Mythe et littérature : pierres d’achoppement et points d’appui

الأسطورة والأدب: العثرات ونقاط الدعم

Myth and Literature: Stumbling Blocks and Supporting Points

يسف امون Youcef Immoune

Citer cet article

Référence électronique

يسف امون Youcef Immoune, « Mythe et littérature : pierres d’achoppement et points d’appui », Aleph [En ligne], 7 (2) | 2020, mis en ligne le 03 août 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://aleph.edinum.org/2503

Cette contribution vise, à la lumière de quelques textes critiques relatifs à l’épineuse question de la proximité des mythes et des textes littéraires, à mettre en perspective quelques problématiques pouvant éclairer le débat, tant sur le plan conceptuel que sur le plan méthodologique.

وتهدف هذه المساهمة، في ضوء بعض النصوص الحاسمة المتعلقة بالمسألة الشائكة المتمثلة في قرب أساطير النصوص الأدبية ، إلى وضع بعض القضايا التي يمكن أن تثري النقاش ، من الناحيتين المفاهيمية والمنهجية.

In the light of a few critical texts on the thorny issue of the proximity of myths to literary texts, this contribution aims to put into perspective a few issues that may shed light on the debate, both conceptually and methodologically.

Introduction

La présente contribution vise à situer les rapports entre mythes et littératures dans le champ de la critique littéraire ou plus précisément dans la mytho-critique. Cela permet de relever les enjeux que ces deux ordres de récits se posent l’un à l’autre. La lecture de ces rapports n’a jamais été évidente et leur établissement a posé tant de difficultés et a soulevé tant de questionnements (problématiques) qu’il est intéressant de resituer afin d’orienter les débats.

Il n’est pas donc inintéressant de revenir à des questions fondamentales pour voir dans quelle mesure il est possible de parler de « mythe littéraire ». Pour cela, retraçons le fil de la trame qui conduit du mythe à la littérature. Qu’est-ce qu’un mythe ? Qu’est-ce qu’une production littéraire ? Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? Comment le repérer et le décrire ? Qu’en est-il de la postérité des fables antiques ?

Il s’agit de reprendre les questions récurrentes en recherche sur les rapports mythes littératures pour baliser les débats sur les plans épistémologique et méthodologique. Cela permet de voir dans quelle mesure la littérature se pose en rupture par rapport au mythe et de considérer la question relative à la légitimité de parler de mythe littéraire : mythe littéraire ou mythe en littérature ? Il s’agit donc d’interroger les rapports d’écart et de proximité de la littérature avec le mythe.

1. Le mythe ethno-religieux

Le mythe sacré/religieux, qui va servir de modèle dans la mesure où il est intégré et travaillé dans les trames des récits littéraires, peut être identifié en tant que tel en s’appuyant sur les caractéristiques que la littérature critique a déterminées. Ce sont ces caractéristiques qui, ensuite, permettent de voir dans quelle mesure un mythe littéraire, c’est-à-dire né au cœur même des processus narratifs du récit littéraire, peut émerger.

Rappelons ces critères. Le récit sacré/religieux est anonyme et de ce fait, il revêt une dimension collective. Il est posé comme récit fondateur et instaurateur. Récit de création, il narre comment les choses sont advenues à l’existence. Ainsi, il nous apprend comment est fondé le groupe, sont instaurés les interdits et est définie la condition de l’homme. (Selliers 1984 : 113)

Sous ces traits, le mythe, en tant que récit-interface, instaure un rapport de vérité entre l’homme, exposé au récit mythique, et la vérité du monde : « Le mythe est tenu pour vrai : histoire sacrée, d’une efficacité magique, récitée dans des circonstances précises, il est nettement distinct, pour ses fidèles eux-mêmes, de tous les récits de fiction (contes, fables, histoires d’animaux…). » (Phillipe Sellier 1984 : 113). Il se présente, de ce fait, comme une histoire qui a réellement eu lieu. Dans ce sens, il n’est ni conte ni fable. Récit de vérité, il s’ouvre sur une dimension ontologique et épistémique, celle de l’explication : expliquer comme le monde des choses et des êtres existe, dans quel ordre d’incarnation, dans quels rapports de coexistence, selon quelles modalités d’interactions. Placé hors temps ou dans un « temps hors temps », il est instauré comme récit primordial, qui, en portant la vérité des choses, sert lors des rites de passages à ordonner le monde.

