Analyse sémantique et esthétique de la poésie populaire «Haouzi» : les mécanismes de tension linguistique dans l'œuvre d'Ahmed Ben Triki, artisan des romances

تحليل دلالي وجمالي للشعر الشعبي 'الحوزي': آليات التوتر اللغوي في أعمال أحمد بن التريكي، حرفي الرومانسيات

Semantic and Aesthetic Analysis of Popular Poetry 'Haouzi': Linguistic Tension Mechanisms in the Works of Ahmed Ben Triki, Craftsman of Romances

Abdelkader Salim El Hassar

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Abdelkader Salim El Hassar, « Analyse sémantique et esthétique de la poésie populaire «Haouzi» : les mécanismes de tension linguistique dans l'œuvre d'Ahmed Ben Triki, artisan des romances », Aleph [على الإنترنت], نشر في الإنترنت 14 juin 2022, تاريخ الاطلاع 24 novembre 2024. URL : https://aleph.edinum.org/10900

Ce travail de réflexion sur la production poético-musicale dite ‘’Haouzi’’ par le biais de l’un de ses illustres représentants, Ahmed Ben Triki, se veut à la fois historique et analytique. Nous avons cherché à explorer les aspects des styles et des versions, concernant ce patrimoine varié et riche, constituant un trésor poético-artistique accumulé depuis des siècles. L’art poétique d’Ahmed Ben Triki représente une des pages glorieuses du passé de notre pays, incarnant une idée de la permanence de la civilisation au Maghreb au même titre que les monuments de son passé. C’est à la fois un espace de culture et une école du bien-vivre qui a continué à enrichir ses savoirs artistico-littéraires. Favorisé par un milieu socio-culturel créatif, suscitant l’art, son héritage a continué à s’imposer dans le contexte artistique et culturel maghrébin où les interprétations et les formes changent spécifiquement dans chaque pays.

هذا العمل التأملي في الإنتاج الشعري الموسيقي المعروف باسم «الحوزي» من خلال أحد ممثليها اللامعين، أحمد بن التريكي، أردنا أن يكون تاريخيًا وتحليليًا. لقد استثمرنا في التعامل مع جوانب الأنماط والإصدارات المتعلقة بهذا التراث المتنوع والغني للكنز الشعري والفني المتراكم عبر القرون. يشكل الفن الشعري للشاعر أحمد بن التريكي إحدى صفحات ماضي بلادنا المجيدة. يجسد تراثها فكرة ديمومة الحضارة في المغرب العربي بنفس طريقة آثار ماضيها. إنها مساحة ثقافية ومدرسة لحياة جيدة استمرت في إثراء معارفها الفنية والأدبية. بفضل بيئة اجتماعية وثقافية إبداعية، وإثارة الفن، استمر تراثها في السيادة في السياق الفني والثقافي للمغرب العربي حيث تتغير التفسيرات والأشكال في كل بلد على وجه التحديد.

This work of reflection on the poetic-musical production known as ‘’Haouzi’’ through one of its illustrious representatives; Ahmed Ben Triki, we wanted it to be both historical and analytical. We have invested in dealing with aspects of styles and versions, concerning this varied and rich heritage of a poetic-artistic treasure accumulated over centuries. The poetic art of the poet Ahmed Ben Triki constitutes one of the glorious pages of the past of our country. Its heritage embodies an idea of the permanence of civilization in the Maghreb in the same way as the monuments of its past. It is both a cultural space and a school of good living which has continued to enrich its artistic-literary knowledge. Fostered by a creative socio-cultural environment, arousing art, its heritage has continued to prevail in the artistic and cultural context of the Maghreb where interpretations and forms change specifically in each country.

Introduction

L’art poético-musical, communément appelé « Haouzi », doté d’un riche thésaurus, se présente comme un ouvrage d’envergure ouvrant sur l’une des plus vastes bibliothèques de la littérature poétique et musicale en Algérie et au Maghreb. Cette forme musicale, défi lancé aux époques successives, demeure le témoignage actuel d’une époque et d’une histoire où s’est métamorphosé un esprit, un goût et une esthétique.

