Supposer une lecture symbolique à une œuvre ne peut s’effectuer dès le premier abord, car ce niveau de lecture relève de la relecture ou de ce que Louis Althusser désigne par la lecture symptomâle1. Il s’agit d’une lecture dont l’objectif est de capter les symptômes de ce qu’une première lecture n’aurait laissé paraître. Ainsi, la deuxième lecture du texte permettra de percevoir ce que les mots cachent dans un premier abord et de leur attribuer une éventuelle proportion symbolique. Todorov, dans Théorie du symbole, aborde cette question lorsqu’il soumet à un travail d’exégèse la définition que donne Goethe du symbole, il écrit :
« Dans le cas du symbole, il y a comme une surprise due à une illusion : on croyait que la chose était là simplement pour elle-même ; puis on découvre qu’elle a aussi un sens (secondaire). »2
Cette expérience, vécue par le lecteur, est le résultat du caractère obscur et indirect du symbole qui ne peut atteindre son sens, plus ou moins complet, que dans une seconde approche, car dans un premier moment, un lecteur n’a aucun soupçon quant à la présence d’un terme ou d’une expression dans le texte ; ce n’est qu’en le redécouvrant que se révèlent à lui quelques traits sous-jacents qui lui avaient échappé auparavant. La seconde lecture devient par conséquent un moment de révélation où l’acte de lire ne consiste plus à découvrir ce que disent les mots, mais à découvrir ce qu’ils ne disent pas clairement.
1. L’enclenchement du processus interprétatif
Gilbert Durand qualifie ce moment de révélation du symbole d’apparition. Cette notion, loin de signifier un passage rapide, vient ancrer l’idée d’une manifestation dans l’ordre du visible et du sensible d’un phénomène porté par la chaîne signfiante demeuré silencieux à la première lecture. Même si le vocabulaire mobilisé tend à actualiser un ordre religieux, cette acception du surgissement du sens ne peut être assimilée à une lecture inspirée, vatès : elle est toute entière adossée à l’effort, résultat d’un lecteur faber dont le but est de repérer ce qui travaille le texte en profondeur.
Durand écrit : « Le symbole est […] par la nature même du signifié inaccessible, épiphanie, c’est-à-dire apparition, par et dans le signifiant de l’indicible3. » Ceci rend compte de la nécessité d’une deuxième tentative de lecture qui, à travers le repérage d’un symbole, plus précisément le symbolisant (signifiant de l’indicible), pourrait apporter de nouvelles informations quant aux sens cachés des mots soit le ou les symbolisés (signifié inaccessible).
Consentir à une lecture symbolique du texte n’est possible que si nous admettions au préalable le caractère symbolique de certains éléments du texte. Mais à partir de quel moment pourrions-nous enregistrer un terme ou une expression quelconque dans le champ des symboles ? Quel élément enclenche-t-il cette éventualité de lecture ? D’où émerge ce sentiment de devoir chercher autre chose que le sens littéral d’un mot ? Qu’est-ce qui amorce cette opération et qu’est-ce qui la provoque ? Le suivant propos de Todorov propose une réponse à ces questions : « Un texte ou un discours devient symbolique à partir du moment où, par un travail d’interprétation, nous lui découvrons un sens indirect. »4 De là, nous pourrons avancer qu’un lecteur peut prétendre à une lecture symbolique d’un écrit dès qu’il aura décelé ou soupçonné un sens non dévoilé explicitement dans le texte. Un facteur primordial agit sur cette décision de se livrer à ce type de lecture : la pertinence.
Cette pertinence est relative aux indices textuels que comprend le texte. Ces indices, de nature textuelle, sont tous les éléments du texte considérés, à brule-pourpoint, par le lecteur dans l’inanité et la vacuité de ce qu’ils portent. Leur caractère symbolique, leur profondeur et l’importance qu’ils impliquent ne se donnent qu’au prix d’un effort analytique.
