Introduction
La littérature algérienne des années 1980, marquée par une révolte contre les idéologies totalitaires, trouve en Rachid Mimouni une figure centrale. Selon Charles Bonn (1996), Mimouni incarne une esthétique de la rupture, abordant des thématiques virulentes dans une écriture rebelle, notamment face aux régimes oppressifs et à l’intégrisme. À travers son œuvre, Mimouni dénonce la déliquescence sociale et politique de l’Algérie post-indépendance, tout en explorant des questionnements identitaires complexes.
Son roman Tombéza (1984) illustre particulièrement cette quête de l’identité en rupture. À travers le personnage éponyme, Mimouni met en scène une figure du paria, un individu marqué par l’exil et l’isolement, qui incarne les tensions sociales et culturelles propres à l’Algérie de son époque. La question centrale de cet article est donc la suivante : comment le personnage de Tombéza, pris dans les contradictions de son identité et de son contexte, reflète-t-il les enjeux sociaux et politiques de l’Algérie postcoloniale ?
Nous explorerons cette question à travers trois axes principaux :
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L’image littéraire du paria Tombéza et sa représentation des fractures sociales en Algérie.
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La déviation des frontières esthétiques et socio-idéologiques à travers le personnage, en lien avec l’exil et la notion de Paratopie de Dominique Maingueneau.
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La construction du personnage comme rhizome, une figure du devenir, permettant de lire Tombéza comme une œuvre rhizomatique, en dialogue avec les théories de Gilles Deleuze et Édouard Glissant.
Cette réflexion s’inscrit dans une démarche méthodologique qui, à travers l’analyse génétique du texte, s’intéresse aux transformations internes du personnage et à la manière dont ces transformations révèlent les dynamiques sociales et culturelles de l’Algérie contemporaine.
1. L’image littéraire du paria ou la restitution du social algérien en crise
« C’est vrai, mon lieutenant, je n’ai ni père, ni nom, ni prénom. » (Mimouni, R., Tombéza, 1987, p. 154) La bâtardise du personnage illustre l’absence de racines, un manque qui explique le trouble identitaire de Tombéza. Ce personnage, en quête de son identité, est une individualité façonnée par un vécu dont la diffusion est modifiée par le travail créateur, le rendant ainsi comme un événement inédit.
La lecture du roman devient un processus interactif, où le moi présent dans la narration (Jouve, 2014, p. 195) se mêle à l’expérience du lecteur. Cette interaction rend la compréhension active et dynamique. Les contours de l’image littéraire, par conséquent, nécessitent une recréation de la part du lecteur, car, selon Jouve (2014, p. 40), la langue n’est jamais le produit d’une perception directe, mais plutôt d’une représentation.
L’image littéraire du personnage n’existe que grâce à la compétence du destinataire, qui, par sa lecture, interagit avec deux registres fondamentaux : « l’extratextuel » et « l’intertextuel » (Jouve, 2014, p. 45). L’épaisseur intertextuelle fait référence au discours de Julia Kristeva et Mikhaïl Bakhtine, pour qui le texte se construit comme une mosaïque, intégrant des citations et superposant d’autres textes. L’intertextualité, selon Bakhtine, ne concerne pas seulement le texte dans son ensemble, mais aussi ses personnages, qui sont rarement originaux. Au contraire, ils se nourrissent d’autres figures romanesques et théâtrales, les prolongeant et acquérant un sens par leur interaction avec ces références (Ibid, p. 48).
Par ailleurs, le lecteur concrétise les données textuelles à travers son propre monde extérieur, ce qui confère à l’image littéraire une épaisseur extratextuelle. Cette construction est donc probabiliste. Le lecteur, en puisant dans l’« encyclopédie » de son monde, crée le personnage en fonction de ses propres expériences, de ses vécus, et de ce qu’il perçoit comme probable. Cette opération relève de la fonction référentielle du langage, qui oblige le lecteur à actualiser les références au-delà du texte, et à les relier au hors-texte.
Comme le souligne Claude Duchet (Achour, C., 2002, p. 69), l’analyse du discours littéraire ne peut être purement immanente. En effet, le hors-texte guette constamment le lecteur, à la frontière même du texte. Ce conditionnement fait du personnage un lieu de dialogue historique, social et idéologique, car il appartient à un « dedans » déjà investi par l’épaisseur sociopolitique et les contraintes d’un « déjà-là » historico-idéologique (Achour, 2002, p. 69). La réécriture du social passe par cet espace conflictuel entre le projet créateur et les exigences de la demande sociale (ibid, s.d., p. 70).
Ainsi, la poétique de la socialité, qui traverse l’image littéraire du personnage, est un élément fondamental pour comprendre la sociologie de l’écriture. Selon ce cadre, le processus créateur est d’abord un travail sur les représentations sociales, avant de devenir une forme de sociologie du texte (Ibid, pp. 69-70). Le thème de l’exil, qui relève des résistances socioculturelles, est au cœur de ce conflit. Il devient, comme le souligne Ibrahim (1997, p. 1), une thématique omniprésente dans toutes les littératures, nourrie des cultures et des races, et qui génère des figures de dissidence multiples et variées. Ces figures représentent les individus romanesques déracinés, situés aux marges de la communauté.
Les écrivains maghrébins, à l’instar de Driss Chraïbi et Albert Memmi, traitent désormais le thème de l’exil sous une perspective inédite, dans la rupture avec le discours social. Barthes, Foucault, et Deleuze placent cette créativité littéraire dans un contexte de rupture depuis le 19e siècle (Moodly, 1987, p. I). Pour Charles Bonn, cet exil est incarné par le texte littéraire lui-même, qui, en tant que produit de la colonisation, interroge la question de l’identité culturelle en Algérie.
1.1. L’épaisseur intertextuelle de Tombéza : le paria exclu par la haine de la différence
Le roman de Rachid Mimouni, Tombéza, entre en dialogue avec la tradition poétique occidentale, ce qui se reflète dans son écriture fragmentaire. Cette écriture absorbe différents codes littéraires, brouillant ainsi la lisibilité du récit pour en faire un texte hybride où se mêlent des registres folkloriques, mythologiques et autobiographiques (Bendjelid F., 1995, p. 4). Cela fait de la lecture une activité dynamique, comme l’ont souligné Todorov, Iser et Jouve. À travers notre propre lecture du roman, soutenue par les travaux d’Amélie Florence (2012, pp. 77-92), un parallèle se dessine avec le roman de Ramiro Pinilla Antonio B El Ruso. Le personnage éponyme de Pinilla, un déraciné, présente une identité énonciative qui se rapproche de celle de Tombéza. Florence traite de l’altérité en termes négatifs, illustrant l’exclusion sociale et la stigmatisation que subissent ces deux personnages, qui deviennent des symboles de l’Autre rejeté par leurs communautés.
Le moi du personnage de Tombéza se construit d’abord à travers un refus de reconnaissance, notamment familiale : « Pas de nom ! Ni même un prénom. Pas de droit d’exister. Messaoud refusait de poser son regard sur moi ». (Tombéza, 1987, pp. 156-157) L’isolement du paria est renforcé par le rejet de la communauté : « Abandonné dès le premier jour, c’était à peine si Fatma consentait à me faire avaler furtivement un peu de lait volé à la chèvre… ». (ibid) Les villageois se moquent de lui en lui attribuant le surnom de Tombéza, soulignant ainsi leur haine et leur rejet. Ce surnom, tout comme celui d’Antonio, El Ruso, souligne l’aspect monstrueux qu’on leur attribue. Les deux personnages sont exclus, vivant dans l’isolement total, privés d’affection maternelle. Tombéza, tout comme Antonio, est également marqué par des stéréotypes sociaux et familiaux.
