Introduction
Le plus grand défi pour tout traducteur de texte, en particulier de texte littéraire, est de faire en sorte que le texte traduit soit apprécié de la même manière que le texte source. Il s’agit de raconter la même histoire et de transmettre le même message tout en respectant la sensibilité de l’auteur original. Comme l’a posé G. Mounin (1963) : « La traduction consiste à produire dans la langue d’arrivée l’équivalent naturel le plus proche du message de la langue de départ, d’abord quant à la signification puis quant au style. » La traduction littéraire représente ainsi un exercice complexe pour le traducteur, qui doit prendre en compte toutes les composantes de l’œuvre à traduire : le contexte de l’œuvre, le style et les sensibilités de l’auteur, ses intentions, ainsi que les réalités socioculturelles présentes dans le texte. Le recours à des procédés de traduction spécifiques s’avère indispensable. Une question se pose alors : comment ces procédés sont-ils mis en pratique dans la littérature francophone produite en Algérie ?
Nous tentons d’analyser quelques-uns des procédés de traduction employés dans le roman de Kamel Daoud intitulé « Meursault contre-enquête » (désormais MCE). Ce roman, venant enrichir le panorama de la littérature algérienne d’expression française, a été traduit dans plus de 22 langues. Nous nous concentrons particulièrement sur les défis et les stratégies de traduction rencontrés lors de son adaptation vers d’autres langues, notamment l’arabe. En d’autres termes, notre réflexion se focalise sur la manière dont la traduction du roman Meursault contre-enquête vers l’arabe par deux auteurs libanais influence la réception et l’interprétation de l’œuvre dans le monde arabe. Nous nous demanderons également comment cette révision réalisée par Maria Douaihy et Jean Hachem, version proposée par la maison d’édition libanaise Dar-el-Jadid, en collaboration avec la maison d’édition algérienne El Barzakh, laquelle a publié pour la première fois le roman de Daoud en langue française, sa langue source, en 2014, contribue à une nouvelle compréhension des thèmes de l’identité, de la justice et de la mémoire collective dans un contexte multiculturel et multilingue.
Les lignes qui suivent esquissent une analyse de ces procédés. Nous commencerons par une présentation de l’auteur et de son roman, en soulignant les particularités de son écriture et son contexte culturel. Ensuite, nous examinerons les procédés utilisés par les traducteurs libanais dans la langue d’arrivée, en mettant en lumière les défis et les difficultés rencontrées lors de la traduction. Notre objectif est de démontrer comment les traducteurs ont réussi à préserver l’essence et les nuances du texte original tout en le rendant accessible aux lecteurs arabophones. Nous explorerons également la contribution de ces traducteurs à la réflexion de Daoud sur les thèmes de l’altérité, de la justice et de la mémoire, tout en mettant en lumière les défis et les implications de la traduction dans ce processus.
1. Kamel Daoud et sa « contre-enquête » : une révision de l’œuvre de Camus
Kamel Daoud, né le 17 juin 1970 à Mesra dans la wilaya de Mostaganem, émerge comme une voix singulière dans le paysage littéraire algérien d’expression française. Après des études au lycée Zerrouki Cheikh Ibn Eddine à Mostaganem, il poursuit son parcours académique en littérature française à l’université d’Oran Es Sénia, où il obtient sa licence en 1993. Installé à Oran depuis, il débute sa carrière journalistique en collaborant avec différents journaux, dont le Quotidien d’Oran où il devient rédacteur en chef et signe la chronique « Raïna-Raïkom ». Parallèlement, il se lance dans une carrière littéraire prometteuse, publiant notamment des récits tels que « La fable du nain » (2003) et « Ô pharaon » (2005), ainsi que des recueils de nouvelles comme « L’Arabe et le vaste pays de Ô » (2008) et « La préface du nègre » (2008). Son premier roman, Meursault contre-enquête, publié en 2013 aux éditions Barzakh, marque un tournant dans sa carrière et connaît un succès retentissant tant sur le plan national qu’international, couronné par plusieurs prix littéraires prestigieux. Daoud poursuit son exploration littéraire avec des publications régulières et variées, affirmant son engagement en faveur de la liberté d’expression et de la diversité culturelle.
