L’actualité tumultueuse et les événements de ces derniers temps portent tragiquement encore une nouvelle fois la chose berbère sur le devant de la scène. Et il me paraît alors opportun que soit réservé un moment à une présentation même sommaire de la question linguistique en Algérie et porter du même coup et par le même mouvement le débat sur une autre scène. Ce déplacement aurait pu nous inviter à l’élaboration d’un exposé évoquant, en la résumant, la situation d’une langue dans la tourmente sociolinguistique qu’elle traverse. L’effet immédiat serait la production d’une dénonciation d’une politique de l’absurde et nous voir ainsi replonger dans l’autre scène que, pour l’occasion, nous voulons éviter.
Linguiste parmi les linguistes, je porterai le débat sur ce que la tradition linguistique nomme le nom et tenterai, non sans passion, de l’examiner dans tous ses états. Je poserai, après un rapide survol typologique, deux états déterminés par la fonction syntaxique assurée par le nom : l’état libre et l’état d’annexion qui est « l’indice d’un rapport de dépendance vis-à-vis d’un autre nominal (nom et pronom).»1 L’état, le nombre et le genre constituent la carte anatomique du substantif en langues berbères.
Le premier point, même s’il est d’une grande généralité correspond à une double visée : permettre, d’une part, dans un souci didactique à un lecteur profane de se familiariser avec cette langue et en comprendre, partiellement, la structuration et tenter, d’autre part, une timide œuvre de réhabilitation du concept de substantif, écarté à tord, de la nomenclature grammaticale2.
Le Kabyle une langue VSO ou SVO ?
Le Kabyle, à l’instar des autres langues berbères3 et plus généralement des autres langues sémitiques4, est une langue VSO même si l’ordre SVO5 se présente comme alternative courante6. Si l’objet ne pose pas de réelles difficultés dés lors où il est occurrent à l’état libre, à l’inverse, le sujet, lui, se présente à l’état d’annexion en position non marquée et à l’état libre en position topicalisée. Même « soumise à un très fort processus de morphologisation »7 l’opposition état libre vs état d’annexion possède une valeur discriminatoire à l’égard des fonctions sujet et objet. Considérons alors l’exemple suivant
-
1. t - enγa t- ø - metṭ̣u - t - aġi a - rgas - is
3fs - tuer f- EA - femme - fs - dém Els - homm - pos3s
Le /t/ discrimine la personne verbale de rang troisième de genre féminin. Le verbe, lui, se résume à la racine /nγ/8 et /a/, constituant le schème, implique une valeur aspectuelle d’accompli : le thème est l’association de la racine et du schème.
-
t - a - metṭ̣u - t - aġi t - enγa a - rgas - is
f - Els - femme - fs - dém 3fs - tuer Els - homme - pos3s
D’une façon générale, dès lors où toutes les expansions du substantif et les compléments du verbe sont postposées, on peut, sans grand risque, avancer et soutenir l’hypothèse selon laquelle le Kabyle peut être considéré comme une langue à tête initiale.
-
zreγ [a- rgaz n t - ø - metṭ̣u - t - aġi]
voir 1s - Els - homme de fém. – EA – femme –fs – dém. -
zreγ [a- rgaz i - nγ - n]
voir 1s - Els - homme que tuer 3mp -
5. y - zdeγ [deg ø xam a - mqwran]
3ms habiter dans ms maison Els grand
A travers ces exemples, il apparaît clairement que le Kabyle implique dans sa systématique une opposition nette entre le système du nom et celui du verbe. Il présente « les êtres indépendamment des comportements dans lesquels ils sont engagés et, inversement, les comportements indépendamment des êtres qui y sont engagés. »9
Dans le système du nom, l’adjectif « grand » de l’exemple 5, morphologiquement apparenté au substantif, se distingue, en langue, du substantif par son régime d’incidence externe qui destine sa matière notionnelle précisément au substantif pour lui apporter un complément sémantique et par son fonctionnement en discours toujours occurrent à l’état libre.
Le verbe, fondamentalement adossé au temps, intégrant l’expression de la personne en limite interne, peut, à lui tout seul, faire phrase et fonctionner en discours sans qu’il n’ait recours à un pronom personnel conjoint. La synapse, en lui, du sujet et du prédicat ne s’est pas dénouée : il est tout entier prédicat-sujet10.
Notons enfin qu’en berbère comme pour l’ensemble des langues sémitiques et chamito-sémitiques, noms et verbes sont des « complexes obtenus par adjonctions de marques spécifiques à des racines lexicales communes indifférenciées. »11 Nous reprenons ici pour illustrer ce propos l’exemple de la racine s-m-ḍ (concept de froid) que cite, en le reprenant à Dallet, Gilles Polian12 :
Schème |
Forme |
Catégorie |
Traduction |
iCCiC |
ismiḍ |
V |
être froid, avoir froid, se refroidir |
taCCuCi |
tasmuḍi |
Subst. fém |
fraîcheur |
aCC:iC |
asemmiḍ |
Subst. mas |
Froid, basse température |
aCC:aC |
asemmaḍ |
Adj. |
Froid, frais |
2. L'état du substantif en langue amazigh
À ce niveau, après cette brève présentation, il est temps de poser ce qui, d’un point de vue syntaxique, détermine l’état du substantif. La complexité du phénomène et la diversité des mécanismes impliqués nous invitent à exposer les faits de langue en les considérant comme un matériau empirique. Nous n’examinerons dans cette communication que les positions de sujet et d’objet même si la compréhension du phénomène exige une analyse de l’ensemble des contextes syntaxiques dans lesquels le substantif est occurrent. Nous entrevoyons donc les limites de notre démarche qui, pour l’occasion, est bien fragmentaire même si elle peut permettre dans un premier temps mais dans premier temps seulement de révéler un fait explicateur.