Dans leur exil, ils se réfugient dans des espaces sauvages où ils volent pour se nourrir et se battent pour survivre. Leur condition est telle qu’ils apparaissent comme des êtres primitifs, rejetés par leur humanité :
« J’eus tôt appris à avaler tout ce qui traînait à portée de ma bouche et à me diriger vers les étables de la famille ou des voisins qui abritaient les chèvres, aux mamelles gonflées de lait. Les bêtes apprirent vite à écarter les pattes pour me laisser sucer à mon aise » (Ibid, p. 43).
Dans ce contexte de violence sociale et de domination coloniale, les villageois exercent une forme de rejet brutal à l’égard de Tombéza. Toutefois, ce dernier trouve une étrange forme de « reconnaissance » dans l’administration coloniale qui lui donne un nom et une carte d’identité, offrant ainsi un étrange « pouvoir d’existence » : « Eh bien, nous allons te fabriquer une existence, te donner un nom et te fournir une belle carte d’identité que tu pourras produire à tous les contrôles… » (Ibid, p. 155).
Cette situation parallèle avec Antonio El Ruso, qui, sous le régime franquiste, trouve lui aussi une forme d’exclusion, illustre un autre type de rejet : celui exercé par un autoritarisme oppressant. Tout comme Tombéza, Antonio choisit un nom qui symbolise son exil : « Tu as une idée ? Oui. Comment tu veux t’appeler ? Tombéza ! Bravo, mon gaillard ! Toi, bonhomme, tu commences à me plaire » (Mimouni, 1987, p. 161). Ce choix du surnom marque la volonté du personnage de s’affirmer face à son propre rejet.
Le roman de Mimouni trouve un écho dans l’œuvre de Samuel Beckett, notamment par la description de l’exil intérieur du personnage, une forme d’existence marquée par l’isolement et la souffrance. Le personnage de Tombéza, comme les protagonistes beckettiens, semble piégé dans un cycle de souffrance, sans possibilité d’évolution :
« - Je crois avoir trouvé la cause de ces avortements successifs.
-Oui.
-Cela vient de vous. Je l’aurais parié. Ça ne pouvait pas être autrement.
En somme, je n’en étais pas encore quitte.
-De quoi s’agit-il ?
Une espèce d’anomalie génétique qui empêche le développement normal du fœtus.
-Vous pouvez me soigner ?
-Hélas, non ! (…) Euh… non, plutôt une malformation… » (Ibid, p. 188).
Les personnages beckettiens, comme Tombéza, errent sans fin, condamnés à une existence immobile et vide, une condition marquée par l’isolement et le vide existentiel. Cette situation est illustrée par une scène où le lieutenant décrit l’état de Tombéza, réduisant sa condition à une absence d’existence :
« En somme, tu n’as pas d’existence, conclut le lieutenant avec un large sourire. »
« Comment ai-je survécu ? Abandonné dès le premier jour (…) dès que je pus ramper » (Ibid, p. 157).
Le terme « ramper » est significatif, évoquant une existence bestiale et régressive, comparable aux personnages de Beckett, qui sont souvent dépeints comme des êtres figés dans un état de souffrance sans fin. Tombéza, comme eux, est piégé dans une existence où il peine à trouver sa place et évolue dans un état de régression et de souffrance constante.
1.2. L’épaisseur extratextuelle du personnage Tombéza comme double de Mimouni
Le personnage est le médiateur de l’auteur, une instance réflexive qui se dédouble en fonction de son message et de sa volonté esthétique (Jouve, 2014, p. 92). Vincent Jouve distingue deux types de lectant : le lectant jouant, qui perçoit le personnage comme un simple pion narratif, et le lectant interprétant, qui appréhende le programme sémantique du texte. Il souligne l’importance de l’horizon d’attente, un concept qui aborde l’œuvre en termes de communication et impose une illusion référentielle, car la valeur de l’œuvre repose sur sa correspondance avec la réalité. Mimouni se connecte à ces réseaux esthétiques qui requièrent la mobilité de l’écriture, en adoptant des formes subversives pour se proclamer écrivain de la rupture1, via des contre-discours qui restituent une société algérienne incapable de dissimuler ses dysfonctionnements. Il exploite les failles de la société postcoloniale et enrichit son personnage par l’opacité de la pensée humaine, en mettant en scène des discours totalitaires. Cela lui permet de lutter sur deux fronts (Bendjelid, F., 1995, p. 4) :
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La recherche de procédés narratifs adaptés pour exprimer la rupture.
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L’incarnation de ce contre-discours par le personnage de Tombéza, qui devient le porte-voix d’un réel en crise.
Le personnage devient ainsi l’énonciateur d’une insurrection qui dérange l’ordre établi. Cette quête du nom, qui est aussi celle du personnage, fait de Tombéza un modèle de fracture, le menant à l’anéantissement. Il se construit à travers ces stimuli textuels qui influencent son intellect, comme son enfance confisquée avant même sa naissance, son apparence repoussante et son rejet par la communauté, créant ainsi une « image littéraire » soutenue par des références extérieures.
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Sur le plan social, l’auteur décrit l’indifférence face à sa naissance : « Ma naissance ne fut l’objet d’aucune de ces réjouissances traditionnelles qui célébraient la venue d’un enfant mâle dans la famille. Aucun youyou de femme heureuse ne vint se mêler à mes cris de nouveau-né » (Tombéza, 1987, p. 34).
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Sur le plan physique, Tombéza incarne la laideur absolue : « Beau spectacle en effet, que mon apparition offrait ! Noiraud, le visage déformé par une contraction musculaire qui me fermait aux trois quarts l’œil gauche, la bouche ouverte et le menton en permanence couvert de bave, où proliféraient des boutons qui semblaient se nourrir du liquide dégoulinant, sec et noueux comme un sarment de vigne, rachitique et voûté, et de surcroît affecté d’une jambe un peu plus courte que l’autre. » (Ibid, p. 39-40).
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Son rejet est également validé par la religion : « Alors comme ça, tu n’as pas de nom ? (…) Eh bien, nous allons te fabriquer une existence (…) » (Ibid, s.d., pp. 155-161). « Que fais-tu là, fils de chienne ? Tu oses venir souiller ce lieu sacré ? Hors d’ici, bâtard ! » (Ibid, s.d., p. 52).
Le texte interroge les catégories du vraisemblable et fait appel à la mémoire individuelle et collective, en empruntant à la culture algérienne, aux modes de vie, aux codes linguistiques ainsi qu’à l’Histoire pour dessiner la géographie interne de l’œuvre. Il prend en charge les contextes qui structurent sa composante discursive, engendrant une rupture qui constitue une nouvelle configuration esthétique. Le dedans est ainsi traversé par les discours du hors-texte, dans le cadre d’une sociologie de l’écriture, où la production délègue au personnage la tâche d’ouvrir l’espace de réception à une sémantique de distanciation (Bendjelid, F., 1995, p. 4). Cela distingue l’œuvre de Mimouni de celles d’écrivains comme Mohamed Dib, Kateb Yacine, Mouloud Mammeri ou Assia Djebar. Le « Je » du personnage devient alors le dénonciateur des dessous du pouvoir dans la société coloniale et postcoloniale. Il est le médiateur des affres de l’époque, permettant d’inscrire l’inconscient social algérien dans le roman comme une problématique de l’imaginaire (Achour, 2002, p. 70), par l’écriture des idéologies totalitaires qui façonnent les discours des individus marginaux.
