dans l’exil au travers de l’interdiction de communiquer avec cet/ces étranger(s) (Naso et Cotta), que Rome impose aux habitants de Tomi comme règle et régularités premières après une réification des corps par une industrie - instituant et programmant à l’égal d’une divinité une mort en solitaire des étrangers, comme le signifie par des répétitions le chapitre deux - enfante par contamination et effet boom rang d’une solitude généralisée autant pour les habitants de Tomi que ceux de Rome10 (DLW, 118, 120 : 181). À Rome, la demeure et les lieux portent les traces, racontent l’absence de Naso et la solitude de Alcyone son épouse. Le processus d’un mutisme et d’un silence évolutifs et criants - « fortschreitende Sprachlosigkeit » - trouvent leur apogée au final dans la folie de Cotta ; une folie élargie à tous les marginalisés, si nous rappelons celle de Pythagoras et ses monologues que Ransmayr inverse en transgression et subversion carnavalesques (DLW, 116, 253).11
Derrière toute aliénation et soumission d’un corps, d’une voix sous diverses formes et à travers différentes régularités, l’unique finalité et effet programmé qui s’y cache, serait selon Foucault l’âme humaine (M. Foucault : Die Analytik der Macht, « anatomische Politik », p. 232 ; voir aussi M. Foucault : Philosophie, p. 505, 389). L’autre lieu Trachila, ce contre-espace carnavalesque inversera cette solitude en une autonomie, force de contradiction, de transgression et de négation de la norme, d’un savoir-pouvoir (DLW, 121).
Ces représentations dénotent du regard postcolonial et carnavalesque de Ransmayr et de sa critique civilisationnelle. L’espace Tomi et le corps deviennent même les signifiés violents - des « inventaires » «visibles et invisibles de ces “règles”, cet ordre, de ces “Gesetze” (DLW, 183, 12), lois et réglementations officielles, violences et langage institutionnalisés, généralisés ne se limitant pas au contrôle de la parole, à l’interdiction des mots et de l’écriture - cette empreinte hiéroglyphique résistante au temps et que Pythagoras choisira d’inscrire sur des “Menhires”, sur des colonnes dans la brousse de Trachila, les érigeant en contre-règles et contre-mémoire, en un autre “sens historique”, celui d’histoires non écrites de petites gens et corps meurtris.12
La généalogie de la violence et de la soumission au cœur de ce discours met à nu l’autre écriture de ce roman qui s’inscrit et se lit aussi sur les tristes visages endeuillés des femmes comme sur les visages de ces pêcheurs de Tomi auxquels la mer ne livre plus de poissons - en ces Tristes Tropiques -, si ce n’est que désolation, désespoir et pauvreté dans cette ville devenue cimetière de rouille.
L’archive gris13, ces deux termes et motifs récurrents dans les chapitres de huit à dix du roman avec lesquels Foucault définit la généalogie, l’autre mot pour signifier l’histoire, une généalogie de la violence ainsi que son croisement avec le mythe dans son article Nietzsche, La généalogie et l’histoire. Ces termes ou concepts trouvent leurs pendants dans le roman de Ransmayr autrement que dans l’achronie ou cette histoire des marginalisés aussi dans cet antagonisme signifiant l’origine du monde et le chaos, la vie et la mort visualisés par cette sédimentation de corps en pierre citée plus haut (DLW, 138, 139), comme dans ce détournement et cette métamorphose de pierres en corps vivants, rapportée par le récit d’Écho extrait des Métamorphoses et sublimant l’indifférence, la froideur ou la vie.
