L’inquisition dans l’Histoire et la littérature

Orlane Glises de la Rivière

p. 87-104

Orlane Glises de la Rivière, « L’inquisition dans l’Histoire et la littérature », Aleph, Vol.2 (1) | 2015, 87-104.

Orlane Glises de la Rivière, « L’inquisition dans l’Histoire et la littérature », Aleph [], Vol.2 (1) | 2015, 01 March 2017, 21 November 2024. URL : https://aleph.edinum.org/261

Les manuels inquisitoriaux furent rédigés par différents inquisiteurs zélés entre le XIIIe et le XVe siècle. Ils révèlent une mécanique juridique huilée, différents types d’hérésies ainsi qu’une volonté d’ordonner le monde. En effet, pour les inquisiteurs, le désordre était synonyme d’anarchie, de fuite hors de la création voulue par Dieu. Documents historiques qui ont été réédités jusqu’à nos jours, ils sont les témoins d’une période d’obscurantisme où l’Église était toute-puissante. Ainsi, les auteurs tels qu’Umberto Eco et Sonia Pelletier-Gautier ont pu y puiser une source d’inspiration pour leurs romans. S’appuyant tous deux sur les manuels pour décrire le joug inquisitorial, ils laissent pourtant paraître deux inquisiteurs totalement différents. Leur démarche à la fois littéraire et historique permet de donner une lecture plus nuancée d’une période finalement peu comprise, ou tout du moins déformée par la littérature. Il s’agira de voir quelles sont les réminiscences des manuels inquisitoriaux à travers ces deux romans historiques et comment ils orientent les procès en sorcellerie. Ce faisant, cela permettra peut-être de jeter la lumière sur une période dite obscurantiste, à la fois pour ce qu’elle représente mais également pour ses mystères et sa complexité dangereusement proche de la nôtre.

كانت الأدلة التحقيقية المكتوبة من قبل محققي التفتيش مختلفة بين القرنين الثالث عشر والخامس عشر. بحيث أنها تكشف عن آليات قانونية، وأنواع مختلفة من البدع والرغبة في حكم العالم. و لكن في الواقع عن المحققين، كان الاضطراب مرادفا للفوضى.

الوثائق التاريخية التي تم إصدارها حتى الوقت الحاضر، كانت تشهد عن الفترة الظلامية حين كانت الكنيسة قادرة على كل شيء. وهكذا، فإن مؤلفين مثل أمبرتو إيكو و صونيا بيلوتيي-غوتيي قد تمكنوا استلهام رواياتهم بالاعتماد على حد سواء على الوصف غير التحقيقي، ولكنهم سمحوا بإظهار اثنين من المحققين المختلفين تماما. و يساعد نهجهما الأدبي والتاريخي على إعطاء قراءة أكثر دقة من الفترة السابقة غير المفهومة والمشوهة بالأدب.

وسوف نرى ما هي الذكريات من الأدلة التحقيقية من خلال هاتين الروايتين التاريخيتين وكيف يتم توجيه المحاكمات إلى سحر .

وهذا ربما قد يسلط الضوء على الفترة المعروفة باسم الظلامية، على حد سواء لما يمثله ذلك، ولكن أيضا لأسرار وتعقيداتها الخطيرة على مقربة لنا.

The handbooks of procedure for the Inquisition were composed by differents inquisitors from the 13th to the 15th century. Those manuals are a precious testimony to understand the juridical basements of the Inquisition, the different kind of heresy and the inquisitors’ conception of the ordo mundi. Indeed, disorder would mean a complete break of the harmony of God Creation. As historical documents, those texts inspired various authors such as Umberto Eco or Sonia Pelletier-Gautier. But, even if they used the same sources, the image of the inquisitor depicted in their books are totaly different. The way they entwine both historical and literary elements offers finely-shaded views upon a period difficult to deal with and often distorted by the collective mind. The goal of this paper is to show how the two authors used the inquisitors’ manuals to (re)create a particular representation of the evolution of a witch trial. This approach may be a way to throw a new look on the difficult question of « Obscurantism » as an echo of our own world.

Le vrai pouvoir sera aux subalternes, aux espions, aux délateurs. Personne ne saura jamais s’il sera en règle, car la règle sera équivoque… équivoque mais redoutable. C’est ainsi que je veux la police : indéfinie, protéiforme, invisible et toute puissante. Elle sera dans chaque conscience. Alors là monsieur, ce sera l’ordre.

Le Souper, Jean-Claude Brisville, (Fouché à Talleyrand).