Les poètes du genre poétique « Haouzi » avaient à leur disposition une forme d’art admirable, expressive et souple, capable de transmettre toutes les pensées, de traduire toutes les passions, unique en son genre pour représenter et émouvoir. Jusqu’au XIXe siècle, Tlemcen demeurait la cité de l’élite, le foyer éblouissant de séduction pour les poètes et musiciens de tous horizons, une ville merveilleuse et mélodieuse où la passion pour la musique, la poésie et le chant semblait indissociable du luxe de la vie sociale, de ses mœurs et de la beauté des lieux.

Dans le domaine de la poésie populaire, Ahmed Ben Triki (1650-1749), l’héritier inspiré d’Al-Mandassi, est cité parmi la génération des plus anciens poètes maghrébins aux côtés de Lakhdar Ben Khlouf, Abdelaziz Maghraoui et Bénali Ould R’zine. Il s’inscrit dans la grande légende de la chanson populaire dite « Haouzi » de la seconde génération, succédant à Al-Mandassi au XVIIe siècle. Son importance dans l’histoire culturelle de notre pays équivaut à celle d’El Mandassi, dont le génie est également remarquable.

Dans cette contribution modeste, nous détaillerons l’évolution du génie poétique de ce chantre de la cité « El Bahdja », Tlemcen, à travers les groupes d’œuvres les plus significatifs, suivant un ordre établi par le genre et la forme des compositions, plutôt que par la chronologie globale. Notre intention, passant d’une perspective philosophique à un simple exposé historique, vise à mettre en évidence la continuité du progrès, passant de l’art du « zadjal » au genre plus populaire dit « Haouzi », voire des vicissitudes triviales de la vie personnelle à l’affranchissement de l’esprit, de la gaieté aux manifestations les plus élevées de la pensée musicale.

Ce génie authentique du Maghreb, haut en couleur, honore assurément la production poétique algérienne dans son essence romantique. Toutefois, quels sont les facteurs déterminants d’une production poétique plurielle, à la fois classique et populaire, puisée au plus profond de la langue populaire, portant haut les sentiments du peuple ? À cette problématique, nous tentons de répondre tout au long de cette modeste contribution, l’inscrivant dans une approche analytique discursive impactée davantage par une démarche historisante et contextuelle, indispensable selon nous, pour mettre en évidence les marqueurs décisifs d’un espace/temps historique qui a influencé de manière certaine l’œuvre créatrice du poète Ahmed Ben Triki. Quelle fut sa formation ? Dans quelle société a-t-il évolué ? Quels sont les contrastes que l’on trouve d’abord entre sa vie et son œuvre, puis dans son œuvre elle-même ? Telles sont les questions autour desquelles nous regroupons d’abord les faits principaux.

Notre recherche vise surtout à replacer cette musique dans son contexte historique, avec ses strates superposées où se mêlent traditions et styles périphériques, arborescences plurielles de créativité littéraire et musicale. Nous nous sommes intéressés aux auteurs et maîtres producteurs qui ont, au fil des siècles, influencé l’héritage poético-musical « Haouzi » avec des apports qui n’ont cessé depuis, voire des spécificités nouvelles de teintes et de proximités régionales qui, dans son cours, l’ont enrichi jusqu’à aujourd’hui de leurs traces lisibles, jadis honorées de la considération.

Nous soutenons, à titre d’hypothèse, que ces corpus poétiques existant aujourd’hui sont le produit d’un processus culturel, social et historique, ainsi que d’un brassage vivant ayant fait l’objet d’une fécondation continue en tant qu’art spécifique, avec une fixation de « Maghrébin », en référence au Maghreb, sanctuaire témoin de son âme. Ils constituent ensemble autant de lieux ou périmètres poético-musicaux, fleurons de la poésie populaire. Ils se sont, au fil du temps, intégrés, puisant leurs formes et leur inspiration de cette grande culture musicale dite andalouse et sa spécificité profonde, dont la séquence initiale comportait vingt-quatre modes ou « Noubas », rapporte l’historien et chroniqueur andalou Ibn Hayyan (Xe siècle).

