Introduction
Les emprunts linguistiques représentent un phénomène sociolinguistique crucial dans l’évolution et l’enrichissement des langues. Lorsqu’une langue intègre des éléments lexicaux ou sémantiques provenant d’une autre, ce processus, appelé emprunt, se manifeste de manière particulièrement marquée dans les contextes de contact linguistique, où les interactions entre locuteurs de langues différentes facilitent le transfert lexical. Cet article se concentre spécifiquement sur les emprunts externes, c’est-à-dire ceux provenant d’autres langues, et leur usage dans le cadre particulier de la bande dessinée (BD).
La bande dessinée, en tant que médium populaire et culturel, constitue un terrain fertile pour l’étude des emprunts externes. En effet, la BD est souvent le reflet de la société et des influences linguistiques qu’elle subit. Les auteurs de BD intègrent fréquemment des termes étrangers pour diverses raisons : créer une atmosphère spécifique, caractériser des personnages, ou refléter des réalités culturelles précises.
Maurice Pergnier (1989) définit l’emprunt externe comme une interférence entre deux langues en contact via leurs locuteurs. Cette dynamique est souvent motivée par des besoins de nommer de nouvelles réalités, des influences culturelles ou des innovations technologiques. Albert Dauzat (1967) ajoute que l’emprunt externe se distingue par la structure phonétique et orthographique inhabituelle des termes empruntés, ce qui révèle leur origine étrangère aux locuteurs natifs. Cette incorporation peut être motivée par la proximité géographique, des relations commerciales, ou des influences culturelles variées.
1. Les Emprunts Externes en Bande Dessinée
Dans la bande dessinée, les emprunts externes jouent un rôle clé dans la construction narrative et culturelle. Les auteurs utilisent des termes étrangers pour donner de l’authenticité à leurs récits et refléter la diversité culturelle. Les emprunts peuvent être lexicaux, sémantiques ou des calques.
1.1 Emprunts Lexicaux
Les emprunts lexicaux se produisent lorsque des mots entiers sont intégrés dans une langue cible. Par exemple, dans « Le Beurgeois » de Farid Boudjellal, des mots arabes sont intégrés au français pour refléter la réalité multiculturelle des personnages.
Terme emprunté |
Origine |
Signification en français |
Harissa |
Arabe |
Sauce piquante |
Couscous |
Arabe |
Plat de semoule |
Médina |
Arabe |
Vieille ville |
1.2 Emprunts Sémantiques
Les emprunts sémantiques impliquent l’adoption de significations nouvelles pour des mots existants sous l’influence d’une autre langue. Cette adaptation peut enrichir le lexique d’une langue en y ajoutant des nuances culturelles spécifiques.
Terme français |
Nouveau sens (influencé par l’arabe) |
Bled |
Village natal |
Caïd |
Chef, leader |
Kif-kif |
Pareil, semblable |
1.3 Calques
Les calques sont des expressions ou des structures grammaticales traduites littéralement d’une langue à une autre. Ils témoignent d’une fusion subtile entre les langues, créant des constructions uniques qui transcendent les frontières linguistiques.
Expression calquée |
Langue source |
Traduction littérale |
Signification en français |
Lune de miel |
Anglais |
Honeymoon |
Voyage de noces |
Gratte-ciel |
Anglais |
Skyscraper |
Immeuble très haut |
Faux-ami |
Anglais |
False friend |
Mot ressemblant mais différent |
2. Emprunts Externes dans « Le Beurgeois » de Farid Boudjellal
L’analyse des emprunts dans « Le Beurgeois » de Farid Boudjellal montre comment les termes et expressions empruntés enrichissent la narration. Les emprunts apportent une authenticité et une profondeur culturelle, offrant au lecteur une perspective nuancée des personnages et de leur environnement. Les termes arabes intégrés dans le texte reflètent les dynamiques sociolinguistiques de la société algérienne et la construction d’une identité multiculturelle.
Terme/emprunt |
Contexte d’utilisation |
Impact sur la narration |
Beurgeois |
Titre de l’œuvre |
Jeu de mots sur « bourgeois » et « beur » |
Henné |
Description des coutumes |
Enrichit la description culturelle |
Souk |
Scène de marché |
Atmosphère authentique |
« Le Beurgeois » est une œuvre captivante de Farid Boudjellal, se déployant dans le monde de la bande dessinée. L’histoire tourne autour de Mouloud Benbelek, un Beur et milliardaire à l’ascension fulgurante, dépeignant une revanche teintée d’humour féroce. Vaniteux, puéril et capricieux, Benbelek surmonte ses problèmes d’intégration en défiant la police, le monde financier, le maire de sa ville et même son vieux copain. Entre arrogance, rage et esprit cabotin, l’histoire promet des rebondissements où les rêves audacieux de Benbelek se transforment en cauchemars pour les autres.