Démons, maléfices, succubes, magie noire… tous ces termes nous ramènent immanquablement à l’imaginaire de la sorcellerie. J’insiste sur le terme d’imaginaire car la plupart des massacres perpétrés à l’encontre de celles qu’on appelait sorcières sont souvent issus de croyances païennes que l’inquisition voyait naturellement d’un mauvais œil. Or, il semble que cet imaginaire nous poursuive jusqu’à aujourd’hui : le regard que l’on jette sur la période de la chasse aux sorcières ne serait-il pas tout aussi biaisé que celui de l’inquisiteur face à l’accusée ? Il ne s’agira pas de faire une réhabilitation de l’une ou de l’autre mais de les confronter et ce, en deux temps. Nous montrerons tout d’abord les mécanismes d’un procès, non seulement en sorcellerie mais d’hérésie en général, en nous appuyant sur différents manuels inquisitoriaux : le Practica Inquisitionis hæreticae pravitatis de Bernard Gui rédigé en 1321, le Directorium Inquisitorum de Nicolas Eymerich en 1376 et, le plus célèbre, le Malleus Maleficarum rédigé en 1486 par Jacques Sprenger et Henry Institoris. (Soit, pour leur traduction, La Pratique de l’inquisition, Le manuel des inquisiteurs et Le Marteau des Sorcières.) Ces manuels permettront ainsi de mettre en lumière la pensée de l’inquisiteur qui est essentielle pour mieux comprendre les dérives inquisitoriales. Comprendre n’est pas excuser mais tendre à être objectif.

Puis, nous privilégierons un point de vue plus littéraire en analysant le topos de l’inquisiteur et la sorcière. Si les manuels permettent d’en comprendre les mécanismes, la littérature laisse une ouverture à l’imaginaire. Elle ne reflète pas la vérité mais ce qu’elle aurait pu être. Plus exactement, elle se sert de l’inquisition pour révéler les pulsions humaines qui, elles, sont bien réelles. Bref, avant de nous renseigner sur l’histoire, elle nous renseigne un peu plus sur nous-mêmes.

Avant toute chose, commençons par un paradoxe. Selon Jacques Ellul (2004), des textes du IVe et Xe siècle montrent que les curés devaient enseigner aux fidèles que la magie et la sorcellerie n’existent pas. Ce n’est que bien après, vers le XIIIe siècle, et surtout au XIVe, que le nombre des sorciers a augmenté de façon exponentielle, se synchronisant ainsi avec les diverses catastrophes telles que la peste noire ou la famine. Auparavant, l’inquisition s’occupait d’autres hérésies telles que les hérésies cathares ou vaudoises. Mais qu’est-ce que l’hérésie ? Pour Nicolas Eymerich, désormais connu du grand public grâce à l’auteur Valério Evangelisti, il existe deux conditions pour tomber dans l’hérésie : « qu’il y ait erreur dans l’intellect (errore intellectu) en ce qui touche la foi. Que la volonté s’attache avec ténacité à l’erreur mentale » (NICOLAU et PENA 2002 : 18). Cette dernière idée fait allusion à la philosophie de Saint Augustin reprise d’ailleurs dans le Malleus Maleficarum : « je pourrai errer ; je ne serai pas hérétique, c’est-à-dire que je suis prêt à être corrigé, si l’on me montre mon erreur » (INSTITORIS et SPRENGER1973 : 534).

La notion de choix de l’hérésie comporte également celle de la volonté de persister dans son erreur, notion largement empruntée à st Augustin. Elle perdure jusqu’au XVIsiècle et Francisco Pena y ajoute une nuance linguistique intéressante : « On dit « ténacité » (pertinencia) dans le cas d’un attachement au mal, et « persévérance » dans le cas d’un attachement au bien. »

Mais il s’agit là avant tout de courants de pensée, encore bien loin du mysticisme. Or, avant de parler de sorcière, il y a d’abord l’intervention du Malin qui est bien réel aux yeux de l’Eglise. À ce titre, le Malleus Maleficarum s’est approprié la philosophie de saint Thomas mais en extrapolant ses arguments pour qu’ils justifient la chasse aux sorcières. En effet, dans son traité sur les démons, saint Thomas explique qu’il leur faut un support corporel pour se déplacer dans le monde des hommes. Comme le démontre un article de Christine Pigné « Du De Malo au Malleus Maleficarum » (publié dans les cahiers de recherches médiévales et humanistes) : « deux siècles plus tard, les deux auteurs du Malleus développent consciencieusement toutes les conséquences de telles affirmations pour mieux définir ce qui les intéresse : la sorcière. » En effet, celle-ci devient le support privilégié du démon car

le diable ne peut rien faire ici bas sans sorcier. […] Puisqu’il n’y a point de contact direct avec le corps […] il doit donc se servir d’un instrument à qui il donne de faire du mal par contact (INSTITORIS et SPRENGER1973 : 148).