Cet articles’efforce de jeter un regard éclairé sur les spécificités historiques et esthétiques de l’héritage musical ancestral du genre algérien « Haouzi », enfin, sur son évolution au fil du temps. Il se compose de quatre axes dédiés aux articulations thématiques majeures de cette poésie, aux terroirs de cette musique, par le biais d’un faiseur de chants, Ahmed Ben Triki, et également des apports et des influences andalouses.

1. Un environnement captivant, une attirance pour la beauté : La poésie courtoise

Le XVIIe siècle a connu un éclat de renaissance, renouvelant l’influence andalouse fréquemment observée depuis le Moyen Âge arabe. Il a conféré au langage musical une puissance d’expression, engendrant de véritables chefs-d’œuvre. Cette nouvelle production possède la capacité d’émouvoir profondément et de peindre avec excellence. Elle se révèle désormais comme une grande force morale et sociale, tout en incarnant la révélation d’une catégorie unique de la beauté. Les causes de cette renaissance sont multiples, mais les changements sociopolitiques de plus en plus profonds demeurent les plus significatifs, dominant cette production et laissant transparaître dans toutes les œuvres poétiques de cette période des sentiments et des données sociopolitiques et historiques non négligeables.

Né à Tlemcen, à Derb Méliani, dans le quartier « Haoumet bab el-djiad » (La porte des coursiers), vers 1650, Ahmed Ben Triki fait partie du groupe appelé Kouloughlis, de sang mêlé, turco-autochtone, constituant les deux factions ethniques les plus importantes de la société tlemcenienne. Il fréquente très jeune les différentes écoles « katatib » que Tlemcen offrait à cette époque. Il se consacre particulièrement à celle appelée « Msid el mâada », à Derb à Méliani, non loin du quartier des cavaliers Bab El Djiad qu’il évoque dans plusieurs de ses compositions, notamment dans sa complainte « tâl nahbi » (Mes souffrances n’ont que trop duré). L’enseignement de l’époque couvrait diverses disciplines liées à la langue arabe, la grammaire, le droit musulman et les sciences religieuses, avec la présence de personnalités telles que Cheikh Benaissa, probablement son maître-formateur.

Dès son jeune âge, ses préférences se dirigent vers la poésie. Il fait la connaissance très tôt de celui qui deviendra son véritable maître : le poète Saïd Benabdellah El Mandassi, véritable fondateur du genre poétique appelé « Haouzi ». Cette rencontre a probablement eu lieu au début de sa carrière, lors du retour définitif à Tlemcen du poète Saïd El Mandassi. Ben Triki, ce poète de la cité, représente la cime lumineuse, parfois voilée par de magnifiques orages, de la période que nous examinons. Il constitue une résultante appartenant, en tant qu’héritier des poètes qui l’ont précédé, résumant et concentrant dans tous les genres l’art du XVIIe siècle.

Dans le répertoire des chansons de Ben Triki, les poèmes érotiques sont nombreux. Une de ses premières chansons fut probablement « fiq ya nayam ousthayqad minal manem » (Réveille-toi, ô endormi, sors de ton sommeil), une œuvre d’un pur lyrisme. Elle fait partie d’un ensemble de vingt poèmes traitant de l’amour. Elle offre une peinture vivante et gracieuse de la société de son époque, avec ses émotions, ses chagrins, ses blessures, sa sensibilité et ses séductions. Il s’agit d’une narration poétique des plus belles de sa production, marquée par une infinie délicatesse, un raffinement distingué et une finesse tant dans la forme que dans le fond, rendant compte des ivresses du cœur. Elle crée une atmosphère de rêve et de spleen, imprégnant son œuvre de l’élégance d’une vie de joie, dans cette période si particulière où les artistes-poètes semblent développer une obsession commune : mettre l’amour en exergue. Un grand appétit d’amour se développe alors dans la poésie.