Les dieux et les héros constituent les personnages qui peuplent les mythes sacrés/religieux. Les héros mythiques sont des êtres surnaturels. Ces personnages évoluent dans une structure narrative que Lévi-Strauss identifie à un processus d’élaboration d’où résulte une trame narrative serrée et épurée qui tire sa force des oppositions structurales signifiantes qu’elle construit :

« Il revient à Claude Lévi-Strauss d’avoir mis en évidence un autre trait distinctif : la pureté et la force des oppositions structurales. Le moindre détail entre dans des systèmes d’oppositions signifiantes. Ainsi, dans le mythe d’Adonis, magistralement étudié par M. Détienne (Les Jardins d’Adonis, 1972) l’ensevelissement du héros dans un champ de laitues sauvages n’est nullement, comme souvent chez Balzac, la petite notation destinée à faire vrai, il ne s’agit pas d’un ″effet de réel″ (Barthes), mais du développement d’un code botanique où la laitue sauvage, plante de la frigidité et de l’impuissance sexuelle, s’oppose à la plante des frénésies érotiques, la myrrhe. Or Myrrha est le nom de la mère de l’inconsistant Adonis : elle s’est unie à son propre père, après l’avoir enivré, au cours des fêtes de Cérès, déesse des plantes cultivées et de la sexualité civilisée, le mariage. La transgression des lois de Cérès voue l’individu à l’un de ces deux types de malheurs : la sauvagerie ou l’inconsistance. » (Sellier 1984 : 114)

Élaborées, dans l’ordre de l’oral, au fil des générations, les parties les plus friables du récit mythique s’érodent au profit d’une concision qui lui donne toute sa force.

Fort de cette structure, qui traverse les âges, le mythe sacré/religieux est doté d’une fonction étiologique. C’est une fonction socio-religieuse pratique qui consiste à présenter des modèles exemplaires. En baignant le présent dans le sacré, les mythes construisent des modèles pour servir d’intégrateurs sociaux. Déroulant des actions aux motivations imaginaires, qui échappent à la raison et au vraisemblable, le mythe est doté d’une efficacité imaginaire.

Le mythe se présente à la conscience collective comme un soutien à la réalité dans le sens où il instaure l’identité du groupe sous l’angle de la fondation et la justification (justificateur et fondateur).

« Tous les éléments que nous avons accumulés jusqu’ici nous poussent à affirmer la thèse suivante : la réalité est première, le mythe ne vient qu’en second lieu (bien qu’il soit présenté comme premier par les sociétés primitives qui le renvoient in illo tempore), le mythe intervient comme soutien de la réalité, comme justificateur. La mer Icarienne portait son nom bien avant l’apparition du mythe de la chute d’Icare et celui-ci est apparu pour justifier cette appellation14. Trop souvent, on a cru que la réalité confirmait ou donnait raison au mythe. Il s’agit précisément de l’inverse. » (Degand 2010 : 4-5)

Il traverse les époques sous des formes variables, adaptées à la coloration du contexte variable, mais avec la rigidité nécessaire de sa structure pour assurer sa transmission perpétuelle. Parle-t-on dans ce sens de motifs classés et de motifs libres. Il s’agit d’une marge de variabilité contrainte : « Un mythe est une fable symbolique, simple et frappante, résumant un nombre infini de situations plus ou moins analogues. Le mythe permet de saisir d’un seul coup d’œil certains types de relations constantes, et de les dégager du fouillis des apparences quotidiennes. » (Rougemont 1939 in Sellier 1984 : 116)

C’est dans ce sens également que sa définition par sa textualité (récit), son caractère « condensatif » (résumer plusieurs situations en une situation), son caractère symbolique (partant du concret pour instaurer un ordre de représentativité conceptuelle), l’inscrit dans l’ordre de l’universel : récit structurant, modèle référentiel auquel on se tourne consciemment ou inconsciemment. Dans ce cadre, il y a lieu de citer : les mythes ethniques (Acéphale, Le dionysiaque, L’androgyne, Le Minotaure, Desnos, Hermès, Ulysse, Titanic, Thésée, Orphée, Aphrodite, Prométhée, Pygmalion, Vikings et Valkyries nordiques) ; les mythes religieux (Adam, L’exode, Paradis perdus, les Caïn, les Villes maudites, les Patriarches, Moïse, le Christ) ; les mythes-personnages (Adam, César, Alexandre, Napoléon, Louis XIV) ; les Mythes-Lieux (Babel, Babylone, les villes mythiques comme New York, Saint-Pétersbourg, le Rêve parisien, Berlin, Bleston, la nouvelle Bloomusalem) ; les mythes-événements (la guerre de Troie, la Révolution française, la Guerre d’Espagne) ; le mythe de la Modernité ou la « modernité mythifiée » (L’homme nouveau, la machine) ; les mythes littéraires (Faust, Don Juan, s’ajoute Don Qquichotte, Tristan et Yseult, Don Juan).

