« La parole qui creuse un espace vide. » (Mohammed Dib 1970 : 79)
« Toute l’œuvre de Camus peut se résumer en cette aporie : comment quitter la scène de l’existence sans mourir » J. Zenati
Faisant partie du recueil L’Exil et le royaume1, la nouvelle « Le Renégat ou un esprit confus » se présente comme un texte qui tire toute sa substance de la violence qui l’anime. Dans ce texte, incontestablement, le plus énigmatique de Camus, le topoï scriptural scénarise une violence qui insuffle une dynamique particulière à la parole et aux mouvements du personnage principal. Ainsi, la violence qu’il subit durant son séjour à Taghâsa produit, à travers le champ onomasiologique du cri, le rythme entrecoupé de la phrase et la distorsion du tissu textuel, une autre violence visible dans la description du paysage.
Allégorique2, « Le Renégat ou un esprit confus » se déploie comme un texte énigmatique aux entrées multiples et aux issues incertaines. En effet, par sa structure éclatée qui échappe à toute cohérence et à toute caractérisation pouvant assurer son unité, ce texte semble défier toute thématique. Cette nouvelle dont le style est souvent entrecoupé de râles, de cris de douleur et de haine développe une stratégie scripturale paradoxale, hors normes, qui pourrait, selon E. Barilier, « receler quelque chose de la cruauté et des fureurs blessées d’A. Artaud. » (Etienne Barilier 1977 : 9)
Cette stratégie semble, en outre, renforcer la rupture introduite par Camus dans son écriture à travers La Chute où le sujet écrivant se présente, dans toute sa diversité, exalté par la recherche des contradictions et de l’ambiguïté. Se distinguant ainsi des autres textes de Camus dont le style a souvent été comparé à celui des moralistes, « Le Renégat » affiche une certaine liberté allant vers la transgression des valeurs morales et religieuses. À elle seule, cette nouvelle constitue un texte particulier, fondé sur une pratique scripturale privilégiée, qui déclare un combat, souvent à découvert, contre la langue à l’intérieur de la langue même.
Se structurant autour d’un « Je », tenant lieu d’une conscience obscure ou d’un être en proie à la confusion mentale et habité par un profond tourment, cette nouvelle apparaît comme un texte étrange en ce sens qu’il « se laisse annoncer depuis l’étrangeté » (Pierre Levesque, 1978 : 25), pour reprendre l’expression de Claude Lévesque pour qui « toute étrangeté du texte se produit dans l’espace de dis-locution qu’il déploie marquant tout et même ce qui vient hors tout et hors temps. » (Pierre Levesque, 1978 : 26)
Étrange texte dont la narration est confiée à une voix qui échappe à toute localisation, une voix qui submerge l’esprit du personnage principal, qui lui vient d’ailleurs, d’un lieu d’où vient sourdre le sens. Dépossédé de sa langue, ce personnage doit subir la tyrannie d’une autre langue qui parle en lui. Et un délire sans fin s’empare de son esprit. Dans cette nouvelle, même la description du paysage et des lieux ne suggère pas une vision réaliste du monde. Il s’agit d’une création soumise au regard subjectif du descripteur, d’où apparaît l’incompatibilité avec le réel. Cette nouvelle vise peut-être à ébranler le réel : elle est en ce sens au point de son impossible.
1.Paysage réinventé
Un paysage réinventé suppose une existence première dans un temps et dans un espace précis. Effectivement, Taghâza, la ville de sel où se déroule l’action de la nouvelle « Le Renégat ou un esprit confus » avait bel et bien existé3. Et, comme revenue du royaume de l’oubli, cette ville a trouvé à renaître pour creuser le sillon d’un récit paradoxal où le sujet est gagné par un doux leurre à être.
Cette géographie réinventée de la ville du sel paraît encore plus indispensable pour le récit dans la mesure où d’une part la structure de la nouvelle reflète Taghâza et sa situation, et d’autre part les actions et les réactions du protagoniste sont, de façon importante, déterminées par ce cadre qui regorge de tous les éléments favorables à la réussite de cette mise en scène de la douleur.
Pour que les éléments de la mésaventure narrée fonctionnent, Albert Camus a opté pour un endroit isolé, où vraisemblablement l’homme, loin des hommes, est éprouvé par la solitude et gagné par un sentiment d’isolement. Il n’est pas seul au monde, mais coupé du monde comme exilé de sa propre humanité. Ce décor unique assure alors son unité au texte d’un point de vue thématique même si le choix de cet espace de la ville du sel épouse les contours d’une ambigüité4. Il intrigue et renforce la confusion. Et, pour le comprendre, il est nécessaire de le percevoir dans son rapport avec les autres éléments qui structurent le texte comme les différents actants et les péripéties qui sont tous frappés de la marque du surnaturel. C’est donc à travers l’angle du surnaturel et du fantastique que sera délié le fil de ce récit campé dans un univers chaotique.
Plusieurs éléments dans cette nouvelle contribuent à la métamorphose de l’espace de Taghâza. Parmi ces éléments bouleversants qui renforcent le caractère surnaturel du récit, la figure du fétiche dont la physionomie rend complexe toute interprétation. En effet, cet être de chair et de fer, tel qu’il est décrit par le narrateur, constitue une véritable énigme à tout lecteur : « je me suis retourné et j’ai vu le fétiche, sa double tête de hache, son nez de fer tordu comme un serpent. » (LR. 47)
Ce qui pose problème dans cette présentation du fétiche, ce n’est pas « son nez de fer tordu comme un serpent » qui peut se lire comme une métaphore qui nous renvoie peut-être au caractère austère et dur de cette étrange créature, mais plutôt, « sa double tête de hache » qui brouille les pistes de lectures. Cette caractéristique ne pourrait, de notre point de vue, être comprise sans se référer à l’atmosphère générale de la nouvelle.