Cette dénonciation du réel algérien interroge un quotidien sclérosé, qui influence l’image littéraire du personnage et façonne les contours du monde social référentiel, grâce à une polyphonie qui s’articule autour de la dualité des espaces (Bendjelid, F., 1987). Ce sont les espaces mythiques des origines qui se confrontent à ceux du déracinement, entre deux référentiels opposés : la province et la ville. Les discours des marginaux rendent ainsi l’interprétation du texte mimounien indissociable de sa relation avec le hors-texte. Cette tendance domine le roman de la modernité tel qu’il est conçu par Mimouni, qui cherche à fusionner l’univers de la fiction avec celui de l’Histoire, jusqu’à la confusion de ces deux mondes.
1.3. Le moi en exil comme contre-discours de l’urgence
En écrivant en français, Rachid Mimouni redessine un nouvel exil postcolonial. Ce choix linguistique peut être perçu comme un instrument d’exclusion, positionnant ainsi son œuvre dans une littérature de seconde zone (Moodly, 1987, p. II). Son personnage, Tombéza, fait écho à cet exil à travers son aliénation, qui accentue l’écartèlement identitaire de l’œuvre et de son auteur. Ce phénomène engendre l’originalité suspecte qui caractérise cette écriture. En effet, la problématique identitaire du personnage est au cœur de la littérature francophone de Mimouni. Selon Charles Bonn, cela représente une évidence essentialiste, fondatrice de l’existence même du personnage, car elle renvoie à une identité culturelle en constante évolution (ibid). Cela témoigne de la volonté de l’écriture d’explorer de nouveaux horizons, tout en se renouvelant et en refusant toute forme d’étiquetage2.
Bien que la part autobiographique, souvent voilée, soit un élément fondateur de l’écriture maghrébine (visant à dissimuler la charge émotionnelle associée à la figure du narrateur/personnage), l’écriture de Mimouni découle directement de l’expérience du déracinement, cherchant à exprimer l’intolérable. Le parcours de Tombéza est structuré par deux contextes spatio-temporels qui se lient aux résonnances affectives de son lyrisme : « La fornication ! Hypocrite société ! Comme si je ne savais pas ce que cachent tes apparences de vertu, tes pudibonderies, tes tartufferies. » (Mimouni, 1987, p. 41). Pris au piège de sa haine, sa conscience est tourmentée par des images d’un passé qui se superposent en un mélange d’odeurs, de lieux sauvages, de violences et de coutumes aliénantes. Cela approfondit l’écartèlement de son être. Le travail de Tombéza en tant que figure de l’aliénation repose à la fois sur la préexistence de modèles de parias et sur des indices textuels, comme le souvenir de la mère violée.
À ce titre, contrairement aux textes de Khatibi (« Par-dessus l’épaule »), de Tahar Ben Jelloun (« Harrouda »), ou encore du roman de Leila Houari (« Zeida de Nulle part »), la mère de Tombéza est un personnage qui ne parle pas. Elle est un souvenir douloureux, mais néanmoins essentiel à son discours idéologique (Bakhtine, 2008, p. 153), permettant de dénoncer la société traditionnelle qui empêche l’expression et impose la soumission, tout en diffusant le discours de l’exil qui traverse toute tentative d’écriture du Maghreb. Le récit de l’enfance de Tombéza est constitué d’intervalles enchâssés. Il s’agit d’une écriture marquée par la nostalgie, l’amertume et un langage saccadé, en quête de l’indicible. Le texte révèle un être fractionné, griffonnant son élégie d’un Éden identitaire déchu, devenu un cauchemar ambulant qui accompagne son existence difforme.
Nous supposons que Rachid Mimouni s’appuie sur la tradition de l’exil religieux pour traduire celui de son personnage Tombéza. Il s’inspire aussi de l’exil historique pour rendre le déracinement de son écriture dite de la rupture : une écriture transitoire, marquée par le désenchantement social, qui se heurte aux ambivalences culturelles et peine à retrouver ses repères. Les personnages du roman sont liés les uns aux autres pour définir les caractéristiques de la francophonie mimounienne, qui attribue aux concepts d’exil et d’identité un caractère évident. Cette francophonie place l’écrivain dans un espace d’étrangeté et accentue l’ambiguïté qui accompagne un moi déjà en exil, produisant ce que Charles Bonn qualifie de « paroles déplacées » (Moodly, 1987, p. IV). Ces paroles, extraites de leur espace de cohérence habituel, créent la surprise par leur déplacement et contribuent à la conception de cette « Littérature-monde ». Tombéza devient ainsi le support d’un discours paratopique, inscrit dans un univers où l’appartenance est problématique, et où Mimouni restitue une société qui se désintègre tout en tentant de négocier l’intenable de son lieu du non-lieu.
2. Le dédoublement du moi de l’œuvre dans le terrain hybride de l’Entre-deux
La réflexion sur l’émergence des œuvres littéraires porte sur l’espace discursif où s’élabore le positionnement de l’auteur, qui lui donne sens (Maingueneau, 2014, p. 118). Ce dernier s’approprie son territoire dont les frontières se redéfinissent constamment. Le positionnement est l’investissement de la doctrine esthétique de l’auteur et des lieux qui définissent les modalités de son existence sociale. Il ne fait pas que défendre l’esthétique de l’écrivain, il éclaire aussi le type de qualification requise pour l’obtention de son autorité énonciative, au risque de le disqualifier parfois. C’est la vocation énonciative qui définit le droit à la parole de l’auteur et légitime son énonciation dans l’œuvre littéraire. Elle est déterminée par sa prétention à l’universel, mais émerge néanmoins d’un phénomène local, car elle définit les rapports de force qui se nouent entre l’écrivain et sa société, entre l’œuvre et la société, et entre l’œuvre et l’auteur. L’importance est ainsi donnée aux rites de groupes et aux petites communautés qui gèrent certains discours, mais aussi aux tensions qui secouent le champ littéraire et mettent en jeu les problèmes qui traduisent l’impossible insertion sociale de l’écrivain. Néanmoins, l’énonciation littéraire, qui s’inscrit dans un champ social particulier, déstabilise la représentation que nous nous faisons de notre appartenance à un lieu avec son dedans et son dehors, car les milieux littéraires sont une affaire de frontières. L’existence sociale de la littérature demeure parasitaire (Op. cit., 2014, p. 72), à cheval entre une impossible clôture sur soi et une inclusion sociale ardue, un entre-deux nécessaire dont toute littérature se joue pour négocier sa « paratopie » dans l’intenable lieu du non-lieu. L’écrivain qui n’a pas lieu d’être s’identifie