En explorant le parcours de Kamel Daoud et les origines de son œuvre littéraire, il est crucial de comprendre comment Meursault contre-enquête s’inscrit dans son engagement en faveur de la révision critique des récits dominants. Cette perspective éclaire non seulement la genèse du roman, mais aussi son impact sur la scène littéraire francophone et son rôle dans les débats contemporains sur l’identité, la mémoire et la justice narrative.
Meursault contre-enquête (MCE), paru en 2013, représente le premier roman de Kamel Daoud. À travers cette œuvre, Daoud entreprend une déconstruction audacieuse de L’Étranger d’Albert Camus, en offrant une contre-narration centrée sur l’Arabe anonyme tué par Meursault sur une plage d’Alger. « Déconstruire pour reconstruire » en commençant par la fin du récit et « en remontant le cours de l’histoire comme un banc de saumons dessinés au crayon » (MCE, p. 14) est le défi que s’est lancé Daoud.
Par ce roman, Daoud a choisi de s’attaquer à Albert Camus, monstre sacralisé de la littérature française et enfant de l’Algérie auquel les lecteurs algériens ont longuement reproché l’absence injustifiée des noms des personnages « arabes » qu’il met en scène dans ses romans (Lapaque, 2014), mais également d’avoir choisi sa mère plutôt que la justice. En adoptant une perspective alternative, Daoud cherche à rétablir une justice narrative en donnant une voix à cet « Arabe » jusqu’alors relégué au silence. Le roman suscite un vif intérêt critique et est salué pour sa portée novatrice et son engagement à revisiter les représentations coloniales dans la littérature française. Il sera finaliste au prix Goncourt du meilleur roman en 2014, obtiendra le prix des cinq continents de la francophonie, ainsi que le prix François Mauriac, et obtiendra le prix Goncourt du meilleur roman en 2015. Le roman sera adapté au théâtre et présenté au festival d’Avignon en 2015. Victime de son succès, le roman suscitera aussi indignation et attaques au point où une fatwa sera proférée à l’encontre de son auteur par un imam salafiste qui estime que Daoud « a mis le Coran en doute ainsi que l’islam sacré ; il a blessé les musulmans dans leur dignité et a fait des louanges à l’Occident et aux sionistes. Il s’est attaqué à la langue arabe » (Coquet, 2014).
Meursault contre-enquête se présente comme une relecture subversive de L’Étranger, orchestrée par Haroun, le frère du personnage anonyme tué par Meursault. À travers un récit qui mêle réalité et fiction, Haroun expose sa version des faits et livre une critique acerbe de l’indifférence affichée tant par Meursault que par Camus lui-même. En réhabilitant l’Arabe anonyme, Daoud explore les méandres de l’absurde et de l’injustice, tout en interrogeant les rapports complexes entre la France et l’Algérie. Meursault contre-enquête s’impose ainsi comme un acte de résistance littéraire, offrant une voix aux oubliés de l’histoire et réaffirmant la nécessité de repenser les récits canoniques à la lumière des enjeux contemporains.
2. Les stratégies de traduction dans Meursault, contre-enquête
2.1. La traduction du titre
Le titre en français « Meursault contre-enquête » renvoie clairement à une sorte de réécriture et de relecture du roman L’Étranger d’Albert Camus. Meursault n’est autre que le personnage-narrateur et assassin de l’Arabe chez Camus, qui deviendra célèbre dans le monde littéraire à travers son hyponyme L’Étranger. Daoud, par ce titre, estime qu’une contre-enquête devait être faite suite à l’assassinat de l’Arabe par Meursault. Mais le titre retenu par les traducteurs libanais « معارضة الغريب », qui signifie littéralement « Opposition à l’étranger », ne laisse aucun doute dans l’esprit des lecteurs, car mentionner Meursault évoque immédiatement L’Étranger de Camus. La référence est explicite, laissant ainsi entendre que l’auteur revisite le thème de L’Étranger. Comme le souligne C. Duchet (1977) : « interroger un roman à partir de son titre est du reste l’atteindre dans l’une de ses dimensions sociales, puisque le titre résulte de la rencontre de deux langages, de la conjonction d’un énoncé romanesque et d’un énoncé publicitaire » (p. 143). En reformulant le titre, les traducteurs résument et révèlent l’intention du roman. On comprend dès lors que le texte de Daoud est imprégné de références et de réminiscences du roman de Camus. Une intertextualité frappante se manifeste d’ailleurs dès la première phrase qui ouvre le roman MCE rappelant l’incipit du roman L’Étranger :
|
|