Le terme « instrumentum » revient fréquemment lorsque l’inquisiteur mentionne les sorcières. De là se pose la question de leur volonté : les sorcières possèdent-elles encore un libre arbitre face au démon qui prend possession de son corps. Là encore, pour Sprenger et Institoris, la réponse est toute faite car « ce sont des instruments vivants et agissant librement » (INSTITORIS et SPRENGER1973 : 154). (La traduction originale étant : quod sunt instrumeta anima et libere agentia) ainsi « elles demeurent des complices du fait du premier serment par lequel elles sont soumises au démon ». Il y a là une déshumanisation de l’accusée par le langage tandis que le juge est décrit comme « prudent » et « avisé ». L’inquisiteur n’a pas à faire à une personne mais au démon qui a pris la forme d’une accusée.

Dans son introduction du Malleus Maleficarum, Amand Danet décrit, non sans un certain euphémisme, le bûcher comme scellant « l’échec d’une communication » (INSTITORIS et SPRENGER1973 : 78) entre l’inquisiteur et la sorcière. Il ajoute : « l’inquisiteur, qui pour son compte parle et parle beaucoup, veut faire parler l’autre ; mais l’autre se tait, elle ne pleure même pas ». Cette scène n’est pas sans rappeler la scène écrite par Dostoievski quelques siècles plus tard dans la Légende du Grand Inquisiteur : elle reflète une triste vérité confirmée par les manuels. Ces derniers montrent à quel point la compréhension ne peut se faire puisque le langage diffère. L’accusé ne possède que rarement la culture de l’inquisiteur qui le domine intellectuellement et ne manie la langue vulgaire que « pour que tout le monde comprenne » NICOLAU et PENA 2002 : 210). Il s’agit à la fois pour l’inquisiteur de se faire comprendre et de garder son propre langage juridique lors des procès, afin que l’accusé ait le moins possible d’armes. L’interrogatoire se transforme ainsi en une joute verbale où l’inquisiteur utilise des ruses toutes basées sur le langage. Celui qui décrit peut-être le mieux le déroulement d’un interrogatoire est le manuel de Nicolas Eymerich agrémenté par les ajouts de Francisco Pena. En effet, il s’agit de cerner l’accusé par des questions d’abord évasives puis de plus en plus précises afin que celui-ci se trahisse. La perversité de l’interrogatoire s’accentue sous la plume de Pena qui ajoute « L’interrogatoire sera mené de manière à éviter de suggérer à l’accusé ce qu’on lui veut et de lui indiquer par là même comment éluder les questions dangereuses » NICOLAU, PENA 2002 : 161). Ainsi, en plus de piéger l’accusé en utilisant sa méconnaissance des sujets théologiques, il s’agit de lui faire avouer ce qu’il ignore avoir fait. Selon les auteurs des manuels, les hérétiques ont également recours aux ruses… mais aux vues de leurs suspicions, ces ruses ne sont-elles pas issues de leur imagination ? Il paraît difficile de trancher. Eymerich en décrit un grand nombre, toutes basées sur un langage à double sens. Si l’inquisiteur demande : « Crois-tu en une seule sainte Église catholique ? » et l’accusé répond : « Je crois en une sainte Église » il sous-entend qu’il fait référence à la communauté de ses complices — qu’ils appellent église et non pas l’église catholique. Ce laconisme est interprété comme une ruse par les inquisiteurs : leur échange devient dès lors tronqué car la ruse des inquisiteurs fait naître celle des accusés et la recherche de la vérité est noyée par un langage qui reflète la suspicion et la peur. Ce climat suspicieux n’est que le prolongement de l’ambiance délétère créée par le système inquisitorial qui encourage la délation. Chaque individu est susceptible d’être trahi et l’inquisiteur a le devoir de trier les vraies et les fausses accusations. C’est peut-être d’ailleurs pour cela que la fin du Moyen Âge est marquée par l’excès de zèle de l’inquisition : la loi du talion, qui visait à punir les faux témoignages, est tombée en désuétude car, comme l’explique Louis Sala Molins : « les lois purement inquisitoriales s’assoient toujours sur les lois les plus anciennes »…