L’allusion à ce temps de l’indifférence et de sédimentation de corps humains en pierres est l’autre lecture que Ransmayr hyperbolise - en complément à la momification de Battus devant une machine moderne, victime de sa curiosité -, pour dire l’échec d’une histoire, d’une modernité, d’un monde, en un mot une critique postmoderne. L’auteur oppose à cette sédimentation et indifférence une mémoire populaire inscrivant l’exil à jamais dans le registre des “avertissements” et parodie d’une prétendue “justice romaine”.14
Aus der Sicht der Katakomben wie jener der Staatskanzleien war Nasos Existenz durch seine Verbannung aus Rom in ein Stadium zwischen Leben und Tod geraten, in einen Zustand, in dem jedes Zeichen dieser Existenz zum Mahnmal wurde (...) : So versteinerte der Dichter seinen Feinden als ein Symbol der Gerechtigkeit römischer Justiz, die allein auf das Wohl des Staates achte und dabei für den Glanz der Berühmtheit blind sei - seinen Anhängern aber als unschuldiges Opfer der Macht ...(DLW, 116)
Les Monuments et leurs gigantismes sont autant d’éléments architecturaux symbolisant ces archives d’un pouvoir éternel ainsi que la volonté de ce dernier à perdurer à travers les temps, signes d’un “égyptianisme” - pour reprendre le néologisme de Jan Assmann - d’une “Zeichenhaftigkeit”, signification et symbolique intimidantes d’une archéologie du pouvoir face à des corps démunis et faibles.
Dans ce palimpseste, tissu textuel aux apparences décousues, mais certainement théâtrales et aux scènes simultanées, se croisent des techniques et politiques de soumission dénonçant une modernité avortée, une biopolitique n’épargnant ni homme ni nature, dénaturant et destituant le sujet de sa subjectivité, de sa vitalité et ses rêves et instituant une contamination géographique une généalogie de la violence par des régimes de pouvoirs soulignés dans DLW par l’évocation des générations (DLW, 167).
3. L’histoire, une dialectique et une généalogie de la violence
L’Achronie et l’éclectisme imprégnant la mise en scène de ces situations et images, faisant correspondre à chaque chapitre un tableau, racontent l’histoire, les évènements et leurs effets qui dénotent simultanément une définition du discours lui-même. Ransmayr met l’accent sur une atemporalité et circularité de l’histoire des exclusions et aliénations ainsi que sur leurs modes de fonctionnements. Cette généalogie de la violence et son évolution - qu’elle soit celle d’un pouvoir direct par des interdits ou insidieuses et plus destructrices, car imperceptibles par ces mécanismes de glissements et de substitutions, réfère à l’exemple des inventions de l’homme, de ses sciences une critique de la rationalité et d’une modernité15, dont le riche catalogue complète la construction fragmentée du discours postmoderne.
Cette critique postmoderne associe la vie à la déconstruction de sa vitalité, à la mort secondée par l’indifférence (DLW, 142) ; toutes deux ou trois portées par une dialectique dont la structure dénote l’Autre, l’autre d’un temps, d’une histoire, d’une “Herkunft”, un autre commencement, un recommencement, une prévisibilité, un autre possible (Nietzsche) qui deviennent sous la plume rebelle de Ransmayr un dialogisme détournant dans un mouvement paratactique l’exclusion en une transgression et négativité, en une dénonciation de ce labyrinthe fatal (DLW, 68, 238). La structure du discours dans le roman est dominée par ces inversions, croisements et métamorphoses prévisibles et imprévisibles, ce hasard calculé qui seraient cette autre explication à cette achronie, atemporalité et intertextualité engagée.16
Cette réalité construite atemporelle et fictionalisée a pour finalité de souligner les répétitions et constances historiques ignorant les ruptures, celles des Hétérotopies réelles comme utopiques ainsi que de leurs inversions chez Ransmayr en représentations et discours transgressifs, que seuls la littérature et l’art sont en mesure d’inventer, de réinventer pour dénoncer et dépasser ce réel où l’irréel est déjà futur et plus réel que le réel, à l’exemple de ces lieux périphériques et marginaux17 - initialement symboles absolus d’exclusions organisés par des pouvoirs et consacrés par l’hyper-histoire hiérarchisante et sélective des historiens, d’une archéologie du Savoir.
