« Le récit répond au rappel de la faute, ou consent, si l’on peut dire, à être pris en faute déjà contée, déjà citée, c’est-à-dire déjà jugée. » Daniel Wilhem, Pierre Klossowski : le corps impie2
L’essentiel de la production littéraire de Rachid Mimouni se situe dans les années 1980. Au cours de ces années, la crise économique et l’ébranlement de l’ordre politique et social, après la mort du Président Boumediene, provoquent une certaine politisation de la littérature en Algérie et, singulièrement, de la fiction romanesque. Politisation au sens large d’abord. La réapparition de signes de misère sociale réactualise ce que Mourad Bourboune avait appelé, au lendemain de l’indépendance, « l’avachissement ». Un désenchantement exprimé justement par Rachid Mimouni clairement lorsqu’il souligne :
« La révolution s’est affirmée contre, maintenant elle doit se continuer pour. Ce n’est pas une mince affaire. En somme, il faut cesser de s’inventer des ennemis. Dans un pays maître de son destin depuis plus d’une décennie, le néocolonialisme est un épouvantail qui a perdu toute crédibilité. Liguées contre le colonisateur, nous vivions côte à côte. Il s’agit pour nous maintenant d’apprendre à vivre ensemble. Ce sera le début de la démocratie. » (Tombéza, p. 56)
Aussi intellectuels et artistes s’interrogent-ils sur l’avenir politique et social de l’Algérie. Toute une partie de la littérature romanesque se consacre au décryptage des destins collectifs pour inscrire ainsi une image intelligible et dramatisée des grandes évolutions sociologiques d’un pays qui se cherche, d’un pays qui se perd ! La politisation de la littérature se manifeste au sens étroit, au sens spécifique, d’une protestation contre la société établie et ses structures politiques.
C’est donc dans un contexte de tensions idéologiques (islamisme vs démocratie), de controverses violentes, peu propice en somme à la neutralité, voire à la simple sérénité artistique, que Rachid Mimouni a composé la part la plus importante de son œuvre, non pas en marge de l’histoire, mais sur ses marges, en refusant les simplifications partisanes et les manichéismes réducteurs. Et le roman qui concentre toutes ses contradictions d’une société en pleine mutation et d’un pays livré à une déliquescence totale reste à notre avis incontestablement Tombéza publié en 1984. En effet, Rachid Mimouni qui qualifie lui-même Tombéza de « roman noir », affirme que ce texte est le « résultat d’une réflexion personnelle sur la société algérienne. » Ainsi, répondant à une question d’un journaliste en 1990, Rachid Mimouni explique les visées et la portée de son roman :
« Dans Tombéza, on se trouve en présence d’un héros qui est en même temps victime et bourreau. C’est l’histoire d’un enfant né à la suite d’un viol, il naît laid et difforme parce que sa mère après le viol et durant la grossesse, a été battue à mort par son père, comme si c’était de sa faute. Ce “bâtard” va représenter, dans cette société archaïque attachée à un ensemble de valeurs médiévales, le mal aux yeux des habitants, il est donc ignoré, méprisé, rejeté ; il va grandir avec la très forte détermination de se venger et de venger sa mère. On a donc affaire à un personnage parfaitement anormal qui ne recule devant rien pour parvenir à ses fins. Mais ce personnage va très vite se trouver pris dans la dialectique du mal, c’est-à-dire un jeu où il est tour à tour victime et bourreau, parfois il subit le mal, parfois il le fait. Je pense que cette situation exprime parfaitement notre réalité, en ce sens que la plupart du temps, on a tendance à considérer que le mal vient des autres, soit au niveau d’un ensemble de protagonistes, - le mal vient du bureaucrate qui ne fait pas son travail, de l’ouvrier qui s’absente, du cadre incompétent, etc.-, soit de la société en tant que telle, parce que par certaines de ses fonctions, cette dernière opprime l’individu. Je crois que cette forme de réaction n’est pas entièrement vaine. Le mal vient aussi de nous. Nous, en tant qu’acteurs, sommes amenés à faire du mal. Tombéza est un peu l’expression romanesque de cette réflexion, aujourd’hui, dans notre société, personne n’est totalement innocent ou victime. Nous sommes tous en même temps innocents et coupables. Au fond, nous sommes tous des Tombéza, c’est un constat qui n’est pas très gai. C’est ce qui explique en partie cette forme de désespoir contenu dans Tombéza3. »
