Introduction
Dans le cadre du projet de recherche PLIDA (Pluralité des Langues et Implications Didactiques en Algérie), différentes équipes issues d’un partenariat entre plusieurs laboratoires ont entrepris un travail d’investigation, lancé depuis 2018, sur le terrain afin de mieux cerner la didactisation de la pluralité linguistique en Algérie. L’objectif de ce projet de recherche, effectué sur trois ans (2018-2020), est de mettre en évidence la variation linguistique, dans un contexte plurilingue comme l’Algérie, comme l’un des atouts pour améliorer l’enseignement-apprentissage des langues dans l’école algérienne. C’est dans ce contexte de questionnement sur la pluralité linguistique incontournable dans l’enseignement-apprentissage des langues dans la société algérienne que nous nous proposons de rendre compte ici d’une partie des résultats de l’enquête menée par des professeurs, chargés d’effectuer les entretiens auprès des inspecteurs de français. Cet article tente d’étudier comment la pluralité linguistique du contexte algérien intervient dans le contexte scolaire, comment cette dernière est perçue par les acteurs didactiques impliqués (plus particulièrement les inspecteurs) et comment, selon ces derniers, cette pluralité peut être l’un des apports pour améliorer l’enseignement-apprentissage des langues dans les classes algériennes. Dans le cadre de cette recherche s’inscrivant en sociodidactique, rendre compte des résultats obtenus à l’issue de l’analyse des entretiens, portant sur la dimension plurilingue dans le contexte didactique algérien, constitue un enjeu pouvant s’avérer intéressant, voire utile, dans la mesure où les questions traitées, bien qu’ayant déjà fait l’objet d’études, donnent un aspect inédit à cette recherche qui cible les propos d’acteurs didactiques rarement mis en lumière (représentations des inspecteurs de l’éducation nationale). En effet, les résultats obtenus permettent de mettre en évidence de nombreux paradoxes et dévoilent des enjeux concernant la diversité linguistique de la société algérienne et l’usage effectif de ces langues dans le contexte scolaire algérien.
1. Gestion des entretiens : de l’élaboration à la réalisation avec les inspecteurs
Nous avons pris part au projet PLIDA le 25 janvier 2018, lors d’une réunion visant à comprendre les objectifs de cette recherche. Nous avons été chargés d’interroger les acteurs sociaux (inspecteurs/inspectrices) de français dans le cycle primaire en utilisant des entretiens semi-directifs. Nous avons été assistés par un guide d’entretien déjà élaboré par les responsables du projet et les directrices de l’équipe. Il s’agissait de suivre les axes de ce guide d’entretien, conçus pour centrer le discours des témoins (inspecteurs et inspectrices de français) interrogés autour des différents thèmes préalablement définis et consignés. Ces données verbales collectées constituent un matériau qui nous a permis d’interroger et de décrire les pratiques langagières de nos témoins, de faire un état de leurs expériences et de leur capital linguistique, de dégager leurs représentations sur les langues et leurs usages, et enfin de mettre en évidence les pratiques plurilingues en contexte scolaire.
En partant de trois axes bien délimités :
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Expérience personnelle et capital linguistique
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Pratiques langagières (formelles/informelles) et contextes (familial, social, professionnel)
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Représentations des langues et de l’activité des inspecteurs
Lors des entretiens, nous avons posé des questions ouvertes sans nous tenir à l’ordre établi. Les questions ont fait l’objet de certaines reformulations au moment des entretiens, ainsi, il y avait beaucoup plus de liberté tant pour nous (enquêtrice) que pour les témoins-inspecteurs.
Il s’agissait d’expliquer aux inspecteurs les objectifs de cet entretien. Pour ce faire, nous leur avons précisé que nous faisons partie d’une équipe d’un organisme de formation des formateurs (ENS de Bouzaréah) et que les entretiens nous permettront de mettre au jour le profil d’enseignants sur le terrain. Par conséquent, nous aurons besoin de quelques données sur la pratique enseignante en contexte scolaire. Nos entretiens se sont déroulés avec deux inspecteurs de Djelfa (une inspectrice et un inspecteur) de français dans le cycle primaire. Après avoir recueilli les réponses (en les enregistrant et en prenant des notes), nous avons procédé à l’analyse des entretiens.