Considérée par le narrateur/personnage principal comme un espace où il se perd, la ville de Taghâza configure les contours la structure d’un espace labyrinthique, « fondamentalement marquée par le chiffre deux : le labyrinthe est l’espace même du choix, de l’alternative, du dilemme, du “ou, ou”. Cette binarité est inscrite dans l’étymologie (obscure) : labrys, la double hache. » (Pierre Loubier 1998 : 19)
La figure du fétiche5 est donc liée à celle de labrys et de l’obscure ainsi qu’aux pratiques occultes qui lui sont associées. Il s’agit notamment de toute sorte de rites qui sont exécutés en son honneur pour lui exprimer une forme d’adoration. C’est en quelque sorte un véritable culte qui est pratiqué en son honneur comme c’est le cas dans la nouvelle de Camus où le protagoniste a abandonné sa religion pour se consacrer au culte du mal défendu et imposé par le fétiche6.
Cette figure du fétiche qui conditionne, asservit et isole le protagoniste est d’une importance de premier ordre dans le dispositif camusien qui consiste à produire le sentiment du dépaysement total dans cette nouvelle. C’est son caractère surnaturel qui a produit cette rupture de cohérence dans la tête du protagoniste qui, malgré l’isolement et le violent dépaysement, a fini par se soumettre à ses nouveaux maîtres. Sa soumission passe fatalement par la violence, laquelle violence constitue le thème fondamental de ce récit. Ainsi la violence et la manière dont elle est pratiquée constituent également un motif très apparent qui renforce le caractère fantastique du récit, mais aussi le paysage de Taghâsa qui fonctionne comme espace qui enveloppe l’histoire du protagoniste et son drame qui se joue à huis clos. Le récit tire ainsi sa substance de la violence qui l’anime et des ruptures qui le structurent.
Le narrateur, dès le début de son monologue, nous introduit dans un univers étrange et cruel. Un univers luciférien où la chaleur torride du jour succède au froid polaire de la nuit. Le protagoniste se retrouve ainsi au milieu d’une cité renfermée sur elle-même et dont les habitants, endurcis par cette nature infernale et par la méchanceté du fétiche, constituent pour lui une menace permanente. Il se demande, surpris, comment les habitants de Taghâsa peuvent-ils vivre dans cette géhenne :
« Comment peut-on vivre dans la ville de sel, au creux de cette cuvette pleine de chaleur blanche ? […] Je devenais aveugle, dans ces jours de l’immobile incendie crépitait sur la surface des terrasses blanches qui semblaient se rejoindre toutes comme si, un jour d’autrefois, ils avaient attaqué ensemble une montagne de sel, l’avaient d’abord aplanie, puis à même la masse avaient creusé les rues, l’intérieur des maisons, et les fenêtres, ou comme si, oui, c’est mieux ils avaient découpé leur enfer blanc et brûlant avec un chalumeau d’eau bouillant, juste pour montrer qu’ils sauraient habiter là où personne ne le pourrait jamais, à trente jours de toute vie, dans ce creux au milieu du désert, où la chaleur de plein jour interdit tout contact entre les êtres, dresse entre eux des herses de flammes invisibles et de cristaux bouillants, où sans transition le froid de la nuit les fige un à un dans leurs coquillages de gemme, habitants nocturnes d’une banquise sèche, Esquimaux noirs grelottant tout d’un coup dans leurs igloos cubiques. » (LR. 42-43)
Cette description annonce l’extrême dureté de l’espace où le protagoniste doit évoluer. Elle délimite ainsi un territoire invivable qui est traduit par deux images contradictoires : le froid et la chaleur extrême. Ce cryptogramme qui semble se dégager de cette description se manifeste également dans la multitude des analogies qui parsèment le récit invitant à des rapprochements variés qui dessinent des configurations diverses et qui relancent à chaque fois cette quête de sens dans un univers complètement insensé. Nous avons déjà relevé l’analogie entre le fétiche et la hache. Il reste cette association entre le sel et le fer dont la récurrence et l’insistance dans le texte semblent nous introduire dans l’univers de l’enfer.
L’association de ces deux images d’où se dégage fortement un paysage irréel et « incréé» (Ali Lakehal 1968 : 23) forme en fait l’envers et l’endroit d’une même entité spatiale. D’une extrême violence, ce paysage fait de feu et de glace, relève de ces paysages horribles, dont Yvon Le Scanff dit qu’ils se déploient « comme représentation de la puissance chaotique de la nature». ( Yvon Le Scanff 2007 : 48) Il s’agit d’un paysage terrible qui prend toutes les marques distinctives du locus horribilis où la terreur et l’effroi renforcent l’isolement et la solitude du protagoniste. C’est là, toute la prouesse de Camus qui, selon Ali Lakehal, a réussi à créer une image unifiée de l’enfer.
« L’originalité de Camus consiste surtout, à l’inverse de ce que nous trouvons dans l’Enfer de La Divine Comédie où les supplices multiples et variés auxquels sont soumises les âmes des damnés, selon le degré de leurs péchés, se situent en des lieux géographiques différents, à mêler intimement les deux images d’où se dégage fortement un paysage irréel, incréé, fait de feu et de glace. Tout a été unifié, ramené à deux dominantes simples renfermant en elle une charge terrible de violence pour réduire l’individu à l’état d’impuissance, prisonnier et meurtri dans sa solitude. Il ne reste plus qu’un ciel d’acier, un enfer de sel, de flammes et de froid. Le même phénomène de réduction est opéré quand il s’agit des éléments sensoriels : deux couleurs brutalement opposées, le blanc aveuglant et le noir, deux sensations dans cette froide cité torride, la chaleur étouffante et le gel, deux couleurs et deux sensations dont la seule vertu est de désintégrer l’individu et de dérégler ses esprits, et qui n’en font plus qu’un dans le foyer de l’enfer de Taghâsa où nul jeu de nuance et de variation de l’ombre et de lumière ne se manifeste. » (Ali Lakehal 1968 : 22-3)
Dans sa description, le narrateur associe souvent le sel et le fer à la ville de Taghâsa comme dans les énoncés suivants : « La ville de sel », « Taghâsa dont le nom du fer bat dans ma tête depuis tant d’années », « le fétiche dont j’ai l’image gravée au fer dans le souvenir ». Cette association participe surtout à graver l’horreur dans l’espace, à le spatialiser et à l’inscrire dans la durée. Autrement dit, elle accentue davantage le caractère rude et menaçant de ce paysage. Le sel7 et le fer8 constituent deux matières qui sont souvent associées à la violence.