2. Les mythes ethno-religieux : points d’achoppement

La critique (ou la mytho-critique) se méfie d’une conception romantique du mythe pour rappeler que l’utilisation du concept mythe faite bien après le contexte culturel antique où il prenait source, allait à contresens de la culture antique. À l’époque antique, le mythe correspondait à un récit à caractère historique : posant les faits comme ayant eu lieu et en fonction desquels la vie sociale se déterminait, matériellement. Les mythes étaient parmi les hommes et donc, désacralisés.

Ainsi précisée, la question des mythes ethno-religieux nous confronte à une ambivalence (dualité de leur valeur : sa sacralité et son historicité). Remettre le mythe dans la perspective historique conduit à déclarer qu’il ne peut relever d’une ontologie, comme genre littéraire, ou catégorie de pensée :

« Depuis une vingtaine d’années Marcel Detienne, Paul Veyne, Claude Calame parmi d’autres ne cessent de le répéter : il n’y a pas, il ne peut y avoir d’ontologie du mythe. Le mythe n’est pas un genre littéraire ni une catégorie de la pensée. L’emploi moderne du mot grec est un résultat de l’histoire récente, et constitue un contresens sur la culture antique » (Gély 2004 : 331).

De ce point de vue, il devient nécessaire de ne pas confondre : mythe et sacré, mythe et culte, mythe et rituel. Ces confusions apparaissent au fur et à mesure que l’on s’éloigne de l’ère antique. La sacralité et la ritualisation condamnent le mythe à une stérilité de régénération à laquelle il échappe vu la fécondité qu’on lui connaît.

Dans cette perspective, le débat interroge la validité de la notion du mythe originel ou du mythe archétype. Ce débat s’organise entre la conception platonicienne et la conception aristotélicienne du mythe.

« On constate en effet la persistance de deux types d’approches opposées, en lesquelles doit très probablement être reconnu le maintien d’une compétition entre l’idéalisme platonicien et l’empirisme aristotélicien : l’une – appelons-la essentialiste – s’attache à chercher la définition universelle d’un mythe au travers des textes et des œuvres ; l’autre – risquons-nous à l’appeler existentialiste – est plus axée sur l’histoire de ses avatars, et s’épargne l’hypothèse d’un archétype ou d’un mythe originel, voire la construction d’un « modèle » ou d’un « patron ». Si l’on admet, en effet, que « le mythe est un genre introuvable », selon la formule de Marcel Detienne (L’Invention de la mythologie, 1980), reste la question de savoir si chaque mythe s’enracine dans un « archétype » ou une « idée » préexistants, ou bien si, comme les autres fictions, ces récits, images, scénarios que nous appelons des « mythes » (et qu’on appelait jadis des « fables », naguère quelquefois des « thèmes ») sont le produit de l’imagination d’un auteur et de sa culture, sur lequel viendraient se cristalliser, dans chaque société et dans chaque époque, un réseau de significations. » (Gély 2004 : 336)

Étant essentialiste, la conception platonicienne conçoit le mythe comme universel, relevant d’un ordre d’idées préexistant à la vie humaine. Cet état inaccessible dans un récit tout aussi originel, il n’essaime qu’à travers des textes et des œuvres qui ne font qu’office de recueils de mythes universels retranscrits à partir d’une sphère autre qu’humaine. En somme, des œuvres qui transcendent la condition humaine.

Or, l’empirisme aristotélicien, fondé sur une conception existentialiste, conçoit le mythe dans le cadre de la dimension historique. Dans ce sens, le mythe n’existe que sous forme d’avatars produits par l’imagination des hommes confrontés à des conditions d’existence qu’il faut caractériser. Il est plutôt produit d’une culture et il se traduit forcément dans les formes d’expressions que l’homme s’est inventées (récit, en l’occurrence).

Les conséquences de cette mise en perspective historique ou historiciste sont de décréter le mythe comme genre introuvable en soi. Il n’a d’existence que par la médiation de l’œuvre humaine. C’est ainsi que le mythe relève de l’identité et il est ancré à une société, à une époque sous forme de réseaux de significations propres à toute société. Il est à ce titre renouvelable.

Cependant, la société moderne fonctionne en introduisant la science comme mode de pensée et de production de vérité, en concurrence au mythe, inefficient en l’occurrence. C’est dans ce sens que les sociétés modernes sont considérées comme peu productrices de mythes.