2. Présentation analytique des entretiens
2.1. Présentation des contenus thématiques et des discours épilinguistiques
Avant de procéder à l’analyse qualitative de nos entretiens, il convient de présenter rapidement quelques définitions nécessaires pour les approcher. L’analyse qualitative des entretiens permet l’identification des opinions, croyances, pensées, idées, prises de position et représentations véhiculées par les discours des inspecteurs. Elle devrait également permettre d’ouvrir l’accès aux significations communes et donc aux représentations sociales dans leur discours. Ainsi, une fois les discours des témoins recueillis (enregistrés), puis les entretiens intégralement transcrits, nous avons procédé au traitement par analyse des contenus en les regroupant par thématiques récurrentes et à l’analyse des discours, notamment épilinguistiques.
Le discours épilinguistique se produit dans toute interaction verbale et s’inscrit dans le cadre de l’interlocution. Il ne peut qu’être présent dans l’activité métalinguistique non consciente des comportements langagiers des inspecteurs, l’épilinguistique étant, selon Blanchet (2012 : 169), ce qui rend compte implicitement, dans les comportements langagiers, des représentations sociolinguistiques. Il convient toutefois de rappeler qu’il opère une distinction, mais sur un continuum, entre le discours épilinguistique et le discours métalinguistique, puisque selon lui, le métalinguistique est celui qui expose explicitement une réflexion sur les phénomènes linguistiques, quels que soient les porteurs de ces discours. De même, pour Culioli (1990), l’activité épilinguistique est définie comme non consciente, par opposition à l’activité métalinguistique consciente, puisqu’elle régit les représentations langagières auxquelles nous n’avons pas accès. Ainsi, même si les propos et les discours de nos inspecteurs, qu’ils soient métalinguistiques ou épilinguistiques, appartiennent tous à l’ordre du conscient, Culioli (1990) nous montre qu’ils résultent de fluctuations subjectives inconscientes que nous nous apprêtons à analyser.
2.2. Description des pratiques et représentations didactiques des inspecteurs
2.2.1. Pratiques et représentations chez les inspecteurs/inspectrices
2.2.1.1. Pratiques quotidiennes
Les inspecteurs affirment parler deux langues dans leurs pratiques quotidiennes : l’arabe et le français. Néanmoins, une reprise repérée dans les propos des deux inspecteurs révèle qu’il est possible de constater une différence dans la catégorisation de l’arabe standard. En effet, l’appellation diffère d’un inspecteur à l’autre, tout comme elle diffère de celle que nous leur proposons, comme le montre cette reprise :
E : l’arabe et le français, l’arabe standard, dialectal ?
I2 : standard, dialectal eee classique
E : donc les deux
I2 : classique, oui (ih) je, ça va, ça va
La même reprise est relevée dans les propos de l’inspecteur :
I1 : standard oui […] Le français et l’arabe littéraire aussi, parce que je…
Ces échanges entre l’inspecteur et nous-mêmes, en tant qu’enquêtrice, montrent, une fois de plus, que la dénomination des langues reste problématique. En effet, nous assistons à une variété d’appellations concernant l’arabe : littéraire, standard, classique, dialectal. En fait, nous relevons une certaine hésitation dans les propos de l’inspecteur quant à la désignation de la langue arabe. Il convient de rappeler que la dénomination des langues en contexte algérien a depuis longtemps fait l’objet de nombreuses réflexions. En effet, l’inspecteur insiste, par « reprise », sur sa vie toujours étroitement liée au français :
I1 : je ne sais même pas quand est-ce que je l’ai appris […] quand est-ce que j’ai acquis la langue française […] en ouvrant les yeux j’ai trouvé chez moi des gens qui parlaient français et je me suis mis dans le jeu.
