Introduction
L’espace, en plus d’être le cadre narratif dans lequel le romancier inscrit ses personnages, représente une composante essentielle pour approcher le récit littéraire. Les lieux mis en scène se donnent à lire tant sur le plan fictionnel que sur le plan esthétique, contribuant à l’atmosphère générale de l’œuvre et influant sur l’évolution des personnages et le déroulement des actions. Beaucoup d’écrivains ont consacré une place capitale à la dimension spatiale en choisissant de la mettre en avant dans leurs fictions. Dans la littérature contemporaine, elle continue d’être explorée de diverses manières afin de matérialiser et d’exprimer une certaine vision du monde. Dans Terre ceinte de Mohamed Mbougar Sarr, le texte qui fera l’objet de notre analyse, c’est la ville qui se trouve au centre de l’intrigue.
Notre propos portera sur le traitement de l’espace urbain, sur sa dimension poétique, car « la ville est un poème […] un poème bien centré sur un sujet » (Barthes, 1985, p. 352). Nous cherchons à expliquer comment ce lieu projette l’image sombre de la réalité des personnages et à voir dans quelle mesure il peut être considéré comme un espace morne et dangereux. Nous tenterons d’expliquer en premier lieu la façon dont le tragique s’inscrit dans cette dimension spatiale. Nous effectuerons ensuite un retour sur le travestissement de la conception de la ville élaborée dans le texte.
Rappelons que la ville est le cadre romanesque privilégié où beaucoup d’écrivains inscrivent leur fiction. Symbole de la modernité, elle est souvent présentée dans le texte littéraire comme un lieu d’émancipation offrant toutes les possibilités d’une vie meilleure. Cependant, lorsque le milieu urbain revêt un sombre élan, il devient un espace cauchemardesque où se heurtent les espérances des personnages et où leurs rêves se voient brisés. De toute manière, les personnages sont à chaque fois subjugués par cet espace qui dégage une puissance textuelle remarquable, allant jusqu’à façonner le texte lui-même. En tant que motif récurrent dans la littérature subsaharienne depuis son émergence, la ville y prend différentes formes, se charge de multiples significations et s’offre à diverses interprétations : de “Paris […] où résidait le bonheur” de Bernard Dadié à la Ville cruelle de Mongo Beti, l’écriture de la ville semble toujours être l’objet d’un renouveau perpétuel.
Dans le récit de Mohamed Mbougar Sarr, la ville de Kalep, une ville imaginaire située au Sumal, est le lieu de toutes les horreurs. Prise par les djihadistes depuis quatre ans, elle sombre dans la violence et la terreur. Une révolte se prépare par sept camarades dans la cave de Jambaar, une taverne rappelant le bon vieux temps de Kalep, l’un des rares commerces ayant survécu à l’invasion terroriste. Ils décident de publier un journal en guise de révolte contre la doxa djihadiste afin d’éveiller les consciences. L’élan de soulèvement que la fraternité a pu susciter augmente les hostilités et le récit se clôt sur un affrontement entre les djihadistes et les habitants de Kalep. Cette dernière connaîtra pour un temps le goût de la liberté avant de retomber sous le pouvoir des terroristes.
Au fil des pages, le récit revient sur la trajectoire de Kalep, cette ville autrefois joyeuse, vers les abysses de la violence pour se transformer en un enfer terrestre, une prison à ciel ouvert qui enserre les personnages et les étouffe. Il s’agit d’un lieu où les dépravations des hommes ont causé des ravages. L’auteur accorde à la ville de Kalep une place textuelle majeure : outre le titre qui oriente dès le début le regard du lecteur sur la dimension spatiale, l’évocation obsessionnelle de Kalep tout au long du texte harcèle le lecteur et en fait le principal sujet du récit, conférant à l’espace le statut de protagoniste, comme l’indique Pierre Popovic dans De la ville à sa littérature : « La ville elle-même peut être le personnage principal, générer des fantasmes ou des utopies. Si elle se donne à lire à titre de figure » (1988, p. 120).