Dans cette œuvre, nous plongeons dans un univers où les emprunts linguistiques externes tissent une trame complexe. Notre étude se concentre spécifiquement sur ces emprunts, perçus comme des expressions éloquentes d’une identité distincte, en marge de l’identité française. Cette exploration nous offre un regard perspicace sur la manière dont ces emprunts, enracinés dans des références extérieures, contribuent à façonner une identité singulière au sein de la narration de « Le Beurgeois ».
L’analyse des emprunts externes, représentés par tous les emprunts faits aux autres langues étrangères, se fera en adoptant une approche méthodologique consistant à présenter les résultats de manière systématique à travers des tableaux détaillant les emprunts lexicaux et leurs sous-catégories spécifiques. Nous distinguons l’emprunt lexical intégré, l’emprunt lexical non intégré et le xénisme, ainsi que l’emprunt sémantique et le calque, avec ses deux variantes : le calque sémantique et le calque formel. Chacun de ces tableaux est complété par une analyse approfondie, offrant des commentaires pertinents sur les emprunts identifiés et consignés dans le cadre de notre étude.
Avant d’entamer l’analyse des emprunts externes, il est pertinent de s’attarder sur un néologisme captivant, le titre de la bande dessinée de Farid Boudjellal, « Le Beurgeois ». Ce terme innovant s’érige par analogie au mot « Bourgeois », fusionnant astucieusement deux composantes distinctes. La première, « Beur », dérive du verlan du mot « Arabe » « عربي » signifiant « une personne d’origine maghrébine ». La seconde partie, « geois », décomposable en « g + eois ». « Eois » constitue un suffixe formant des substantifs initiaux en majuscule, indiquant l’origine de la personne. Il est intéressant de souligner que le « G » persiste de « bourg », dérivant du latin « burgus », lui-même issu du germanique ancien « burg », évoquant une forteresse ou un village fortifié.
2.1. Les emprunts lexicaux
Concernant les emprunts lexicaux, notre tableau révèle un total de huit emprunts, dont deux issus de la langue anglaise, un de la langue germanique, et un de l’Afrique centrale. Les autres proviennent de la langue arabe et du dialecte arabe algérien. Il est notable que la lexie est complètement transférée, tant dans sa forme que dans son sens.
Pour les emprunts de la langue anglaise, leur intégration dans la langue est totale, étant donné que le système de la langue anglaise présente des similitudes avec celui du français en termes de règles lexicologiques, de morphologie des mots et de système phonique.
En revanche, les mots empruntés à la langue arabe montrent une adaptation graphique et phonique, résultant de l’absence de certains phonèmes ou graphèmes présents en arabe mais absents en français. Cette observation a conduit à une adaptation morphologique et phonique.
En ce qui concerne les emprunts lexicaux de type xénisme tels que « marabout », « gris-gris », « talisman », « couscoussière », il est évident que ces termes reflètent des réalités spécifiquement étrangères. Ils sont utilisés pour désigner des concepts et des objets provenant d’autres cultures, notamment algérienne, soulignant ainsi leur nature étrangère dans le lexique français.
À cet effet, nous pouvons adhérer à la perspective de Guilbert, qui considère que les xénismes dépeignent des réalités dépourvues d’équivalent dans la langue du locuteur. Selon lui, l’intégration délibérée de ces termes dans l’élocution du locuteur témoigne de l’inclusion consciente de références à un contexte étranger. Ainsi, le xénisme peut être perçu comme engendrant un effet d’exotisme.
Le xénisme, bien qu’associé à un effet d’exotisme, prend une dimension particulière dans l’œuvre de Farid Boudjellal. En tant qu’auteur issu d’une double culture, française par sa naissance et algérienne par ses origines parentales, Boudjellal, à travers sa plume acérée, exprime fièrement cette dualité culturelle. Cette affirmation se manifeste dans ses personnages, notamment Mouloud Benbelek, qui incarne une facette de la population française issue de l’immigration, confrontée aux défis d’intégration, avec des résultats souvent mitigés. Ainsi, Boudjellal semble non seulement revendiquer son appartenance à la culture algérienne, mais également contribuer à la valorisation de cette identité, ancrée dans une réalité nord-africaine, en particulier maghrébine et arabo-musulmane.