Étant virtuel, l’idéal de langue trouve à s’actualiser dans une conception fantasmée d’une langue homogène, celle que les inspecteurs interrogés se sont appropriée et qui est devenue la leur propre. Ils mesurent ainsi la portée d’une langue à l’aune d’une idiosyncrasie, d’une pratique singulière neutralisant les variétés et les variations. Cette prétention à l’homogène se heurte cependant à l’épreuve des réalités langagières et se trouve mise en crise par l’hétérogénéité qui caractérise les discours de ces mêmes inspecteurs. Implicite, cette contradictoire entre une conception « raisonnée » de la langue et sa pratique effective transpire à travers des images, des métaphores, dans le discours épilinguistiques, comme lorsqu’ils évoquent la nostalgie de leur enfance associée aux langues de la famille :
I1 : je suis issu d’une famille ayant une maman francophone, un papa très arabophone. […] en ouvrant les yeux j’ai trouvé chez moi des gens qui parlaient français et je me suis mis dans le jeu.
I2 : à la maison on parlait français, surtout mon père
Tout en gardant la langue française, il semble ainsi exister cette volonté de perpétuer la tradition, puisque l’inspectrice, en tant que maman, explique qu’elle utilise les mêmes langues avec ses enfants :
I2 : même à la maison, des fois, des fois, je, je leur impose de répondre en arabe classique.
L’inspectrice le répète souvent dans son discours :
I2 : l’arabe bien sûr c’est en milieu familial, en milieu, voilà […] dans la vie de tous les jours on parle arabe, avec mes enfants c’est l’arabe, mais j’essaye aussi de parler avec eux en français […] pour apprendre un petit peu à communiquer en français.
Et également :
I2 : c’est la langue arabe, l’arabe, c’est ma langue maternelle
E : l’arabe dialectal ?
I2 : l’arabe dialectal et le français aussi
E : le français aussi, donc à la maison, vous parliez français ?
I2 : à la maison on parlait français, surtout mon père
Une fois encore, cette inspectrice insiste sur le fait que les langues de socialisation sont, non seulement, l’arabe dialectal, mais également le français, langue acquise par l’intermédiaire du père. Il est à noter que celle-ci semble adopter une attitude paradoxale dans la mesure où d’un côté elle déclare « à la maison (…), je leur impose de répondre en arabe classique » et d’un autre côté, elle souligne qu’« avec mes enfants c’est l’arabe, mais j’essaye aussi de parler avec eux en français (…) l’arabe dialectal et le français aussi ». Nous avons également constaté que le répertoire verbal de cette inspectrice est composé de différentes langues qu’elle associe, dans une praxis sociale spontanée, à différents objets et à différents territoires épousant les contours des discours sociaux et institutionnels. Il s’agit d’un répertoire pluriel et dynamique. L’usage de l’anglais, langue nouvellement promue dans le marché linguistique algérien, semble restreint, car il n’est mentionné qu’à la suite de notre sollicitation et énonce par le même mouvement son inscription à la marge des pratiques sociales et la dénonce comme un artefact sans ancrage effectif :
E : d’accord, et est-ce que vous pratiquez d’autres langues ? Même avec des compétences réduites (comprendre, parler…)
I2 : l’anglais, ça va, je me dérouille, je me débrouille, oui oui, des fois voilà, pour le voyage pour des raisons de eee j’ai, je suis
Ou encore :
E : non, on s’arrête là !
I1 : il y a l’anglais aussi
L’anglais a donc une présence moindre dans la vie des inspecteurs, puisqu’ils précisent en avoir besoin pour écouter des chansons, pour des chaînes télévisées en anglais, lors des voyages. Il semble que l’anglais soit associé à l’obligation : I2 : en dehors du territoire, des fois on est obligé d’utiliser l’anglais […] surtout que maintenant dans les chaînes télévisées, il y a beaucoup d’anglais, donc j’ai été obligée de revenir à la langue que j’ai apprise au lycée.
2.2.1.2. Pratiques formelles en contexte didactique
Dans les pratiques formelles en contexte didactique, les inspecteurs affirment avoir principalement recours à la langue française, étant donné qu’ils sont des inspecteurs de français et que c’est donc la langue professionnelle. L’inspecteur I1 donne une définition qualifiante de la langue française : « Pour moi, la langue française est une langue professionnelle ». De même pour l’inspectrice I2 : « Non, non, le français, c’est carrément le français ». Ainsi, en plus de l’usage professionnel qu’ils en font, ils semblent lui attribuer une hiérarchisation (une certaine préférence à l’utiliser), puisque I2 dit : « La langue française est aussi émotionnelle, puisqu’avec mon cercle d’amis, j’utilise uniquement le français ». Ou encore, l’inspectrice : « Ça dépend de la personne avec qui je parle, si c’est quelqu’un qui comprend et communique en français, c’est le français, sinon c’est l’arabe (rire) ».