aux bohémiens qui échappent aux lignes sociales de partage et s’inscrivent dans les secondes zones sociales pour construire sa littérature par cette faille même. Il se rapporte aux conditions littéraires de son époque pour préserver son exclusion comme moteur de sa création et gérer son intenable position : sa paratopie. Cette dernière n’est jamais extérieure à sa création, qu’elle approfondit en lui permettant d’accéder à un lieu tout en lui interdisant toute appartenance. L’auteur devient alors l’agent et la victime de sa propre paratopie et n’a pas d’autre issue que le mouvement de l’élaboration de l’œuvre. Toute paratopie dit l’appartenance et la non-appartenance à une « topie ». Elle prend le visage de celui qui n’est pas à sa place là où il est, de celui qui va de place en place sans vouloir se fixer, ou de celui qui ne trouve pas de place. Elle possède plusieurs types : elle est identitaire lorsqu’elle écarte l’individu d’un groupe, spatiale lorsque l’individu est exclu d’un lieu, temporelle lorsqu’il est mis hors d’un moment, et linguistique lorsque l’individu parle une langue qui n’est pas la sienne. En outre, la notion de paratopie n’a aucun intérêt si elle n’est pas renvoyée aux contextes qui conditionnent le processus créatif du discours. L’identification explicite entre la paratopie et les personnages est soulevée comme premier contexte, qui s’appuie sur l’embrayage paratopique3 : des données constitutives de l’énonciation littéraire qui réfléchissent l’univers institué et éclairent les conditions de l’appartenance problématique du discours (Ibid, p. 95). L’appartenance est le sentiment qui définit la conscience individuelle, celui d’appartenir à des groupes de référence grâce auxquels l’individu intègre des modèles comportementaux afférents à ces groupes dans sa socialisation. Les formes d’appartenance peuvent être multiples et représentent l’aspect collectif du sentiment de soi qui dépend de notre conscience de l’existence de l’Autre, ce qui rend l’identité inclusive pour ceux qui la partagent et exclusive pour ceux qui ne la partagent pas. Ce sentiment est surtout lié à la catégorie du semblable (être identique à) et à celle du dissemblable (être différent de) (Plivard, 2014, p. 87). Actuellement sont retenus trois types d’identité : l’identité personnelle, sociale et, récemment, culturelle (Ibid). L’identité culturelle thématise la relation qu’entretient l’individu avec son environnement culturel et le degré de contribution de cet environnement à définir son moi. La question que pose Ingrid Plivard renvoie aux mécanismes employés qui permettent à l’individu de se situer par rapport à la diversité des systèmes culturels et de s’identifier aux modèles qui y circulent. Le positionnement par rapport à la collectivité via un réaménagement identitaire est nécessaire, mais il peut devenir problématique si le système culturel est vécu comme antagoniste, rendant la construction de la cohérence de soi incertaine. Nous parlons ici de situation d’acculturation, dont les problèmes observés au niveau des comportements entraînent des gênes psychologiques, comme le stress d’acculturation (Op. cit., p. 61). Ce stress est issu du processus d’acculturation lui-même et renvoie à un état psychologique chez l’individu, conditionné par les stresseurs de son environnement et par la difficulté qu’il rencontre dans son processus d’ajustement mis en œuvre pour s’adapter à sa situation de manière « satisfaisante » face aux phénomènes de marginalité et de difficultés identitaires (Ibid).
2.1. L’identité énonciative de l’impossible appartenance
L’espace littéraire de Rachid Mimouni fait partie de la société, mais son énonciation déstabilise la représentation que ses lecteurs se font de la réalité lorsqu’ils se heurtent à la langue agressive de son œuvre Tombéza. Les représentations de l’Algérie sont remaniées pour casser la tradition littéraire postcoloniale, qui s’est limitée à ressasser les gloires du passé (Bendjelid, 1987, p. 3). Ce remaniement brise les frontières qui conçoivent les lieux littéraires de l’avant et de l’après 1962, par une écriture problématique dont l’existence sociale ne peut se clore en soi, ni se confondre avec celle des chantres de la cause indépendantiste. Le processus créateur se tourne vers d’autres lieux qui le nourrissent et vers des groupes et des comportements dont il se nourrit pour traduire le positionnement de l’écrivain, qui négocie son impossible appartenance sociale. Cette littérature dite de la rupture évolue grâce à l’émergence des discours dénonciateurs des bohémiens, sans pour autant s’enfermer dans un territoire circonscrit, car cette impossible inclusion de Mimouni transparait dans son écriture, qui refuse le conformisme aux canons littéraires. Son écriture se démarque par un réalisme récalcitrant et s’organise autour d’une paratopie créatrice qui s’identifie au paria Tombéza, personnage affublé de toutes les figures de la dissidence : celui qui n’est pas à sa place là où il est, mais aussi celui qui va de place en place sans vouloir ou pouvoir se fixer, et enfin celui qui ne trouve pas de place (Maingueneau, 2014, p. 86). Faouzia Bendjelid présente l’écriture littéraire de Rachid Mimouni comme un acte de dénonciation et aborde le « Je » de l’auteur par les embrayages paratopiques qui conditionnent sa création et le définissent comme un écrivain de la rupture. Cette rupture compose les contre-discours des personnages mimouniens pour dire leurs images littéraires comme un mécanisme de la cassure, à l’instar de la paratopie créatrice qui caractérise le personnage Tombéza, une individualité qui peine à cerner son identité au sein de sa communauté et renvoie à l’écrivain, dont l’énonciation émerge de cette impossibilité de s’assigner un statut social véritable. Par conséquent, Mimouni se rapporte aux conditions de l’exercice littéraire de son époque et dérange l’accès au sens de son œuvre, par des procédés d’écriture qui rompent tous les liens avec la linéarité et expliquent la trajectoire de son écriture dite de l’urgence (Bendjelid, 1987, p. 2). La paratopie de Mimouni nécessite son activité de dénonciation via son écriture de la contestation, aussi bien sur le plan esthétique que sur le plan social. La paratopie est celle qui donne accès à un lieu, celui de l’écriture pour l’auteur du discours, et l’identité culturelle pour le personnage dans un récit qui restitue une société dialogisée pour relater ce passé, à la fois rejeté et revendiqué, qui envahit un présent pathologique (Marc, p. 97), pour une conciliation par la poétique de la rupture dans tout son modernisme.
