Introduction
Les années 1990 se distinguent comme une époque singulière dans le contexte spatial de la production littéraire en Algérie. Les écrivains, en particulier les femmes, ont été directement visés par le fanatisme religieux, les contraignant ainsi à affronter leur condition et à subvertir leur réalité quotidienne. Dès le début des événements, elles ont entrepris d’observer attentivement les nouvelles pratiques urbaines, caractérisées par des manifestations de force et de pouvoir, qui ont émergé dans les rues d’Alger. Ceci confère à cette littérature une dimension intrinsèquement urbaine, comme en témoigne Nina Hayet dans ces termes évocateurs :
« Ce journal qui se veut fragment d’un grand livre où chacun viendrait consigner son histoire, et ce grand livre aurait pour titre : L’Algérie au temps du terrorisme. Des récits pétris dans la matière fiévreuse et vivante des jours et du temps des êtres. Récits tragiques de larmes et de souffrances où les êtres s’initient à l’absurdité du monde, de l’univers… » (Nina Hayet, 1995 : 17).
À travers divers récits, les femmes s’efforcent de reconnaître la ville à partir de ses lieux, en particulier la rue, perçue comme un lieu de vie et simultanément un espace de conflit. La topographie urbaine décrite dans ces textes revêt une intention documentaire, visant à rendre compte du réel et à témoigner des violences perpétrées contre les Algériens en général et les femmes en particulier. Les faits sont cités avec une minutieuse reconstitution des violences, et des détails significatifs sont révélés sur le quartier, la cité et la rue, comme en témoigne Fériel Assima :
« Il faut écrire, filmer, enregistrer et parler. Parler plus vite que les autres, avant qu’il ne soit trop tard et que tout, à nouveau, ne soit démenti. Il faut raconter les bus, les maisons, les caves. Tout ça, on le voit, on le sait, on l’oublie » (Fériel Assima : 141).
Alger, particulièrement touchée par les violences, se retrouve au centre des récits féminins de la décennie noire, notamment dans des œuvres telles qu’Une Femme à Alger. Chronique du désastre de Fériel Assima, La Nuit tombe sur Alger la blanche. Chronique d’une Algérienne de Nina Hayet, Vivre traqué de Malika Boussouf, et La Troisième fête d’Ismaël de Naïla Imaksen. La question se pose alors : qu’est-ce qui justifie cette mise en texte de la ville ? L’acte de témoigner de soi est-il indissociable de l’acte de témoigner de la ville ? Comment la ville se manifeste-t-elle dans l’écriture féminine de cette période ?
Pierre Sansot propose une approche « objectale » de la ville, cherchant à suivre un trajet qui va « des lieux à l’homme » (Sansot, 1971 : 78). Cependant, il souligne que la ville ne peut être appréhendée dans sa totalité, et la rue pourrait être l’espace urbain révélateur du quotidien de la ville d’Alger et des pratiques ordinaires de ses habitants en temps de conflit et de menace (de Certeau, 1971 : 36). Bien que la rue représente un espace urbain apparemment restreint, elle se caractérise par sa capacité à relier le privé et le commun, le dedans et le dehors. La rue s’affirme comme un espace social distinct de la voie et de la route, constituant un lieu de vie, de diversité, d’hétérogénéité et de pluralité, imprégné d’un pouvoir symbolique significatif. Ainsi, la rue émerge comme le lieu exemplaire où se déploient et se décident souvent les destins individuels et collectifs, offrant une fenêtre privilégiée sur les différentes pratiques sociales et urbaines de la vie quotidienne au cours de la tumultueuse décennie des années 1990.
1. Explorations urbaines : la rue comme espace contesté et vécu
1.1. Pratiquer la rue en temps de conflit : la rue au quotidien
L’exercice de la vie urbaine trouve son expression la plus palpable dans l’occupation de l’espace public, en particulier la rue. Certeau souligne que c’est dans la rue que l’on peut véritablement approcher le quotidien et les « tactiques » déployées par les individus pour « s’approprier » et maîtriser l’espace urbain (Certeau, 1990 : 173). Si la rue demeure toujours un lieu de rencontre, de partage et d’échange, les écrits des femmes des années 1990 la dépeignent comme un lieu teinté d’hostilité, d’exclusion et d’insécurité, où la menace demeure omniprésente.
Un exemple concret de cette réalité se trouve dans le récit de Nina Hayet, qui relate une expérience poignante sur le chemin du lycée, illustrant la violence verbale subie dans l’espace public (N. Hayet : 82).