Malgré leurs formations académiques initialement en langue arabe (magistère puis doctorat en préparation en langue arabe, licence en économie, option finance en arabe), ceux-ci affirment garder cette langue pour un usage restreint et purement académique. I1 déclare : « La langue arabe est vraiment utilisée dans un cercle très restreint, car j’ai fait un magistère en langue arabe pendant un certain temps, donc je l’ai utilisée, mais dans un cadre purement académique. Je ne l’ai jamais utilisée ni dans mon travail ni dans ma vie ni… ». Il affirme ensuite avoir entrepris des formations en français (licence, master ou encore préparation d’un doctorat en français) pour enseigner le français au primaire et favoriser son usage en contexte professionnel en tant qu’inspecteur.
I1 : les deux formations oui, mais je dirai que j’ai plus tendance à être du côté francophone que dans le côté arabophone, parce que je n’ai jamais, professionnellement parlant, je n’ai jamais exercé en langue arabe jamais, ni enseigner, ni dans…
Au regard de toutes les informations communiquées par les inspecteurs, les pratiques linguistiques de ces derniers dépendent également de l’interlocuteur et du cadre dans lequel les interactions se déroulent. Le contexte énonciatif commande les usages et les corrèle aux langues en contact qu’il relie aux objets et aux territoires linguistiques.
Bien que l’usage du français soit prépondérant en contexte didactique, celui de l’enseignement du français, les autres langues s’invitent dans tous ces contextes. Et comme dans les interactions langagières, il n’y a de frontière qu’ouverte les discours sociaux et les discours institutionnels impliquent quasiment les mêmes langues et leur scénarisation induit un va-et-vient entre les pratiques informelles et professionnelles en contexte didactique. Cette porosité atténue la rigueur des pratiques et ouvre large la voie à des influences interpénétration des registres et des discours.
2.2.2. Pratique des langues en contexte didactique
2.2.2.1. Enseignement précoce des langues
Dans les discours des inspecteurs, nous avons repéré une séquence relative à l’enseignement précoce des langues. Ils semblent porter un regard positif sur cette pratique et tiennent à ce que les langues soient enseignées très tôt. Ils s’exclament et s’interrogent sur la nature de l’enseignement précoce des langues :
I2 : précoce ! qu’est-ce que vous voulez dire par précoce ?
I1 : ce que je pense ? Ou bien ce qu’on constate ?
Ce qui laisserait entendre une ambiguïté relative à la « tolérance » des langues (de la pluralité) en classe. Mais force est de constater que les deux inspecteurs avaient clairement exprimé leur regret sur le fait que l’enseignement-apprentissage des langues ne se fait pas de manière précoce dans les établissements scolaires algériens :
I2 : « Ce n’est pas précoce, là c’est en 3e année primaire, ce n’est pas très tôt […] j’aurais aimé que ça soit dès la première année. »
I1 : « Malheureusement, il y a une décision politique qui a voulu que l’on arrête et enseigne le français en deuxième année. Et aujourd’hui, il est enseigné à partir de la troisième année. […] J’y suis favorable, très favorable. »
Ces deux inspecteurs pointent du doigt un réel problème, celui de l’apprentissage précoce des langues dans le système éducatif algérien. Il a clairement été noté que plus cet apprentissage se fait de manière précoce, moins l’enfant rencontrera des obstacles à apprendre une langue. Par conséquent, comme l’expriment ces inspecteurs, il est important de souligner le rôle positif d’un apprentissage précoce tant sur le plan cognitif, linguistique que culturel.