2.1.1. Une paratopie créatrice
La paratopie scripturale chez Mimouni s’identifie à son personnage, qui répond à plusieurs de ses types, en particulier la paratopie d’identité, étant donné qu’il est exclu de tous les groupes (Maingueneau, 2014, p. 86) :
« Abandonné dès le premier jour (…) » (Mimouni, Tombéza, 1987, p. 43)
« Pas de nom ! Ni même un prénom. Pas de droit d’exister. (…) » (Mimouni, Tombéza, 1987, p. 156)
« Ma naissance ne fut l’objet d’aucune de ces réjouissances traditionnelles qui célébraient la venue d’un enfant mâle dans la famille. » (ibid, p. 34)
« J’ai grandi sous la risée des enfants du douar. » (ibid, p. 38)
2.1.2. La paratopie d’identité familiale
La paratopie de Tombéza est d’abord une paratopie familiale, qui se traduit par l’expression : « mon groupe n’est pas mon groupe » (Maingueneau, 2014, p. 86). Enfant issu du viol, il représente tout ce que sa société totalitaire répudie radicalement :
« … il ne peut pardonner l’offense, Messaoud, il se met à serrer, serrer, ses deux pouces écrasant ma pomme d’Adam, je suffoque, je ne parviens plus à avaler la moindre goulée d’air, mes yeux s’exorbitent, et je vois son visage déformé par le féroce rictus, et la bave lui coule aux lèvres, et j’ai beau me débattre, je ne peux rien contre la masse de cet homme encore dans la force de l’âge. » (Mimouni, Tombéza, 1987, pp. 73-74)
Tombéza est l’archétype du déviant de l’arbre généalogique (Maingueneau, 2014, p. 86), à la fois l’enfant bâtard « Fruit de l’illégitimité, du stupre de la luxure ! », et l’orphelin abandonné à sa naissance : « Comment ai-je survécu ? Abandonné dès le premier jour », puis dissimulé le plus souvent pour ne pas avoir à expliquer sa présence :
« Le jour du mariage de la fille aînée, j’étais atteint de rougeole (…). Comme je n’avais même plus la force de pleurer, on m’avait caché sous un lit, à l’abri des regards, certain qu’au matin on me retrouverait définitivement calmé. » (Mimouni, Tombéza, 1987, p. 44)
2.1.3. La paratopie sociale
Une paratopie sociale pour l’exclu du village : « On m’avait interdit l’accès à la maison de Dieu, à sa parole. » (Mimouni, 1987, p. 54). Il devient le bohémien par excellence au service du colon : « En somme, tu n’as pas d’existence, conclut le lieutenant avec un large sourire. » (ibid, p. 157). Il continue à échapper incessamment aux lignes de partage sociales selon les circonstances : « … pour la plupart, vous n’êtes qu’une sombre crapule, un escroc retors et vicieux, un affairiste véreux rapidement enrichi par les plus louches trafics, et j’en passe. » (ibid, p. 270). Sa paratopie est essentiellement physique et de caractère maximal (Maingueneau, 2014, p. 86), ce qui affecte son appartenance à l’humanité de plein droit :
« Beau spectacle en effet, que mon apparition offrait ! Noiraud, le visage déformé par une contraction musculaire qui me fermait aux trois quarts l’œil gauche, la bouche ouverte et le menton en permanence, monde de bave où proliféraient des boutons qui semblaient se nourrir du liquide dégoulinant, sec et noueux comme un sarment de vigne, rachitique et voûté, et de surcroît affecté d’une jambe un peu plus courte que l’autre. Mon aspect avait de quoi exciter les moqueries des enfants. » (Mimouni, 1987, pp. 39-40)
Il souffre des malformations congénitales dues aux violences physiques subies par sa mère et de son physique monstrueux :
« Plutôt le résultat de la fantastique rossée qui laissa ma mère idiote, sans compter ce qu’elle a connu de rudoiements, de coups, de bousculades au cours de sa grossesse (…) » (ibid, p. 40). « Tu es vilain comme un crapaud, me disait-elle. Tu fais peur à toutes mes amies de l’école. » (ibid, p. 117)
Le caractère maximal de sa paratopie inclut aussi son aspect moral qui caractérise le bohème sans toit ni loi : « Exil de nos racines, du temps qui passe, et surtout cet exil intérieur qui nous tient éloignés de nous-mêmes. » (ibid, p. 253).
Son statut de marginal teinte ses relations d’antagonisme puisqu’on est en face d’un personnage fourbe, qui fait de sa paratopie sociale une affaire d’altérité :
« Puisque tu insistes tant, je vais donc t’enseigner le sens de ces signes tracés sur le papier. (…) Tu pourras, à l’image du cheikh qui t’a chassé de sa mosquée, te contenter de relire et psalmodier indéfiniment les sourates du livre saint (…) » (ibid, p. 96).
2.1.4. La paratopie spatiale
Selon Maingueneau, la paratopie spatiale (2014, p. 87) est celle de tous les exils. Pour Tombéza, le parasite dont le discours tourne autour de : « Mon lieu n’est pas mon lieu, où que je sois, je ne suis jamais à ma place ». Il expérimente l’exil qui le chasse de tous les lieux :
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La demeure familiale : « Le vieil ermite me surprit au matin devant la porte de sa cabane de roseau, juchée au sommet d’une colline, loin, loin de toute habitation, dans un exil volontaire et superbe. » (Mimouni, 1987, p. 76)
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La Mosquée : « (…) Que fais-tu là, fils de chienne ? Tu oses venir souiller ce lieu sacré ? Hors d’ici, bâtard ! » (Ibid, p. 52)
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La caserne du 2ème dragon : « Fuis, me dit-il. Va t’en, et ne reviens jamais dans la région. » (Ibid, p. 198)
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L’Hôpital : « Nous savons tous par quel moyen tu as réussi à te faire muter dans ce service. Alors maintenant, tu vas t’arranger pour en déguerpir. Sinon, je te tords le cou. » (Mimouni, Tombéza, 1987, p. 73)
La paratopie de Mimouni s’identifie à son personnage grâce aux embrayages paratopiques inscrits dans son énoncé, en premier lieu son père inconnu : « Pas de nom ! » puis sa mère, dont l’embrayage est celui de la scène d’énonciation qui conjugue les frontières historiques de l’avant et l’après 1962 : « J’avais oublié la tare irréductible que je portais par héritage maternel (…) ». La femme est un point d’identification privilégié pour la poétique de la rupture chez Mimouni, car elle est la victime de l’ordre social et, comme lui, n’y a aucune place, mais elle possède le pouvoir d’éveiller le personnage. Tombéza, l’Errant, constitue son propre embrayage, capable de traverser les frontières. Il rencontre des personnages arrachés à un « chez nous », sans dire d’où il vient ni où il va. Grâce à son errance, l’auteur accède aux coutumes locales qu’il soumet à l’aune de son œuvre, dans l’ambivalence du maximal et du minimal (Maingueneau, 2014, p. 96). Tombéza est sur le point d’occuper une position sociale maximale avec le rachat de l’hôtel de Palino, mais il bascule sans transition dans la position minimale de l’escroc, condamné à mort par Batoul. Il est aussi bien le nomade que le parasite, car ces deux statuts échangent leurs pouvoirs chez lui, en fonction de sa situation d’énonciation et de l’embrayeur présent dans son discours (ibid).
2.2. Entre appartenance problématique et stress d’acculturation
Tombéza cherche à se définir dans son no man’s land, tentant de combler les fissures d’une identité marquée par l’absence de nom. L’interférence temporelle accentue la déchirure de ce « moi » qui se perd dans un brassage interculturel constant entre passé et présent. Le passé évoque son acculturation dans un milieu rural intolérant qui exige l’assimilation de l’indigène parasite. Il renvoie aussi aux espaces dominés par les impératifs familiaux et religieux du patriarcat, un discours que Mimouni ironise. La question du lieu, devenu un non-lieu, soulève celle du syllogisme (Aristote, p. 2) et caractérise le discours comme une superposition de voix, d’engagements, de positionnements, de disparitions et de réapparitions. Cela permet de générer un nouveau chemin pour rectifier la trajectoire sociale.
L’identité culturelle de Tombéza se trouve noyée dans la multiplicité culturelle (Ladmiral, 1989), tissée dans un contexte complexe de stress d’acculturation, façonné par des forces de répudiation. Comme il l’exprime lui-même :
« Brahim, nous sommes tous des exilés, et notre solitude est grande. Exilés de notre lieu, de nos souvenirs ou de notre source de vie. Exil de notre passé, de nos désirs, d’un visage aimé (…) Exil de nos racines, du temps qui passe, et surtout cet exil intérieur qui nous tient éloignés de nous-mêmes. » (Mimouni, Tombéza, 1987, p. 253)
Tombéza incarne un « moi » dépossédé de lui-même, victime de la haine de la différence. Il se trouve moulé dans les tabous du lieu et du temps, sa différence étant incriminée sous le prisme de la monstruosité. La société stigmatise son existence, le réduisant à un débris humain, un Autre sacrifié au nom de l’illusion d’une communion collective (Massé, 1984, p. 111). Les villageois, en quête de cette paix illusoire, se prêtent à le martyriser pour éliminer la différence qui menace leur unité. Ainsi, son « moi » s’efface face à des lâchetés humaines marquées par l’hypocrisie, l’autoritarisme et l’intolérance (Massé, 1984, p. 111).