L’omniprésence de cette aveuglante couleur blanche du sel qui, faudrait-il le rappeler encore une fois, constitue l’élément principal et dominant du décor constitue un facteur non négligeable dans l’amplification de la détresse et du malaise du protagoniste. Ici, comme ailleurs, « La blancheur n’est pas la couleur du repos». (Edmond Jabès 1975 : 62) Cette cruauté qui caractérise les éléments naturels du paysage de Taghâsa s’étend aussi aux êtres animés ou présentés comme tels. C’est le cas par exemple des deux redoutables créatures étranges, le sorcier et le fétiche.
Régnant en seigneurs absolus sur la ville de Taghâsa, le fétiche et le sorcier, les deux principaux bourreaux du protagoniste, prennent pratiquement les mêmes attributs néfastes associés au paysage et à l’espace de cette ville de sel : violents, cruels et durs. Leur paraître et leur obscure physionomie suffisent pour comprendre leur attitude vis-à-vis du jeune missionnaire « renégat ». Le premier est présenté comme une figure incarnant toutes les caractéristiques de l’horreur et de la violence, comme nous l’avons déjà souligné précédemment. Sa double tête nous rappelle l’un des plus anciens dieux de la Rome antique, Janus, ce dieu ambivalent à deux faces adossées, mais qui est, contrairement au fétiche, un créateur débonnaire. Cependant, ce rapprochement pourrait avoir une signification dans la mesure où Janus est aussi le Dieu des transitions et des passages, « marquant l’évolution du passé à l’avenir, d’un état à un autre, d’une vision à une autre, d’un univers à autre » (Nadia Julien 1992 :337), d’où peut-être ce bouleversement de situation vécu par le jeune séminariste qui a tout abandonné pour se consacrer cœur et âme au fétiche à la double tête de hache9.
Quant au second, le sorcier, il est présenté sous les traits d’un véritable bourreau, celui qui s’occupe « des sales besognes » pour ainsi dire. Son allure farouche associée de toute sorte de fils et de ligatures de rafia, fil de fer et de cuire, nous fait penser aux tortionnaires des temps anciens. Ce personnage aux « yeux de métal » est l’incarnation du mal et de la destruction : « Dans cette lumière a surgi le sorcier aux cheveux de rafia, le torse couvert d’une cuirasse de perles, les jambes nues sous une jupe de paille, avec un masque de roseaux et de fils de fer. » (LR. 46) C’est lui qui se charge d’infliger sévices et torture au jeune missionnaire.
« Toujours impassible, il m’a saisi par la lèvre inférieure qu’il a tordue lentement, jusqu’à m’arracher la chair et, sans desserrer les doigts, m’a fait tourner sue moi-même, reculer jusqu’au centre de la pièce, il a tiré sur ma lèvre pour que je tombe à genoux, là, éperdu, la bouche sanglante, puis il s’est détourné pour rejoindre les autres. » (LR. 46)
Le personnage principal a subi plusieurs autres scènes de torture inexpliquées allant jusqu’à l’humiliation avant que ce même sorcier ne lui arrache la langue. Le sorcier pratique la torture, associée à des orgies sexuelles, comme rituel initiatique :
« Alors le sorcier les a appelées, une à une, près du feu, il en a battu quelques-unes qui gémissaient, et qui sont allées ensuite se prosterner devant le fétiche mon dieu, pendant que le sorcier dansait encore et il les a toutes fait sortir de la pièce jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’une, toute jeune […] et qui n’avait pas encore été battue. Il la tenait par une tresse qu’il tordait de plus en plus par son poing, elle se renversait, les yeux exorbités jusqu’à ce qu’enfin elle tombe sur le dos. Le sorcier la lâchant a crié, les musiciens se sont retournés contre le mur, pendant que derrière le masque aux yeux carrés le cri enflait jusqu’à l’impossible, et la femme se roulait par terre dans une sorte de crise et à quatre pattes enfin, la tête cachée dans les bras joints, elle a crié elle aussi […] le sorcier l’a prise prestement, avec méchanceté, sans qu’on puisse voir le visage de la femme, maintenant enseveli sous les plis lourds de la robe. » (LR. 48)
L’alliance du fétiche et du sorcier ainsi que leurs pratiques occultes représentent un élément fondamental dans la construction d’un univers fantastique d’où sont exclues toutes les valeurs humaines et où un ordre maléfique semble être instauré. En somme, nous pouvons avancer, sans risque d’être contredit, que ces deux créatures cruelles liées par et pour le mal, et dont l’attitude et le comportement relèvent de la barbarie, incarnent, à eux seuls, le mal absolu. Ce mal qui peut être observé partout dans la ville de sel. Il est dans les faits et gestes des habitants, dans leur danse, dans leur nourriture, leur eau, leur maison, leur soleil… Bref, il est partout répandu par la volonté du fétiche et du sorcier qui règnent sur Taghâsa d’une main de fer. Cette mise en scène du mal nous rappelle celle d’Herman Melville, un auteur cher à Camus10, qui, à travers son roman Moby Dick, où il métaphorise le Léviathan, a fondé « l’un des mythes les plus bouleversants sur le combat de l’homme contre le mal. »