« Confronté au foisonnement mythologique de l’Antiquité, un Moderne serait en droit de se poser la question suivante : pourquoi y a-t-il aujourd’hui si peu de mythes alors que nos héritages gréco‐latins en sont remplis ? Considérant que mythe et identité sont liés et que nous vivons dans une société moderne peu marquée par les récits mythiques, n’est-il dès lors pas étonnant que nous soyons confrontés à des questions identitaires ? Quant à cette forte diminution (absence ?) des mythes aujourd’hui, ne pourrait-on pas l’expliquer par le fait que ces derniers se trouvaient – et se trouvent d’ailleurs encore aujourd’hui – en concurrence avec les sciences ? En effet, en raison de leurs fonctions explicatives, mythes et sciences ont des champs d’investigation assez semblables. À cette différence près que le mythe veut également apporter des réponses à des questions existentielles inhérentes à la condition humaine. C’est notamment pour cela que ce type de récit s’est développé en différents points du globe. Le mythe tente ainsi de fournir des réponses à des interrogations telles que : qu’est-ce que le mal ? D’où vient l’homme ? Pourquoi est-il mortel ? Qu’y a-t-il après la mort ? Mais pour toutes les questions plus empiriques (origine du feu, de l’agriculture…), dès lors que les sciences progressent, le mythe ne décroît-il pas nécessairement ? De plus qu’arriverait-il si les sciences parvenaient un jour à répondre aussi à ces questions existentielles ? En dépassant le cadre strict de notre réflexion, ne pourrait-on pas avancer la thèse selon laquelle la science serait en quelque sorte un mythe moderne dans la mesure où elle reprend partiellement des fonctions du récit mythique ? » (Degand 2010 : 7-8)

Disant cela, il y a lieu de remarquer néanmoins que malgré la prégnance de la science (notamment dans les sociétés occidentales), il se trouve que paradoxalement les sociétés modernes sont confrontées à des problèmes identitaires. Cela justifie donc que l’on ait encore recours aux mythes et que la confiance accordée à la science la constitue, à son tour, comme mythe.

Dans une perspective historiciste, le mythe ethno-religieux tend, du moins dans les sociétés occidentales, à être désacralisé. La pensée occidentale l’introduit dans le paradigme épistémologique de la science : science comme mythe ou mythes d’inspiration scientifique. Cela veut dire aussi que, dans les sociétés dont l’inscription dans le paradigme scientifique est lâche, le mythe garde forcément sa dimension divine : sacré et ethnique. Le rituel étant le mode de son existence et de son imprégnation. Ce qui, en conséquence, rend impossible l’émergence du mythe littéraire dans leurs œuvres.

3. Mythe et littérature : points d’appui

Considérant l’évolution de la perception des rapports entre mythe et littérature, il y a lieu de situer le débat autour de problématiques. Le mythe, ne pouvant être considéré en dehors du texte qui le crée et le renouvelle, n’est envisageable que par rapport aux spécificités de l’acte d’écriture et de réécriture et de la poétique.

3.1. Le texte littéraire : problématique de la réécriture

On ne peut parler de la jonction entre les mythes et les textes qu’en s’arrêtant sur les spécificités de cet hôte qui héberge les matériaux mythiques. Cela va évidemment être problématisé sous l’angle de la réécriture et de l’intertextualité que suppose la transversalité du mythe à travers les textes qui l’édifient à chaque fois de façon renouvelée.

« Le mythe antique peut être envisagé comme substrat syntaxique ou symbolique dans son texte-hôte. Non seulement cette supposition place le mythe en amont de la littérature, puisqu’il est hypotexte, mais elle implique aussi une structure et un code rigides, malgré des séries de dé-contextualisations et de re-contextualisations. […] Avec le temps, le mythe est devenu une icône, voire une enseigne, un sigle, que chaque texte-hôte modèle à son image et façonne selon son public. La déperdition de sens — d’aucuns préféreront évoquer la variation de sens — est donc liée non seulement aux différentes consciences créatrices et à leur traitement du mythe, mais aussi au contexte d’accueil, avec sa culture et sa disposition mentale. Il n’est plus à prouver que les systèmes de valeurs et les intentions des Anciens sont sinon perdus du moins difficiles à percevoir à travers l’épaisseur du temps. » (Petit-Rasselle 2013 : 4)

La littérature, en tant que processus d’écriture relavant de la création, s’inscrit de fait dans la subversion. Ce caractère constitutif de la subversion est dû au caractère inévitable de la médiation de l’écriture. Celle-ci instaure toujours son propre ordre, dans lequel les idées, les faits sont certainement pervertis par rapport à leur état initial supposé, mais jamais établi. Mieux encore : les idées et les faits ne sont que ce que l’ordre de l’écriture (littéraire) permet de faire advenir. Tel est le biais par lequel, le mythe sera examiné dans son rapport à la littérature.