L’espace urbain se présente en effet comme un centre signifiant générant de nombreuses interprétations. Le narrateur garde toujours son regard tourné vers cet espace, analysant comment il agit et interagit avec les autres composantes du texte à travers le prisme de l’événement terroriste et en soulignant à chaque fois les stigmates qu’il en porte. Ainsi, Sarr livre une tragédie des temps modernes, où la ville se construit comme un espace hostile, dénaturé par la barbarie humaine. C’est l’histoire d’une ville en crise, une ville au cœur d’une situation alarmante. Il s’agit d’un espace urbain subjugué par la doxa djihadiste et engagé dans un processus d’écrasement des personnages qui l’habitent. L’écrivain s’assure que son lecteur y est déjà préparé dès le titre, bien que ce dernier puisse prêter à confusion de prime abord : entre « ceinte » et « sainte », un jeu de mots s’élabore pour souligner le décalage entre le prétendu projet fanatique et la réalité, marquant le paradoxe et l’incohérence qui le caractérisent. Le titre indique également qu’il s’agit d’un espace clos qui empêche tout épanouissement, où les mouvements sont limités.
1.Un espace tragique : Kalep, entre passé et présent
Dans ce récit, la ville de Kalep est présentée non pas par opposition classique entre ville et campagne, mais comme un lieu déchiré entre son passé et son présent marqué par le désastre. La description insiste sur l’aspect sombre de Kalep et sur le contraste saisissant entre son temps révolu et son état actuel. Autrefois joyeuse et vivante, elle est désormais « une ville obscure » (p. 147), enveloppée d’une atmosphère macabre où les personnages sont victimes du sort que leur réservent les terroristes et de la situation sociopolitique du pays :
« […] l’atmosphère, qui est sans doute la mesure la plus juste du caractère d’un lieu, avait changé depuis l’arrivée des islamistes. Il était vrai que les gens ne sortaient plus le soir tombé, que la peur et la méfiance avaient remplacé une forme d’insouciance, et que le voile rigoureux de la religion recouvrait désormais la ville, qui avait perdu son ambiance naguère joyeuse et vivante » (Sarr, 2014, p. 254).
Ainsi, le climat de Kalep reflète la fragilité des esprits : la ville semble écrasée par le poids de la pensée intégriste, tandis que le contraste entre sa beauté passée et sa déchéance actuelle souligne son caractère tragique. La ville autrefois brillante et joyeuse se réduit désormais à des ruines, animées de scènes d’horreur. Kalep, qui rappelle la syrienne Alep, évoque aussi les villes dévastées par le fanatisme religieux. Ce toponyme, emprunté aux pays en guerre comme la Syrie et la Somalie, symbolise les villes où les populations sont abandonnées à elles-mêmes face à la violence. De même, le nom « Sumal » suggère le « mal », reflétant les souffrances infligées par la Fraternité.
1.1. L’impact de la violence sur les habitants
Kalep est dépeinte comme une ville vide d’âme, sans énergie vitale ni joie. Le récit souligne que sous le joug des terroristes, l’espace urbain devient sinistre, et les habitants vivent des drames indicibles. Parmi les scènes marquantes figure la mise à mort d’un couple, qui illustre l’ambiance cynique de la ville dès le début du récit :
« La foule, qui attendait depuis les aurores, peinait désormais à contenir ses trépignements : elle s’impatientait, soufflait, sifflait ; il lui fallait maintenant voir mourir. Abdel Karim le sentait. Mais il décida de laisser la dramaturgie se poursuivre, et la nervosité monter encore » (Sarr, 2014, p. 11).
Ce passage révèle la volonté d’Abdel Karim, chef de la police islamique, de maintenir la ville dans une atmosphère de terreur. La conscience collective s’en trouve affaiblie, car les scènes d’horreur, devenues banales, semblent requises pour animer cet espace mort. Le narrateur insiste sur la brutalité infligée par les membres de la Fraternité, normalisée par les Kalepois eux-mêmes : le peuple accepte cette violence malgré ses répercussions dévastatrices. La déshumanisation de la population s’illustre par la transformation des habitants en « étranges silhouettes peuplant Kalep » (p. 11), des formes indéfinissables, incapables de revendiquer leur humanité.