Toutefois, depuis Milan Kundera, il est acquis que le roman en général ne peut être lu simplement et seulement comme « une confession de l’auteur, mais une exploration de ce qu’est la vie humaine dans le piège qu’est devenu le monde4. » Le mot piège ici, prend un sens ontologique. « Que la vie soit un piège, écrit Kundera, ça, on l’a toujours su : on est né sans l’avoir demandé, enfermé dans un corps qu’on n’a pas choisi et destiné à mourir. » En revanche, l’espace du monde procurait une permanente possibilité d’évasion. Cette réflexion pourrait parfaitement correspondre à la vie du personnage de Rachid Mimouni, Tombéza qui doit subir les affres d’une vie vouée aux malheurs de l’existence quoiqu’il ne possède aucune possibilité d’évasion, car c’est un personnage condamné avant même sa naissance : il est la conséquence directe d’une faute et de fait, dans son univers clos, aucune issue ne peut être envisagée. Rejeté par la société, attaqué, raillé de toute part, ce personnage incarne une sorte de conscience troublée d’une société malade de ses propres pratiques et coutumes.
Rachid Mimouni qui focalise son récit sur un personnage étrange et dérangé ne semble pas pour autant relater une expérience individuelle. Il s’agit pour lui de traduire l’image de la société algérienne tout entière, dans ses contradictions les plus profondes et ses complexes insurmontables. Pour ce faire, il a dû emprunter un procédé d’écriture tout particulier, celui adopté et défendu par Louis Aragon au début de la deuxième moitié du XXe siècle : « le mentir-vrai ». Ce procédé qui privilégie l’élargissement imaginaire à partir d’une figure ou d’un fait anodin est un phénomène de démultiplication. Louis Aragon explique ainsi l’intérêt de ce travail subtil qui consiste à donner une dimension artistique particulière à un fait anodin :
« Par exemple, j’ai été dans ma vie témoin de bien des choses qui pourraient se transformer en fictions, mais c’est précisément l’une des grandes difficultés du réalisme du XXe siècle : aussi bien dans le domaine politique le nombre des sujets tabous va croissant, du fait des censures extérieures ou des auto-censures que s’impose l’écrivain. On est pour écrire, dans ce troisième quart du siècle, plutôt gêné par ce qu’on sait, qu’on a connu, vécu : ce sont là les difficultés internes au réalisme, et parfois je me demande combien de temps encore il sera possible de les surmonter. Les réalistes de l’avenir devront de plus en plus mentir pour dire vrai5. »
Ce qu’il y a d’intéressant dans l’art du « mentir-vrai », c’est qu’il permet de problématiser certains aspects du processus d’engendrement du texte. Il suppose, entre autres, que l’écrivain doit « jouer serré sur la trame du temps, entre la mémoire et l’oubli6. » C’est justement à cet exercice très délicat que Rachid Mimouni s’est consacré dans l’écriture de son roman Tombéza.
1.Écriture du désastre, écriture de la souillure
Allégorique7, Tombéza déploie une grande force d’illusion pour fixer sa configuration et se poser comme un texte énigmatique aux entrées multiples et aux issues incertaines. En effet, par sa structure éclatée qui échappe à toute cohérence et à toute caractérisation pouvant assurer son unité, ce texte semble défier toute thématique. Ce roman dont le style est souvent entrecoupé de cris de douleur et de haine, développe une stratégie scripturale paradoxale, hors normes, qui pourrait, receler quelque chose de la cruauté et des fureurs blessées d’Artaud ou de Lautréamont.