L’écriture, matrice de création du mythe, est foncièrement intégrable à un processus historique et à une perspective historiciste. Dans ce sens, elle est réécriture dans la mesure où elle ne s’emploie qu’à la gestion de textes antérieurs : « On ne peut répéter sans varier et varier sans répéter », selon la formule de Gérard Genette reprise par Maurice Domino (2007).

Le texte est foncièrement une ouverture : en même temps qu’il rend possible la différence, il procède par répétition. La remontée historique ne peut aboutir qu’à la virtualité d’« un avant-non -texte » (non littéraire) inscrit dans l’ordre de l’indicible. Le texte n’est dans ce sens que le résultat d’un travail matériel qui traduit un texte virtuel.

Ce faisant, le texte instaure l’auteur par rapport à un autre auteur. Il est toujours entre deux pôles : le même et l’autre. L’auteur (le même et l’autre) appelle dans son sillage son ancrage historique, social et psychologique. De même que le texte suscite, historiquement, chez le lecteur, des exigences nouvelles. C’est dans ce sens qu’il est judicieux de mettre en jeu, dans l’acte de lecture, des modélisations contemporaines. Sachant que l’écriture consiste à jouer avec les limites de la lisibilité, c’est-à-dire prendre conscience des enjeux de l’histoire de la littérature et situer le propos à la limite des lacunes : « Lorsqu’il réécrit, l’écrivain inaugure déjà une attitude réflexive qui a déjà une fonction critique qui se veut connaissance du phénomène littéraire. » (Domino 2007 : paragraphe 34) 

Nous parlons ici forcément du régime ludique du discours littéraire en tant qu’espace de liberté et d’invention, où la « croyance n’enchaîne pas ». La littérature réécrit son texte incessamment, elle précède toute herméneutique, elle opère à la façon du mythe et aussi contre le mythe :

« Mais, ici et maintenant, opèrent les textes littéraires - autrement que le mythe : dans le régime ludique qui est le sien, en face du mythe et en face du monde ou de ses représentations, la littérature dessine un espace de liberté et d’invention où la croyance n’enchaîne pas. Opérant à la façon du mythe, la littérature opère aussi contre lui : moment, dirait T.W. Adorno, de la dialectique de la raison - ainsi dès Homère la littérature montre l’homme en train de se délivrer du mythe, comme l’Unisse de l’Odyssée. Elle continue d’exercer cette fonction, toujours en avance sur ce qu’on peut dire d’elle, précédant toute herméneutique, parce que, ludique et libre, elle réécrit son texte incessamment. » (Domino 2007 : paragraphe 70)

C’est ainsi que la critique s’oriente vers des lectures en adéquation avec les dynamiques propres à l’écriture, à la réécriture et ses ancrages historiques.

3.2. Le mythe littéraire : problématique mytho-poétique

Le passage du mythe à la littérature se conçoit dans trois dimensions : la dimension symbolique, la dimension situationnelle et structurelle, la dimension métaphysique.

Au niveau de la dimension symbolique, ce qui est mis en cause, c’est la saturation symbolique des récits mythiques ethno-religieux. Saturation, quant à leur portée symbolique : la perspective explicative et téléologique dont nous avons parlé plus haut. Cette saturation ouvre sur la polyvalence :

« On objectera que de tels scénarios demeurent bien généraux, et ne suffisent pas à rendre compte de la richesse des textes, même au seul niveau des réseaux d’images. C’est le reproche que nombre de mythologues adressent au décryptage freudien, jugé valide, mais partiel, mal accordé à la polyvalence des récits mythiques : dans l’écheveau des images, la psychanalyse ne suit que quelques gros fils. Ainsi, devant les occurrences du serpent dans d’innombrables mythes, le mythologue sourira de la réduction au trop évident symbolisme sexuel. Même dans des récits comme ceux de la Genèse, où la liaison du serpent et du désir d’immortalité est si apparente, trop de psychanalystes abandonnent Ève au péché originel de l’envie du pénis9. La tension entre l’ampleur du savoir mythologique et l’expérience analytique théorisée par Freud contribue sans doute à expliquer certains schismes, comme celui de Jung ou celui de Rank. » (Sellier 1984 : 119)

Les valeurs véhiculées s’ouvrent sur des espaces culturels divers et se confrontent à des réalités autres qui étendent le champ des valeurs et des univers de sens qui s’en dégagent. C’est dans cette ouverture à la polyvalence que s’infiltre la littérature : en retravaillant les mythes ou en en créant. Donc, les mythes littéraires.