De ce fait, les manuels sont sans doute les premières œuvres qui reflètent une telle peur de l’altérité guidée par la volonté de maintenir la toute-puissance de l’Église et de son idéologie. Celle-ci souhaite éradiquer l’hérésie vue comme une maladie tel que le décrivait déjà Bernard Gui dans son introduction du manuel de l’inquisiteur rédigé en 1321 :

De même que - remarquons-le – un remède unique (medicina) ne convient pas à toutes les maladies (omnium morborum) et que la médication diffère suivant les cas particuliers, ainsi l’on ne peut employer pour tous les hérétiques des diverses sectes le même mode d’interrogation, d’enquête et d’examen […] En conséquence, l’inquisiteur, prudent médecin des âmes (ut prudens medicus animarum), selon les personnes qu’il interroge ou en compagnie de qui il enquête, eu égard à leur qualité, à leur condition, à leur situation, à leurs maladies […] procédera avec précaution au cours de l’enquête et de l’interrogatoire.

Pour les auteurs du Malleus Maleficarum, la femme est dotée d’une fragilité aussi bien physique que psychique, allant même jusqu’à affirmer que le mot femina est la combinaison étymologique de deux termes fe (foi) et minus (moindre), donc plus encline à céder aux avances du malin. Pourtant, il s’agit toujours pour l’inquisiteur de soigner et non de punir. Ainsi, un bûcher est jugé comme un échec pour l’inquisiteur qui n’est pas parvenu à sauver l’âme de l’accusée. Persuadé d’être dans le droit chemin, il est également persuadé d’agir pour le bien… ce qui, curieusement, ne l’empêche pas d’avoir des scrupules :

D’un côté, sa conscience le tourmente, s’il punit sans avoir obtenu un aveu ou convaincu d’hérésie ; de l’autre il est d’autant plus dans l’angoisse que des expériences renouvelées l’ont renseigné sur la fausseté, la ruse, la malice de telles gens (Gui 1926 : 7).

Ce qui prouve tout de même que, dans le doute, il est préférable de condamner que de laisser l’hérésie se propager… Comme disait Arnaud Amaury, Dieu reconnaîtra les siens. Or, jamais l’inquisiteur ne se considère comme un bourreau et la torture n’est à utiliser officiellement qu’une seule fois… ainsi, pour ne pas déroger à la règle, certains inquisiteurs auront tendance à suspendre la torture pour la reprendre plus tard.

Un dernier mot encore sur le vocabulaire utilisé. Celui-ci reflète un monde totalement dichotomique où règne soit le souverain bien soit le démon. Mais au fond, c’est surtout une société en crise que l’écriture dévoile. Elle tente de préserver sa vérité au détriment des groupes communautaristes. Cela dit, la peur exacerbée de l’Eglise vis-à-vis de l’hérésie est plus menaçante et autodestructrice que les hérétiques eux-mêmes. Sorte de colosse au pied d’argile, elle est bâtie sur un manichéisme à toute épreuve qui, comme l’explique Henry-Charles Puech, « est né de l’angoisse inhérente de la condition humaine ». Le nombre de fois où l’on trouve les mots « mal », « mauvais », « malfaisant » ne serait-ce que sur une seule page d’un des manuels, prouvent l’obsession, voire la paranoïa, des auteurs vis-à-vis de ce qu’ils considèrent comme contraire au dogme. Comme le dit très bien l’historien Jean-Michel Boehler :

Ne considérons pas la chasse aux sorcières comme une totale aberration ou une forme caractérisée de barbarie : replacée à son époque, elle n’est ni l’une, ni l’autre. Elle se réfère, en toute légalité, à cette science du diable qu’est la démonologie, les juristes étant, à l’instar des clercs, les instruments dociles de la chasse aux sorcières. Les poursuites sont empreintes de ferveur religieuse et c’est avec les meilleures intentions du monde que la foi et la charité chrétienne peuvent conduire à la torture et aux bûchers (BOEHLER 1995 : 28).

Les sorcières reflètent pour l’inquisiteur le chaos et l’anarchie d’un ordre établi. Ce dernier souhaite redonner un sens au monde en combattant l’hérésie, il représente l’ordre moral qui est à la fois sa force et sa malédiction. En effet, se tromper représenterait pour lui la chute du dogme établi et reviendrait à se jeter lui-même dans le bûcher, tel le Torquemada de Victor Hugo.