« Sur le chemin du lycée, ce matin, un automobiliste s’est arrêté à mon niveau, du côté de la place Audin. Il a baissé sa vitre, m’a traitée de putain et m’a envoyé un énorme crachat à la figure avant de remonter sa vitre et de redémarrer. Je suis restée bête. Une femme qui passait par là, outrée par la scène, m’a tendu son mouchoir et a traité cet imbécile de tous les noms. J’ai essuyé le crachat et me suis mise à pleurer comme une madeleine, en pleine rue. J’étais dans une rage folle de ne rien pouvoir faire d’autre que de continuer ma route en chialant. Quand je suis arrivée à la salle des profs et que j’ai raconté mon histoire au collègue, chacun avait une histoire du même genre à raconter . » (N. Hayet : 82).
Cette anecdote témoigne de l’évolution de la rue, qui, de lieu de sociabilité, devient un espace de confrontation et de danger pour les femmes. Les récits des femmes de cette époque mettent en lumière des stratégies de défense et de résistance, variant en fonction des circonstances, allant des situations les plus banales aux plus graves.
Les témoignages révèlent l’omniprésence de petites ruses du quotidien, notamment l’évitement et la comédie, comme moyens de protection courants. Face aux regards insistants des hommes dans la rue, les femmes adaptent leurs comportements, adoptant des stratégies pour éviter l’attention non désirée. Dans « La Nuit tombe sur Alger la blanche », Nina Hayet souligne la difficulté de soutenir le regard masculin, affirmant que la confrontation est inutile dans cet espace essentiellement masculin. Les femmes développent des astuces, telles que détourner le regard ou adopter une expression indifférente malgré la colère intérieure (Nina Hayet, 1995 : 59).
Pour Nina Hayet, chaque sortie dans la rue devient un parcours du combattant pour les femmes en Algérie. La vie quotidienne devient une série d’adaptations aux contraintes sociales, incluant la traversée de la rue tout en passant inaperçu, l’ignorance des provocations pour éviter l’humiliation, et surtout, la préservation de leur vie (N. Hayet, 1995 : 60).
Ainsi, la vie quotidienne se transforme en une appropriation complexe des contraintes sociales pour les femmes, comme le souligne Nina Hayet. Ces femmes sont confrontées à l’impératif de traverser la rue tout en demeurant discrètes, de ne pas répondre aux provocations pour éviter l’humiliation, et surtout, de préserver leur vie.
« Aujourd’hui qu’une voisine de sa cité a été punie de vivre, elle prend son courage à deux mains et transcrit l’horreur […] » (Nina Hayet, 1995 : 12).
« Ce journal qui se veut fragment d’un grand livre ou chacun viendrait consigner son histoire, et ce grand livre aurait pour titre : L’Algérie au temps du terrorisme. Des récits pétris dans la matière fiévreuse et vivante des jours et du temps des êtres. Récits tragiques de larmes et de souffrances où les êtres s’initient à l’absurdité du monde, de l’univers… » (Nina Hayet, 1995 : 17).
Les témoignages des femmes des années 1990, tels que ceux de Nina Hayet, illustrent la nécessité d’adapter constamment les stratégies de défense et de résistance dans la rue en fonction des circonstances, offrant un aperçu poignamment détaillé des réalités vécues dans l’espace urbain en temps de conflit.
1.2. La rue, un lieu de l’exclusion
L’espace urbain, en particulier la rue dans la ville d’Alger, se révèle comme un lieu social structuré, imprégné de codes spécifiques. Catherine Coquery-Vidrovitch conceptualise la ville comme un reflet et une incarnation de la société tout entière (2006 :11). La rue émerge ainsi comme un espace d’apprentissage où les vêtements, le paraître, et les attitudes sont autant de signes révélateurs des rôles et des fonctions occupés (Burdy, 1989 : 112).
Dans les récits de la période, la rue n’est plus accessible à toutes les femmes, devenues l’objet d’une surveillance constante, de poursuites et de menaces, particulièrement celles qui résistent aux nouvelles normes imposées. Les textes mettent en lumière des contraintes vestimentaires, notamment l’obligation du voile islamique, symbolisé par le remplacement du blanc du haïk traditionnel par le noir :
« L’autre la regarde, hébété et, tout à coup, impose sa voix au milieu des idiots qui secouent la tête en signe d’approbation. Tous s’écartent alors d’elle, comme des moutons, pour s’en retourner, indifférents, à leur bosogne, la laissant face à cet imposteur qui lui plante des mots dans les seins, dans le cœur, dans les os. Elle demande qu’on la soutienne. Et qu’est-ce qu’il lui lance, le jeune homme au visage hâve ?