Cette stratégie semble, en outre, renforcer la rupture introduite par Mimouni dans son écriture à travers Le fleuve détourné où le sujet écrivant se présente dans toute sa diversité, exalté par la recherche des contradictions et de l’ambiguïté. Se distinguant ainsi des autres textes de Mimouni dont le style a souvent été comparé à celui de plusieurs grands écrivains (Camus, Kateb, Marquez, Kafka), Tombéza affiche une certaine liberté allant vers la transgression des valeurs morales et religieuses. À lui seul, ce roman constitue un texte particulier qui se base sur une pratique scripturale privilégiée et qui déclare un combat, souvent à découvert, contre la langue à l’intérieur de la langue même. C’est pourquoi on peut affirmer, sans prendre le risque d’être contredit, qu’il s’agit bel et bien d’un texte orienté vers la modernité, en ce sens qu’il révèle, à titre de composante essentielle, un questionnement sur des problèmes jusque-là tabous.
Ainsi considéré, ce roman a comme point de départ la faute et comme « point de fuite » la culpabilité. Et c’est là où réside toute la prouesse de Rachid Mimouni dont la stratégie scripturale s’inscrit résolument dans le cadre d’une tradition romanesque marquée par des récits qui, selon Daniel Wilhem, « se donnent tort, et qui exposent ce qu’ils croient être leur faute et leur repentir8. » Rachid Mimouni qui met en scène un personnage principal excentrique, qui prend en charge la narration, semble seulement tenter de surprendre la vocation de toute espèce de narrateur. C’est pourquoi on peut dire que l’écriture de Tombéza nous rappelle celle caractérisant certains romans de Pierre Klossowski qui selon Daniel Wilhem :
« sait que la faute est première, que le récit commence au levant de la faute, qu’il n’y a pas un seul récit au monde hors de l’espace de la faute, hors du travail expiatoire qu’elle n’a jamais cessé d’exiger. Il sait qu’il faut parler pieusement de la faute pour garder une chance de la faire oublier, qu’il faut la recouvrir d’un discours, qu’il faut la rendre bavarde sous ce recouvrement, qu’il faut l’envelopper à la fois d’une mémoire, d’une attente, d’un oubli, qu’il faut la rendre, peu à peu, familière et inoffensive, c’est-à-dire pardonnable. Il sait bien que tout silence sur la faute est inadmissible : l’or du silence conserverait la pureté de la faute et consacrerait l’impureté du fautif. Il sait donc qu’il faut recourir au discours, le laisser courir à sa fin racheteuse, et aller ainsi de mot en mot, maladroitement d’abord, comme blessé et gêné par l’énormité de la faute, mais aller malgré tout, de réparation en réparation, continuer jusqu’au grand pardon, retrouver la grâce, viser une parole totalement pure9. »
Mais dans le cas de Tombéza, aucune réparation n’a été envisagée, car la faute commise au départ est vécue comme une souillure inaltérable par la mère du personnage principal victime d’un viol, par la famille de cette victime et au-delà par tout le village. Aucune parole, aucun mot n’est en mesure de laver l’affront :
« Sans mot dire, l’homme alla décrocher sa canne qui pendait à un clou planté dans le mur de pisé. La fille restait prostrée dans un coin de sa chambre la tête enfouie dans ses mains et sanglotant doucement. Le premier coup la cueillit à l’épaule. Elle poussa un cri d’animal atteint par la balle du chasseur. Elle releva la tête, les yeux hagards fixés sur le rictus du père. Le deuxième coup lui ouvrit l’arcade sourcilière. Ce bagarreur émérite des combats des çofs maniait en expert son bâton d’olivier à bout renflé, visant la tête, les articulations des membres, bien au fait des endroits sensibles du corps, où la douleur irradie jusqu’au cerveau, où les coups laissent des séquelles indélébiles. » [Tombéza, p. 30