Mais il s’agit déjà là de littérature. J’ai montré ici le point de vue juridique des inquisiteurs face à l’hérésie, mais nul doute que les manuels restent extrêmement théoriques. Après avoir laissé la parole aux inquisiteurs, laissons-la désormais aux écrivains. Pour ce faire, analysons deux romans : le roman Le Nom de la rose d’Umberto Eco et la trilogie Les Dilemmes de l’inquisiteur de Sonia Pelletier-Gautier. Il s’agit de confronter deux auteurs de romans historiques qui ont chacun mis en scène le personnage d’un inquisiteur. Ils se sont tous deux appuyés sur les manuels inquisitoriaux afin de retracer au plus près la procédure inquisitoriale, montrant par là leur attachement aussi bien littéraire qu’historique pour leur œuvre. Cependant, ce sont deux images différentes du face-à-face inquisiteur – sorcière qui ressortent.

Umberto Eco met en scène l’inquisiteur Bernard Gui pour instruire un procès en sorcellerie. Rappelons tout de même qu’il y a un deuxième inquisiteur dans le roman, Guillaume de Baskerville, mais son personnage est biaisé. Inquisiteur qui a quitté sa fonction, il est indéniablement du côté du bien. L’auteur en fait un être sagace, intelligent, fervent lecteur d’Aristote, et son nom de Baskerville est indubitablement une référence à Sherlock Holmes qui plante d’emblée son côté détective. Voilà précisément pourquoi Frère Guillaume n’est plus inquisiteur : les deux termes semblent tout à fait incompatibles en littérature, et il ne me semble pas que l’histoire en fasse mention… Bref, bien que le personnage de Guillaume de Baskerville soit tout à fait intéressant par ailleurs, le « véritable » inquisiteur qui répond aux critères espérés par les lecteurs est Bernard Gui. D’entrée de jeu, nous avons une description qui correspond en quelque sorte à un archétype que nous retrouvons régulièrement en littérature (chez Fiodor Dostoievski, Voltaire, Paul Morand, Michel del Castillo entre autres). Cette description est la suivante :

C’était un dominicain d’environ soixante-dix ans, mince mais à la silhouette toute droite. Me frappèrent ses yeux gris, froids, capables de fixer sans expression, et que cependant je verrais sillonnés d’éclairs équivoques ; son habileté aussi bien à celer les pensées et passions qu’à les exprimer tout exprès (Eco 1980 : 379).

Notons l’insistance sur le regard qui est particulièrement présent. Cette insistance, on la retrouve partout et marque la fascination qu’exerce l’inquisiteur sur ses interlocuteurs. L’auteur place d’ailleurs d’emblée Bernard Gui en opposition à Guillaume de Baskerville et ce avec humour :

Je désirais connaître depuis longtemps un homme dont la renommée m’a servi de leçon et d’avertissement pour bien des décisions importantes qui ont orienté ma vie. Sentence sans nul doute élogieuse et presque adulatrice pour qui ne savait pas, tandis que Bernard le savait fort bien, qu’une des décisions les plus importantes de la vie de Guillaume avait été celle d’abandonner le métier d’inquisiteur. J’en tirai l’impression que, si Guillaume aurait volontiers vu Bernard dans un cul-de-basse-fosse impérial, Bernard aurait certainement vu avec plaisir Guillaume saisi d’une mort accidentelle foudroyante (Eco 1980 : 379).

Le fait que tous deux dépendent d’un ordre différent n’est pas non plus dû au hasard. Bernard Gui est dominicain, ce qui l’assimile d’emblée à l’inquisition contrairement à Guillaume qui fait partie de l’ordre des Franciscains. Pourtant, la différence entre les deux ordres est plus minime qu’on ne le croit. Les franciscains privilégient leur vœu de pauvreté tandis que les dominicains se vouent avant tout à l’étude de la philosophie et de la théologie. Si les dominicains sont assimilés à l’inquisition, c’est avant tout parce que ce furent des frères prêcheurs dont l’ordre fut créé dans un contexte de disputatio. Il s’agissait de convaincre par la parole et de mener des disputes théologiques. Maîtrisant ainsi parfaitement le droit canon, les dominicains furent tout naturellement choisis par le pape pour prendre la tête de l’inquisition, ce qui n’empêchait pas les franciscains de prendre également la charge d’inquisiteur lorsqu’il le fallait. Umberto Eco souhaitait vraisemblablement marquer cette différence sous les traits de ces deux personnages si dissemblables, ce qui, malheureusement, laisse parfois filtrer un inquisiteur caricaturé. Celle-ci n’a d’égal que la caricature de la présumée sorcière. En effet, lorsque Bernard Gui la découvre avec le moine Salvatore, il n’est question que des maléfices, du chat noir, du péché du moine… mais à aucun moment la sorcière n’est décrite. En effet, sous le regard de l’inquisiteur, la sorcière n’est qu’un instrument du diable, ce qui peut expliquer le peu d’intérêt porté sur sa personne. En revanche, nous avons le discours de Bernard qui se sert de paraboles pour décrire le Malin, ayant déjà condamné la sorcière à un sort certain sans autre forme de procès :