1.2. Oppression et tentatives de révolte
La résignation et l’oppression dominent l’esprit des personnages, pris au piège d’un espace répressif. Pour certains, tel Malamine, l’impuissance face à la situation inspire un sentiment de culpabilité ; pour d’autres, comme Mdjigueen Ngoné, la survie prime, car la révolte semble vouée à l’échec. Le quotidien est hanté par la peur : le chef de la police islamique et ses hommes violent l’intimité des habitants, pénétrant dans leurs maisons et leurs lieux de vie.
L’aspiration à la révolte s’incarne néanmoins dans un groupe de camarades qui, malgré la répression, osent se rassembler clandestinement dans une taverne pour évoquer la situation de leur ville. Ce lieu, un espace souterrain dédié aux déchets, devient un lieu de subversion et de liberté d’expression, symbolisant l’absence de tout espace libre dans Kalep.
1.3. La symbolique de la décadence
Le tragique de la situation s’intensifie lorsqu’un hommage macabre est rendu à Abdel Karim après sa mort : « On lui dressa, dans le centre-ville de Kalep, un magnifique tombeau monté sur un catafalque en marbre poli » (Sarr, 2014, p. 353).
Ce monument au centre-ville, dédié à un terroriste, renforce le caractère sinistre de Kalep, une ville plongée dans la terreur et asservie par la pensée extrémiste. Ce tombeau est le témoin tangible de la déchéance de la ville et semble annoncer la perpétuation de son état d’horreur. D’ailleurs, Kalep retombe peu après sa libération entre les mains de la Fraternité, symbolisant un cycle tragique de violence et de désespoir.
2. Ville dénaturée : transformation dystopique de l’espace urbain
Dans la fiction littéraire, la ville représente souvent un espace de vie, de liberté et de sociabilité. Cependant, ce récit bouleverse cette représentation conventionnelle en montrant la défiguration progressive de Kalep sous le contrôle idéologique de la Fraternité. Comment l’espace urbain peut-il être transformé en une zone de confinement et de terreur sous l’influence de régimes autoritaires ? À travers une analyse de la dénaturation de Kalep, cet article met en lumière les procédés par lesquels une ville devient un miroir de l’oppression et de la désillusion.
Nous assistons avec ce récit à un travestissement de la ville, ou, comme l’indique Barthes (1963), un processus consistant à « changer toutes choses en leur contraire » (p. 51). Contrairement à la conception ordinaire de la ville, Kalep est dépeinte comme une ville morte, reflet de l’obscurité dans laquelle vivent ses habitants. Mis à part les actes violents de la Fraternité, Kalep, en tant que « ville fantôme », devient un espace stérile, plongé dans un calme terrifiant où le moindre bruit suscite l’effroi.
Le philosophe Jean-Paul Dollé, cité par Christina Horvath dans Le roman urbain, postule que l’espace urbain « permet à l’homme libre de maîtriser sa propre vie et par conséquent de débattre, d’échanger, et de décider avec d’autres hommes libres, également maîtres d’eux-mêmes […] L’air de la ville rend libre ». Or, c’est tout le contraire à Kalep, où l’ordre des choses est renversé. Les personnages sont prisonniers dans leur propre ville, qui est elle-même présentée comme une victime de l’idéologie djihadiste, sans option de fuite. Les rues de Kalep, censées être un lieu ouvert, se transforment en un espace surveillé et contrôlé par les milices :
« Kalep n’était pas de ces cités que la profondeur d’une nuit sans bruits ennoblissait d’un plaisant mystère : elle ne vivait que de ses bruits et à travers ses bruits, ses odeurs, ses vagues humaines. Une fois ses rues désertées, Kalep n’offrait plus au regard que son allure fantomatique » (Sarr, 2014, p. 255).
L’essence même de ce genre d’espace réside dans la vivacité et le caractère vibrant de ses nuits. La disparition de cet aspect laisse place à un paysage lugubre et rend Kalep méconnaissable.