Au niveau de la dimension situationnelle et structurelle, le passage s’effectue de la situation, trop simple où est pris le héros du mythe ethno-religieux, qui fonctionne comme emblème, à la fonction complexe des réalités historiques que met en perspective la littérature.

« En somme, le mythe littéraire implique non seulement un héros, mais une situation complexe, de type dramatique, où le héros se trouve pris. Si la situation est trop simple, réduite à un épisode, on en reste à l’emblème ; si elle est trop chargée, la structure se dégrade en sérialité. Le mythe littéraire se distingue aussi bien des rhapsodies (l’Odyssée) que des emblèmes ou des adages mythologiques. » (Sellier 1984 : 124)

Autrement dit, la littérature rompt avec la « sérialité du mythe », en ce sens qu’elle rompt avec la répétition : en référence à des motifs folkloriques répétés et autour desquels s’organisent des improvisations.

Enfin, au niveau de la dimension métaphysique, même si les mythes évoquent des questions partagées, ils mettent en scène des expériences individuelles. La littérature, quant à elle, elle renvoie à des questions et des « horreurs collectives » et interpelle sur le sens de l’histoire.

« Il semble que les mythes littéraires d’origine grecque soient aptes surtout à la prise en charge d’expériences individuelles, même si chacun se pose des questions que tous se posent (comme dans le « nouveau théâtre » des années 1950 en France). Certains des mythes littéraires d’origine biblique paraissent plus capables, eux, d’orchestrer les grandes horreurs collectives, et la méditation sur le sens de l’histoire. Les cinq actes du Mythe de Moïse : le Bagne d’Égypte, le Défi aux bourreaux, l’Exode, la marche au Désert, et l’arrivée en vue de la Terre promise, ce puissant ensemble constitue un véritable mythe littéraire de l’insurrection collective, dans le dialogue avec un Dieu qui rend libre. » (Sellier 1984 : 125)

C’est cet éclairage métaphysique qui organise le renversement qui instaure la primauté de la littérature sur le mythe.

La mytho-poétique (travaux dominants actuellement en mythocritique), avance le point de vue selon lequel la réécriture des fables de Thésée, d’Orphée, d’Aphrodite, de Prométhée, de Pygmalion, s’est faite déjà à partir des poètes antiques (Homère, Sappho, Bacchylide, Horace et Ovide) et s’est poursuivie jusqu’au Frankenstein de Mary Shelley, aux textes de Franz Kafka et de Rose Ausländer. Cette réécriture illustre :

« […] le fait que les récits qu’une catégorie opératoire de la pensée anthropologique nous induit à considérer comme des mythes n’existent que réalisés et intégrés dans des textes poétiques et littéraires″, Claude Calam, Poétiques comparées. Illustration qui se vérifie aussi bien dans […] des figures héritées de l’antiquité classique, des mythes modernes, des figures bibliques, des villes mythiques. Mais le postulat lui-même ne fait toujours pas l’unanimité. » (Gély 2004 : 35-36)

L’exemple qui peut être avancé dans ce sens est le mythe de Sisyphe :

« Brunel embrasse en une centaine de pages, avec le même souci d’exactitude philologique et la perspective historique, mise au service d’une méditation sur le nom, le palais, le tombeau de Sisyphe, permet de répondre à la question ″qu’a donc à nous dire encore aujourd’hui le rocher de Sisyphe ?″ (quatrième de couverture. C’est le contexte de la Seconde Guerre mondiale et ses horreurs et le doute projeté sur l’homme qui projette le mythe de Sisyphe à nouveau sur la scène littéraire et instaure la modernité de la figure : Albert Camus, Roger Caillois et Ilya Ehrenbourg (littérature d’après-guerre). Cet homme qui s’est obstiné dans le refus de mourir, ou, mieux, dans l’ignorance volontaire de la Mort », pour qui les dieux « méritent d’être bernés″ et qui s’enferme dans une ″fidélité au pire″ (p. 139) a bien, en effet, quelque chose à nous dire de nous et de l’histoire de notre temps. » (Véronique Gély 2004 : 338)

D’autres exemples de mythes littéraires peuvent être convoqués. Le Faust de Goethe, correspondant à un XXIe siècle, marqué par les deux guerres et donc par la crise des sciences et de la culture, décrit les enjeux de la modernité dans le sens où il constitue une « mise au point salutaire » en mettant en avant « l’homme mélancolique », le « désir fou » et « l’effroi du désir ». (Gély 2004 : 339)