‘’ Réveille – toi ô endormi, sors de ton sommeil,
Prête l’oreille à mes paroles, ô mon frère, et saisis en le sens.
O filles de la radieuse, Tlemcen, cessez la remontrance vaine,
Inclinez-vous à la grâce désirable des belles filles d’El Mechouar’’. (EL Hassar. 2017 : 123)

Évoquant l’admiration, l’amour passionnel et le désir ardent, la femme du XVIIe siècle est minutieusement décrite dans toute sa splendeur, magnifiée par une pléiade de poètes renommés. Ben Triki, observateur perspicace, porte un regard acéré sur la femme, déployant un génie novateur dans une élaboration verbale empreinte de coquetterie, d’une beauté au-delà de l’aspect physique, exaltant la plénitude du désir comblé par les mots et la poétique qu’ils suggèrent. Cette description s’inscrit dans un procédé de stylisation où la femme, avec sa nonchalance, ses poses cadencées, ses ondulations et sa coquetterie gestuelle, la grâce de son visage et les heureuses fortunes de son maintien, se présente comme une peinture vivante offerte aux yeux des lecteurs dans des champs empreints de musique.

Désirée, la femme aimée devient l’élément catalyseur de l’amour poétique, brodée et magnifiée par un désir porteur de la parole lyrique qui s’accomplit à travers les mots et l’écriture poétique. C’est une rêverie explorant toutes les affinités électives offertes par la nature. Souvent associée aux éléments naturels et au cosmos, qui impactent l’ensemble de la production de Ben Triki, elle devient un véritable paradis galant. Dans cette perspective, Ben Triki décrit la femme dans cette composition, la plaçant en communion parfaite avec la nature qui inspire tant ses œuvres, affirmant :

‘’O fille de la radieuse (Tlemcen), l’éclat des joues sangle mon corps tenaillé et ensanglanté.
Qui pourra décrire le coquelicot et les fleures qui illuminent ce visage ? Pleine lune habitant les cieux enchantés’’ (EL Hassar. 2017 :129)

À cette narration poétique sublime d’un narrateur aimant et désaimé, mariant l’œil aiguisé et la passion non déguisée, s’ajoute un motif récurrent dans plusieurs de ses poésies : l’allusion à un obstacle entravant l’élan de la passion. Cet obstacle est désigné dans cette poésie sous l’appellation de « Ahl had essâa », pouvant correspondre aux partisans de l’ojdak turc (les gens du temps présent) ; « Les gens d’aujourd’hui commettent beaucoup d’injustice. On m’a jeté dans les mers de la souffrance et de la tyrannie, tant d’injustice que je ne peux qualifier ! Les gazelles sont toutes parties en direction d’El Mechouar » (EL Hassar. 2017 :130). Un passage qui illustre bien les sentiments du poète, représentant une frange de la société dite coulougli vivant le drame d’une marginalisation entre les tenants du pouvoir et les Arabes autochtones. Il fut un témoin passionné des événements ayant secoué sa patrie ; il exprimera ses émotions et ses idées.

Son génie puise profondément dans le modèle de son précurseur Said al-Mandassi, poète de la cour du roi saadien, Ahmed El Mansour (1568-1603), à Meknès (Maroc), et précepteur de son fils le roi Mouley Errachid, auteur du merveilleux poème intitulé Akikiyâ (la cornaline), où il avait choisi d’y émigrer à l’instar d’autres poètes et savants, à l’avènement des Ottomans. Leur poésie était très proche des poèmes versifiés dans la langue populaire andalouse ou « Zadjal » sous l’influence marquée des poètes d’Andalousie, transmise par la voie des émigrés andalous depuis la Reconquista en 1492 et l’arrivée des Morisques poursuivie jusqu’au début du XVIIe siècle, sous le roi Philippe X. À son époque, la notion d’art andalou ne se limitait pas seulement à la musique classique andalouse, mais s’étendait à tous les autres genres connexes, nés ultérieurement avec l’évolution des goûts, de l’élégance et de la distinction. Cependant, Ahmed Ben Triki est profondément imprégné du contexte sociopolitique du XVIIe siècle, qui vient souvent s’interposer entre le sujet qu’il traite et sa pensée personnelle. Dans ce contexte tendu, il nous offre une méditation