Dès lors que ces inspecteurs portent un intérêt particulier à l’apprentissage précoce des langues et qu’ils plaident pour un apprentissage précoce, ne serait-il pas, alors, plus judicieux de leur proposer des dispositifs opérants pour l’apprentissage des langues et une formation aux approches plurielles des langues et des cultures. Une des approches plurielles sur laquelle nous devons mettre l’accent, pour appuyer les propos de ces inspecteurs, c’est « l’éveil aux langues » dont le principe moteur est de faire travailler les apprenants, de manière simultanée, sur diverses langues, en insistant sur la corrélation : langues/cultures. Nous pensons pouvoir dire que c’est justement, cet éveil aux langues qui pourra contribuer à amener les enseignants, les inspecteurs à faire de classe un espace de tolérance où les rencontres peuvent s’effectuer dans la reconnaissance des différences constitutives des discours sociaux qu’incarnent les futurs citoyens que sont les actuels apprenants.
2.2.2.2. Tolérance et intérêt des langues premières
Aborder la question de la tolérance à l’égard des langues en classe chez les inspecteurs permet d’affirmer qu’ils se sont prononcés favorables à la pluralité. Leurs pratiques langagières en contexte didactique semblent paradoxalement contradictoires, puisqu’ils déclarent n’utiliser l’arabe qu’avec le corps pédagogique (directeurs, chefs d’établissements) et avoir recours exclusivement au français avec les enseignants et même avec les apprenants.
I1 : quand je m’adresse, par exemple, au chef d’établissement scolaire, c’est la langue arabe […] et il m’arrive de m’adresser aux élèves, aux apprenants, quand je vois que la langue française, quand il y’a pas communication, je suis obligé de communiquer ou bien de parler avec la langue arabe.
Nous pouvons faire remarquer que cet inspecteur qualifie l’arabe dialectal de « langue ». Nous pouvons supposer que celui-ci le valorise. De même, l’inspectrice semble tolérer, mais que très peu, l’usage de l’arabe en classe :
I2 : Non (ngolek= je te dis), au début j’étais eee, j’étais parce que je sortais fraichement de la classe hein, j’avais mes idées hein, et ce que je leur disais c’est utiliser la langue maternelle, mais, comment dire, à bon escient, ou avec modération, hein […] quand il y a blocage […] vous pouvez avoir recours à la langue arabe, mais quelques enseignants, ils ont mal interprété mes propos, ils ont cru que je tolérais ou que je… hein […] après mon discours à un petit peu changé c’est éviter le recours à la langue maternelle.
Ces propos mettent au jour le fait que si dans sa classe l’enseignant est maître du jeu concernant le recours aux langues premières, il ne doit, néanmoins, pas en abuser ; cela doit être fait de manière raisonnée, car selon cet inspecteur : « (…) c’est utiliser la langue maternelle, mais, comment dire, à bon escient, ou avec modération, hein… ».
Ainsi, à travers leurs propos, il est évident que les inspecteurs incitent les enseignants à n’utiliser que le français également et à ne recourir à l’arabe qu’en cas d’obligation, comme en cas de « blocage ».
I1 : moi je leur dis qu’il faut utiliser la langue française, hein, la langue française, mais quand il y a blocage, donc on va débloquer.
I2 : le français, je leur conseille le français, bon pour la langue maternelle je ne tolère pas l’utilisation de la langue maternelle 1ou la langue arabe en classe de FLE.
Une différence semble se creuser, ceci dit, quant au degré de « tolérance » vis-à-vis de l’usage de la langue arabe par les enseignants et même par les apprenants. En effet, les années d’expérience plus longues (30 ans de carrière) de l’inspecteur font qu’il exige plus des enseignants que des apprenants. Il interdit le recours à l’arabe par les enseignants, tandis qu’il explique accorder la possibilité d’être plus tolérant avec les apprenants.
I1 : non, non, il n’y a que le français, donc là je suis un peu sévère avec mes enseignants, mais le recours à la langue arabe pendant les journées de formation est interdit […] avec les apprenants c’est différent, avec les apprenants il y a une tolérance, hein, donc on tolère […] je favorise l’utilisation de la langue française, mais il y a une certaine tolérance, donc les enseignants ne doivent pas être très sévères avec les apprenants, si un apprenant voulait […] encourager les enseignants à n’utiliser que le français. Maintenant si l’apprenant a le désir, de ou bien il a un blocage il ne peut pas parler en français, on doit lui donner la possibilité d’avoir recours à la langue arabe dialectale ou bien la langue littéraire.