Ce rejet lie la destinée de Tombéza à la finalité du groupe et définit son accu4lturation par l’extinction de l’Autre dans sa quête du nom, élément essentiel pour son statut d’homme et l’affirmation de son individualité. La communauté coloniale, qui semble « accepter » son acculturation, se sert de sa différence. Tombéza, en retour, s’ouvre aux nouvelles tendances du changement : linguistique, historique, social, politique et même économique. Il mobilise ainsi des facteurs de relativité pour remodeler son identité culturelle et s’inscrire dans une nouvelle représentation sociale, marquée par la différenciation. Cette dynamique est illustrée dans le tableau suivant :
Tombéza et l’identité culturelle
Mouvements de fermeture |
Mouvements d’ouverture |
Au cours de toute mon existence passée (identité du moi, statut social, étiquette, représentation…) |
Je fus étonné de constater la considération que me conféra ma nouvelle fonction (mouvance actuelle, évolution, transformation, modulation…) |
La crainte mâtinée de mépris ou d’abjection (rites, coutumes sociales, valeurs, mœurs, dogme religieux, niveau intellectuel, passé lourd à porter…) |
Il suffisait donc d’un peu de pouvoir pour faire changer les jugements les plus tranchés (évolution sociale, transformation, regain de statut…) |
Le personnage devient une illustration du processus de multiculturalisme, comme le décrit Gilles Deleuze, qui évoque également la créolisation. Tombéza peut alors être considéré comme un rhizome, un être dont les racines ne s’enfoncent pas verticalement, mais s’étendent horizontalement à travers ce processus d’intégration, qui appelle l’interaction des tendances au changement. Cependant, sa fin tragique prouve que le lieu et le non-lieu demeurent des pôles inaccessibles, qui ne se rejoindront jamais. Tombéza est incapable d’effacer l’empreinte de son origine, une crasse qui le poursuit jusqu’à sa mort :
« Les infirmières de passage ne font qu’entrouvrir la porte, avant de refluer rapidement, suffoquées par les miasmes de merde et d’urine rance que je respire. » (Mimouni, 1987, p. 9)
3. Poétique de la rupture et hétérogénéité
La recherche en management interculturel privilégie la constitution de l’individu par ses multiples appartenances. Elle se concentre sur le développement des différences comportementales, générées par des processus de socialisation nationaux de type macrosociologique. Ces processus incluent des variations inter-époques, inter-civilisations, inter-sociétés, intergroupes, interclasses et inter-catégories, qui permettent de développer des styles culturels privilégiés (Pierre, p. 2). Mais la recherche vise aussi la réhabilitation des interactions interculturelles, en fonction de contextes sociohistoriques particuliers. Ces contextes réunissent plusieurs foyers d’affiliation culturelle qui s’articulent chez un même individu. C’est ici que les notions de rhizome (relatives à Gilles Deleuze et Félix Guattari) et de créolisation (propre à Édouard Glissant) entrent en jeu.
Ces deux notions échappent au découpage rassurant des frontières culturelles. Elles orientent plutôt vers une conception multiculturaliste de l’identité. Le rhizome établit un maximum de connexions et se déplace en archipel grâce à des correspondances. Il passe d’une société pyramidale à une remise en cause des figures d’autorité religieuse, culturelle et sociale, interrogeant toute idée de centre et d’unité perçue comme légitime par la collectivité. Le rhizome se fonde sur l’idée que la connaissance n’est pas dérivée de principes premiers, mais résulte d’une élaboration simultanée des conceptualisations. Il invite au dépassement et à la circulation dans un univers acentré (Pierre, p. 2).
Le rhizome désigne également un mode de commencement chez Deleuze, opposé à celui de la racine. Il fait référence à une tige souterraine qui se distingue des racines et des radicelles. Par conséquent, tout discours qui débute par le rhizome ne s’ouvre pas sur une formation génétique dérivée, mais sur un procès non-fini de répétition différentielle. Le livre qui s’ouvre sur un rhizome commence par le milieu, sans début ni fin, et se définit par la différence, pour être considéré dans sa totalité comme rhizomatique. Deleuze conçoit le rhizome par rapport à la racine selon trois principes :
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La racine suppose l’organisation et se donne comme commencement, selon un schéma strict et fonctionnel.
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La racine produit l’arbre, le livre ou le corps discursif par le moment de la réflexion.
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Elle est une réflexion de soi par soi et ne peut donner lieu qu’à son semblable (Bouvet, 2014, pp. 33-46).
Cette mise au point décrit l’arbre comme une image du monde, et la racine comme l’image de l’arbre-monde, où se découvrent l’ultime résultat de la radicalité et le principe de l’imitation. Pour la racine, imitation, réflexion et organisation sont des concepts inséparables. Le rhizome, quant à lui, subvertit ces modèles. Son fonctionnement repose sur cinq principes formels :
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Le principe de connexion : n’importe quel point du rhizome peut et doit être connecté à son semblable, car il est un ensemble de traits interconnectés.
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Le principe d’hétérogénéité : le rhizome n’est pas conçu en fonction d’un seul domaine de référence, mais possède une puissance de réattribution référentielle indéfinie.
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Le principe de rupture asignifiante : contre les coupures, le rhizome reprend immédiatement sur d’autres lignes dont les points communiquent selon une description constitutive.
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Le principe de cartographie : le rhizome se produit comme multiplicité, sans rapport avec l’un, contrairement à la racine qui a besoin de l’Un pour aboutir au Multiple. Il se multiplie hors de tout enracinement unitaire, se définissant comme une multiplicité réelle d’éléments hétérogènes, capables de se connecter à l’infini (Bouvet, 2014, pp. 33-46).
La créolisation est aussi un mode d’emmêlement et un concept de relation. Elle se définit comme « une somme de devenirs » qui devient la texture même de la vie. Elle concerne les variations dans un champ ethnoculturel élargi, mais sans être déterminante, car la vitesse des changements dans les relations joue un rôle important. Sans l’universaliser, la créolisation se présente comme un jeu de mutations mutuelles. Elle introduit l’individu à la relation, pour le ramener à un statut régressif d’asservissement et de parasitisme (Zounbo, 1987, pp. 142-154).
3.1. Entre racine et dislocation radiculaire
La littérature de Rachid Mimouni s’affranchit des figures prémodernes de la temporalité continue (Augé, 1992, p. 98), liées à l’espace textuel : la mère qu’on viole au pied d’un arbre, le lait qu’on partage aux mamelles des chèvres, la grand-mère qui nous rejette sous un matelas parce qu’elle nous refuse, le cheikh qui nous chasse de sa mosquée, l’épouse qui succombe dans son lit conjugal, dans un village qui nous craint plus qu’il ne nous respecte. Ces espaces fabriquent un monde où une nouvelle identité émerge, marquée par sa flexibilité et son intersubjectivité, signes de l’envie de modernité de l’auteur. Le personnage de Tombéza est un être rhizomatique qui s’oppose au système racinal et subvertit les modèles sociaux : « Enfant du viol, fils de la débauche et de la fornication », sa naissance ne correspond pas à un destin génétique « naturel » et n’est pas le fruit d’un arbre, puisque son père est inconnu. « Qui était-il ? Un paysan ? Un étranger ? Un bandit ? On ne le sut jamais » (Mimouni, 1987, p. 34). Le récit commence au milieu, sans début ni fin, pour que l’esthétique mimounienne rompe avec ce système racinal de la tradition littéraire triomphaliste, qui ressasse la gloire de la révolution comme une chanson de geste.