2. Romances d’exil, frakat : les confidences d’un poète meurtri par l’exil

Une part substantielle de l’œuvre du poète Ahmed Ben Triki est engendrée par la douleur de son exil à Oujda. Il vécut longuement au Maroc, quittant sa ville natale, ayant été pris à partie par l’oligarchie turque qui l’accusait d’avoir semé des troubles dans une cité où régnait un climat social difficile. En ces moments difficiles, la poésie était le meilleur moyen d’expression, lui permettant d’évoquer l’image de son pays natal. La majeure partie de son œuvre fut rédigée pendant son exil à Oujda, où il est décédé et où son corps fut transféré à Tlemcen pour être inhumé au cimetière ottoman, près de « Sahridj N’bedda ». Les rhéteurs, les poètes, étaient redoutés dans une société aspirant alors à sa liberté et à son indépendance. Il s’exprime ainsi :

« À celui qui m’écoute, je délivre mon état et mon histoire,
Je suis épouvanté par l’ennemi et le scandale du diwan.
Où finir enchaîné entre les mains d’un chrétien,
Ligoté jusqu’aux poignets, soumis à l’oppresseur » (El Hassar. 2017 :178)

Ahmed Ben Triki accorde une attention significative au thème de l’exil, ayant personnellement connu cette situation. Une grande partie de sa production poétique émane de ses moments d’exil. Dans ses textes de séparation, dits fraqat, on trouve une expression noble, calme et profonde, accompagnée d’une mélodie où se concentre l’état d’une âme accablée de tristesse résignée. « Tâl nahbi » représente la plus belle expression de la tristesse de Ben Triki. Le sentiment de l’absence, traduit à travers l’écriture de l’absence, confère une double fonction pragmatique au discours poétique, s’inscrivant dans le présent plutôt que dans le passé, et l’éloignement spatial devient un rapprochement qui fait vivre l’amour. À travers ce poème, nous partageons la sensation physique d’un exil réellement vécu, avec également une mélodie invitant à suivre le contenu poétique d’une tristesse évoluant de l’état contemplatif à des gestes éplorés.

L’exil de Ben Triki constitue l’événement déterminant de sa vie, et il évoquera sa ville natale, Tlemcen, de manière poignante dans sa production poétique : « Mes cheveux ont blanchi, ô mon Dieu, de la séparation des proches, qu’il me soit permis de les revoir, ô toi le clément » (EL HASSAR. 2019 : 190). La clarté du discours est parfaite ; on traverse un monde de formes bien ordonnées et transparentes ; partout règne un engouement obstiné, une bonne grâce qui, sans être profondément sombre, est capable, à l’occasion, d’éloquence. L’émotion et une certaine finesse de sensibilité, un certain esprit dans la grâce, l’abandon, l’ingénuité le caractérisent. Dans ses œuvres, il recherchait la forme solennelle et noble. Son exil au Maroc, à Oujda notamment, constitue un moment douloureux le séparant de la ville de sa prime jeunesse, remplie de beaux souvenirs. Pour le poète Ben Triki, natif de Derb al–Méliani, Tlemcen est le lieu principal d’écriture qui prend une autre dimension affective, amplifiée par la nostalgie du pays.

Dans ces frakat, la complainte est puissamment investie par le poète, approfondissant le tableau de l’exil avec un vocabulaire amplifiant la douleur. Son mélancolique exil à Oujda semble marqué du sceau du destin tragique. Un exil qui devient la posture poétique par excellence, offrant au poète tout l’espace imaginaire dont ses vers ont besoin. Loin de sa patrie, loin des siens, loin de l’aimée et, finalement, loin de lui-même, Ben Triki fait alors résonner sa voix et compose ses plus belles complaintes. Les lieux sont investis, par la seule puissance de son verbe, d’une grande charge émotionnelle pour surmonter la distance et l’éloignement, conférant à la complainte une intensité pathétique plus soutenue face à la douleur de l’éloignement. Chaque coin de rue évoque des souvenirs inextinguibles, qu’il relate de manière poignante et nostalgique, tentant de remémorer et de préserver le souvenir de lieux familiers. Il s’exprime ainsi dans sa célèbre poésie « tâl nahbi » (mes souffrances n’ont que trop duré) :

’Pour l’amour de Dieu, ô ramier, accorde-moi ta bonté et viens à mon secours,
Fais-moi part de ta grâce et ta condescendance, ô pigeon ramier.
Achemine-moi cette lettre à mes compagnons,
En la cité des ‘’djidar’’ (murailles), la ville de Tlemcen’ (El Hassar. 2019 :179)