L’enseignement retenu par Camus de Moby Dick est traduit dans la nouvelle « Le Renégat ou un esprit confus », et ce pour de multiples raisons. Tout d’abord, il y a cette couleur blanche chez Camus qui caractérise la ville du sel théâtre de la cruauté, et chez Melville elle est l’attribut principal de la baleine qui incarne le mal. Melville prévient ainsi ses lecteurs sur cette frayeur épouvantable qu’engendre la blancheur de la baleine :
« Sans parler de ce qui saute aux yeux à propos de Moby Dick, et qui peut effrayer l’âme de n’importe quel homme, il y avait une autre image ou plutôt une idée terrible d’elle, indescriptible toutefois, mais qui, par son intensité, dépassait parfois tout le reste ; quelque chose de mystique, voire d’ineffable, qui désespérait l’entendement. Par-dessus tout, c’est la blancheur de la baleine qui l’épouvantait. » (Herman Melville 1996 :266)
Dans le chapitre XLII de Moby Dick, « La Blancheur de la baleine », Ismaël11 énumère l’ensemble des motifs terrifiants de la blancheur, une infinité d’exemples qui montrent que la blancheur est bien plus terrifiante que le rouge ou le noir : le noir est épouvantable, le rouge est sanguinolent, mais la blancheur ineffable, mystique et au-delà de la terreur ; c’est l’indicible plotinien : au-delà de toute terreur. À aucun moment dans ce chapitre central dans le livre, Ismaël n’explique les raisons de cette épouvante. Et ce chapitre magistral ne commet pas l’erreur d’expliquer la valeur ineffable de la blancheur, mais qui se contente de la pointer : « la nature humaine, écrit Melville, ne manque pas une occasion de se servir de la blancheur comme d’un élément de terreur ». (Herman Melville 1996 : 271)
La blancheur constitue ainsi un élément central dans les dispositifs scripturaux de Melville et de Camus. L’un et l’autre ont utilisé cette couleur comme artifice pour produire l’effet de vraisemblance, mais aussi pour créer une atmosphère cruelle et effroyable. Toutefois, cet artifice est différemment exploité par les deux écrivains. En effet, chez Albert Camus, outre cet aspect cruel de la blancheur mis en évidence dans cette nouvelle, nous pouvons également remarquer que le choix de cette couleur est dicté par son aspect mystérieux. Car cette couleur, nous dit Anne-Marie Christin, est énigmatique :
« Le blanc échappe au réel. Il est une matière mentale. La surface qu’il définit peut être indifféremment interprétée comme vide — au sens où tout événement ou manifestation visuelle effective a toujours lieu en dehors d’elle (le blanc exclut par principe la trace ou la maculature : leur apparition le divise sans l’entamer) ou pleine — puisque sa couleur est l’indice autosuffisant d’une présence impénétrable, qu’il s’agisse de la surface, ou encore d’une lumière faisant surface à sa façon, comme la flamme d’un feu ou d’une bougie. […] le blanc est toujours simultanément vide et plein à la fois, signe avant-coureur d’un invisible à ce point inconcevable et dense qu’il peut être perçu comme absence, mais aussi don de lumière total et immédiat, spectacle d’emblée absolu de tous les possibles réalisables. Telle est l’énigme. » (Anne-Marie Christin 2009 : 8)
C’est cet aspect qui transparait dans l’univers du renégat dont la confusion mentale est accentuée par cette blancheur du sel. La blancheur chez Camus est la couleur de l’exil et de la douleur, chez Melville, elle est celle du mal et de la douleur.
Ce qui est également suffisamment apparent et qui peut rapprocher les deux textes c’est l’attitude des deux personnages, Achab et Le renégat, face au mal. Ils sont animés par la même volonté de lutter contre le mal au péril de leur vie.
2. Le miracle de la langue coupée
Si la violence exercée par le paysage sur le personnage principal est cruelle et insupportable, celle que le fétiche et le sorcier lui feront subir, en lui coupant la langue, est encore plus immonde et plus inhumaine. Cette violence nous rappelle étrangement la terreur des vandales qui, lorsqu’ils ont envahi les côtes algériennes à la fin du Ve siècle12, se sont acharnés sur les habitants de Tipasa notamment, cette ville si chère à Camus, en coupant la langue et la main droite à celui qui refuse leur ordre13.
Tout comme le protagoniste du « Renégat ou un esprit confus », certaines victimes de ce châtiment ont, malgré la perte de l’organe de la parole, continué tout de même à parler ; d’autres ont fini par retrouver la parole quelque temps plus tard. C’est la naissance du mythe que le monde byzantin a qualifié de « Miracle des langues coupées. » (Stéphane 1894 : 291-450) Albert Camus semble réinventer un mythe14 lié à ce territoire de Tipasa qui l’a profondément marqué dans sa jeunesse, de la même manière qu’il l’a fait dans cette nouvelle, lorsqu’il convoque l’histoire, pour dépoussiérer le paysage perdu de Taghâsa qu’il a revivifié à travers la littérature.