D’après les discours produits par les inspecteurs, nous pouvons ainsi confirmer qu’ils préconisent le recours à d’autres langues pour faciliter l’apprentissage du français, lorsque ces premières langues remplissent la fonction de « facilitateur » du processus d’enseignement-apprentissage. Selon l’inspecteur, l’enseignant doit faire preuve de souplesse plutôt que de se retrouver dans une situation de mutisme, préférée généralement par certains enseignants. Il s’agit d’éviter de déclencher un blocage chez les apprenants.
I1 : non, non, il n’y a que le français, donc là je suis un peu sévère avec mes enseignants, mais le recours à la langue arabe pendant les journées de formation est interdit. […] Avec les apprenants, c’est différent, avec les apprenants il y a une tolérance, hein, donc on tolère. […] Non, je favorise l’utilisation de la langue française, mais il y a une certaine tolérance, donc les enseignants ne doivent pas être très sévères avec les apprenants, si un apprenant voulait…
E : donc peuvent-ils inciter les apprenants à parler d’autres langues que la langue enseignée ?
I1 : inciter, non. Pas à ce point !
Ces propos révèlent une fois encore que si les inspecteurs n’encouragent pas les enseignants à recourir à d’autres langues, ils peuvent néanmoins autoriser ce recours, momentanément, pour faciliter la compréhension (l’accès au sens) de certaines notions qui doivent être acquises par les apprenants. D’ailleurs, implicitement, les inspecteurs insistent sur la nécessité de tolérer un tel usage (intervention des langues, dialectes de la vie quotidienne) par les apprenants en classe.
I1 : oui, on ne peut pas les occulter […] on ne pourrait jamais les occulter […] la tolérance normalement, elle est exigée, il ne faut pas obliger les enfants à parler une langue qu’ils ne maîtrisent pas, donc moi je pense que si on arrive à former de bons enseignants, l’utilisation, ou bien la fréquence d’utilisation de cette langue, de ce dialecte, il va disparaître avec le temps […] donc au début on peut, on pourrait tolérer, mais au fur et à mesure que l’on va avancer dans l’année scolaire l’enseignant, il sera plus sévère.
Ce qui laisserait entendre que les inspecteurs considèrent que, parfois, le recours à une autre langue témoigne « souvent d’appels à l’aide ou de bouées (voir Moore, 1996) destinés à permettre, dans de nombreux cas, la poursuite de la communication » (Castelloti, 2001 : 63). Il est donc important d’insister, à la suite de Danièle Moore, sur le rôle de la langue première qui vient « au secours » du français, mais de manière furtive.
2.2.2.3. Recours aux langues premières par incompétence
Les inspecteurs estiment parfois que les langues étrangères telles que le français sont de moins en moins valorisées. Précisément, ils arrivent à ce constat en observant à leur grand regret le manque flagrant de compétence et de maîtrise linguistiques chez les enseignants actuels de langues, voire aussi chez les inspecteurs de langues. Ils avancent le fait que la politique et l’idéologie, actuelles, et celles des dernières années, sont principalement la cause de cette situation que vit l’enseignement des langues en Algérie.
En effet, les inspecteurs insistent sur la formation non adéquate des enseignants :
I1 : malheureusement, les gens que nous recevons de l’université, ils ont beaucoup de carences […] n’est pas adéquat, il y a la formation initiale qui n’est pas bien faite, maintenant nous dans l’éducation nationale normalement, il y a une formation qu’on appelle une « formation continuée » qui devrait se faire tout au long, tout au début de la carrière, elle est bafouée, et si je vous parle de la formation qui m’incombe à moi, on me demande de faire le travail d’une institution, je ne pourrai jamais remplacer une institution.
Une telle carence induite, selon les inspecteurs, à un usage des langues (dialectes) du quotidien par les enseignants en classe, ce qui pourrait constituer un problème.
I1 : maintenant le problème c’est l’utilisation de ces langues par les enseignants eux-mêmes.
Ainsi pour les inspecteurs, l’arabe est la langue qui peut rendre l’enseignant permissif ou laxiste, elle doit donc être utilisée, mais uniquement à usage limité :
I2 : « moi, ce que je vois c’est qu’ils sont trop permissifs, ils laissent beaucoup les élèves utiliser la langue arabe » […] « mais à bon escient, dans un moment précis […] quand il le faut bien sûr […] toujours quand, il le faut ».