Et le chat n’est-il pas l’animal aimé des cathares, qui selon Alain de Lille, prennent leur nom de catus, justement, car ils baisent le postérieur de cette bête en le croyant l’incarnation de Lucifer ? (Eco 1980 : 414-5).

En vérité, la sorcière n’est réellement vu qu’à travers les yeux du narrateur Adso et décrite par ceux du moine Ubertin. Celui-ci entretient pléthore de clichés, montrant par là même à quel point ces croyances étaient ancrées en chacun…

Si tu la regardes parce qu’elle est belle, et que tu en es troublé (mais je sais que tu es troublé, car le péché dont on la soupçonne augmente pour toi son charme), si tu la regardes et éprouves du désir, pour cela même c’est une sorcière. Prends garde, mon fils… La beauté du corps se limite à la peau. Si les hommes voyaient ce qui gît sous la peau, ainsi qu’il advient avec un lynx de Béotie, ils auraient un frisson d’horreur à la vision de la femme. Toute cette grâce se compose de mucosités de sang, d’humeurs et de bile. (Eco 1980 : 418).

Cependant, même si l’affaire est certaine pour Bernard Gui, il faut tout de même monter un simulacre de procès. Un extrait semble être directement tiré du manuel de Nicolas Eymerich cité plus haut. En effet, ce dernier parlait des ruses usitées par les hérétiques lorsqu’ils répondent croire en une sainte Église, sous-entendant par là même qu’elle n’est pas catholique. Il en va de même pour le cellérier interrogé :

Moi je crois que c’est l’Église romaine, une sainte et apostolique, gouvernée par le pape et par ses évêques – C’est ce que je crois, dit le cellérier. – […] il veut dire qu’il croit que je crois à cette Église, et il se dérobe au devoir de dire qu’il croit, lui ! (Eco 1980 : 470).

L’avantage dans la dispute est nécessairement du côté de Gui puisque celui-ci détient, quoi qu’il advienne, la vérité. Le but n’est pas de prouver si oui ou non il y a sorcellerie, mais de faire « avouer aux accusés ce qu’ils ignorent avoir fait » comme il l’a été mentionné dans les manuels. S’il a des doutes, comme il le laisse entendre dans son manuel, ce n’est absolument pas visible dans l’œuvre d’Umberto Eco, ôtant par là même toute nuance à son personnage.

Il en va tout autrement pour l’inquisiteur dépeint chez Sonia Pelletier-Gautier dans sa trilogie « Les dilemmes de l’inquisiteur ». Le roman retrace un procès en sorcellerie mené par l’inquisiteur Ulrich Bichwiller. Juge scrupuleux et intègre, il s’appuie essentiellement sur les écrits de son maître Jacques Sprenger, auteur du Malleus Maleficarum, qui lui transmet pour un temps ses responsabilités d’inquisiteur. L’action se passe à Guebwiller, au cœur du St Empire Romain Germanique, cœur de la chasse aux sorcières. Le récit est tout autant un procès qu’une fresque sur ses habitants et ses coutumes. Il oppose et met en lumière le face à face entre l’inquisiteur Bichwiller et la présumée sorcière Christine Fritz beaucoup plus précisément que ne l’a fait Umberto Eco. Si Bernard Gui apparaît avant tout comme un juge pressé d’en finir, Bichwiller prend le temps de rassembler les preuves, d’interroger les témoins et de rejeter ou non les témoignages avant d’entamer un procès. Curieusement, Christine Fritz semble s’interroger autant sur lui que lui sur elle, ce qui tend à prouver que Bichwiller est plus complexe et donc plus humain qu’un simple inquisiteur uniquement guidé par le fanatisme. Cependant, certaines actions de l’inquisiteur semblent d’autant plus incompréhensibles aux yeux de Christine, justement parce qu’il possède cette part d’humanité. Cela commence lorsqu’il vient la visiter dans sa cellule :

« Ne manquez-vous de rien ? Etes-vous bien traitée ? » L’étrangeté de cette question laissa Christine sans voix. « Pourquoi ne voulez-vous rien manger ? Je veillerai à ce que la nourriture soit meilleure » (PELLETIER-GAUTIER 2008, T.2 : 246).