Cette transformation dystopique de la ville s’opère par un glissement de sens qui reflète l’influence d’un environnement hostile et aride. Les caractéristiques, plus ou moins rudes, du désert environnant où le projet de la Fraternité a pris naissance contaminent la ville : « désert urbain », « paysage aride », « rues désertes », errance sans repères. C’est ainsi que se définit Kalep sous le joug des djihadistes. La défiguration de la ville est également marquée par l’exclusion des sans-abris, un phénomène typiquement urbain :
« Ils étaient là, perdus quelque part dans la nuit d’une ville obscure, et leur chant résonnait partout sans honte […] Ce merveilleux interlude dura à peine cinq minutes, avant de s’interrompre brusquement et de se transformer en cris apeurés, mêlés à des bruits de moteurs, et à des détonations d’armes à feu » (Sarr, 2014, p. 147).
Ce chant qui s’élève dans les ténèbres comme une lueur d’espoir est de courte durée. Les personnages sont rapidement ramenés à une réalité effrayante dans un milieu urbain inquiétant.
Une tentative d’uniformisation de la ville s’élabore en imposant aux habitants la pensée extrémiste, comme en témoigne Abdel Karim, qui force Ndey Joor à choisir un châtiment pour ses bourreaux malgré son rejet catégorique de la brutalité.
Abdel Karim est déterminé à chosifier la ville, c’est-à-dire à la modeler pour la rendre inanimée, tuer en elle ce qui la rend vivante, l’assujettir à ses propres convictions et en faire un projet :
« Abdel Karim, impassible, regardait défiler le paysage aride de Kalep. Il était fier de ce qu’ils avaient réussi à faire de cette ville. Lorsqu’ils l’avaient prise, il y a quatre ans, elle était sale, impure, possédée par le Diable, abandonnée de Dieu. C’était une de ces villes qui, au nom de la modernité, s’enfonçaient dans la plus affreuse des luxures » (Sarr, 2014, p. 120).
Cet extrait illustre les efforts des extrémistes pour dépouiller la ville de tout ce qui constitue son essence et pour éliminer tout signe de modernité, la rendant apte à accueillir et à refléter leur idéologie. En fin de compte, Kalep est transformée en un lieu périlleux et funeste.
La représentation de Kalep en tant que « ville dénaturée » permet de saisir la manière dont un espace urbain peut devenir le miroir d’une idéologie oppressante et déshumanisante. À travers un processus de travestissement de la ville, ce récit éclaire les mécanismes par lesquels une idéologie autoritaire détruit la liberté, éteint la vie sociale et remplace l’ouverture par le contrôle et la terreur. Kalep, désormais spectre de ce qu’elle fut, incarne la négation même de la ville en tant qu’espace de vie et de liberté.
Conclusion
À travers l’image angoissante et sombre de cet espace urbain, le récit de Terre ceinte émet une double dénonciation : d’une part, celle de la pensée extrémiste et, d’autre part, celle des défaillances des régimes politiques qui abandonnent ces villes à leur sort. Kalep devient ainsi l’emblème de toutes ces villes livrées aux griffes de l’abandon et de la désolation, où le destin morbide des personnages souligne une nouvelle conception de la ville. L’histoire livrée par Terre ceinte est celle de la défaite d’une cité, symbole de la faillite des États incapables de faire face à la montée djihadiste.
Cette vision pessimiste traduit une réalité désolante pour de nombreux pays du Tiers-Monde, qui peinent à combattre le radicalisme. La ville de Kalep, au cœur de Terre ceinte, incarne cet espace asphyxié par l’angoisse des personnages, où l’événement terroriste et la pensée fanatique la soumettent constamment aux atrocités et aux privations de liberté. Ce récit nous donne à voir une altération progressive de l’espace urbain, façonné par le mal dont certains personnages sont les instigateurs. Loin d’être un lieu d’épanouissement, de liberté et d’accomplissement personnel, la ville devient ici un espace écrasé sous le poids de la terreur et du désespoir, reflétant l’incapacité des États à protéger leurs propres citoyens.
Cette représentation urbaine montre comment l’espace de vie, jadis lieu de liberté et de socialisation, peut se transformer en une prison sous l’emprise de l’extrémisme et de l’incurie étatique. À travers la déchéance de Kalep, Terre ceinte nous invite à questionner la responsabilité des pouvoirs publics dans la protection des villes et à saisir la menace que représente l’inaction face à l’idéologie radicale.