1.1. Les indices textuels
En effet, certains éléments du texte peuvent paraître plus ou moins pertinents que d’autres, dans le cadre de la théorie du symbole de Todorov, cette pertinence se traduit par le fait que les éléments en questions ne répondent justement pas aux lois de pertinence, telle une relation de cause à effet, cette non-conformité provoque une sorte de réaction chez le lecteur l’incitant à trouver le réel motif de telle ou telle manifestation. Toute transgression de la loi de pertinence engendre chez lui l’obligation de retrouver une pertinence dans l’impertinence. Cette opération et ses principales motivations sont clairement expliquées dans ce que dira Todorov :
« […] Quand à première vue, un discours particulier n’obéit pas à ce principe, la réaction spontanée est de chercher si par une manipulation particulière, ledit discours ne pourrait pas révéler sa pertinence. »5
Le sémioticien indique deux axes sur lesquels peuvent être placés ces éléments qui n’adhèrent pas aux règles de pertinence :
-
Un axe syntagmatique, où pourraient figurer toutes les manifestations textuelles qui constituent une sorte d’anomalie par rapport au contenu textuel, des figures telles que la répétition, la tautologie ou l’homonymie peuvent y être incluses.
-
Un axe paradigmatique où seront relevées toutes les manifestations textuelles qui présentent une anomalie par rapport à une connaissance collective ou commune, à ce niveau, l’incohérence et l’invraisemblance (entre autres) pourraient-être considérées comme critères de la non-obéissance aux lois de pertinence, Todorov décrira les indices paradigmatiques comme étant des impacts dus à l’affrontement de « l’énoncé présent et la mémoire collective d’une société6 ».
Ces « indices textuels 7» suscitent l’interrogation, leur repérage ou leur identification dans le texte répond de façon sine qua non à la question : pourquoi ? Le fait que ces indices enfreignent aux règles de pertinence les rend assujettis aux questionnements, ils deviennent ainsi suspects de vouloir dire autre chose que ce qu’ils annoncent immédiatement.
Ces unités textuelles constituent des anomalies sémantiques qui pourraient motiver la décision d’engager une stratégie d’interprétation.
Afin de les baliser, il faudra au fur et à mesure de la lecture (deuxième lecture) se questionner et questionner le texte sur les réelles motivations qui ont poussé à leur présence dans le texte, car, il est évident que tout ce que mentionne le texte a besoin d’être dit et n’est nullement fortuit8.
À notre corpus, deux critères de non-conformité à la pertinence sont manifestement attribuables : la récurrence d’une part et la semi-absence d’autre part.
D’abord, la semi-absence ou l’usage amoindri de certains éléments peut constituer une preuve de non-obéissance aux normes de pertinence surtout si les éléments en question sont inhérents à la cohérence du texte, c’est un motif de questionnement par excellence ; des questions du genre : omission ou oubli ? Absence innocente ou révélatrice ? Qui y a-t-il de non dévoilé ? Semblent se poser d’elles-mêmes. Ensuite, la forte présence, un emploi à caractère répétitif de la part de l’auteur n’est certainement pas dû au hasard. Une répétition n’est nullement inopinée ; elle attire l’attention sur un point précis, elle opère tel un catalyseur sur le lecteur. Le philosophe Gilles Deleuze souligne que la répétition « ne change rien dans l’objet qui se répète, mais qu’elle change quelque chose dans l’esprit qui la contemple 9 ». C’est dire combien la répétition ne pourrait passer inaperçue et à quel point elle empreint celui qui la découvre. Au cours d’une lecture marquée par la répétition de certains éléments qui rythment la scansion du texte, le lecteur ne peut s’empêcher d’apprécier leur dimension poétique. Il cherchera alors inévitablement à en comprendre l’intelligibilité d’un objet exerçant sur lui un effet de fascination. La redondance n’est jamais une coquetterie ; elle a des effets sur la signifiance et exerce une influence sur le lecteur en orientant l’interprétation du texte.