Il s’agit d’une véritable apostrophe déchirante aux êtres aimés. Ces images expressives invitent le lecteur à recomposer un discours déchiré et assombri par la douleur de la séparation infligée par l’exil. Le référent espace-temps et la fragilité de la situation du moi dénotent une réalité douloureuse vécue par le poète lui-même, avec un sentiment de solitude et de vie échouée, au tréfonds de son exil marocain. Loin de sa patrie, dont l’amour qu’il lui porte ensemence ses visions, du lieu où il a déposé son cœur, il se lance alors dans un perpétuel questionnement, trait distinctif de l’écriture poétique de l’exil, propulsé dans un monde qui n’est pas le sien et qui prend souvent la signification d’un « non-lieu ». Ainsi, une écriture ciselée et subtile se dégage, révélant un ensemble de représentations symboliques d’une grande richesse, agrémenté d’un lyrisme pur.

L’exil est vécu par le poète comme une véritable blessure que seule la langue peut estomper. C’est un voyage intérieur, empreint d’une certaine nostalgie, qui nous amène à comprendre les relations du poète avec l’univers auquel il appartenait. De son expérience, on peut déceler l’intérêt qu’il accordait au jeu de la langue, s’appuyant sur une esthétique particulière le distinguant de son maître mais le rapprochant beaucoup de la vieille tradition poétique andalouse avec ses nuances subtiles et ses références spécifiques.

Avec son imagination de poète-musicien et ses hardiesses coutumières de coloriste, il évoque les souvenirs de sa ville natale dans son poème « Tlemcen ya hmem » (Tlemcen, ô pigeon), écrit au moment de son exil au Maroc, fuyant la société humaine, vagabondant, observant et rêvant dans les dédales de l’antique cité zianide. Cette poésie exprime tous les accents nécessaires à l’expression de son amour pour le sol natal. Dans son discours poétique tourmenté, marqué par le spleen, la nostalgie d’un espace révolu et d’un passé perdu, Ben Triki offre une des plus belles pages de la production poétique de Bentriqui, suggérant l’idée d’un crépuscule enveloppant d’une douceur infinie. Ses poésies sont empreintes d’une note de détresse et de mélancolie qui assure leur succès, avec une écriture poétique dont la nouveauté pondérée séduit sans effaroucher.

3. Les floralies, le cœur battant d’un fine amant courtois pour la mère nature

Lorsqu’on explore l’œuvre du poète Ahmed Ben Triki, une soudaine poussée de printemps envahit l’esprit. Il se révèle comme un poète profondément imprégné du sentiment de la nature et de la luxuriance végétale. Sa virtuosité poétique s’exprime de manière éclatante, laissant libre cours à sa verve, appelant aux sens et à sa grande sensibilité. Ben Triki se démarque particulièrement dans le domaine des poésies printanières, des chefs-d’œuvre de la littérature populaire, rendant hommage aux poètes andalous des ‘’rawdiyate’’. Parmi ces printanières, l’une des plus appréciées demeure « Tabassamou dhahkou ghousoun elliqah » (les rameaux sourient et rient), un hymne dédié au printemps où Ben Triki évoque avec beauté les fleurs et la nature. Dans l’ouverture de ce poème, il célèbre la nature en tant que reflet de la création divine, capturant l’éclat des rameaux, les chants harmonieux des oiseaux et l’arrivée du printemps avec ses parures et parfums, attribuant la gloire à Dieu :

‘’Les rameaux exubérants étincellent de joie et d’allégresse, fascinant les amoureux et les passionnés.
Dans un chant limpide et harmonieux, les oiseaux écoulent de jolis airs, gazouillement et son raffiné.
Le printemps brandit son arrivée, parures et parfums, gloire à Dieu qui l’a doté de beauté fastueuse’’. (El Hassar. 2019 : 205)