Emprunts |
Nombre d’occurrences |
Types d’emprunt |
Type d’intégration |
Sens de l’emprunt |
Langue source |
Arabe |
08 |
Intégré |
Graphique et phonique |
Personne arabophone |
Arabe |
Marabouts |
01 |
Xénisme |
Graphique et phonique |
Un homme pieux, un ermite. |
Arabe |
Un gris-gris |
01 |
Xénisme |
Aucune |
Porte-bonheur |
Afrique centrale |
Talisman |
01 |
Xénisme |
Graphique et phonique |
Porte-bonheur |
Arabe |
Nique |
14 |
Intégré |
Aucune |
Familier : Tromper, duper, se moquer |
Germanique |
Couscoussière |
01 |
Xénisme |
Graphique et phonique |
Ustensile pour cuire le couscous |
Arabe algérien |
Boss |
01 |
Intégré |
Aucune |
Familier : Patron |
Anglais |
Bosses |
01 |
Intégré |
Aucune |
Familier : Travailler |
Anglais |
2.2. L’emprunt sémantique
Nous n’avons relevé qu’un seul exemple : « je vais résoudre le problème des banlieues », où seule la signification du verbe anglais « to resolve » est empruntée. L’utilisation du verbe « résoudre » dans le sens de « régler » ou « solutionner » constitue une adaptation sémantique du verbe anglais « to resolve », qui implique « trouver une solution à un problème ». C’est une nuance de sens que le verbe « résoudre » en français n’avait pas initialement. En français, le verbe « résoudre » signifie plutôt « transformer en ses éléments ou faire disparaître ».
2.3. Le calque
Nous avons enregistré 28 cas d’emprunts externes de type calque, comme indiqué dans le tableau ci-dessous. La plupart de ces calques sont formés à partir de l’arabe algérien, démontrant ainsi l’interférence linguistique résultant de la pratique bilingue des personnages de Boudjellal.
L’auteur souligne que son personnage principal, Mouloud Benbelek, est un milliardaire algérien (un Beur), illustrant ainsi une contamination inconsciente de l’influence de l’arabe algérien dans son langage et son discours.
Les calques enregistrés résultent de la modélisation d’expressions ou de lexies d’origine étrangère, soigneusement référencées. Ces lexies, principalement formelles, montrent que les locuteurs ont attribué un nouveau sens à un signifiant existant dans la langue cible, empruntant ainsi une valeur sémantique de la langue source. Cela a conduit à des traductions littérales des lexies étrangères, illustrant une transposition des termes ou une construction linguistique d’une langue dans une autre par le biais de la traduction.
Parmi les expressions relevées, on peut citer « il a le bras long », bien connue en français, qui illustre l’expression équivalente « avoir les épaules larges ». De plus, des expressions calquées de l’arabe standard, comme « je laisse la parole » (en réalité « je passe la parole » en français, dérivant de l’arabe standard الكلمة أترك), ainsi que des expressions comme « j’ai grandi ici » (équivalant à « j’ai vécu dans cet endroit » en français, calqué à partir de l’arabe algérien « كبرت هنا » - « kbert hna »), sont observées. Les exemples sont abondants, et leur explication détaillée est fournie dans le tableau ci-dessous.
En conclusion, la perspicacité linguistique révélée par ces calques témoigne de la complexité des échanges culturels au sein du langage. Les calques enregistrés manifestent une fusion subtile entre les langues, créant de nouvelles significations. L’utilisation judicieuse d’expressions étrangères, parfois littéralement traduites, transcende les frontières linguistiques pour donner naissance à des constructions uniques.
Ces emprunts, qu’ils proviennent du français ou de l’arabe algérien, révèlent une richesse sémantique émergente, façonnée par la créativité des auteurs. Ainsi, l’influence de l’arabe algérien se révèle non seulement comme une contamination, mais aussi comme une source d’enrichissement linguistique, tissant un réseau subtil de connexions entre les langues et les cultures.