Cette entrée en matière a de quoi perturber, mais n’est pas surprenante avec ce que le lecteur sait du personnage. Ici, Bichwiller montre clairement qu’on se situe avant le procès : il n’est question que d’une présumée sorcière, elle est donc à traiter aussi humainement que possible puisqu’il n’est pas encore avéré qu’elle ait fait commerce avec le diable et il reprend par sa question les recommandations des auteurs des manuels. De plus, avant d’être inquisiteur, Ulrich Bichwiller est aussi prieur : cette double fonction accentue le souci qu’il peut avoir envers ses ouailles, même si celles-ci sont présumées hérétiques. L’interrogatoire en revanche laisse place au juge. Celui-ci est intraitable, mais souhaite, on l’a dit, agir le plus justement possible. Pour lui : « l’usage de la torture doit être et moyen et non un but ». L’interrogatoire, contrairement à celui mené par Bernard Gui, est une joute verbale qui semble vouloir laisser une chance à Christine. Si Gui dans son interrogatoire suggérait les réponses qu’il voulait entendre de la part de sa victime (car c’est bien de cela qu’il s’agit puisqu’il l’avait d’ores et déjà condamné : « Moi seul désormais sais ce qu’il faudra faire, dit Bernard avec un sourire effrayant. Toi tu n’as qu’à avouer » [Eco 1980 : 480]. Bichwiller procède de façon plus méthodique, mais qui n’en est pas moins dangereuse. En effet, s’il attend de la part de Christine une franchise totale, celle-ci ignore si un mensonge jouera en sa faveur ou non. L’exemple le plus parlant est celui des potions qu’elle nie tout d’abord avoir préparé avec une guérisseuse. Puis elle se rétracte devant les témoignages qu’a recueillis l’inquisiteur :

La guérisseuse vous a-t-elle déjà donné des potions ? […] Non mentit-elle désespérément. – Il semblerait pourtant que ce fut bien le cas ! Pourquoi mentez-vous ? – Ce n’était pas des potions maléfiques ! – Vous avez donc eu des potions ! Pourquoi ne pas l’avoir avoué puisque vous dites que cela n’a rien de maléfique ? [PELLETIER-GAUTIER 2008, T.2 : 108].

Ce faisant, l’inquisiteur brouille les pistes aidé d’une rhétorique infaillible, en raccord total avec les suggestions des manuels inquisitoriaux.

Mais ce n’est pas tant les paroles qui sont les plus révélatrices des pensées des deux protagonistes, que les regards qu’ils échangent. Plus exactement, on peut en trouver trois de de différentes natures qui à la fois convergent vers l’inquisiteur et émanent de lui. On a déjà mentionné l’importance du regard chez l’inquisiteur, qui, pour ceux qui s’y plongent, reste souvent opaque. Pourtant, les yeux que posent sur lui la sorcière ou d’autres protagonistes le révèlent pour nous, lecteurs, dans toute sa complexité. Le premier exemple est celui où Bichwiller contemple Christine en proie à la torture.

L’inquisiteur, fermé sur lui-même, s’efforçait de ne pas montrer ses sentiments. Il regarda Christine qui pleurait doucement, déjà presque vaincue, et lutta contre la compassion qu’il ressentait instinctivement pour elle. Il ferma rapidement les yeux et se concentré sur les consignes officielles, conscient que suivre la stricte procédure était un moyen de lutter contre ses indignations personnelles qu’il devait, en qualité d’inquisiteur, faire taire [PELLETIER-GAUTIER 2008, T.2 : 109].

Là encore, nous sommes bien loin de l’inquisiteur sanguinaire qui est souvent dépeint. Se raccrochant à la procédure presque désespérément, il rejoint les propos de l’historien cité précédemment : « les juristes sont les instruments dociles de la chasse aux sorcières ». Instrument, le terme refait surface, mais cette fois pas pour celui que l’on croit. Si la sorcière est l’instrument du diable, l’inquisiteur peut être vu comme celui de Dieu. Mais si l’on raisonne de manière moins théologique, on peut apercevoir le peu de libre arbitre dont jouit l’inquisiteur, lui aussi soumis à une procédure qui, par souci d’équité, le dépasse.