« Les textes de Mimouni cassent avec une certaine tradition littéraire algérienne triomphaliste, qui, après 1962, se contentait d’unanimement ressasser les gloires du passé. Cette tradition dédiait la fiction entièrement à la cause anti-coloniale, tournant ainsi le dos au présent et aux difficultés de la reconstruction. Mimouni prend ses distances vis-à-vis de cette conception de l’écriture, sans remords ni complaisance… » (Bendjelid F., 1995, p. 3).
Rachid Mimouni écrit son livre comme une répétition différentielle, qui naît entre les choses, au milieu « intermezzo ». Il s’oppose aux trois principes qui définissent la racine chez Gilles Deleuze :
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Le personnage de Mimouni ne suppose pas un commencement hiérarchique, conçu au pied d’un arbre. Sa bâtardise déroge à la topique communautaire.
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Ses origines inconnues renvoient l’œuvre rhizomatique de Mimouni à une annihilation, car elle se développe loin des racines littéraires traditionnelles. Le personnage n’est pas le fruit d’une intériorité organique évoluant grâce à l’unité du père ou du grand-père.
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Le monde de Tombéza est rhizomatique et incomplet, à son image. Il lui renvoie ses handicaps et sa monstruosité, à travers son incapacité à procréer, à devenir deux. Ce monde dysphorique, marqué par la violence et la perversité, donne naissance à une écriture de l’urgence.
3.2. Les modes de fonctionnement du Rhizome
Si nous concevons le personnage selon les philosophies du devenir, il répond chez Gilles Deleuze à plusieurs caractéristiques définissant le rhizome. Sa puissance réside non pas dans son opposition aux racines verticales, mais dans sa subversion des modèles socio-culturels empruntés à l’extérieur. Il répond ainsi aux cinq principes définis par Deleuze pour expliquer son fonctionnement :
3.2.1. Le principe de connexion
Le rhizome se manifeste dans l’existence de Tombéza à travers sa manière de se connecter à d’autres individus et systèmes sociaux. Ses liens sont non seulement multiples, mais souvent invisibles et chaotiques. Le personnage suit des lignes diverses, se faufile et se connecte à des segments où résonnent d’autres rhizomes. Parmi ces liens, on retrouve des personnages comme :
Amar : « Le lieutenant sourit. Amar venait de gagner. Il me lança un regard triomphant. Je lus dans les yeux de l’officier qu’il n’était pas mécontent de ce choix qui entretenait notre rivalité. » (Mimouni, 1987, p. 171)
Boukri : « Et ainsi Boukri le muet, Boukri le simplet, se trouva posséder une femme et une villa magnifiques. Il était hors de question de l’en laisser jouir tranquillement. Depuis longtemps déjà, le commissaire Batoul guignait la résidence. » (Mimouni, 1987, p. 143)
Malika : « Abandonnée, Malika, dès qu’elle franchit le seuil de ma maison. La famille l’oublia, refusa de prononcer son nom… » (Mimouni, 1987, p. 189)
Ces connexions qui s’établissent entre Tombéza et d’autres personnages illustrent son inscription dans un réseau complexe et flexible, où chaque relation se construit selon une logique propre, sans hiérarchie ni centre fixe. Ce principe de connexion est essentiel pour comprendre la manière dont Tombéza, tel un rhizome, se déploie dans un environnement social chaotique, reliant les éléments entre eux de manière imprévisible et inédite.
3.2.2. Le principe d’hétérogénéité
En complément du principe de connexion, le principe d’hétérogénéité nous aide à comprendre comment Tombéza, en tant que rhizome, se distingue par ses rôles multiples et ses interactions avec des groupes sociaux variés. Loin de se limiter à une seule identité ou à un rôle prédéterminé, il incarne une pluralité d’êtres sociaux, naviguant à travers des univers antagonistes. Il va du souffre-douleur du village au protecteur vil, traversant des contextes marqués par la violence et la corruption :
« … pour la plupart, vous n’êtes qu’une sombre crapule, un escroc retors et vicieux, un affairiste véreux, rapidement enrichi par les plus louches trafics, et j’en passe. » (Mimouni, 1987, p. 270)
L’écriture de Mimouni compose ainsi une série de chaînons sémiotiques qui illustrent ce fonctionnement discursif du rhizome, mettant en jeu plusieurs registres de signes dans une écriture qui refuse d’effacer les traces du passé. Le temps auquel survit le personnage devient une manière de conserver la mémoire collective de la communauté harki, une communauté marginalisée qui navigue entre l’illégalité et la survie. Les discours qui circulent entre les personnages de l’œuvre se nourrissent de cet espace rhizomatique impur, où les identités se recomposent constamment, sans jamais s’ancrer dans un seul modèle ou une seule vérité.
Les échanges entre Tombéza et d’autres personnages, tels que le sous-préfet ou les candidats à l’exil, sont empreints de complicité et de subversion. Ces dialogues témoignent d’une réattribution référentielle indéfinie, propre au rhizome :
« _Mais ce sont des faux. _Bien entendu. Mais l’essentiel, c’est qu’ils puissent donner le change, si je peux dire. Je connais un bon moyen de les écouler sans risque. Mais nous allons avoir besoin de toi. À ce moment-là, j’ai été rassuré sur mon sort. (…) Beaucoup de candidats à l’exil… La plupart de ces déçus étaient prêts à toutes les conditions pour se retrouver de l’autre côté de la Méditerranée. _Beaucoup parmi eux possédaient déjà un contrat de travail avec un employeur étranger. _Notre ami le sous-préfet ne faisait pas de difficultés pour signer ces documents de sortie. (…) Et ceux qui n’habitaient pas dans la circonscription posaient problème. L’avantage, avec ton hôtel, c’est qu’en y logeant, les postulants à l’émigration (…) ils seront prêts à payer le prix fort pour être hébergés. Et sans protestations. En tout état de cause, toi, tu ne commets aucune illégalité. » (Mimouni, 1987, p. 329/330)
Cette citation illustre comment Tombéza, à travers son interaction avec d’autres personnages, opère comme un réseau rhizomatique qui traverse les sphères sociales, économiques et politiques, tout en restant en marge des structures établies.
3.2.3. Rhizome vs. Créolisation
Les notions de rhizome et de créolisation se rejoignent, mais elles offrent des perspectives différentes sur la manière dont Tombéza se construit et évolue dans le récit. Le rhizome met l’accent sur la connexion anarchique et la fluidité des relations humaines, déstabilisant ainsi l’idée même d’une hiérarchie ou d’un centre stable. Il propose une vision de l’identité comme étant constamment en devenir, sans origine fixe ni terme précis. Tombéza, à travers ses transformations et ses connexions multiples, incarne cette dynamique de l’infini mouvement, de l’être en devenir.
À l’inverse, la créolisation, bien qu’elle implique aussi une dynamique de fusion et de transformation des identités, repose sur une réinterprétation continue des racines culturelles. Ce processus, tel qu’il est défini par Edward Glissant, implique une mise en relation de différentes cultures sans effacer les spécificités de chacune. La créolisation ne se déploie pas de manière aussi décentralisée que le rhizome ; elle s’ancre dans des expériences historiques et culturelles particulières, tout en étant ouverte à la diversité et au métissage.