La poésie printanière devient l’interlocuteur privilégié entre le compositeur et ses aspirations amoureuses, permettant au poète de se livrer à la douceur de vivre dans un écrin de verdure luxuriant, notamment les jardins de la ville qui l’a vu naître. Ces compositions s’inscrivent dans la tradition littéraire andalouse, rappelant les ‘’Rawdiyyât‘’ (Roseraies) ou ‘’Nawriyyât (Poèmes floraux) qui traitent des fleurs et du printemps, s’inscrivant ainsi dans la lignée des célèbres poètes comme Ibn Khafadja d’Alcira et Abou Bakr Al-Sanawbari de Syrie, faisant le bonheur des amateurs de jardins. Ben Triki, amoureux de la nature, exprime dans ses promenades solitaires une profonde affection pour la campagne environnante, peignant avec une magie de mots les bruits et les parfums des jardins de Tlemcen. Il évoque des lieux emblématiques tels que El Mounya, El Midan, Rabouat el Ouchaq, Koudyat el Ouchaq, etc. Ces poèmes sont à la fois une représentation réaliste des paysages et une vision idéalisée façonnée par l’imagination et la convention.

Ben Triki, en tant qu’observateur fin des bruits et des sons de la nature, attribue aux oiseaux un rôle significatif dans sa fresque poétique. Chaque oiseau est caractérisé par son apparence ou son attitude, souvent par analogie avec le monde humain. Il offre une liste florale variée comprenant la violette, le narcisse, le coquelicot, le lis, la fleur du grenadier, l’œillet, le jasmin, l’églantine, le peuplier, le lilas, le géranium, le bleuet, le basilic, la jacinthe, etc. Ces descriptions visuelles et auditives sont imprégnées d’une véritable authenticité, transportant le lecteur dans une expérience sensorielle immersive. L’ornithologie poétique de Ben Triki se distingue par son attention aux détails, donnant vie au chant des oiseaux d’une manière vivante et précise. Chaque oiseau, du tourtereau au pigeon, devient un élément contribuant à l’ensemble harmonieux de la nature, invitant le lecteur à la contemplation et à la méditation.

Lorsqu’il dépeint la nature, Ben Triki laisse entrevoir les faveurs de la nature dans toute sa splendeur, du murmure ruisselant d’Oued Metchkana à la rosée bienfaisante honorant une végétation asséchée, en passant par le chant des oiseaux qui invite à la contemplation. Son approche traditionnaliste se manifeste à travers le style et la couleur générale de sa poésie, tout en laissant place à l’imagination qui transforme la réalité en une idylle antique et en une vallée virgilienne. Les paysages, les plantes et les fleurs deviennent des éléments d’une peinture poétique lumineuse, empreinte d’amour et de rêve. Ben Triki excelle également dans l’imitation des voix et des mouvements de la nature, ajoutant une dimension pittoresque à ses compositions. Son art poétique, imprégné de grâce, d’équilibre et de noblesse, se distingue par son expression authentique et vivante.

Conclusion

Ce parcours à travers la production poético-musicale d’Ahmed Ben Triki, représentant éminent du ’Haouzi’, se veut à la fois historique et analytique. Son héritage, notamment à travers trois groupes thématiques – la complainte (fraqat), les printanières (rbiyate), et la poésie courtoise (ghazal) –, constitue une page glorieuse de l’histoire artistique du Maghreb. Ben Triki, tout comme M’barek Bouletbag, témoigne d’une créativité prodigieusement diverse. Sa langue poétique, mêlant le classique à la langue parlée, reflète l’évolution de la langue en Algérie et au Maghreb, illustrant l’originalité de la culture de la région.

Le poète exprime une aversion pour la banalité, une distinction innée, un goût sûr, un sens parfait de la mesure, et une absence de systèmes préconçus. Son œuvre se caractérise par la grâce, l’élan de la jeunesse, l’équilibre des puissances morales, et une sérénité profonde. Il offre une vision poétique de la nature, mettant en scène la campagne tlemcénienne, les jardins fleuris, les oiseaux aux chants variés, et une liste florale riche. Ben Triki, figure de paix dans la nature, laisse entrevoir les faveurs de la nature, du murmure des rivières à la rosée bienfaisante,

EL Hassar, S. (2017). L’héritage musical andalou. ANEP. Alger.

Kateb, Y. (2003). Parce qu’elle était femme. Des femmes. Paris.

Abdelkader Salim El Hassar

Université Abou Bekr Belkaid – Tlemcen

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