Ces différentes versions du miracle des langues coupées, que nous avons jugé utile de reproduire ici en notes, nous renseignent sur un fait historique majeur qui a marqué une période charnière 15traversée par cette ville de Tipasa sublimée par Camus dans ses écrits de jeunesse. Il devient ainsi important de se demander pourquoi Albert Camus en pleine guerre de libération a décidé de s’appuyer et de se servir de ce drame comme matériau de base pour créer un paysage complètement effrité qui s’oppose à tous les décors algériens superbement représentés dans chaque page de ses récits précédents. Nous ne pouvons exclure dans la réponse à cette interrogation qui a assez tourmenté les camusiens la situation en Algérie au moment de l’écriture de cette nouvelle. En effet, cette Algérie qui s’est tant offerte à lui pour le noyer dans le bonheur lui devient une source de tourment et de peine. Elle se présente comme l’image d’un paysage vidé de toutes ses beautés d’antan, ou comme celle d’un territoire éclaté. Cette image de l’Algérie produite dans « Le Renégat ou un esprit confus » s’associe, selon Ali Lakehal, au drame vécu par Camus à ce moment-là :
« Cette image déformée, digérée, issue de l’imagination de l’auteur, ne se distingue pas fondamentalement de celle qui s’appuie sur le réel tant la ligne de démarcation qui les sépare est imprécise et incertaine. Les éléments traditionnels qui composaient le paysage se retrouvent à quelques exceptions près dans Le Renégat, même si l’écrivain ne retrouve pas le geste, le ton et l’élan qui lui étaient naturels. S’il y a changement, c’est dans la facture plus appauvrie et transformée qui nous est présentée. En observant les transformations successives du paysage, en suivant la trajectoire des œuvres qui va des essais aux romans, on voit à chaque fois, s’ouvrir de nouvelles perspectives dans la même direction et s’établir de nouveaux rapports entre les différents éléments à mesure que se précisait le dessein de l’écrivain et que s’affermissait sa morale devant les problèmes auxquels il se trouvait confronté. » (Ali Lakehal 1968 : 30)
Ce serait alors un choix délibéré de sa part de traduire ce drame dans l’écriture tout en privilégiant une forme d’expression qui scelle, en quelque sorte, le sort fatal d’une déchéance et d’une violation du paysage algérien. C’est tout le sens de la violence qui caractérise de bout en bout ce récit sulfureux où aucun sentiment d’humanité n’apparaît. Enfin, il y a lieu de s’interroger si derrière cette réactualisation sur la scène de l’écriture du miracle des langues coupées, Albert Camus ne réfléchissait-il sur l’écriture elle-même, sur l’écriture comme une blessure ? Nous ne pouvons prétendre à dire le contraire notamment quand on sait que la période où il écrivait cette nouvelle, Camus éprouvait d’énormes difficultés à écrire16. De ce point de vue, nous pouvons ainsi avancer avec beaucoup de précautions que Camus semblerait reprendre, dans cette nouvelle où la narration est attribuée à un personnage dont la langue est mutilée, une des métaphores de l’écriture les plus répandues dans la littérature médiévale, à savoir la blessure.
En se basant sur les travaux de Kristeva, Jean Michel Adam a souligné dans Linguistique et discours littéraire que « le Moyen Âge connaîtra deux métaphores du livre : d’une part l’écriture comme blessure, figure de mort, l’autre, comme labeur, elle est un acte fécondateur et générateur ». (Jean Michel Adam1967 :79) Le premier aspect pourrait se lire dans la nouvelle à travers la langue qui saigne : « […] une main d’acier a serré mes mâchoires, une autre ouvert ma bouche, tiré ma langue jusqu’à ce qu’elle saigne, était-ce moi qui hurlais de ce cri de bête, une caresse coupante et fraîche, oui fraîche enfin, a passé sur ma langue. » (LR. 51)
Tout le récit est généré par cette blessure. Tout le monologue intérieur du narrateur est lié à la mutilation de sa langue. Cette mutilation est vécue comme un traumatisme. Dès le début de la nouvelle, il nous fait part de son malaise et de son embarras : « Quelle bouillie, quelle bouillie ! Il faut mettre de l’ordre dans ma tête. Depuis qu’ils m’ont coupé la langue, une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne. » (LR. 36) C’est ainsi qu’Élise Noetinger, dans une étude comparée du « Renégat ou un esprit confus », du Voyage au bout de la nuit, de Lumière d’août et de Neiges du Kilimanjaro, s’est interrogée sur le rapport de la saignée de la langue à l’écriture :
« Le corps blessé fascine et répugne, touchant à l’humaine part de violence. Cette dernière articule agressivité et agression, et sollicite toute la sphère de réflexion sur le rapport à soi et aux autres. Selon que le personnage se mutile ou subit l’agression d’autrui, on voit se mettre en place les jalons d’une méditation sur la manière dont s’articulent identité, plaisir et souffrance. Dans le jeu des relations mises en scène par les personnages, les blessures des uns et des autres racontent les fondements de ces relations placées sous le signe de la violence, de l’incompréhension, de la rupture, et certainement d’une prise de conscience de la finitude. L’expression de la blessure conduit à envisager la dichotomie séculaire de l’âme blâmante et du corps blâmé. Un être blessé a quelque chose de contagieux, ébranlant l’antithèse marquée du sang purifiant et de la chair en décomposition, comme en témoigne la tradition qui fait des femmes, au moment de leurs menstrues, les médiatrices de la souillure. La question du mal semble alors se poser : ce sang qui coule de la plaie écrit-il le texte d’une nature vouée à répéter une faute originelle ? Mais de quelle faute est-il question ?17 »
C’est bien la question du Mal qui est d’ailleurs soulevée dans « Le Renégat » à travers le discours du protagoniste, lequel discours le soumet complètement à un ordre dont l’origine et les contours sont obscurs. Cette pensée qui ne peut plus avoir de prise sur sa propre parole est elle-même une pensée blessée incarnant les blessures de son auteur. Ainsi, selon N. Drouglazet, le protagoniste dans « Le Renégat » à l’instar des trois autres personnages principaux des œuvres étudiées par Élise Noetinger, raconte « en un sens, la blessure de l’écriture. » (Nathalie Drouglazet 91)