Cette extrême violence exercée ici par le père, en tant que figure incontestable de la loi, n’a pas été en mesure d’expier la faute, ni même de purifier le corps de la fille considéré ici comme « impie », au sens de Daniel Wilhem. Le corps de la femme qui est doublement souillé dans ce roman concentre ainsi toutes les rancunes et les impuretés que plus rien ne peut effacer. Aussi, même le silence ou le mutisme pesant de la victime-pécheresse devient-il coupable au point d’exacerber la violence du père : « la main tendue de la fille dans une muette et terrible supplication n’eut pour effet que de se décupler la rage de l’homme, la violence et le rythme de ses gestes. » [Tombéza, p. 30
Le crime envisagé comme solution par le frère de la victime pour faire face à ce qu’il qualifie de « double infamie » se révèle sans conséquence sur la famille dans sa lutte contre le « déshonneur » et la faute : « le grand frère parlait de l’emmener dans un coin du bois et de l’étrangler de ses propres mains, elle et son maudit fœtus, fruit de la fornication. » [Tombéza, p. 32
Mais cela n’a pas dépassé la pensée du frère, résigné tout comme le père à maudire le sort dans le silence : « Le père demeurait taciturne et prostré. Il n’admettait pas cette succession de malheurs qui s’abattaient sur lui. » [Tombéza, p. 30] C’est là où se situe le tournant du récit de la faute qui prend désormais une nouvelle orientation : la faute va engendrer un monstre dans le silence, et dans la mort :
Elle accoucha après un long calvaire, et ne survécut que quelques instants à ma naissance […], elle n’attendait que d’avoir expulsé tout vestige de cette semence étrangère qui un jour, mêlée à son sang, macula son sexe et ses cuisses. Elle expira dans un râle douloureux, sans avoir pu achever ce geste du bras qui se tendait vers moi. Je crois que sa mort m’a sauvé la vie. [Tombéza, p. 33
Comme dans tous les récits évoquant la faute où le silence côtoie la parole impure, la parole dans Tombéza devient source du silence et la mort se fait silence impur. Là, aussi le procédé de Mimouni ressemble à celui des récits de Klossowski où :
Au silence impur qui rôde dans les parages de la faute, ou dans les origines du récit, ne répond plus une parole pure et homogène, mais une parole mêlée, métissée, plurielle — faite de langages miscibles. À ce silence impur répond non pas une voix unique et pleine, mais plusieurs voix qui puisent dans plusieurs réserves, dans plusieurs traditions, dans plusieurs héritages10.
De ce point de vue, nous pouvons affirmer que le discours de Mimouni dans son roman est transgressif. La transgression n’est pas simplement éthique, mais il s’agit d’une violence faite à l’intégrité d’un être représenté sur la scène de l’écriture comme à la fois une victime et un bourreau.
2. Récit de l’« inespoir »
Se structurant autour d’un « Je », tenant lieu d’une conscience obscure ou d’un être en proie à la confusion mentale, ce roman se dévoile comme un texte étrange en ce sens qu’il « se laisse annoncer depuis l’étrangeté », pour reprendre l’expression de Claude Lévesque pour qui « toute étrangeté du texte se produit dans l’espace de dis-locution qu’il déploie marquant tout et même ce qui vient hors tout et hors temps11. »
Étrange texte dont la narration est confiée à une voix qui échappe à toute localisation, une voix qui submerge l’esprit du personnage principal. Dépossédé de son humanité, ce personnage doit subir la tyrannie d’un destin chaotique et maudit. Il s’agit en fait d’un texte qui relate l’histoire d’un personnage qui est né et grandi dans des circonstances particulièrement horribles et qui doit supporter le poids d’un dysfonctionnement social généralisé tout au long de sa vie. Comme le souligne Christiane Chaulet Achour qui a consacré une étude à Tombéza, ce roman nous incite à une lecture dynamique :
« Le roman est bien l’histoire d’un engrenage de violences, du chariot bringuebalant, où gît le héros dans un débarras sordide, à son “exécution” finale. Sept jours d’enquête durant lesquels, aphasique, paralysé, mais conscient, Tombéza suit le présent, mais revit aussi toute son existence antérieure en un monologue intérieur qui oblige le lecteur à la complicité12. »