Le terme M’ma, propre au dialecte oranais et à la région ouest de l’Algérie, désigne affectueusement la mère. C’est bien un Algérien qui parle ici, et non Meursault. Cette substitution par les traducteurs libanais de « M’ma » par son équivalent en arabe classique « أمي » atténue la charge émotionnelle du terme et la relation particulière entre Haroun et sa mère. Cette mère incarne la soif de vengeance et symbolise également la mère-patrie que Haroun n’a pas défendue, comme le souligne cet extrait : « Je le savais bien, je n’étais pas ici pour avoir tué Joseph Larquais […] j’étais là pour l’avoir tué tout seul, et pas pour les bonnes raisons… ». (MCE, p. 146)
2.2. Le recours à l’emprunt
Les références culturelles posent un problème complexe dans la traduction, car souvent elles ne sont pas conventionnalisées et peuvent être perçues de manière confuse dans le texte de réception. Seul le contexte permet d’interpréter correctement ces référents culturels dans un texte littéraire. En effet, dans Meursault contre-enquête, le contexte socioculturel est marqué par des éléments linguistiques propres au paysage sociolinguistique algérien, qui peuvent constituer une barrière à la compréhension pour un public libanais, égyptien ou irakien. C’est le cas avec l’usage de mots appartenant à l’arabe algérien tels que : haik, gandoura, tarbouche, couscous, à résonance arabe, mais méconnus de la langue française dans laquelle écrit pourtant Daoud, mais aussi de l’arabe classique, langue cible. Le haik (الحايك) étant un vêtement féminin en étoffe blanche recouvrant le corps, le tarbouche (طربوش) est un couvre-chef masculin en feutre, souvent rouge, en forme de cône, et la gandoura (القندورة) étant une sorte de tunique longue sans manches portée par les hommes. Ces termes, bien qu’empreints de résonances arabes, sont spécifiques à la culture algérienne et, dans une moindre mesure, aux régions voisines comme la Tunisie et le Maroc, mais sont moins courants dans les pays du Levant.
Le choix des traducteurs de conserver ces termes démontre l’importance de préserver cette touche culturelle unique, caractérisant l’habillement traditionnel algérien de l’époque pré-indépendance. De même, le couscous, un plat berbère à base de semoule de blé dur, est typique de la région du Maghreb et renforce cette identité culturelle spécifique.
Kamel Daoud a choisi ces termes pour leur pertinence dans le contexte algérien, et les traducteurs ont maintenu ces xénismes pour faire découvrir cette réalité culturelle à leurs lecteurs arabophones. Ainsi, ces emprunts jouent un rôle crucial en assurant la transmission et la préservation des particularités culturelles dans le texte traduit, enrichissant la compréhension interculturelle.
2.3. L’arabe d’Algérie
Une autre particularité linguistique marquante du texte de Daoud est l’utilisation de mots issus de l’arabe algérien. Des termes comme roumi (رومي) et roumia (رومية), ou encore gaouri (غاوري) — désignant de manière péjorative un(e) chrétien(ne) ou un(e) occidental(e) — sont fréquemment utilisés dans le roman. Ces désignations révèlent le sentiment de colère et de haine du personnage-narrateur, Haroun, envers le « français » qui a tué son frère Moussa :
|
|
|
|
D’autres termes de l’arabe algérien apparaissent fréquemment dans le roman, tels que assasse et zoudj. Le premier, signifiant « gardien » en français, renvoie au métier du père de Haroun et Moussa, et les deux frères sont d’ailleurs désignés non par un nom de famille, mais par ouled el assasse (les fils du gardien) :
|
|
Les traducteurs ont conservé le terme assasse, soulignant son importance culturelle et contextuelle. Cependant, une subtilité phonétique a été perdue : ouled, qui se prononce/wlɛd/et signifie « fils » (au pluriel) dans le texte source, a été traduit par ould/weld/, le singulier, dans le texte cible. Cette nuance démontre la complexité de l’arabe algérien par rapport à l’arabe classique. Le mot zoudj (زُوج), signifiant « deux » dans le dialecte algérien, provient de l’arabe classique zaoudj, qui désigne une paire. Les traducteurs ont choisi de conserver ce terme, soulignant son importance pour l’auteur. Pour Haroun, zoudj revêt plusieurs significations : c’est l’heure (14 h) à laquelle Moussa a été tué, et cela représente aussi le duo qu’il formait avec son frère, symbolisant leur lien étroit, presque comme des jumeaux :
|
|
Ainsi, l’emploi de ces termes en langue arabe algérienne par Daoud et leur maintien par les traducteurs soulignent non seulement la richesse linguistique et culturelle du texte original, mais aussi les défis et les choix stratégiques inhérents à la traduction littéraire.