Et elle explicite son propos en faisant un rapprochement entre « Le Renégat » et Emma Bovary de Flaubert :
« Le sel corrosif qu’on retrouve à la fin de la nouvelle, ce sel, qu’on ingère (“remâche et ‘boit’) représente la matière verbale qui provient et sort d’une bouche blessée. (“Qui vient à l’unique source au creux d’une entaille brillante”). C’est de cette bouche que jaillissent les discours dont on peut s’empoisonner, s’enivrer, s’ils sont trop saturés. On pense ici à la bave noire aux lèvres de l’immobile Emma Bovary : “Il fallut soulever un peu la tête, et alors un flot de liquides noirs sortit, comme un vomissement, de sa bouche”. Elle recracha, finalement l’encre noire des romans à l’eau de rose qui causèrent sa perte. C’est un autre exemple littéraire où la langue-corps et la langue-discours sont intimement liées et difficiles à distinguer à travers l’image d’un corps meurtri. À ceci près que chez Emma, c’était le résultat clinique du poison tandis qu’ici ce serait celui d’un poison plus abstrait, comme l’idéologie. » (Nathalie Drouglazet 2012 : 91)
En somme, dans « Le Renégat ou un esprit confus », l’ablation de la langue du protagoniste a provoqué un changement radical et inattendu dans sa pensée. Cette blessure constitue le point de départ de son l’aliénation : « pour la première fois, à force d’offenses, le corps entier criant d’une seule douleur, je m’abandonnai à lui et approuvai son ordre malfaisant, j’adorai en lui le principe méchant du monde. » (LR. 52) La blessure ne concerne pas seulement la langue, mais tout le corps du protagoniste. C’est cette blessure corporelle qui implique justement la métamorphose vécue ici par le protagoniste dans sa chair et dans son âme.
« Le corps blessé, écrit Élise Noetinger, est sujet à la métamorphose, passé d’un état homogène à une béance qui laisse s’écouler le sang, qui s’ouvre sur l’obscurité d’une bouche sans langue (…) Sous le coup de la blessure, le monde bascule, devient un univers de la gesticulation de la pétrification, de la stérilité et de la profusion foisonnante, de la nausée à l’ascèse. L’imaginaire de la blessure déploie bien cette perméabilité des contraires, laissant libre cours à la démesure ainsi qu’à l’extrême tension et explorant les confins de la violence du choc entre les corps. » (Élise Noetinger :245)
L’acte d’écrire permet, dès lors, de rassembler le corps disloqué. L’écriture participe donc à former une image unifiée du corps lacéré, et à concilier les contraires qui caractérisent la pensée de tout écrivain, qui est, selon Camus, « toujours partagé entre la douleur et la beauté, et voué enfin à tirer de son être double les créations qu’il essaie obstinément d’édifier dans le mouvement destructeur de l’histoire. » (Albert Camus 1958 : 20) Et le fait de parler ou d’écrire depuis un espace inconnu constitue, d’après Claude Lévesque, non pas un exercice de style, mais une véritable violence :
« Parler, écrire, depuis l’espace inhabitable de l’outre-clôture, ne peut relever d’un esthétisme quelconque, mais de la violence la plus grande, car cela exige l’abandon et la transgression de tout ce qui garantit notre culture, pour aller au-delà, c’est-à-dire au-dehors, jusqu’à la limite. » (Claude Lévesque 1978 : 121)
En ce sens, « Le renégat » se présente ainsi comme l’espace scriptural « d’une pensée et d’une écriture noyées en une même souffrance » (Jean Marc Tisserant 1975 :342), où sont réaffirmées la question de l’origine de la parole et celle du rapport de l’homme au langage. Jusque dans la situation d’extrême douleur, de déréliction absolue qui est la sienne, le protagoniste s’interroge :
« Qui parle, personne, le ciel ne s’entrouvre pas, non, non, Dieu ne parle pas au désert, d’où vient cette voix qui dit : “si tu consens à mourir pour la haine et la puissance, qui nous pardonnera ? Est-ce une autre langue en moi ou celui-ci toujours qui ne veut pas mourir, à mes pieds, et qui répète : « Courage, courage, courage » ? (LR. 57)
Un questionnement qui déchire la parole pour devenir cri. Il traduit les souffrances de l’esprit et le drame vécu par une conscience troublée. Ce cri qui résonne dans « Le renégat », est celui - là même qui caractérise toute œuvre moderne, définie par Philippe Sollers comme « une expérience corporelle de l’écriture. » (Philippe Sollers 1968 : 122) Pour Sollers justement on pourrait montrer comment l’évolution des textes littéraires est souvent accompagnée par cet incessant retour à la représentation du corps, comme référent fondamental de ses transgressions du discours. De ce fait, une question s’impose : Camus, dont même L’Étranger a pu « être comparé à La Princesse de Clèves » (Etienne Barilier 1977 : 181), n’a-t-il pas tenté, à travers « Le Renégat », de donner une autre dimension à son écriture, et s’inscrire ainsi dans une démarche scripturale adoptée par des écrivains comme Beckett, Artaud et Bataille ?
Ce que dit Camus, à propos des Maximes de Chamfort en 1944, pourrait fort bien s’appliquer à son Renégat : « C’est […] le récit de la négation de tout qui finit par s’étendre à la négation de soi, une course dans l’absolu qui s’achève dans la rage du néant. » (Albert Camus 2006 : 929)
3. Le mythe d’Amon-Râ
Posons d’entrée qu’il n’est nullement dans notre intention de donner une quelconque interprétation à ce mythe dans le cadre de cette nouvelle, mais il est question pour nous de savoir comment Albert Camus l’a intégré dans la fiction ou plus encore dans le tissu textuel de la fiction. Autrement dit, notre souci est de tenter de cerner la place et la fonction de ce mythe dans le texte avant de dégager les effets de sens qui en émanent. Il s’agit de voir comment l’écriture de Camus a travaillé ce matériau mythique, et comment en retour elle en est travaillée.