Tombéza est un texte en ruine dans la mesure où il se présente comme un espace scriptural où le procès de création donne matière au délire qui non seulement dé-lit mais dé-lie la langue. Ce texte est construit sous forme d’un long monologue intérieur bâillonné, déchiré par des cris de peine et de douleur, monologue d’un personnage qui se venge d’une société complètement débridée. Il décide ainsi de la mettre à nu et de la démasquer avant de mourir. La réflexion de Pierre Klossowski sur la littérature et le droit à la mort semble ainsi correspondre à la technique du monologue intérieur adopté dans Tombéza où :
« l’homme qui parle exerce à la fois la négation de l’existence dont il parle et de sa propre existence, et cette négation s’exerce à partir de son pouvoir de s’éloigner de soi, d’être autre que son être. Mais… la parole n’est pas seulement inexistence de la chose dite, la parole en tant qu’inexistence devient réalité objective13. »
À travers un tel texte, Mimouni nous introduit dans un univers étrange et nauséabond. On peut lire ainsi dans la première page de Tombéza :
« Depuis midi, je suis dans cette pièce qui fait office de débarras, de lieu d’entreposage des produits d’entretien, et aussi de W. C. où les parents des malades grabataires ou impotents viennent vider les pots de chambre en plastique dans un bidet antédiluvien. Les infirmières de passage ne font qu’entrouvrir la porte, avant de refluer, rapidement suffoquées par les miasmes de merde et d’urine rance que je respire. » [Tombéza, p. 9
Ce paragraphe qui ouvre le roman contribue à faire entendre d’emblée une voix narrative marginale qui souligne son caractère inaugural. La première phrase, pour reprendre l’expression d’Aragon, « c’est le pied d’un arc qui se déploie jusqu’à l’autre pied, à la phrase terminale ». L’ouverture est de fait le seuil où la narration romanesque est le plus radicalement confrontée, selon Claude Duchet, à « l’arbitraire de sa fiction. » Dans Tombéza, aucune explication n’est livrée à propos de la présence duece personnage dans cet espace lugubre et nauséeux. C’est bien après que nous comprendrons que la véritable ouverture était une souillure, une infamie : un viol.
Au commencement donc était le viol. Tout le récit s’articule autour de ce viol. D’ailleurs, le narrateur/personnage principal 14est, lui-même, la conséquence directe de ce viol. Ainsi, la souillure infeste tout l’univers du récit : syntaxe, vocabulaire, personnages (pourris), espace. Les passages suivants illustrent parfaitement cet univers romanesque particulièrement scatologique : « Il est en train de pisser sur le visage », « Je reste les yeux fermés, le visage baigné d’urine, et la porte refermée sur cette pièce nauséabonde », « Ces nuées de mouches qui semblaient considérer le reste de l’établissement comme sanctuaire inviolable où elles pouvaient croître et se multiplier en toute sécurité. »
Le vocabulaire scatologique est utilisé non seulement pour décrire l’espace lugubre où évolue le personnage principal, mais aussi dans la description de l’hôpital. Cet espace, sensé être celui de la propreté et de la netteté devient dans ce roman celui de la pire saleté. Ici, l’hôpital, en tant qu’institution de santé, fonctionne alors comme un microcosme de toute la société qui fait face à de profonds bouleversements. Société en somme où les normes et les valeurs deviennent interchangeables qui menacent son unité, d’où le désespoir qui caractérise l’ensemble des personnages. En effet, le désespoir dans ce roman est d’abord incarné par la mère de Tombéza qui est présentée dans le texte comme un être dénué de toute humanité, un être monstrueux :