Le Don Quichotte de Cervantès est un autre grand mythe européen, considéré comme mythe fondateur de la littérature moderne. Il met en avant la « triste figure » moderne du chevalier, « tragique et bouffon », « support de lectures idéologiques », « gardien du livre et des livres ». Il participe de cette création moderne de mythes, mobilisés pour contrer le fascisme et la menace nazie. (Véronique Gély 2004 : 340)

Babel est un autre mythe du XXIe siècle. Il engage à la réflexion autour de la pluralité des langues et des cultures en référence au mythe de la langue unique contre lequel les écrivains contemporains expriment leur méfiance. Participant d’un renversement axiologique amorcé depuis la renaissance, l’imperfection que suggère la pluralité des langues et des cultures (défi de Babel) s’élève contre l’aliénation de la langue-culture unique :

« Mais « la signification de Babel, mythe, motif ou fantasme », y est renversée, grâce au facteur poétique que constituent ses paradoxes : celui du Verbe, celui de la Faute, celui du tragique et celui de la Tour, dont le renversement, « selon la logique carnavalesque, devient un signe de destruction joyeuse, de destitution du pouvoir et de la loi, qui accompagne le renouvellement du monde.» (Dumoulié 1993 in Gély 2004 : 343).

L’écrivain prend conscience que l’écriture, en tant qu’acte d’invention, consiste à créer une langue dans la langue, à rapprocher l’intime de l’étranger : se reconnaître étranger dans sa langue, c’est renvoyer à l’aptitude de l’homme à édifier, par ses propres moyens, le sens de son existence individuelle ou collective. Adonis dira : « « tout vrai poète est exilé au sein même de sa langue (…) toujours en train de créer entre les mots et les choses des rapports nouveaux, d’élaborer une nouvelle image du monde.» (Adonis in Gély 2004 : 342).

La représentation dans la littérature de personnages poètes, romanciers et linguistes permet de combattre « l’oppression des discours codifiés », participant d’un « des meilleurs des mondes totalitaires » où Babel « présente encore le fantasme de toute puissance. »

« […] si l’érection de la tour a longtemps été considérée comme l’expression d’un malencontreux défi lancé il y a quelque trois mille ans, n’est-ce pas la féconde acceptation de la pluralité – des mondes, des langues, des cultures – qui pourrait constituer désormais le nouveau défi à relever ? » (Parizet 2001 : 19)

Le défi auquel invite de façon incessante le discours littéraire par son caractère foncièrement hétérogène et dynamique conduit volontiers à ne s’inscrire que dans la pluralité des approches critiques.

Conclusion

Le rapport entre mythe et littérature s’inscrit dans un débat toujours ouvert. S’il est question de parler de l’acheminement opéré de la pureté du mythe à la littérature, représenté par le rapport du mythe à l’épopée (roman) et du mythe à la tragédie et s’il est en cela question d’opposition entre mythe et littérature conçue en termes de rupture, alors quelle légitimité à parler de « mythe littéraire » ? Quelle légitimé, à l’ère moderne et contemporaine, celle de l’avant-garde (symbolisme et surréalisme) en quête d’une radicale nouveauté à avoir recours aux mythes au risque d’un paradoxe ?

Or, il ressort que « ce que l’avant-garde avait le mieux réussi à capter, en le répétant, du mythe, c’était son impureté, son instabilité, son inscription diachronique dans l’Histoire, son métissage constant des traditions, son obstination à dire une origine ou un but impossible à rejoindre, toujours déjà perdus. » (Gély 2004 : 341)

L’avant-garde met en lumière le paradoxe de la réflexion sur les langues des avant-gardes futuristes et dadaïstes, « […] dans la mesure où le renouvellement affirmé de la langue poétique prend la forme d’une quête de retour à une langue liée aux origines de la Création. » (Vacher 2003)

Sur un autre plan, celui de la structure, on relève deux autres paradoxes. Les lieux qui frappent l’imaginaire, comme Venise, sont-ils à considérer comme des mythes ? La question se pose d’autant plus qu’ils ne se développent pas en récits.

Par ailleurs, les mythes politico-héroïques, relatifs à des personnages comme César, Alexandre, Napoléon, Louis XIV ou à des événements réels ou semi-fabuleux comme la guerre de Troie, la Révolution française, la Guerre d’Espagne, sont effectivement identifiables à des récits, dont la longueur excessive de la structure narrative les rattache plutôt à l’épopée à l’instar de l’Odyssée.