- Accroche-toi à Dieu, si tu veux garder ton bien, au lieu de te donner en spectacle dans la rue, comme une traînée. S’il te restait un peu de dignité, tu commencerais par cacher ton visage. Si tu étais ma mère, j’aurais aucune honte à te battre. » (Nina Hayet : 1995 : 128-129)
En ces temps d’insécurité, la rue devient un enjeu crucial en termes d’appropriation de l’espace, se transformant d’un espace commun en un territoire spécifiquement revendiqué par une communauté définie. Cela crée une dynamique d’exclusion et de rejet envers ceux et celles qui ne partagent pas ces repères identitaires particuliers :
« Je regarde la rue, effarée. Elle grouille encore plus que dans mes cauchemars. Elle inflige sans vergogne, son masculin pluriel et son apartheid féminin. Elle est grosse de toutes les frustrations, travaillée par toutes les folies, souillée par toutes les misères. Soudée dans sa laideur par un soleil blanc de rage, elle exhibe ses vergetures, ses rides, et barbote dans les égouts avec tous ses marmots. » (Mokeddem, 1993 :15)
Les récits démontrent que la rue n’est plus simplement un espace, mais un lieu qui conditionne les comportements individuels et collectifs. Elle impose ses propres règles et pratiques, devenant le premier espace, après la maison et la sphère familiale, où les femmes apprennent la différence sexuelle et les normes sociales qui leur sont imposées, reflétant finalement la société elle-même : « La culture de l’Islam profanée, ô croyants, dormez-vous tranquilles ? (A. Fériel, 1995 : 205) « Ils opèrent en plein jour, sans armes, leur arme est la dissuasion ». (N.Imakssen, 1994 : 199).
Ainsi, l’analyse approfondie de ces textes révèle que la rue devient un espace chargé de significations sociales et politiques, où se jouent des enjeux cruciaux liés à l’identité, à la différence sexuelle, et à la domination sociale. Les femmes se voient confrontées à une reconfiguration radicale de la rue en un lieu d’exclusion, illustrant les transformations profondes de la vie urbaine en temps de conflit.
1.3. La rue, un lieu de pouvoir
Les témoignages des femmes mettent en lumière la rue en tant que lieu de pouvoir et espace politique, l’érigeant en un espace singulier chargé de symbolique (Sansot, 1998 : 122). La rue devient un terrain où s’exerce le pouvoir, où la volonté de manifester, d’exprimer la colère, voire simplement de s’exprimer, s’entrechoque parfois avec les limitations imposées. Elle se trouve fréquemment disputée par les forces concurrentes de l’époque : les islamistes, cherchant à s’approprier la rue quotidiennement pour imposer leurs nouvelles lois et exercer leur autorité, notamment en l’absence de légitimité politique due à l’annulation des élections dans les années 1990 ; les forces de l’ordre, s’efforçant de rétablir l’ordre ; et enfin, les démocrates résistant tant aux islamistes qu’aux forces de l’ordre, comme en témoigne :
« Il m’a dit : « Si je te revois passer par là, je t’égorge ! Je me suis débattue. Je lui ai répondu : « Mais je ne t’ai rien fait ! J’ai le droit de me promener où je veux. La rue est à tout le monde » (N. Hayet : 75).
Dans les récits des femmes, la rue évoque toujours la révolte, la manifestation, conformément à ce que Pierre Sansot qualifie d’« appropriation révolutionnaire de la ville » (Sansot 1971 : 196). Elle est également associée à la peur et à l’inquiétude, devenant une figure personnifiée, une entité hostile :
« Sarah commence à songer au départ, à l’exil au moins temporaire. Une pause. Ce qui se passe dans ce pays est indescriptible, elle et ses proches, souvent, n’en peuvent plus. N’en peuvent plus d’avoir peur pour les autres et pour eux-mêmes, n’en peuvent plus d’être aux aguets, de capter des visages de passant en se demandant : Ont-ils des traits de terroristes » (N. Imaksen : 25).
Les expressions relevées dans les récits du quotidien, telles que « la rue en colère », « descendre dans la rue », « occuper la rue », et « prendre possession de la rue », soulignent la dynamique conflictuelle et compétitive autour de l’espace public. Ces termes illustrent la confrontation entre différentes forces sociales pour l’appropriation de la rue, démontrant ainsi son rôle crucial comme lieu de pouvoir et d’expression politique au sein de la société. En analysant ces expressions, on peut discerner l’émergence d’une conscience de la rue en tant qu’arène contestée, où se jouent des luttes politiques et sociales profondes.