Nous explicitons dans ce qui suit, ces étranges manifestations textuelles qui, au niveau syntagmatique ou au niveau paradigmatique semblent poser problème et méritent de constituer le sujet d’un sérieux questionnement, ces manifestations appelées indices textuels constituent des catalyseurs qui, mesurés dans toute leur incidence modifient bien la perception générale du texte.
Nous énumérerons les questions qui auront été à l’origine de leur identification, au fur et à mesure que nous avancerons dans notre balisage des indices.
1.1.1. Indices syntagmatiques : une récurrence frappante
Il convient de préciser qu’à la première lecture de notre corpus, son côté réaliste semble dominer. Notre lecture s’est dès le départ, alimentée d’une impression prégnante du réel puisque le roman s’ouvre sur une minutieuse et longue description de la chambre où une femme guette les souffles de son mari. La scène est si bien décrite que le sentiment de réalité est facilement repérable d’autant plus que la description s’étalera jusqu’au plus petit détail de la scène, nous supposions alors, de prime abord, qu’il serait question d’un authentique récit du réel, hors nous découvrions progressivement que notre préjugé avait était incorrecte et qu’il fallut admettre au texte des significations beaucoup plus profondes.
Aux premières pages du roman, rien ne laisse penser qu’il y aurait du sens caché ou qu’il pourrait y avoir une dimension symbolique, et il est difficile de penser que d’une simple description découleraient des significations complexes où l’ordre symbolique ouvrirait l’accès aux multiples voies de l’interprétation. Il faudra parcourir tout l’incipit pour que le déclic s’opère à la rencontre d’une lexie redondante. À première vue, une femme qui égrène un chapelet n’a rien de suspect ni de symbolique et peut être considérée comme un fait anodin, toutefois, quand ce chapelet revient tel un leitmotiv à cinq reprises dans une même page, il n’est plus possible d’ignorer sa résonnance :
Sans relâcher son chapelet. Sans cesser de l’égrener (…) à la même cadence que le passage des grains de chapelet (…) Elles immobilisent pour un instant-juste deux grains du chapelet (…) entre ses doigts un grain de chapelet (17).
Cette récurrence est un critère permettant de reconnaître des indices textuels qui constituent eux-mêmes d’éventuels symboles. À partir de ce constat, nous proposons de relever du texte des indices syntagmatiques qui obéissent au critère de la récurrence et dont la massive apparition représente une « anormalité » vis-à-vis de l’ordre intérieur du texte.
Le tableau suivant vise à recenser les différents éléments constituant des indices textuels susceptibles de montrer un horizon symbolique, leurs fréquence élevée est symptomatique de ce qui travaille le texte en profondeur
Nous les classons par ordre de manifestation dans notre texte :
Indices textuels à dimension symbolique |
Première apparition |
Nombre d’occurrence dans le texte |
Rideau aux motifs d’oiseaux migrateurs |
page 13. |
13 fois. |
Le chapelet |
page 15. |
24 fois. |
Le Coran (le livre) |
page 15. |
21 fois. |
Le souffle/La respiration |
page 15. |
50 fois. |
Le sang |
page 23. |
22 fois. |
L’appel à la prière |
page 21. |
Réapparaît 14 fois. |
La plume de paon |
page 32. |
Réapparaît 25 fois. |
Il convient de noter que tous les éléments sus cités ne sont que des objets qui peuvent paraître de prime abord comme les détails plus ou moins précis d’une description, l’on dira alors :
Questions : pourquoi insister tant sur leur présence ? Pour quelles raisons les voyons-nous ainsi ressassés ? À quoi rime leur redondance ?
Le texte attire l’attention sur ces termes de façon à ne pas les laisser passer sans qu’on leur prête une juste attention. Leur récurrence implique leur prise en charge dans le travail analytique. N’étant pas fortuite, la réitération de ces éléments atteste du désir de l’auteur, peut-être à son insu, à les prendre en considération dans l’ économie globale du texte.