I1 : « je recommande aux enseignants de laisser les élèves profiter de la langue française, parce qu’on n’a pas beaucoup d’horaires hebdomadaires, et si les enseignants, ils vont être laxistes, laxistes, alors qu’à la fin on va avoir des classes de français qui vont devenir des classes de traduction, donc, c’est le recours à la traduction que je n’aime pas beaucoup ».
À partir des propos des inspecteurs, entre autres, l’inspectrice qui précise :
I2 : « personnellement je crois, je crois que la langue maternelle, elle peut être vraiment, si elle est utilisée à bon escient, elle peut être un, comment dire, un tremplin pour l’acquisition de la langue française »
Puis, plus loin, elle déclare :
I2 : « l’enseignant doit être ferme, hein, il faut que eee […] le corriger et être ferme aussi, il ne faut pas laisser les élèves quand l’enseignant entre en classe, hein, là ils doivent comprendre que le prof de français est entré (ih=oui) ».
Il est possible de constater une distance entre les représentations et le discours épilinguistique des inspecteurs (favorables à l’enseignement précoce des langues) et leurs pratiques effectives sur le terrain. Les inspecteurs semblent vouloir permettre un recours aux langues et aspirent à une pluralité en classe, mais ils demeurent fermés à une telle démarche concrète, craignant de tomber dans l’excès. Castelloti et Moore (2002 : 14) ont déjà verbalisé cette crainte : « le plurilinguisme est ainsi associé à la confusion, à l’oubli, au mélange ».
2.2.3. La place de la pluralité linguistique et culturelle dans les pratiques didactiques des inspecteurs
2.2.3.1. Ambiguïté autour de la pluralité linguistique
À travers les discours des inspecteurs, il est possible d’entrevoir une ambiguïté relative à la notion de « pluralité » qui demeure existante puisque, selon les inspecteurs, elle n’existe pas en classe :
I1 : officiellement, la pluralité elle n’existe pas, hein, moi je dirai que j’aurais aimé que notre ministère soit courageux, plus courageux qu’aujourd’hui, et que cette pluralité soit tolérée, qu’elle soit reconnue.
I2 : pour vous dire franchement, il n’y a pas vraiment une pluralité eee […] pour pouvoir les gérer, mais, certaines classes oui, ça existe hein, je ne veux pas dire que, certaines classes, il y a vraiment des élèves qui sont doués, sont carrément francophones hein, qui parlent français…
D’ailleurs, concernant le plurilinguisme des enseignants, il est à constater que, pour les inspecteurs, les enseignants ne sont pas « plurilingues ».
E : et donc, est-ce que vous considérez que les enseignants que vous accompagnez sont plurilingues ? Est-ce qu’ils sont plurilingues ?
I2 : ouuff, qu’est-ce que je eee (rire). Je vous réponds sincèrement ou (rire) !!! Pas vraiment […] parce que je les vois communiquer entre eux c’est en arabe […] c’est l’arabe qui domine.
I1 : leur niveau de langue eee […] ils ont tendance beaucoup plus à parler arabe que le français.
En effet, l’inspecteur évalue certains enseignants comme étant de « bons francophones », alors que d’autres, selon lui, disposent uniquement du diplôme sans forcément avoir le niveau. Il explique cet écart par le contexte familial qui devrait être à la base francophone afin d’aider à former des individus plurilingues.
I1 : c’est dû à leur apprentissage du français, certes ils ont choisi de faire une licence de français, mais le contexte plurilingue il n’existe pas dans leur vie, y’a très peu, il y a très peu d’enseignants dont le parcours ressemble un petit peu au mien, quand la famille les a préparés à telle ou telle langue donc ça aide beaucoup dans le cadre professionnel.
Cette conscience est également soulignée par Castellotti et Moore (2002 : 14) : « une telle ouverture implique aussi la participation du locuteur de langues diverses et notamment des parents, en particulier de ceux qui pratiquent à la maison une langue différente de celle de l’école ».