1.4. La rue ou le territoire
Au cours de cette période, l’enjeu de la rue va au-delà de l’appropriation spatiale pour devenir « un marquage territorial », établissant ainsi un parallèle entre la rue et le territoire, comme le souligne Andrée Chedid en évoquant le Liban. La rue acquiert une signification en tant que lieu imprégné d’une « socialisation particulière » (A. Chedid, 1969 :70). Avec la montée des islamistes, les femmes attestent que la rue devient presque l’emblème d’une communauté exclusive qui rejette la diversité et l’échange. Elle cesse donc d’être un espace ouvert et partagé pour devenir fermé et essentiellement contrôlé par un groupe :
« Mon cœur bat si fort. Les voix des récitants me parviennent jusqu’ici. On sait que les villes et les villages sont envahis par des milliers d’hommes qu’on appelle les barbus. Leur révolte est sérieuse. » (F. Assima, 1995 :14-15)
« Je tentais de me frayer un passage au milieu du groupe de jeunes gens agglutinés autour de ma fille et du vieil homme qui la secouait frénétiquement en l’abreuvant d’insultes. » « La rue est un vrai bordel ! Comment des parents peuvent-ils laisser leurs filles provoquer les passants de la sorte ! Vous irez tous en enfer ! Fille de putain ! » « J’intervins ! Hors de moi.
La putain dont tu parles est là ! Lâche ma fille immédiatement ! décontenancé, le vieil homme me toisa des pieds à la tête avec le plus grand mépris, puis envoya un crachat à Yasmina avant de l’envoyer choir contre un des jeunes gens présents et de reprendre sa route en maugréant à part lui-même d’incompréhensibles propos ponctués de « Allah Ouakbar » censés le dispenser de toute autre explication. » (N. Hayet, 1995 : 70)
Les femmes dénoncent la ville en tant qu’espace d’échange et de partage, désormais repliée sur des identités régressives et meurtrières (Jean-Loup Gourdon, 2001). Les témoignages se multiplient pour dénoncer les violations des droits et des libertés. Les personnages, souvent des victimes ou des condamnés à mort par les groupes armés, sont logés dans des quartiers « chauds » de la ville, auxquels on attribue un caractère, des origines et une orientation politique :
« Et dans la mort, Djamel a préféré garder les yeux ouverts dans une éternelle pose « B ». Même quand la main la plus douce essayait de les fermer, ils se rouvraient aussitôt. Ses assassins quoi qu’ils fassent garderont devant leurs yeux ce regard-là […] »
« Djamel avait la quarantaine mais était irrémédiablement jeune. et cette nuit-là, les étoiles prirent soin de veiller sur sa dépouille que les hommes délaissèrent. […] »
« Djamel n’avait rien d’un mécréant. Rêveur impénitent, sans attache partisane, il portait en lui la révolte de son époque. Djamel n’était pas seulement photographe, mais archéologue aussi […] » (N, Imaksen : 26)
Des portraits se dessinent de ces hommes dans ces lieux qui les ont vus grandir, mettant l’accent sur la description détaillée de chaque rue, quartier et mode de vie. Les récits cherchent à montrer que l’intégrisme attaque l’humain, soulignant ainsi l’impact sur les individus au niveau personnel.
2. Temps de la ville, temps des hommes
Dans les textes, une connexion se tisse entre le temps de la ville et le temps des hommes. Sansot reconnaît le pouvoir fascinant des villes, celui de la continuité, expliquant qu’elles accordent nos journées et nos saisons entre elles, offrant ainsi un fond de vie perpétuelle nécessaire à notre existence (Sansot, 1991 : 117). Le décrochage temporel, présent dans les récits des femmes, permet de revisiter un passé heureux de la ville, où la tolérance et la solidarité régnaient. Les récits nostalgiques décrivent le patrimoine culturel et architectural de la ville, représentant ainsi une réalité sociale concrète : la rue entre hier et aujourd’hui. Les évocations de noms de quartiers tels que Bab El Oued, la Casbah, actualisent chez le lecteur des émotions et des représentations. Des oppositions se dessinent entre paix, joie, tolérance, liberté d’hier, et menace, insécurité et malheur d’aujourd’hui. Les récits se concentrent sur le quotidien de la rue et du « souk », dessinant l’atmosphère qui y régnait autrefois avec ses couleurs, ses odeurs, ses sons, ce que Sansot appelle « jouir de la ville » (Sansot, 1991 : 65). Alger de l’enfance et de la jeunesse est mythifiée et idéalisée.