1.1.2. Indices paradigmatiques
Parallèlement au premier classement d’indices, procédé sur lequel nous nous sommes exclusivement basés sur la récurrence, nous proposons à présent un deuxième classement, où nous confortons notre manière de faire par les heurts que constituent certains emplois par rapport aux usages convenus de la société qui, dans notre cas, sont ceux relatifs aux exigences de la cohérence du récit et dont l’importance réside dans l’approvisionnement du texte en éléments informatifs nécessaires à sa compréhension et à sa mise en contexte. Ses heurts créeront un effet de paradoxe auquel nous n’avions pu rester insensibles. Nos observations suivantes seront particulièrement caractérisées par des rapports de concession, car elles résultent toutes de ce que nous appellerons « ce qui devrait-être ».
Bien que l’histoire du roman s’articule autour du récit de vie de l’héroïne, oscillant entre ses souvenirs et son vécu dans une énonciation qui inscrit son présent et retrace son passé. Cette occurrence d’un « je » narrant et d’un « je » narré ouvre la possibilité à un pacte autobiographique. Mais la narration qui épouse des contours flous ancrent l’autobiographie comme « simulacre et négation du discours de l’Autre » pour laisser un surgir un sujet en écriture.
Il nous appartient alors de nous attacher :
« à approfondir l’interrogation que soulève le sujet en écriture » et à montrer « les opérations par lesquelles le symbolique est ébranlé dans les assauts répétitifs du dispositif sémiotique dans le texte et de montrer, à la surface du texte, comment se dévoile le sujet en procès10. » (Nafa 2014 : 7)
En bonne méthode, pour atteindre notre objectif, nous examinerons progressivement le titre, les personnages, le temps et l’espace pour dessiner les contours d’une interprétation.
Avant même d’aborder le texte, le titre, Syngué sabour Pierre de patience,capte notre attention. Il installe, par son caractère composé, un horizon d’attente qui implique à la fois une découverte, à travers le syntagme « Syngué sabour » en langue perse, et « une reconnaissance » à travers un sous titre, « Pierre de patience, qui se révèle être la traduction du titre dont la signification est généreusement expliquée sur la quatrième de couverture du roman :
Syngué sabour [sge sabur] n.f. (du Perse syngue « pierre », et sabour « patiente »). Pierre de patience. Dans la mythologie perse, il s’agit d’une pierre magique que l’on pose devant soi pour déverser sur elle ses malheurs, ses souffrances, ses douleurs, ses misères… On lui confie tout ce que l’on n’ose pas révéler aux autres… Et la pierre écoute, absorbe comme une éponge tous les mots, tous les secrets jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate… Et ce jour-là on est délivré.
D’entrée de jeu, une question s’impose et se pose : si « Syngué sabour », partie du titre formulée en langue perse est immédiatement suivie de sa traduction française « pierre de patience », pourquoi consacrer le revers entier de la couverture à une large définition dont la présentation épouse les contours d’une définition lexicographique ? Le registre didactique induit une volonté de l’auteur de procéder à l’installation d’une relation de proximité avec un lectorat étranger à sa langue d’origine et lui témoigner ainsi de la vérité qui fonde le récit. Le pacte est ainsi établi et le lectorat par cette relation privilégiée est conquis et à la découverte de syntagme, très tardivement dans le récit, il n’est pas surpris et inscrit son interprétation en résonnance avec le titre qui surgit en métalangue comme une révélation. La narratrice a enfin, dans un mouvement de délivrance, reçu la révélation à travers un nom, celui qui, dans l’enchantement de l’apparition, devient l’adjuvant par le truchement duquel s’accomplit l’appropriation :
« Syngué sabour ! » Elle sursaute, « voilà le nom de cette pierre : Syngué sabour ! La pierre magique ! » (…) « Oui, toi, tu es ma Syngué sabour ! » (90)
Le lien entre le titre et l’histoire s’affirme et devient encore plus perceptible à la fin du roman où la narratrice explicite en quoi consiste cette Syngué sabour et en quoi est-elle si précieuse ?