Ainsi, si le rhizome se caractérise par une multiplicité sans fin et une déconnexion des origines, la créolisation engage un processus de métissage culturel, tout en conservant des éléments de l’histoire et de l’identité initiale. Dans le cas de Tombéza, ces deux concepts se croisent : il navigue dans un monde complexe, à la fois rhizomatique et créolisé, où les identités se transforment en fonction des relations et des contextes sociaux. Ce processus reflète la tension entre des origines disparates et une modernité qui, bien qu’elle soit en constante évolution, laisse des traces indélébiles de ses racines.
3.2.4. Le principe de rupture asignifiante
Le personnage de Rachid Mimouni s’oppose aux coupures communautaires et spatio-temporelles, qu’il parvient à outrepasser grâce à son caractère rhizomatique :
« Une montagne croula sur le vénérable turban du Hadj. Ses yeux me fusillèrent mille et mille fois. Ce gueux, ce bâtard, ce fils de chienne qui veut prendre ma fille ! Dans quel monde vivons-nous ? (…) Le dernier des harkis m’insulte et me rudoie, se sert dans mes étagères sans bourse délier, et maintenant ce misérable qui se met à guigner ma fille. » (Mimouni, 1987, p. 173)
Tombéza, le rhizome, survit à toutes les fractures, car même s’il est brisé dans un milieu donné, comme dans sa famille ou son village, il parvient à s’y faire accepter et à y survivre.
« Quand je songe à mon enfance, c’est l’image des figuiers de Barbarie qui s’impose aussitôt à mon esprit. (…) Quelles affreuses plantes ! Toutes bardées de dards. Même leurs fruits en sont couverts. Je ressemblais à ces figuiers de Barbarie. Je grandissais en dépit de tous les pronostics, chétif et clopinant, mais hargneux et tenace, me nourrissant sans rechigner des restes traînant dans les cours, les disputant parfois aux chiens et aux chats, comme moi affamés. » (Mimouni, 1987, pp. 41-42)
Gilles Deleuze parle de rupture rhizomatique, et Tombéza en est un modèle, qui renvoie aux circonstances de désorganisation de leur survenue et de leur reconstitution hétérogène. Le personnage se définit par les lignes segmentaires du multiculturalisme, propres à la fuite d’un milieu à un autre, coincé entre puissance d’organisation (le sens) et puissance de désorganisation (le non-sens). Après chaque mouvement de rupture, Tombéza recommence : d’abord exclu du village, il renaît comme harki, puis à l’hôpital, où il défie illégalement tous les supérieurs. Ensuite, à l’hôtel, mais le rhizome ne reste jamais le même, car il se nourrit constamment de la malfaisance des milieux qu’il fréquente.
3.2.5. Le principe de cartographie
Tombéza est une carte et non un calque ; il ne peut se reproduire dans le sens où l’individu mimounien est incapable de procréer :
« _Pas d’espoir, docteur ? Jamais d’enfant ? _ Jamais. Il faut d’ailleurs trouver une solution. Votre femme ne survivra pas à une troisième fausse couche. L’alternative, c’est soit divorcer, soit vous faire stériliser. » (Ibid, p. 188)
3.2.5. Le principe de multiplicité
Tombéza est doté d’une multiplicité substantielle, car contrairement à l’arbre qui a toujours besoin de la racine pour se démultiplier, le rhizome se multiplie et se démultiplie dans le récit en occupant toutes les zones d’ombre, indépendamment de tout enracinement, que ce soit avec l’unité du père ou celle du grand-père. Ce principe renvoie à l’intention de l’écrivain qui ouvre le texte sur un procès non fini de répétition différentielle, donnant lieu à une œuvre rhizomatique dont la prolifération est anti-généalogique. Le discours rhizomatique mimounien justifie la poétique de l’urgence en quête de structures narratives inédites pour mieux dire la rupture et diffuser des discours corrosifs. Cette nature romanesque anti-généalogique prolonge la vision du monde de Mimouni, qui commence par le milieu et explique cette écriture aux structures éclatées.
En outre, le personnage de Tombéza endosse une identité polymorphe (Zounbo, 1987) et devient un laboratoire d’identités (Ibid.), où les principes de créolisation et de multiculturalisme interviennent. La créolisation, qui est réservée à l’identité créole comme condensation linguistique, intervient ici comme un processus d’identité culturelle (Ibid.), car le parcours identitaire de Tombéza est marqué par le métissage culturel qui émerge de tous les espaces traversés par le rhizome, le définissant sous le signe de l’incertitude et de l’interdit. Le rhizome emprunte au créole certaines de ses caractéristiques, telles que la mouvance, par l’attachement de son ascension postcoloniale aux négociations entre les colonies et les métropoles, entre la France et l’Algérie, mettant en exergue les systèmes de distinctions dans sa trajectoire créolisée avec d’autres rhizomes, comme Batoul et son trafic. Tombéza est le résultat d’une multiplicité relationnelle qui se lit comme la figure d’un archipel (Pierre), et sa posture interculturelle permet de penser la vérité de son moi écartelé, comme le mélange issu d’un « écart » entre son être et l’événement. Cela le définit de relation en relation, fusionnant son être et ses devenirs comme des phases successives, car à chaque devenir, une forme de lui-même surgit (Ibid.).
Conclusion
Le monde scriptural de Mimouni est promis à la solitude et à l’exil du personnage stigmatisé, dont le parcours est marqué par l’instabilité. Toutefois, cet écrivain nous a présenté une nouveauté dont il devient nécessaire de mesurer les dimensions inédites. Dans cet article, nous nous sommes interrogées sur les différentes manifestations du « Moi » du personnage mimounien, Tombéza, dont l’appartenance sociale problématique nous a renvoyés à une individualité écartelée, qui se distingue par son discours corrosif, expression de son mal-être. Après avoir analysé le corpus pour appréhender l’effet-personnage dans le roman selon Vincent Jouve, examiné le fonctionnement de la paratopie dans le discours d’après les travaux de Dominique Maingueneau et analysé le personnage comme un rhizome selon la philosophie du devenir de Gilles Deleuze, nous avons validé les trois hypothèses émises au départ.
L’image littéraire s’est construite à travers ses connexions intertextuelles avec d’autres figures de parias que le texte a mobilisées comme des polarités fuyantes, coexistants avec le quotidien de Tombéza en exil, et restituant le social dans la problématique imaginaire. Le texte de Rachid Mimouni a traduit ensuite son positionnement et son appartenance problématique à une société à laquelle il n’a pas pu appartenir, ce qui découle de son discours qui a déstabilisé les espaces topiques et l’a obligé à négocier son intenable « lieu du non-lieu » par l’élaboration de son œuvre. Sa paratopie s’est identifiée à son personnage grâce aux embrayages paratopiques et s’est nourrie de cette faille bohémienne, dont l’identité culturelle s’est constituée par le stress de l’acculturation entre mouvements de fermeture et d’ouverture.
Tombéza est devenu une somme de devenirs et un archipel, où les principes de créolisation et de multiculturalisme sont intervenus pour le définir comme un rhizome et garantir l’ouverture de l’œuvre au dialogue. Son discours rhizomatique justifie l’éclatement des structures narratives, le mélange des registres et les récits enchâssés. L’écriture mimounienne a ainsi pu dire la rupture par les contre-discours des marginaux et introduire la poétique de l’urgence en quête de renouvellement.