D’emblée, nous constatons que l’intervention quasi permanente de la puissance solaire dans ce récit est d’autant plus intrigante que l’astre diurne loin d’apparaître comme une force salvatrice se déchaîne alors comme une furie brutale qui exerce une véritable domination sur le paysage : « Soleil sauvage ! Il se lève, le désert change, il n’a plus la couleur du cyclamen des montagnes .» (LR. 39) Et de plus en plus forte, cette puissance redoutable qui transforme le désert agit négativement sur les êtres et les éléments : « le soleil est encore monté, mon front commence à brûler, les pierres autour de moi crépitent ; » (LR. 41). Même le ciel semble subir les affres et les frappes incessantes de cet astre : « sous les coups du soleil de fer, le ciel résonne longuement. » (LR. 45), ou encore « je vois le trou qu’il fait dans le métal surchauffé du ciel. » (LR. 49) Rien ne lui semble résister, il verse confusément ses rayons désastreux jusqu’à l’intérieur des maisons de cette ville de sel : « comme si le soleil irrésistible parvenait à couler à travers les masses de sel. » (LR. 45) ; jusqu’à percer les pierres : « le feu au-dessus de ma tête perce l’épaisseur de la pierre. » (LR. 45)
Une telle position du soleil serait non seulement un facteur signifiant, mais elle retentit sur le déroulement du récit. Ainsi, sa présence qui s’impose d’une façon écrasante tout au long de la fiction semble peser sur l’esprit du protagoniste. Il est l’une des sources ayant provoqué chez lui une confusion mentale tout comme la férocité du sorcier et du fétiche :
« Ils sont comme le soleil qui n’en finit pas, sauf la nuit, de frapper toujours, avec éclat et orgueil, qui me frappe fort en ce moment, trop fort, à coups de lances brûlantes soudain sorti du sol, oh à l’abri, oui à l’abri, sous le grand rocher, avant que s’embrouille. » (LR. 42)
Source d’embrouille, cette démesure solaire est aussi la cause de l’aveuglement tragique du protagoniste qui, malgré les vicissitudes de son existence à Taghâsa, décide d’y rester pour s’initier à sa nouvelle religion de la haine. Cette démesure est vécue d’une façon permanente et régulière : « je devenais aveugle, dans ces jours où l’immobile incendie crépitait pendant des heures sur la surface des terrasses blanches. » (LR. 43)
Aussi, nous remarquons que le soleil prend deux types d’attributs dans tout le récit. D’un côté, nous avons des attributs qui renvoient à la puissance et à la résistance tels que : puissant, irrésistible ; de l’autre côté, nous pouvons repérer des qualificatifs qui désignent sa brutalité : sauvage, féroce, brûlant, inexorable. Par ailleurs, souvent comparé au fer, le soleil est décrit comme force éternelle qui « n’en finit pas » de frapper avec « application », et qui couvre toute la ville de Taghâsa avec son « voile de chaleur ». Force maléfique, le soleil ici nous rappelle celui de la tradition égyptienne. En effet, dans l’imaginaire égyptien, selon Gérard Pommier, « un soleil noir brille sur l’au-delà, monde dangereux où les puissances du Mal continuent de sévir. » (Gérard Pommier 1993 : 55) C’est donc un soleil noir, le « zénith obscur » (LR. 50), qui s’installe dans cette ville de sel « pour se charger de la destinée des âmes errantes qui se côtoient sans se connaître. » (Ali Lakehal 1968 : 23) Ce sont des êtres fantomatiques qui hantent ce territoire sans vie, ces ténèbres, où ils côtoient la mort et la destruction :
“Ils passent silencieux, couverts de leurs voiles de deuil, dans la blancheur minérale des rues, et, la nuit venue, quand la ville entière semble un fantôme laiteux, ils entrent, en se courbant, dans l’ombre des maisons […]” (LR. 44)
Plus qu’un motif du paysage quotidien de Taghâsa, l’astre le plus connu et le plus familier prend dans ce récit la dimension d’un personnage au même titre que le fétiche et le sorcier. Le soleil est tout aussi méchant et cruel que ces seigneurs de la ville de sel. Il partage avec les habitants et le paysage de Taghâsa la même cruauté et la même barbarie. Le soleil prend les attributs de son éternel rival, Apophis, incarnation du dieu des ténèbres Seth qui, selon la tradition égyptienne, chaque nuit le combattait18. Cela revient à dire que le mythe solaire dans cette nouvelle ne renvoie pas au mythe égyptien de « Râ », dans la mesure où ce dernier « apporte la vie aux humains» (Gérard Pommier 1993 : 55), même si toutefois « il illumine aussi le monde des morts. » (Gérard Pommier 1993 : 55) Donc, à la lumière de ces remarques, nous pouvons dire que tout semble séparer le soleil tel qu’il est décrit dans le récit de Camus et le dieu-soleil égyptien Râ. Peut-on dire alors que la récurrence du signe « râ » dans le texte pourrait avoir un sens qui ne correspond pas à la configuration du soleil dans le texte ? Pour répondre à la question, il est nécessaire d’examiner le contexte de ses apparitions dans le texte. Ce signe revient sous forme double dans cinq énoncés dans la nouvelle :
“[…] ils ont bu le vin aigre et leurs enfants ont des dents cariées, râ, râ, tuer son père, voilà ce qu’il faudrait, mais pas de danger […]”(LR. 38)
« Oui, j’ai cru râ râ et je me sentais meilleur, j’avais grossi, j’étais presque beau, je voulais des offenses. » (LR. 39)
« Quelle bouillie, quelle fureur, râ, râ, ivre de chaleur et de colère, prosterné, couché sur mon fusil. » (LR. 50)