Tu sais, cette pierre que tu poses devant toi… devant laquelle tu te lamentes sur tous tes malheurs, toutes tes souffrances, toutes tes douleurs, toutes tes misères… à qui tu confies tout ce que tu as sur le cœur et que tu n’oses pas révéler aux autres… Tu lui parles, tu lui parles. Et la pierre t’écoute, éponge tous tes mots, tes secrets, jusqu’à ce qu’un beau jour elle éclate. Elle tombe en miettes (87).
Enfin, une fois établi, le lien entre la définition du titre Syngué sabour et le sens qu’il prend dans l’histoire, le lecteur est est surpris par le coup de théâtre de l’explicit de l’histoire.
En effet, la narratrice nommera son mari Syngué sabour à qui elle parle pour la première fois, et à qui elle dévoile ses désirs que la pudeur de sa culture oblige à taire :
»Pardon !... c’est... c’est la première fois que je te parle ainsi... j’ai honte. Je ne sais vraiment pas d’où ça sort. Avant, je ne pensais jamais à tout cela. Crois-moi. Jamais !« Un temps, puis elle reprend : »Même quand je te voyais, toi, être le seul à jouir, ça ne me déplaisait pas du tout. Au contraire, je m’en réjouissais. Je me disais que c’était cela notre nature. C’était cela notre différence. Vous les hommes, vous jouissez, et nous les femmes, nous nous en réjouissons. Cela me suffisait. P.110).
Elle l’interroge et l’interpelle comme jamais elle n’aurait osé le faire
Cette longue confession sous forme d’un interminable monologue permet à la narratrice de s’émanciper et de s’inscrire comme sujet révélant sa vérité d’être au risque de perdre la vie.
Une pierre ne parle pas, une pierre n’interrompt pas et enfin une pierre ne juge pas. Sa Syngué sabour est à la fois une pierre de patience mais aussi une pierre tombale qui enferme son secret et qui risque de l’envelopper dans l’ultime délivrance, la mort. C’est ce que fera l’explicit du roman dans une dramatisation singulière où le « mari » confident, « pierre de patience » quitte son coma et dans l’ultime geste accomplit son destin de mâle. La pierre de patience s’emiette et le mari tue son épouse :
L’homme l’attire à lui, attrape ses cheveux et envoie sa tête cogner contre le mur… « Ça y est… tu éclates ! »… « Ma Syngué sabour éclate ! », puis elle crie : « Al sabour ! Je suis enfin délivrée de mes souffrances » (154).
Le titre se révèle ainsi être un récit contracté. L’importance qui est accordée à son explication sur la quatrième decouverture du roman et les différentes manières dont il aura fait irruption dans le texte lui permettent d’être un actant dans le parcours qualifiant la narratirce pour devenir un sujet émancipé. Si la parole de la narratrice se libère dans le récit, c’est bien c’est bien le silence de la « Syngué sabouré » qui la libère la narratrice de ses chaînes et lui permet de s’émanciper.
En étant dans le silence pendant tout le récit qui, de fait, fonctionne comme un long monologue silencieux, la « Syngué sabour » frustre la narratrice de toute tout en montrant de la bienveillance et de l’acceptation : « Regarde-toi, tu es Dieu. » (p.152).
C’est du silence et de l’attente qu’elle tire et prend sa vraie valeur ainsi que son efficacité : « Tu entends, et tu ne parles pas (…) Et moi, je suis ta messagère ! Ton prophète ! Je suis ta voix (153).
La narratrice confrontée à ce silence parlera ou se taira, comme elle éprouve le désir quelques fois, en essayant toutes sortes de stratégies pour faire sortir son mari devenu pierre de patience de son mutisme
« La première fois que j’ai voulu te donner un baiser sur les lèvres, tu m’as repoussée. Je voulais faire comme dans les films indiens. Tu avais peur, peut-être, c’est ça ? » l’interroge-t-elle d’un air amusé. « Oui. Tu avais peur parce que tu ne savais pas comment embrasser une fille. » Ses lèvres caressent la barbe drue. « Maintenant je peux tout faire avec toi ! » Elle soulève la tête pour mieux voir son homme au regard vide. Le fixe longuement, de près. « Je peux te parler de tout, sans être interrompue, sans être blâmée ! » (p.75).