Ces lieux d’exclusions sont détournés par Pythagoras, Cotta, Écho ou même par Arachne et Cyparis en lieux de résistances carnavalesques, ceux d’une contre-histoire, d’un sens historique nouveau, aux vérités authentiques et transgressives autres.18 Ces espaces sont accompagnés de rituels populaires et festifs célébrant le changement, les dépassements, les changements de saisons, mutations et réinitialisation du temps par un autre temps à l’exemple du carnaval auquel est consacré le chapitre cinq, qui est cet absolu populaire, créatif et démonstratif de subversion. Le dernier chapitre quinze correspond au déclin et à l’effondrement des caveaux miniers de Tomi, par une destruction souterraine inscrite dans la prévisibilité : » Die Erfindung der Wirklichkeit bedurfte keiner Aufzeichnungen mehr « (DLW, 254) ; (L’invention de la réalité ne nécessitait plus de traces écrites. (Trd. par l’auteure de l’article)
La littérature assure ainsi par sa littéralité d’inventer, de réinventer, de représenter et d’inscrire à jamais ces hétérotopies dans un autre pan d’une mémoire collective aux côtés d’une parole ou histoire non dite, comme l’histoire non écrite d’un corps, de ses désirs, émotions, cris et souffrances des hommes et de les inscrire dans une contre-histoire, dans un sens historique nouveau consacrant et documentant ainsi cette autre science, contre-sciences19 aux discours instrumentalistes, infantilisants et déformateurs. Cette contre-science prend une forme hyperbolique chez Ransmayr à travers ces jeux fantasmagoriques (et antinomiques), de sédimentations de corps en pierre connotant et symbolisant la naissance du monde et un chaos, l’origine de la vie ainsi que l’évolution de l’homme vers une anomie et indifférence - motifs qui domineront dans les Chapitres de sept à dix. Ces motifs sont soulignés par l’usage de la répétition de mots et indicateurs clés à l’exemple de « l’archive gris », dont le rapprochement en allemand de « Grauen », de l’horreur est évident dans le jeu rhétorique auquel l’auteur Ransmayr s’y prête très franchement (DLW, 166,168). La littérature à laquelle aspire Ransmayr incorpore l’autre mémoire, un sens historique nouveau.
4. Des hétérotopies et des silences parlants, l’autre conscience d’un temps
Le Voyage de Cotta est aussi celui d’une littérature qui réinvente et resémantise des lieux exclus par une hyper-histoire des historiens, et dont les silences deviennent parlants et audibles à l’exemple de la voix de Pythagoras sur le mont « Trachila », espace périphérique en marge de lieux centralisés et centre de pouvoir. La littérature se tourne vers cette histoire des soumis, exclus et oubliés ou de ceux/celles, dont la parole et la présence sont assimilées à une passivité, une répétition et reprise de la parole des autres, à l’exemple du sujet au féminin véhiculé par le mythe d’Écho, condamné initialement à reproduire le discours des autres, et inversé sous la plume de Ransmayr en une sauvegarde et travail mémoriel perpétuant l’œuvre de Naso.
L’espace dans cette version tiers de lieux périphériques appartient principalement aux hétérotopies qui se réinventent en Trachila - ce lieu d’exil et de retraite de Naso et Pythagoras son compagnon - un lieu carnavalesque, celui d’une subversion et réinvention d’une présence à travers le langage solitaire et les monologues infinis d’un « fou », ces dialogues silencieux avec soi-même de Pythagoras et ce mode révèlent une anti-norme.
Le silence bruyant de Pythagoras dans le sombre espace d’une vieille demeure sur le mont Trachila s’inverse en présence et langage résistant, en contre-espace aux bruits d’une urbanité sonore et déchue de Tomi, lieu où le pouvoir centralise sa domination et où l’extériorité des lieux et choses dit et exprime la triste intériorité des hommes envahis par une Anomie et indifférence portant les stigmates d’une déstructuration et destitution du sujet.
Naso reste l’ombre invisible, le sujet aliéné, dont l’œuvre Les Métamorphoses est introuvable, mais dont les récits sont portés, répétés et perpétués comme une trace par des voix jusque-là bannies de l’histoire d’une mythologie aux empreintes patriarcales, à l’image d’Écho et d’Arachne la sourde-muette ; toutes deux deviennent dans l’œuvre de Ransmayr témoins historiques autant par la transmission de l’œuvre de Naso que par leur émancipation et témoignage sur leur temps et immanence historique. Arachne tisse à défaut d’une voix et d’entendre, des paysages où la présence de l’Humain est bannie de ses tableaux et où l’absence s’inverse en présence et narration, en une fenêtre sur le non-dit, le monde et ses vérités authentiques. Écho disparaît un jour après que la belle amitié et les promenades sur les flans de Trachila accompagnée de Cotta à la recherche de Naso prennent fin après son viol par ce premier (Cotta) (DLW, 134).