2.4. Le français d’Algérie
Une autre forme de variation linguistique observable dans le texte de Daoud réside dans les emprunts phonétiques issus du dialecte algérien, qui intègre des mots déformés par les influences historiques des langues cohabitant en Algérie. Ces mots, altérés par des interférences phonétiques, enrichissent le texte de nuances culturelles spécifiques. Par exemple, on trouve des termes comme el sbagnioli (l’espagnol) et el-bandi (le bandit) :
|
|
Ces termes existent dans le dialecte algérien et prennent une connotation particulière dans les propos de la mère de Moussa, utilisée pour insulter les témoins français qu’elle cherche afin de lever le voile sur la mort de son fils. Sbagniloli évoque une connotation de gitan (gens du voyage), représentant pour la mère de Moussa les Français (pieds-noirs et colons) perçus comme des étrangers sans attaches. El-bandi, ou le bandit est utilisé dans le dialecte algérien pour désigner une fripouille ou un filou, une personne malhonnête. Les traducteurs libanais ont respecté le choix de Daoud en transcrivant ces mots en lettres arabes, permettant ainsi aux lecteurs arabophones de retrouver cette spécificité linguistique algérienne.
Daoud continue d’utiliser cette langue déformée et plurilingue pour refléter l’environnement linguistique de l’Algérie. Cela permet également à Haroun de critiquer Meursault et son créateur, en déconstruisant leur histoire et en altérant les noms des personnages de Camus, que M’ma, la mère de Haroun, prononce incorrectement :
|
|
En maintenant ces déformations, les traducteurs permettent de préserver le caractère unique du texte original, tout en soulignant la diversité linguistique et les tensions culturelles présentes dans le roman de Daoud.
2.5. L’interaction français — arabe
Dans un contexte plurilingue, les choix linguistiques des locuteurs sont souvent dictés par la situation spécifique dans laquelle ils se trouvent. En Meursault, contre-enquête, l’interaction entre le français et l’arabe est essentielle pour refléter la réalité culturelle et linguistique de l’Algérie. Comme le souligne Chachou (2013) :
« En contexte plurilingue le choix s’impose d’abord au locuteur en fonction de la situation dans laquelle il se voit impliqué. Le but étant de réussir la communication à des fins pragmatiques de compréhension mutuelle en recourant à une langue véhiculaire. » (p. 38)
Cette dynamique est particulièrement évidente dans le roman, où les personnages naviguent constamment entre les deux langues pour faciliter la compréhension mutuelle et exprimer des nuances culturelles spécifiques.
Dès le début de son roman, Daoud s’attaque au nom du personnage principal de Camus, Meursault, le tueur de Moussa, une façon de s’indigner contre cette indifférence à la mort de l’« Arabe », une victime à laquelle l’auteur de L’Étrangern’attribue aucun nom, aucune identité :
|
|
Cette déconstruction du nom de Meursault est une prouesse et une subtilité de la langue à travers laquelle Daoud montre qu’il « s’approprie le français, l’adopte et l’adapte » (Tilikete 2015). Le rapport à la langue française est souvent légitimé dans le roman à travers Haroun : « C’est simple : cette histoire devrait donc être réécrite, dans la même langue, mais de droite à gauche » (p. 11). En effet, ce rapport à la langue française, mais aussi au Français en tant que colonisateur, nous le retrouvons dans cet effet de miroir que le roman de Daoud laisse se profiler au fil de l’écriture. Le Français est alors souvent opposé à l’Arabe. « Arabe », Daoud s’est longuement attardé sur ce mot le reléguant au point de vue de l’Altérité arabe, à la désignation péjorative qu’en fait le Français :
|
|
Haroun rejette cette identité imposée par le Français, qu’il juge « raciste ». Pour lui, il était Algérien :
|
|
Plus loin, Haroun ajoute :
|
|
Notons que l’Arabe ici est considéré comme un nom propre pour désigner Moussa, les traducteurs mettent le mot traduit entre guillemets comme pour montrer qu’il s’agit d’un nom servant à désigner une personne (les guillemets remplaçant la majuscule inexistante en arabe).