2.2.3.2. Gestion de la pluralité linguistique en classe
Les inspecteurs demeurent conscients de l’absence effective (sur le terrain en contexte réel « formel ») de la pluralité linguistique et de sa gestion en classe. De telles idées (perspectives) restent, selon eux, encore théoriques dans le contexte éducatif algérien. L’inspecteur résume clairement la situation :
I1 : première difficulté c’est, c’est le cadre légal, officiellement, la langue maternelle, elle n’a pas droit d’asile dans la classe de langues étrangères, que cela soit le français, que ça soit l’anglais, donc elle n’a pas un statut officiel, donc c’est un statut officieux, les élèves, ils ont recours à la langue maternelle, maintenant la fréquence, elle dépend, elle dépend de l’enseignant.
Quoi qu’il en soit, à travers leurs propos, tous sont conscients du rôle des langues dans la réussite des apprenants :
I1 : l’apprentissage, oui la maîtrise des langues étrangères est un grand atout.
I2 : bien sûr, la langue c’est un outil de communication, c’est un outil d’ouverture sur le monde, sur hein, c’est très important d’apprendre une langue, donc y’a pas eee […] ça développe leur intelligence et c’est eee c’est voilà […] moi je trouve que c’est un outil, et j’aurais aimé aussi qu’on introduise aussi l’anglais, pourquoi pas2.
Étant donné le peu ou l’absence totale de formations relatives à ce nouveau champ didactique qu’est la sociodidactique et compte tenu de l’ambiguïté qui continue à planer autour de la pluralité linguistique, les pratiques didactiques des inspecteurs ne s’orientent pas, de ce fait, vers la prise en compte de la pluralité linguistique et culturelle. Bien qu’ils portent un regard positif sur toutes les langues et cultures et en dépit du fait qu’ils défendent et recommandent vivement une sérieuse prise en charge par l’école, ils ne semblent pas orienter leur formation des formateurs (enseignants) dans un sens qui encourage la mise en pratique effective d’une pluralité linguistique lors des cours de français.
Conclusion
Les différentes analyses thématiques des entretiens révèlent un écart apparent entre les pratiques formelles (didactiques) des inspecteurs et leurs pratiques quotidiennes, ainsi que leurs représentations. Cet écart peut s’expliquer par les pratiques scolaires où la pluralité est considérée comme un élément débloquant de la situation, à utiliser judicieusement et rarement, étant donné l’absence de dispositifs ouverts à la gestion de la pluralité. Comme le soulignent Castelloti et Moore (2002:16), les enseignants et les acteurs de l’éducation expriment souvent des représentations « monolingues », envisageant l’enseignement des langues soit dans une stricte séparation, soit dans une ignorance mutuelle, renforcée par l’organisation institutionnelle des systèmes éducatifs.
À la lumière de nos analyses, nous pouvons affirmer que les inspecteurs entretiennent une image positive et valorisante des langues et des dialectes, ce qui se manifeste dans leurs pratiques langagières, tant formelles qu’informelles. Leur volonté d’intégrer un maximum de langues dans le cadre scolaire est évidente. Cependant, ils critiquent l’utilisation d’autres langues ou dialectes que la langue enseignée en classe, estimant que cela ne devrait se faire que de manière ponctuelle pour faciliter l’apprentissage du français.
En ce qui concerne la gestion de la pluralité linguistique et culturelle, nos analyses révèlent sa quasi-absence. Il apparaît donc nécessaire d’entreprendre un travail de formation auprès des inspecteurs, des enseignants et des autres acteurs de l’éducation nationale, ainsi qu’auprès des parents d’élèves. Comme l’ont recommandé Blanchet et Asselah-Rahal (2007:174), il est essentiel d’exploiter pleinement les propositions didactiques et les outils pédagogiques existants, tout en fournissant une formation adaptée aux enseignants et en communiquant largement avec les parents d’élèves et la société sur la pertinence de cette nouvelle éducation à la pluralité linguistique.
Pour étayer ces propos, il semble nécessaire de collecter et d’analyser des corpus composés d’écrits authentiques plurilingues, tels que des caricatures, des chansons, des pièces de théâtre, des publicités, des jeux, des bandes dessinées, etc., qui pourraient servir de supports à un enseignement plurilingue par transposition didactique.