Ces lieux, les silences bruyants de Trachila comme la folie de Pythagoras, narrent et réinventent à leurs façons un langage, une contre-histoire à l’histoire dominante. C’est toute une panoplie de langages corporels signifiants l’exclusion-présence, où la folie de Pythagoras, les cris de Cotta sur les flancs de la montagne de Trachila pour combler sa solitude et peur en ces lieux inconnus ainsi sa folie au final, s’inverse en langages subversifs et présences contestataires ou même en l’expression d’une peur originelle et atemporelle (DLW, 148, 253 F), parce que perpétuellement répétée et représentative de l’histoire des oubliés et marginalisés et laissés pour compte ou même d’une force destructrice intérieure du sujet20
Le corps-effet affirme son historicité, son immanence, il met à nu la face cachée, le masque révélant les conditions de vie, la condition humaine, l’étrangeté et la face cachée d’un monde déshumanisé ; il raconte l’histoire à contre-courant comme dirait Walter Benjamin, celle qui reste à écrire, cette histoire ouverte, celle de cris, d’instincts, de la douleur, et que l’hyper- et archi-histoire des historiens exclue - pour n’être pas dans l’ordre des choses -. Ces langages corporels inventent leurs propres règles « Eigengesetzlichkeit », affirment leur conscience d’un temps et d’un espace qui s’élèvent en chronotopes, en dédoublement d’un vécu, de temps et lieux homologiques. Le corps se raconte et raconte l’autre histoire, celle de ruptures, de temps et espaces cachés.
Le dernier monde est ce « Palindrome » (DLW, p. 54), cette lecture à contre-courant, à contresens des lettres d’un mot ou texte ou d’un mode de penser, et que des commentaires surprenants et insolites, parsemés dans le tissu textuel révèlent comme métatexte, mais aussi comme regard vers un amont, un passé déjà avenir.
À cette histoire monumentale à l’exemple du Stadium de Rome qu’inaugurait Auguste s’oppose dans la trame textuelle déchirée - traversant l’histoire à contre-courant - celle des catacombes, des exclus, des sans-voix auxquels Ransmayr prête la sienne pour ériger une métaphore absolue où le mythe de la création, de la fin d’un monde croise ce mythe formel, ce devenir de l’écriture, celui de l’invention d’un monde qui raconte l’histoire de corps vulnérables, ceux des opprimés et assujettis, pour lesquels la littérature restera ce Dernier monde, témoin de leurs misères, mais à la fois concrétisation d’une autre vérité, d’une autre trace, bien que toute trace soit éphémère.21
L’autre histoire monumentale de Ransmayr dit la négation et l’inventivité des petites gens qui écrivent et racontent à leurs manières et avec leurs propres signes l’autre vie aliénée et amputée dénonçant ainsi une indifférence et des calculs grandissants et infinis.
Le Dernier monde fait référence de l’ultime résistance de la littérature, qui se veut être un mythe politique, l’expression ultime d’une critique de son temps et de ses « coulisses » (DLW, 58,155, 167), de ces faces cachées communes à tous les temps. Il est ce nouveau « sens historique » fait de rêves de « Grenzüberschreitungen », de dépassements que les hommes s’inventent pour dire leurs vies, leurs attentes, leurs aliénations et dénoncer une archéologie du savoir-pouvoir pour fonder une contre-archéologie et contre-histoire avec ce regard à contre-courant, celui d’une altérité reconnue et réhabilitée. La littérature est ce « Dernier monde », l’autre trace et vérité.
Conclusion
Au terme de ce voyage dans les arcanes des tableaux de cette mise en scène de Christoph Ransmayr dans son roman Die letzte Welt (Le dernier monde 1988), il apparaît que Le corps est au centre de ce perpétuel renouvellement et recommencement d'aliénations.
En revanche, le corps et l’espace périphériques de Trachila racontent ces hétérotopies qui détournent par des mécanismes d’inversions ces signifiés violents en des lieux transgressifs, ceux d’une contre-histoire, d’un sens politique nouveau dénonçant les « archives gris » visibles et invisibles d’un savoir pouvoir.
Ces hétérotopies racontent l’autre histoire, l’histoire à contre-courant et non écrite des oubliés par l’hyper-histoire des historiens.