« Ô ô, là-bas, râ râ au bout de la piste deux chameaux grandissent, courant à l’amble, doublés par de courtes ombres, ils courent de cette allure vive et rêveuse qu’ils ont toujours. » (LR. 55)
« Et maintenant, râ râ sur la pitié, feu sur l’impuissance et sa charité, feu sur tout ce qui retarde la venue du mal. » (LR ? p. 56)
Ce signe revient aussi deux fois dans le texte sous une forme non dédoublée :
“Mais, tout de suite après, râ le sorcier me guettait […].” (LR. 51)
« Râ, la chaleur cède un peu, la pierre ne vibre plus, je peux sortir de mon trou, regarder le désert se couvrir une à une de couleurs jaune et ocre, bientôt mauves. » (LR. 55)
Comme on peut constater sa récurrence dans le mot crâne à deux reprises au début de la nouvelle :
“[…] Une autre langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne, quelque chose parle […]” (LR. 37)
“[…] si dur d’ailleurs mon crâne que de ma vie entière, malgré toutes les chutes, il n’a jamais saigné.” (LR. 38)
La première remarque à faire en ce qui concerne la récurrence de ce vocable « râ » est le fait qu’il soit prononcé par le protagoniste lorsqu’il exprime une répugnance, ou une exaspération ou encore un étonnement. Nous pouvons dire alors que ce vocable fonctionne comme une interjection dans la mesure où il dévoile un sentiment profond du protagoniste. Ce terme pourrait également se lire comme une marque d’une invocation de la part du personnage principal qui implore le dieu égyptien pour lui venir en aide puisque le soleil des hommes est insensible aux prières. Le dieu râ se présente pour ce personnage comme seule voie de secours. Ses complaintes nous rappellent ainsi celles inscrites dans l’hymne dédié au dieu soleil que les Thébains jadis invoquaient pour leur venir en aide :
« C’est à toi Amon le protecteur, qui vient à la voix du pauvre. Je t’invoque quand je suis affligé, tu viens et tu me sauves. À celui qui est faible, tu donnes le souffle, tu sauves celui qui est emprisonné. Tu es Amon-râ, le seigneur de Thèbes, qui sauve celui qui est dans le Douat. » (Pierre Coulange 2007 : 62)
Cela semble convenir parfaitement au protagoniste qui se retrouve quant à lui dans le Douat19 de Taghâsa où les valeurs sont inversées et les repères perdus. La perte des repères, du point de vue du protagoniste, se cristallise dans cette lutte sans trêve contre le chaos et dans cet affrontement avec des monstres dont la puissance dépasse toutes les forces de la nature. C’est contre eux qu’une puissance tutélaire apte à les contenir est invoquée.
La seconde remarque qu’il est nécessaire de relever concerne la manifestation de cette divinité à des moments clés de la mésaventure du protagoniste. En effet, il est fait mention de cette divinité dans les moments où le protagoniste fait face à une indécision ou à une hésitation dans l’exécution d’une besogne ou d’un ordre dicté(e) par ses nouveaux maîtres. Lié comme il est à ses bourreaux, il arrive souvent à dépasser cette hésitation avant d’agir à leur service. Cette contradiction qui caractérise les rapports du protagoniste à ses bourreaux est semblable à celle des dieux solaires égyptiens. C’est en fait dans cette contradiction que réside, nous dit Gérard Pommier, leur pérennité :
« Tout devrait séparer le bourreau et la victime, et pourtant ils demeurent unis, car c’est seulement grâce à l’acte meurtrier de Seth que le “recommencement”, attribut personnel d’Osiris, peut se réaliser. Une contradiction du même ordre oppose le dieu Râ et Osiris, le premier symbolisant les puissances du jour et le second celles de la nuit, forces aussi inséparables qu’inconciliables, selon la formule elliptique qui fut déchiffrée sur les statues et les fresques où ils s’unissent : “C’est Osiris qui repose en Râ, et Râ qui repose en Osiris”. » (Gérard Pommier 1993 : 56)
La bipartition conflictuelle qui caractérise le rapport entre le « renégat » et ses bourreaux assure leur existence. Leur alliance qui s’est formée sur la base d’une violence, l’ablation de la langue, devient nécessaire pour leur vie. En effet, cette violence est vécue comme une sorte de résurrection par le protagoniste. La résurrection est ici symbolisée par le crâne qui parle : « depuis qu’ils m’ont coupé la langue, je ne sais pas, marche sans arrêt dans mon crâne […]. » (LR. 37). Nous pouvons identifier, selon Claudio Galderisi qui a consacré une étude aux récits du « crâne qui parle » dans la tradition du Moyen Âge, au moins deux thèmes différents qui sont associés au motif du « crâne qui parle » : « celui de la résurrection du crâne et celui de la mort de l’être humain, venu au contact du symbole de mort que représente le crâne20. »
En greffant le motif du crâne qui parle sur celui du mythe de la divinité solaire, Albert Camus qui a construit tout son récit sur cette langue qui parle dans un crâne, semble redéfinir le rapport de l’homme à la vie. La convocation des mythes anciens lui a permis de concilier les contraires dans un univers marqué par deux dominantes renfermant en elles l’écho des souffrances, des doutes, du cri et des prières du protagoniste réduit à l’état à l’esclavage dans la solitude. La leçon du renégat en somme est comparable à celle de tous ces mythes convoqués par l’auteur dont l’interrogation principale reste liée à la double angoisse de vivre et de mourir : « faut -il mourir pour vivre ? » pour reprendre cette interrogation fondamentale de Kateb Yacine.