Elle cherchera à l’émouvoir, à le charmer, à l’agresser et le besoin de produire un discours de se justification l’engagera de plus en plus loin, jusqu’à lui lui fait perdre le contrôle de ce qu’elle dit :
« Qui étais-tu vraiment ? Personne ne savait. Pour nous tous, tu n’étais qu’un nom : le Héros ! Et, comme tous les héros, absent ! C’était beau pour une fille de dix-sept ans de se fiancer avec un héros. Je me disais : Dieu aussi est absent, pourtant je l’aime, je crois en lui... Bref, ils ont célébré nos fiançailles sans le fiancé ! Ta mère prétendait : C’est bon, la victoire est proche ! Bientôt ce sera la fin de la guerre, la libération, et le retour de mon fils ! Presque un an après, ta mère est revenue. La victoire était encore loin. Alors elle a dot : C’est périlleux de laisser une jeune fiancée aussi longtemps chez ses parents ! Je devais donc me marier malgré ton absence. Lors de la cérémonie, tu étais présent par ta photo et par ce foutu kandjar que l’on a mis à mon côté, à ta place. Et j’ai dû encore t’attendre trois ans, je n’ai plus eu le droit de voir mes copines, ma famille... Il est déconseillé à une jeune mariée vierge de fréquenter les autres filles mariées. Foutaise ! » (p.63).
La narrratrice fait donc l’expérience d’un bien être nouveau et inconnu jusqu’alors :
“Seize jours que je vis au rythme de ton souffle.” Agressive. “Seize jours que je respire avec toi.”… “Je respire comme toi, regarde !”… Au même rythme que lui. “Même si je n’ai pas la main sur ta poitrine, je peux maintenant respirer comme toi.”… “Et même si je ne suis pas à tes côtés, je respire au même rythme que toi.” (20)
La narratrice, qualifiée pour être héroine, n’a pas, à l’instar des personnages du conte prénom et la description qui est faite d’elle demeure vague :
Ses cheveux noirs, très noirs et longs, couvrent ses épaules ballantes (…) Son corps est enveloppé dans une robe longue. Pourpre. Ornée, au bout des manches, comme au bas de la robe, de quelques motifs discrets d’épis et fleurs de blé (…) La femme est belle. Juste à l’angle de son œil gauche, une petite cicatrice, rétrécissant légèrement le coin des paupières. (15-16.)
Cette femme anonyme ne reçoit existence qu’à travers une parole que libère le silence de la pierre qui configure une puissance réduite au silence :
Le même homme, plus âgé maintenant, est allongé sur un matelas (…) il a maigri. Trop. Il ne lui reste que la peau. Pâle. Pleine de rides (…) sa bouche est entrouverte. Ses encore plus petits sont enfoncés dans leurs orbites. Son regard est accroché au plafond (…) Ses bras, inertes, sont étendus le long de son corps. Sous sa peau diaphane, ses veines s’entrelacent avec les os saillants de sa carcasse (14).
Comme dans le conte, le cadre spatio-temporel reste flou et renforce les mécanismes d’identification. Le temps s’écoule à la cadence des souffles du personnage incarné par le mari silencieux ou encore, au rythme avec lequel “la femme” égrène son chapelet. Ainsi, nous aurons les exemples suivants :
“Après trois tours de chapelet, deux cent soixante-dix souffles” (24), ou encore : “Leur absence dure trois mille neuf cent soixante souffles de l’homme” (25).
Conclusion
Le silence de la rencontre explorée dans l’indtermination finit par libérer la parole d’un sujet en quête d’émancipation. Le récit, porté par le rythme des répétions, assure sa cohérence au plan symbolique et met en en branle le processus interprétatif en assurant ce que Todorov a nommé les « conditions nécessaires pour que soit prise la décision d’interpréter11 ».