La variété des repères et des faits contribue à retracer les itinéraires des personnages dans ces mêmes voies où la menace pèse sur les êtres aujourd’hui. Le contraste entre la vie pendant les années 1990 et celle d’autrefois est fort, avec les femmes lançant un appel au « vivre-ensemble ». Les récits racontent la nostalgie d’un lieu identitaire, Alger avec ses cités et ses rues. Les personnages ne se reconnaissent plus dans la ville sous domination islamiste :
« Mois de ramadan. Une enfance tendre et chaleureuse […] Sarah revient à ce marché. Elle en a gardé pour toujours un bouquet de parfums et de couleurs, une somme de jours heureux […] Quel bonheur d’y aller ce premier jour de ramadan en compagnie du père qui ne manquera pas de les gâter » (N. Imaksen, 1994 :82-83).
« Ce mois de ramadan 94, ils ne se sont pas seulement contentés de cracher sur la dignité des Algériens en leur vendant au prix le plus fort des produits de base, ils ont, cette fois-là pris un peu plus aux Algériens, leurs compatriotes, ils leur ont pris leurs vies. »
« Ramadan de massacre et de sang. Aucune trêve pendant ce mois sacré, préféré par les musulmans, entre tous » (N. Imaksen, 1994 : 90).
Le récit des souvenirs révèle la figure du piéton et de sa capacité à «faire ville à travers la marche et sa présence dans la rue » (Thibaud, 2006 : 115). Selon les textes, la ville pendant les années 1990 terrifie le piéton, ou ce que de Certeau appelle «le marcheur » , transformant la simple marche ou flânerie dans les rues en une activité périlleuse et presque interdite.
3. Ville d’ici / ville de là-bas
Dans les écrits des femmes de cette époque, la ville d’ici est constamment associée à la ville d’ailleurs, en particulier Alger par rapport à Paris. Le thème du départ revient fréquemment. Les récits racontent les derniers jours à Alger, « ma ville » , « Alger la cruelle » , la ville aimée mais qu’on s’apprête à quitter :
« Cette journée où je tente désespérément d’emporter la dernière image d’Alger me ramène à ces années sacrifiées. » (M. Boussouf, 1995 : 35)
« Sarah commence à songer au départ, à l’exil au moins temporaire. Une pause. Ce qui se passe dans ce pays est indescriptible, elle et ses proches, souvent, n’en peuvent plus. N’en peuvent plus d’avoir peur pour les autres et pour eux-mêmes, n’en peuvent plus d’être aux aguets, de capter des visages de passant en se demandant : Ont-ils des traits de terroristes .» (M. Boussouf, 1995 : 24)
Ces femmes ne possèdent plus leur ville mais continuent d’être possédées par elle. Les effets néfastes de la ville d’Alger sur les personnages féminins sont perceptibles. À l’opposé, Paris, la ville séductrice, attire, c’est la métropole où l’on peut se fondre et s’oublier, et où l’on peut se perdre dans l’anonymat sécurisant. La fuite se fait donc vers Paris, perçue comme une ville qui sauve. Les femmes cherchent à échapper à la menace, étant condamnées à mort, et même pour celles qui ne le sont pas, l’exclusion est une menace tout comme la négation ; étrangères dans leur propre pays, elles prennent la voie de l’exil pour devenir étrangères dans le pays des autres :
« Dans cet avion en partance pour Paris, elle laisse couler des larmes de désespoir. On veut la contraindre à se déraciner. Elle est soudain replongée dans un passé lointain, qui défile sur un écran invisible, comme lui permettre de faire le point. Comment croire qu’on peut maîtriser son existence quand celle-ci risque de s’interrompre à tout instant. M. Boussou » f, 1995 : 18)
Le départ n’est pas un choix pour ces femmes et l’attachement à la ville n’est nullement remis en question. Le départ est présenté comme un déracinement.
Conclusion
La topographie de la ville dans les témoignages féminins des années 1990 répond à une visée documentaire, cherchant à rapporter le réel et témoigner de la violence contre les Algériens en général et contre les femmes en particulier. Les faits sont cités avec une reconstitution des violences dans le quartier, la cité ou la rue. L’espace de la rue a été investi par les femmes en raison de sa capacité à mettre en scène le conflit vécu par les Algériens au cours de la décennie noire. Cet espace a permis d’approcher au plus près les tensions à partir de détails de la vie urbaine quotidienne ; révélant ainsi, « les manières de faire » (de Certeau, 1990 : 142) des individus pour maîtriser et se réapproprier cet espace, résistant ainsi à l’entreprise intégriste d’aliénation et de déshumanisation en Algérie.
La ville, un lieu unifiant et chargé de sens, perd ce qui construit son identité et devient une ville désorientée. Écrire la ville pour la femme écrivain répond au besoin de sauvegarder son identité contre la dégénérescence.