Le deuxième exemple montre cette fois l’esprit communautaire des dominicains. Bichwiller, s’il instruit le procès, n’est pas seul dans ses décisions. Du moins décide-t-il de ne pas l’être, et ce par un échange de regards qui fait appel à son humilité, humilité dont il ne se départira pas tout au long du procès :

Tandis que Christine hurlait, il passa quelque chose de très fort dans le regard croisé des trois dominicains qui communiquaient sans un mot. Le maître des novices et le lecteur étaient pour Bichwiller, et sans qu’ils le sachent, le miroir déformant de ses propres pensées et, parce qu’ils étaient scrupuleux et respectueux de la hiérarchie, ils étaient aussi pour lui une garantie morale ; l’inquisiteur puisait dans leurs regards sûrs le reflet de ces interrogations et une éventuelle ébauche de réponse [PELLETIER-GAUTIER 2008, T.2 : 113-4].

Ce passage montre clairement les doutes de l’inquisiteur ainsi que ses interrogations. Là encore, Bichwiller puise dans sa fonction de prieur dominicain pour instruire ce procès : la vie en communauté semble lui avoir appris à agir selon l’approbation tacite de chacun de ses membres, à travers lesquels il se reconnaît. C’est sans doute ce qui fait la force de l’Église, qui réside en son unité et permet à Bichwiller de ne pas être totalement seul, assailli par ses doutes.

Enfin, il y a le dernier échange de regard entre Bichwiller et Christine :

Christine surprit la tristesse dans les yeux clairs et perçants de l’inquisiteur. Elle ressentit ce regard sincère de parfaite incompréhension de son juge comme un véritable coup de poignard. Elle vacilla en y lisant même de la douleur. […] « Comment se fait-il que nous soyons lui et moi si proches dans les sentiments et si éloignés dans les manifestations de notre foi qui est si souvent la même ? [PELLETIER-GAUTIER 2008, T.2 : 54].

Si la première arme de Bichwiller au cours du procès est le langage, c’est son regard qui achève définitivement Christine. Or, ce n’est ni du mépris, ni de la haine ou de la colère, mais de l’incompréhension qu’elle peut y lire. L’on retrouve cet échec de communication dont parle Amand Danet. Échec également de l’Église qui ne parvint pas à sauver l’âme de l’accusée. Mais cela révèle un échec plus vaste dans la manifestation de la foi elle-même. Si Bichwiller tenta de comprendre Christine, il était avant tout à la recherche de la vérité. Or, c’est peut-être là que réside l’erreur de raisonnement : comment entrevoir une vérité sans comprendre celui ou celle que l’on juge ? L’inquisiteur et la sorcière ne sont plus rivaux, ils s’observent sur un pied d’égalité qui ne dure qu’un instant… mais c’est un instant empreint d’éternité.

Ainsi, après avoir mis l’inquisiteur au premier plan à travers les manuels inquisitoriaux, on peut véritablement constater que, en littérature, c’est la sorcière qui révèle l’inquisiteur au lecteur. Juste retour des choses peut-être puisque n’est-ce pas l’inquisiteur qui façonne la sorcière ? Or, le rôle des historiens est également de mettre en lumière non pas une inquisition telle qu’on souhaite la voir par commodité, mais telle qu’elle pouvait être, même si celle-ci peut mettre en scène des sentiments ambivalents, dangereusement proches des nôtres. La littérature n’a pas ce rôle, elle peut exagérer le trait, que cela soit pour l’enjoliver ou l’enlaidir… mais, à l’image de Bichwiller qui cherche son miroir déformant dans les yeux de ses frères, le lecteur y cherche sa parcelle de vérité. Vérité qui, comme l’exprime Fouché, est équivoque.

BOEHLER, Jean-Michel. 1996. « Religion et sorcellerie dans la région d’Obernai vers 1630 », Ann. de la SHA de Dambach-la-Ville. Barr et Obernai.

ECO, Umberto. 1980. Le Nom de la rose.Paris : Grasset.

ELLUL, Jacques., 2004. Anarchie et Christianisme,.Paris : Table Ronde.

Eymerich Nicolau, Pena Francisco, Le Manuel des inquisiteurs. Paris, Albin Michel, 2002.

GUI, Bernard. 1926. Le Manuel de l’inquisiteur. Paris :Champion,.

INSTITORIS, Henry et SPRENGER Jacques. 1973. Le Marteau des Sorcières. Paris : Plon.

PELLETIER-GAUTIER, Sonia. 2008. Les Dilemmes de l’inquisiteur. Calviac-en-Périgord : Pierregord.

Orlane Glises de la Rivière

Unité de recherches LiLPa (Linguistique, Langue et Paroles) - Université de Strasbourg.

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