Concernant sa relation à la langue française, Daoud insiste pour rappeler à travers son roman la place qu’occupe cette langue chez les Algériens : « Les livres et la langue de ton héros me donnèrent progressivement la possibilité de nommer autrement les choses et d’ordonner le monde avec mes propres mots » (p. 36). Par ces propos Daoud s’adresse aussi aux Algériens comme pour rappeler que la langue française est un gain, un butin de guerre que le colonialisme a laissé derrière lui. Rappelons que Daoud a écrit MCE dans une période et un contexte où la langue française est perçue autrement depuis quelques temps par une grande majorité du peuple algérien, notamment la frange islamiste qui la voit comme la langue du colonisateur et souhaite la voir disparaître du paysage linguistique algérien (écoles, administrations,). Comme l’explique Haroun : « La langue française est ainsi devenue l’instrument d’une enquête pointilleuse et maniaque » (MCE, p. 77).
Dans leur traduction, les deux auteurs ont eu la responsabilité de reprendre ces idées et ces sous-entendus que véhicule le texte source en traduisant à la langue arabe uniquement les mots qui trouvent leurs équivalents sans affecter la charge sémantique ou la référence culturelle qu’ils sous-tendent. Mais ne trouvant pas d’équivalents adéquats dans la langue arabe et au risque de perdre leur charge sémantique et leur connotation, les traducteurs font recours à l’ajout d’explication ou à la reformulation :
|
|
Alsacien est expliqué entre () par « du nord de la France ». Dans le passage suivant, les traducteurs reformulent ainsi :
|
|
Les autres Moussa ne peut être traduit littéralement, car la langue arabe n’admet pas l’usage d’un déterminant devant un nom propre de personne ou prénom. Les traducteurs ont dû reformuler en écrivant « tous les autres qui se disent ou qui s’appellent Moussa ».
2.6. Les représentations sociales : un défi en traduction
Dans un contexte plurilingue tel que celui dépeint dans Meursault, contre-enquête, les langues ne sont pas seulement des moyens de communication, mais également des porteurs de savoirs, de connaissances et de représentations sociales partagées. Les représentations sociales jouent un rôle crucial dans la création d’un consensus et d’une attitude commune à l’égard du réel, favorisant ainsi la cohésion sociale. Ces représentations se manifestent à travers les expressions idiomatiques et les conventions linguistiques, offrant des repères culturels pour appréhender le monde (Chachou 2013 : 48).
La traduction de Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, regorgeant de références à la culture locale algérienne, pose des défis supplémentaires aux traducteurs. Ces éléments culturels ne se traduisent pas aisément en raison de leur enracinement dans des pratiques, des symboles et des réalités spécifiques à la culture algérienne. Voici quelques exemples illustrant ces défis :
-
La chanson populaire algérienne Rai
Haroun fredonne des paroles de chansons populaires algériennes, témoignant du patrimoine musical algérien. Ces chansons, en dialecte exclusivement algérien, sont chargées d’émotion et d’identité culturelle.
|
|
Daoud a transcrit ces paroles phonétiquement en français et les a expliquées en notes de bas de page pour les lecteurs francophones : « Où il est, mon frère, pourquoi n’est-il pas revenu ? La mer me l’a pris, il n’est jamais revenu ». La traduction littérale n’aurait pas véhiculé l’émotion intense ressentie par Haroun face à la perte de son frère Moussa, mort sur une plage d’Alger.