« Elle refusait de manger, n’acceptait de se nourrir qu’à condition qu’on lui ouvrît la bouche pour y introduire les aliments, ne voulait plus se laver, ni se soigner, pissait et déféquait sous elle, sans la moindre retenue, à l’endroit même où l’envie la prenait, devant les passants, face au père en train de manger. » [p. 31
Surprenante est la situation de cette femme dans ce roman. Situation qui traduit cette vision fondamentale qui caractérise toute société à fortes traditions pour ne pas dire archaïque : celle qui consiste à exclure la femme par le viol, les violences et la mort. Cette situation pourrait s’expliquer par cette réflexion du penseur russe Alexandre Herzen qui considère que le monde qui s’en va « ne laisse pas derrière lui un héritier, mais une veuve enceinte. Entre la mort de l’un et la naissance de l’autre […], une longue nuit de chaos et de désolation passera. »
Cette « longue nuit de chaos et de désolation » est ce passage difficile d’un monde à l’autre. C’est là tout le drame de Tombéza que la société a mis en quarantaine. Il est, tout comme sa mère, ostracisé par la violence et l’insulte. Conscient de sa solitude imposée par sa société, Tombéza se présente comme une malédiction :
« Le fruit de la débauche et de la fornication : beau spectacle, en effet, que mon apparition offrait ! Noiraud, le visage déformé par une contraction musculaire qui me fermait aux trois quarts l’œil gauche, la bouche ouverte et le menton en permanence inondé de bave où proliféraient des boutons qui semblaient se nourrir au liquide dégoulinant, sec et noueux comme un sarment de vigne, rachitique et voûté, et de surcroît affecté d’une jambe un peu plus courte que l’autre. » [p. 30]
Tout le calvaire qu’il n’a pas cessé de vivre serait une sorte de vengeance de la société accusée de lui avoir fait payer l’erreur de sa mère. C’est pourquoi tout le récit se déroule dans une atmosphère particulièrement violente et invivable. Le roman est par conséquent un espace construit autour d’un malaise qui touche tous les personnages, notamment Tombéza. Son seul espace en tant que sujet devient alors la douleur. « Douleur », « agonie », « mort » mots ultimes visant cette fin où l’être bascule dans le mal-être.
Récit horrible, Tombéza l’est non seulement parce que les « thèmes » y sont, tels quels, mais parce que toute la position narrative semble « commandée par la nécessité de traverser l’abjection dont la douleur est le côté intime, et l’horreur le visage public15 » pour reprendre l’expression de Julia Kristeva.
Sombre sort que celui de ce personnage qui est condamné avant même sa naissance. Mais malgré toutes les douleurs et les turpitudes de sa vie, Tombéza a vécu, a supporté le poids de ses malheurs. Son attitude fataliste fait de lui un personnage qui accepte son destin. Et de la fatalité, il en est question dès les premières pages du roman : « Quand le présent est atroce, l’avenir menaçant, l’espoir se raccroche aux promesses messianiques de temps nouveaux » [p. 14]
Personnage sans espoir, personnage sans nom patronymique, Tombéza est, pour reprendre l’expression de Jean Yves Tadié, « comme tous les personnages à identité floue », un frère de Roquentin qui dans La Nausée arrive jusqu’à douter de son existence. Il s’agit d’un personnage qui semble confondre absence d’espoir avec désespoir. C’est un être privé d’espoir. Toutefois, ce n’est pas un personnage désespéré. Car comme l’avait souligné l’un des spécialistes d’Albert Camus, André Nicolas, « on désespère lorsque ce qu’on espérait ne se réalise pas. Qui n’espère rien ne peut donc désespérer. »16
Dans le cas précis de Tombéza, il faut plutôt se garder de parler de désespoir, car ce personnage vit sans aucun souhait en perspective. Il vit tout en subissant tous les aléas de son existence. Son existence, autrement dit, est celle de l’Inespoir17 qui ne concerne pas simplement Tombéza, mais tous les autres personnages. Il est en fait au cœur du texte, et au cœur des silences du texte. Il y a les mots et il y a la vie, avec son cortège de ressentiments18.