Emprunts (calque) |
Origine de la lexie calquée |
Types d’emprunt |
Sens de l’emprunt dans la langue source |
Langue source |
Votre Boss m’attend |
J’ai un RDV avec votre patron |
Formel |
المعلم تاعك راهو يستنى فيا |
Arabe algérien |
Cherchez-en un autre … |
Vérifie s’il y a un autre nom |
Formel |
حوسي على واحد آخر |
Arabe algérien |
Car sinon |
Pour ces raisons |
Formel |
خاطر على |
Arabe algérien |
Car personne ne peut connaître les jeunes mieux que moi |
Car personne ne comprend les jeunes mieux que moi |
Formel |
يعرف يقدر |
Arabe algérien |
Comme eux |
Comme les autres personnes |
Formel |
هوما كيما |
Arabe algérien |
J’ai grandi ici |
J’ai vécu dans cet endroit |
Formel |
هنا كبرت |
Arabe algérien |
J’étais seul incompris de tous |
Personne ne me comprenait |
Formel |
يفهمني ماكان واحد |
Arabe algérien |
Personne ne voulait m’approcher |
Les gens ne voulaient pas de contact avec moi |
Formel |
مني يقرب حب ما واحد |
Arabe algérien |
Passez-moi le responsable |
Je voudrais parler au responsable |
Formel |
جوزلي |
Arabe algérien |
J’ai vu |
Je comprends, je l’ai remarqué |
Formel |
شفتها |
Arabe algérien |
Dis-moi Mouloud |
Mouloud, je peux te poser une question |
Formel |
قولي |
Arabe algérien |
Vous ne savez pas à qui vous parlez |
Vous n’avez aucune idée de qui je suis |
Formel |
تهدر راك من مع متعرفش |
Arabe algérien |
J’ai attrapé des jeunes |
J’ai arrêté des jeunes |
Formel |
حكمت |
Arabe algérien |
Je vois une autre solution |
Je vous propose une autre solution |
Formel |
نشوف راني |
Arabe algérien |
Te souviens-tu …… |
Te rappelles-tu |
Formel |
شافي راك |
Arabe algérien |
Je te donne un doigt |
Tu n’auras aucun sou |
Formel |
صبع نعطيك |
Arabe algérien |
Je vous aurai cassé en deux |
Je vous massacrerai |
Formel |
زوج على نقسمك |
Arabe algérien |
Je vais vous laisser |
Au revoir |
Formel |
نخليك رايحة راني |
Arabe algérien |
Nous sommes en liaison permanente |
Nous sommes en contact permanent |
Formel |
علاقة, إتصال |
Arabe |
Il s’est vanté devant moi |
En ma présence |
Formel |
قدامي |
Arabe algérien |
Elle est bonne |
Elle est belle |
Formel |
مليحة |
Arabe algérien |
Je l’éduque |
Je le corrige |
Formel |
فيه نربي |
Arabe algérien |
Achève-le |
Tue-le |
Formel |
عليه كمل |
Arabe algérien |
Si tu me touches encore |
Si tu me frappes encore une fois |
Formel |
لوكان تعاود تمسني |
Arabe algérien |
Je gueule « au secours ! ! » |
J’appelle les secours |
Formel |
نعيط |
Arabe algérien |
Je soigne simplement l’éducation de mon neveu |
Je corrige le mauvais comportement |
Formel |
تع التربية نسقم راني |
Arabe algérien |
Je laisse la parole |
Je passe la parole |
Formel |
الكلمة أترك |
Arabe |
Ne l’écoutez pas |
Ne le croyez pas |
Formel |
متسمعلوش |
Arabe algérien |
Il a le bras long |
Il a les épaules larges |
Formel |
طويلة ذراعو |
Arabe algérien |
Conclusion
Cette étude sur les emprunts linguistiques dans la bande dessinée « Le Beurgeois » de Farid Boudjellal met en lumière la richesse et la complexité des échanges linguistiques entre le français et l’arabe algérien. Les emprunts externes, qu’ils soient lexicaux, sémantiques ou des calques, jouent un rôle crucial dans la construction de l’identité culturelle et linguistique des personnages et de l’œuvre elle-même. L’auteur utilise ces emprunts non seulement pour enrichir le texte, mais aussi pour refléter la réalité multiculturelle et les dynamiques sociolinguistiques de la société algérienne.
L’utilisation judicieuse d’expressions étrangères, parfois littéralement traduites, transcende les frontières linguistiques pour donner naissance à des constructions uniques. Ces emprunts révèlent une richesse sémantique façonnée par la créativité des auteurs, et l’influence de l’arabe algérien se manifeste comme une source d’enrichissement linguistique. Ainsi, les emprunts linguistiques dans « Le Beurgeois » sont un outil puissant pour exprimer une identité multiculturelle, favoriser l’ouverture à la diversité linguistique et culturelle, et renforcer le réalisme de l’œuvre. Cette étude contribue à une meilleure compréhension des dynamiques linguistiques dans le neuvième art et souligne l’importance de l’emprunt linguistique dans la création littéraire contemporaine.