Pour une autre chanson mentionnée dans le texte, Daoud a traduit directement les paroles en français, car elles ne portaient pas la même charge émotionnelle, se contentant de transmettre une information :
|
|
-
Le rituel du foulard imbibé d’eau de fleur d’oranger
Ce rituel est un remède populaire algérien contre la fièvre et les maux de tête (phytothérapie). Les traducteurs ont fidèlement rapporté cette référence culturelle sans altérer son sens :
|
|
-
Les expressions idiomatiques
Autre difficulté repérée dans la traduction de MCE : l’usage des expressions idiomatiques et toutes ces formes de locutions qui ne se prêtent pas facilement à la traduction vu leur caractère figé. En effet, une traduction littérale des mots pris séparément pourrait conduire à une mésinterprétation. C’est l’exemple des expressions tatouées sur les bras de Moussa, le frère tué par Meursault :
|
|
Dans le dialecte algérien, cette expression signifie que dans les moments difficiles, on s’accroche à Dieu, à notre foi en lui. Bien que la traduction littérale en arabe classique « الشدة في الله » (Dieu est mon soutien) ne dénature pas le sens, elle perd son caractère idiomatique et poétique propre au dialecte algérien.
|
|
L’expression « marche ou crève » est définie par Le Robert des expressions et locutions (2007) comme une « formule impérative de menace rappelant la discipline militaire la plus impitoyable ; marcher s’y entend au sens concret et métaphorique (travailler, exécuter les ordres) ». Les traducteurs ont choisi <افعل او مت> (fais-le ou meurs), une traduction trop littérale qui ne capture pas l’aspect métaphorique et militaire de l’expression.
-
« Bleu de chauffe »
« Bleu de chauffe » ou « bleu de travail » fait référence à la combinaison en toile bleue portée par les travailleurs manuels. En arabe, cette expression est traduite par <سترة عملية زرقاء> (une tenue de travail de couleur bleue). Les traducteurs ont utilisé la modulation pour rendre l’idée, faute d’un équivalent exact en arabe.
-
« Une Marie-Fatma »
L’expression « une Marie-Fatma » désigne les femmes algériennes qui imitent les Françaises dans leur façon de s’habiller et dans la liberté qu’elles envient. Ce terme est une combinaison de deux prénoms religieux (la Sainte Marie et Fatma, la fille du prophète Mahomet), faisant référence aux religions que Daoud utilise souvent dans son roman pour illustrer la dualité Français/Arabe. Les traducteurs ont opté pour une paraphrase :
|
|
Par ailleurs, le choix des prénoms chez Daoud est très significatif. Moussa, Haroun, Meriem, autant de prénoms référant à la religion musulmane, mais aussi à des personnages de la Bible hébraïque. Daoud voulant rétablir l’histoire et nommer tous les Arabes que Camus laisse sans identité.
-
L’expression « Ouled el bled »
Cette expression désigne les natifs d’une région par opposition à ceux qui viennent d’ailleurs, soulignant un sentiment de régionalisme encore présent en Algérie. Daoud l’utilise pour rappeler aux Français qu’ils ne sont pas des « Ouled el bled » :
|
|
Les traducteurs ont respecté cette expression, bien qu’ils aient commis une erreur en l’utilisant au singulier au lieu du pluriel, ne capturant pas le fait que Daoud parle de tous les fils de la ville et non d’un individu spécifique.
La traduction des expressions idiomatiques dans Meursault, contre-enquête révèle la complexité de rendre les subtilités culturelles et linguistiques du texte original. Les traducteurs ont dû recourir à des paraphrases, des explications et des modulations pour transmettre les nuances du dialecte algérien et des expressions idiomatiques françaises, tout en respectant la charge sémantique et la référence culturelle du texte source.
-
Les références à l’histoire
Le roman de Kamel Daoud est un témoignage vivant de l’histoire de l’Algérie, où les références historiques abondent, reflétant les multiples strates de son passé tumultueux. Dans ce contexte chargé d’histoire, les abréviations et acronymes sont des outils essentiels pour évoquer des événements, des organisations et des mouvements politiques.
Cependant, dans le processus de traduction vers l’arabe, ces abréviations et acronymes posent des défis majeurs. La langue arabe, qui ne privilégie pas ce type de procédé linguistique, contraint souvent les traducteurs à développer ces abréviations pour en faciliter la compréhension. Cette expansion peut parfois alourdir le texte et nuire à sa fluidité, compromettant ainsi la fidélité au style et à l’intention de l’auteur.
|
|
Dans cet exemple, les acronymes OAS (Organisation Armée Secrète) et FLN (Front de Libération Nationale) sont maintenus, mais les traducteurs ajoutent leurs significations entre guillemets. Cette stratégie permet de conserver la référence historique tout en facilitant la compréhension pour les lecteurs arabophones. Ces références à l’histoire, ancrées dans la mémoire collective des Algériens, revêtent une importance particulière dans la construction des représentations sociales, soulignant ainsi l’importance cruciale d’une traduction précise et fidèle pour préserver l’authenticité culturelle du texte.