L’examen de l’exemple 2
-
t - a - metṭ̣u - t - aġi t - enγa a - rgas - is
f - Els - femme - fs - dém 3fs - tuer Els - homme - pos3s
montre clairement qu’en langue kabyle, le sujet d’un verbe transitif se présente à l’état d’annexion et l’objet à l’état libre.
L’introduction d’un complément prépositionnel spécifiant un objet second ne modifie en rien l’état du sujet et de l’objet :
-
t - efka - t- ø - metṭ̣u - t - aġi a- yefki i w-emcic - is
3fs donner f – EA femme fs – dém. Els lait à EA-chat – pos3s
Le sujet d’un verbe intransitif est aussi à l’état marqué
-
t - ruh t- ø - metṭ̣u - t - aġi
3fs partir f – EA femme fs – dém.
Une observation même superficielle de ces exemples permet de constater que le sujet est occurrent à l’état d’annexion en position non marquée et à l’état libre en position topicalisée ; l’objet, lui, est toujours à l’état libre. Comme elle autorise à conclure, d’une part, que l’état d’annexion correspond au cas nominatif et l’état libre au cas accusatif et d’autre part, puisque dans les langues le nominatif est moins marqué que l’accusatif, à considérer l’état d’annexion comme le cas non marqué, et l’état libre le cas marqué.
Les exemples que nous venons d’examiner mettent en œuvre une topicalisation, par détachement, qui consiste à emphatiser une information pour apporter à son endroit un commentaire.
Examinons les exemples suivants13 :
-
t - a - metṭ̣u - t - aġi t - enγa a - rgas - is
f - Els - femme - fs - dém 3fs - tuer Els - homme - pos3s -
t - enγa a - rgas - is t- ø - metṭ̣u - t - aġi
3fs - tuer Els - homme - pos3s f- EA - femme - fs - dém -
a - rgas - is t - enγa - t14 t - a - metṭ̣u - t - aġi
Els - homme - pos3s 3fs - tuer -objet 3ms f - Els - femme - fs - dém
Les exemples 7, 8 et 9 montrent qu’en langue kabyle, la topicalisation peut concerner aussi bien le sujet que l’objet et peut se mettre en œuvre aussi bien à gauche qu’à droite. Elle n’est soumise qu’à une seule contrainte : l’état libre est occurrent à gauche et l’état d’annexion à droite. Le groupe topicalisé, lui, n’est pas contraint à être occurrent en position argumentale.
Cette contrainte suffit à elle seule à mettre en crise l’hypothèse selon laquelle l’état d’annexion correspondrait au cas nominatif et l’état libre au cas accusatif. Et plus généralement à douter de l’hypothèse de l’état comme cas.
En effet, comment expliquer que le sujet, topicalisé à gauche, informe le cas accusatif et l’objet, topicalisé à droite, informe le cas nominatif ?
Ces observations nous autorisent déjà une généralisation. La topicalisation de l’objet coïncide avec l’occurrence d’une marque affixale de l’objet, régie par une contrainte de coréférence, sur le verbe. Cette dernière, associée au verbe par adjonction, est un pronom résomptif qui constitue l’argument sur lequel s’achève la tension qui fonde le procès. Elle est donc pour ainsi dire en position adjointe et constitue, le site, lieu où se résout la tension verbale.
Ainsi donc15
-
quand l’objet est présent dans le verbe en limite interne sous forme d’une marque affixale, il est à l’état libre à gauche et à l’état d’annexion à droite ;
-
le sujet est à l’état libre quand il est occurrent à gauche et à l’état d’annexion quand il est occurrent à droite ;
-
et enfin un groupe présent dans le verbe sous forme d’une marque affixale est à l’état libre à gauche et à l’état d’annexion à droite.
Cette analyse du fonctionnement syntaxique de l’objet topicalisé et du sujet en position marqué et topicalisé aboutit à considérer que les marques du sujet affixées au verbe comme ayant une valeur argumentale et constituent, de fait, l’opérateur de la tension verbale.
Ces considérations nous permettent de prendre part au débat ouvert sur le statut des marques affixales qu’involue le verbe et de tenir sévèrement distinct le sujet en position non-marquée et le sujet topicalisé à droite. Les adjonctions, qu’elles soient occurrentes à gauche ou à droite, n’impliquent pas de différence structurale et ne déstabilise pas la hiérarchie structurale.