« On a pris l’habitude de parler du Mythe d’Unisse, sous la pression de reprises prestigieuses de l’Odyssée comme l’Unisse de Joyce. Mais un tel usage fait problème : il ne suffit pas qu’il y ait reprise d’une œuvre par plusieurs autres pour qu’il y ait « mythe littéraire » ; il faut que cette reprise soit due à l’existence d’un scénario concentré, d’une organisation exceptionnellement ferme. C’est pourquoi Œdipe roi s’affirme comme un mythe littéraire, tandis que les aventures d’Œdipe, avec leurs multiples épisodes, relèvent de l’épopée et de la saga. Le foisonnement des épopées ou des romans-fleuves (le Genji monogatari, l’Astrée) les expose surtout au démantèlement et au pillage ; des ensembles aussi lâches n’invitent guère à ces variations de type musical qui caractérisent le mythe littéraire. » (Philippe Sellier 1984 : 117)

Enfin, il y a lieu de retenir que, sur le plan conceptuel, le traitement des matériaux discursifs relatifs aux rapports mythes-textes ne doit pas céder à des lectures réductrices :

« Cette troisième caractéristique dénonce aussi les insuffisances réductrices de l’explication du scénario par la psychologie. Dans L’Âge d’homme, Michel Leiris, sortant d’une psychanalyse ratée, a insisté sur les illusions de ce psychologisme, qui restreint le mythe d’Œdipe à une mécanique. Il rappelle l’importance de l’expérience tragique dans le mythe grec, et l’aide qu’il peut apporter à tout homme se demandant si sa vie risque d’être une destinée. En cela, il annonce les études de Vernant : à Athènes, les tragédies mythiques ont vu le jour au moment où l’homme grec a commencé à s’interroger sur la plus métaphysique des questions : suis-je un être libre, ou suis-je le jouet de forces obscures que j’appelle dieux ? Comme par hasard, l’Occident est revenu avec prédilection à ces scénarios tragiques aux périodes où de nouveau s’est posée cette question de la liberté : entre 1580 et 1680, au milieu des controverses sur le libre arbitre ; à partir de la fin du XIXe siècle, avec les multiples mises en cause de l’autonomie du sujet humain. (Sellier 1984 : 125)

Le discours littéraire doit être premier et échappe à des a priori théoriques contraignants. Sa liberté participe de la liberté représentationnelle de l’homme dont la puissance de l’imaginaire le libère d’un déterminisme qui va à l’encontre de la logique historique qui le fonde dans son humanité. Il recrée les conditions de sa vie et les mythes qui le fondent dans sa contemporanéité libérée d’un passé aliénant et projetée dans l’aventure d’un avenir à construire.

Degand, Martin. s. d. « Le Mythe et Les Genres Littéraires. Aspects Théoriques ». Folia Electronica Classica 19 (Janvierjuin 2010). https://frama.link/0r6U98qn

Domino, Maurice. 1987. « La réécriture du texte littéraire Mythe et Réécriture ». Semen. Revue de sémio-linguistique des textes et discours, no 3 (février). http://journals.openedition.org/semen/5383.

Dumoulié, Camille. 1993. « Le mythe et le sacré ». Écriture, 11‑24. https://frama.link/P-f87bo-

Gély, Véronique. 2004. « Mythes et littérature : perspectives actuelles ». Revue de littérature comparée n o 311 (3) : 329‑47. https://frama.link/aQFn_cQd

Genette, Gérard. 1992. Palimpsestes : La littérature au second degré. Paris : Seuil.

Parizet, Sylvie. 2001. Le défi de Babel. Un mythe littéraire pour le XXIème siècle - Sylvie Parizet. Paris : Desjonquères. https://frama.link/ECDoP2P1

Rougemont, Denis. 1939. L’amour et l’Occident. Vol. 2. Paris : Plon.

Sellier, Philippe. 1984. « Qu’est-ce qu’un mythe littéraire ? » Littérature 55 (3) : 112‑26. https://doi.org/10.3406/litt.1984.2239.

Vacher, Pascal. 2003. « La réécriture du mythe de Babel par Kafka dans «  Les Armes de la ville » ». In Les mythes des avant-gardes, édité par Véronique Léonard- Roques et Jean-Christophe Valtat, 502‑91. Presses Universitaires Blaises pascal.

يسف امون Youcef Immoune

EPI1EPI Laboratoire : Études de pragmatique inférentielle- Alger جامعة الجزائر 2

© Tous droits réservés à l'auteur de l'article