2.7. La référence à la religion
Kamel Daoud, dans Meursault, contre-enquête, aborde des questions profondes de religion, d’identité et de laïcité, exprimant souvent une critique acerbe de la soumission religieuse. La traduction de ces passages doit être particulièrement délicate pour préserver le ton et l’intention de l’auteur. Il dira en parlant du Coran :
|
|
Les traducteurs ont réussi à transmettre la position critique de Daoud envers la religion en utilisant des termes appropriés qui respectent le sens original tout en maintenant l’impact du discours. Voici un autre exemple de critique religieuse :
“Le vendredi ? Ce n’est pas un jour où Dieu s’est reposé, c’est un jour où il a décidé de fuir et de ne plus jamais revenir. Je le sais à son creux qui persiste après la prière des hommes, à leurs visages collés contre la vitre de la supplication. Et à leur teint de gens qui répondent à la peur de l’absurde par le zèle. Quant à moi, je n’aime pas ce qui s’élève vers le ciel, mais seulement ce qui partage la gravité. J’ose te le dire, j’ai en horreur les religions. Toutes !” (p. 59)
Daoud, à travers son personnage Haroun, exprime une désillusion profonde non seulement vis-à-vis de la religion, mais aussi de la culture et du pays. Cette déclaration résonne avec l’aliénation ressentie par Haroun, le plaçant dans une position de rejet similaire à celle de sa marginalisation sociale et culturelle. Haroun représente une voix dissidente, une critique acerbe des institutions et des croyances qui régissent la société. Sa marginalisation sociale et culturelle trouve écho dans la voix de nombreux individus qui se sentent étrangers dans leur propre pays, en proie à un sentiment de déracinement et de désillusion.
Cette critique de la religion et de la société reflète les tensions et les conflits qui traversent l’Algérie contemporaine, où les questions d’identité, de politique et de religion sont étroitement entrelacées. Les traducteurs doivent naviguer avec soin ces aspects délicats du texte, en préservant la force et la subtilité du discours critique de Daoud tout en rendant accessible son message au lectorat arabophone.
Ainsi, à travers les choix linguistiques et la sensibilité des traducteurs, la critique de Daoud envers la religion est transmise avec fidélité, offrant aux lecteurs arabophones une perspective nuancée sur les défis socioculturels auxquels l’Algérie est confrontée.
Conclusion
En somme, la traduction du roman Meursault, contre-enquête vers la langue arabe représente un acte de médiation culturelle méticuleusement mené, où les traducteurs ont navigué avec brio entre la fidélité au texte source et l’adaptation nécessaire à la culture arabophone. À travers l’application de diverses techniques de traduction telles que la traduction littérale, l’emprunt, l’équivalence, l’adaptation et la reformulation, ils ont réussi à présenter un texte cible cohérent, préservant ainsi l’intensité sémantique et la charge émotionnelle de l’œuvre originale.
Pour les lecteurs arabophones, le roman معارضة الغريب conserve son essence arabo-algérienne, sans trahir ses racines francophones. Cette cohérence culturelle témoigne de la capacité du texte traduit à fusionner harmonieusement les deux univers, français et arabe, dans une démarche où Kamel Daoud répond à la fois aux attentes des lecteurs algériens et à celles de l’audience francophone initiée par L’Étranger de Camus.
L’importance de cette traduction est soulignée par Daoud lui-même, qui y voit une opportunité de rééquilibrage face aux critiques et aux obstacles rencontrés par les écrivains francophones dans le monde arabe. En rendant l’œuvre accessible à un public plus vaste, cette traduction devient un acte de résistance culturelle, affirmant ainsi l’identité et la portée universelle de l’œuvre de Daoud.
Ainsi, la traduction de Meursault, contre-enquête transcende le simple acte linguistique pour devenir un symbole de convergence culturelle et de valorisation de la diversité littéraire. Elle offre à l’œuvre de Daoud une résonance et une portée encore plus vastes dans le paysage littéraire arabe contemporain, tout en témoignant de la puissance et de la richesse de la littérature francophone et de sa capacité à transcender les frontières linguistiques et culturelles.