Introduction
Le rapport de la fiction avec l’Histoire, ou avec le réel, est naturel, voire essentiel. C’est une problématique abordée déjà depuis les travaux de Lukács en 1920, et suscite toujours énormément d’intérêt de la part des chercheurs, notamment en littérature. Or, cette relation peut avoir des ramifications et ouvre éventuellement la voie à des exploitations intéressantes, comme nous pouvons le constater dans le domaine romanesque.
En effet, le roman est un genre qui ne reconnaît presque pas de limites (Pireyre, 2007 : 14). Du fait de son caractère d’œuvre littéraire puisant à la fois dans l’imaginaire et dans le monde réel, il se voit attribué un large champ de mobilité, lui laissant la liberté d’exploiter des éléments des deux univers, avec des portions variées et presque sans conditionnement (Robert, 1972 : 14 ; Guissard, 1990).
Le roman historique se trouve davantage impliqué dans ce procédé. Ce genre se base avant tout sur une réalité historique d’où son lien intime avec l’Histoire et le réel. Il construit son intrigue à partir d’éléments tirés des documents historiographiques, et les nourrit de l’esthétique imaginaire, comme c’est le cas du roman Massinissa le berbère de Marie-France Briselance, où l’écrivaine, consciente de ce caractère ambivalent de ce genre littéraire, en a tiré profit, puisque le roman ne se limite pas toujours à un moyen de divertissement (lecture de plaisir), mais pourrait en effet être abordé d’une façon plus engagée, pour des fins idéologiques, pédagogiques, ou autres.
Marie-France Briselance (1945-2018) était romancière, essayiste et scénariste française. Elle a écrit ou coécrit nombre de documentaires et d’ouvrages historiques, dont Histoire de l’Afrique (1988) et L’Histoire de 1871 à 1971 (1972) avec l’historien Marc Ferro, ainsi que Le Personnage, de la « Grande » Histoire à la fiction (2013) avec Jean-Claude Morin. Massinissa le berbère, son troisième roman, a été publié au départ chez La Table Ronde à Paris en 1990, pour connaître ensuite plusieurs rééditions (dont certaines ne mentionnent pas l’indication générique « roman »). Il relate la biographie de cette figure historique, emblématique et problématique du roi numide Massinissa, depuis sa jeunesse jusqu’à la veille de sa nomination roi de la Numidie. Soulignons que ce personnage suscite jusqu’à nos jours des débats quant au rôle qu’il a joué dans l’Histoire du nord de l’Afrique, étant donné que son alliance avec les Romains (précisément le général Scipion « l’Africain ») contre ses deux voisins, Carthage (l’actuel Tunisie) et Syphax (roi de la Numidie occidentale), aurait abouti à la colonisation romaine de toute la région. Les avis des historiens divergent : Decret et Fantar jugent que son ambition d’être roi était au-dessus de tout, même s’il s’agissait d’être infidèle aux siens et à sa parole (1998 : 104) ; tandis que pour Kadra-Hadjadji, c’était un homme de valeurs, de courage, un homme « aux éminentes qualités morales » (2014 : 172).
Marie-France Briselance contribua à ce débat à travers son roman. Dans l’introduction de Massinissa le berbère1, elle explique que l’Algérie possède une Histoire et une culture féconde, et que le colonialisme, romain et par la suite français, avait tenté d’anéantir, puisque « l’[Histoire] officielle fut écrite par les vainqueurs, une [Histoire] falsifiée pour justifier leurs exactions et humilier les vaincus ». Avant d’ajouter que « le plus puissant d’entre [les princes et les rois numides], Massinissa (…), fut jugé “traître à son pays, parjure, félon (…)” », prêtant la parole au narrateur2, qui « veut raconter la véritable histoire de son peuple » (p. 5).
Même si de tels énoncés sont exprimés dans un contexte fictionnel, ils dévoilent néanmoins la volonté d’une réécriture de l’Histoire, une tentative de la « corriger ». Notant que l’auteure a annexé son roman d’une partie de notes bibliographiques dans laquelle on trouve cités les ouvrages historiographiques qui ont servi de base à son texte. Elle y explique qu’elle a suivi la version de l’historien grec Appien, cette dernière qui fut justement qualifiée de « version des vaincus » (Famerie, 1990). Ceci nous mène à croire que le projet dans Massinissa le berbère, tout comme l’a remarqué l’historienne Sophie Bessis (Addé, 1990), serait la revalorisation de Massinissa et de la culture berbère : « avant toute chose, je veux te léguer la fierté de tes origines et de nos tribus », écrit le narrateur à son fils (p. 5). Une idée renforcée par d’autres travaux de l’écrivaine (voir infra), qui ont adopté un point de vue en faveur des Africains et des Indiens d’Amérique.
La présente étude tentera de détecter les stratégies scripturaires auxquelles Marie-France Briselance aurait fait recours dans Massinissa le berbère afin d’accomplir son but de revalorisation et de romantisation de cette partie de l’Histoire algérienne, d’autant plus qu’il s’agit d’un roman se situant au carrefour de la fiction et de la réalité historique, et dont l’auteure est une chercheuse historienne, ayant à la fois le souci de l’authenticité et le talent littéraire, ce qui est intéressant à analyser. Nous commencerons par un état des lieux de la relation fiction/Histoire, surtout la relation romancier/historien et ses manifestations dans notre corpus, avant de passer à la dissection des techniques d’écriture repérées dans ce roman.
1. Entre le romancier et l’historien
À cause de la polysémie du terme « histoire » dans la langue française, nous avons opté dans la présente étude pour une tradition commune, qui consiste à mettre un « H » majuscule (Histoire) lorsqu’il s’agit de la vie de l’humanité, et plus précisément ici la période de l’Antiquité visée par le roman de Briselance, où vivait Massinissa (238-148 av. J.-C.) ; et un « h » minuscule (histoire) lorsqu’il s’agit du récit (Massinissa le berbère). Pour éviter carrément toute confusion, nous avons essayé d’utiliser essentiellement le terme « récit » comme synonyme d’« histoire ».
Cette polysémie se trouve à merveille concrétisée dans le roman historique :
L’activité intellectuelle où l’historique et le littéraire, le réel et la fiction, en réclamant des frontières à respecter, sont en continuelle compromission, puisqu’il faut bien passer par le récit, et prétendent constituer un couple fécond lorsque l’écrivain construit l’œuvre hybride : à la fois histoire d’un temps passé, d’un héros mort, et histoire créée par l’imagination. (Guissard, 1990)
Entièrement conscients de cette nuance, les écrivains se donnent volontiers à cette compromission, à la fois en revendiquant le poids historiographique de ce qu’ils rapportent dans leurs textes, tout en jouissant de la liberté due à la nature fictive du genre romanesque. Se mettant tantôt dans la peau d’un historien, et tantôt dans celle d’un littérateur.
Prosper Mérimée, comme Marie-France Briselance, avait également la double vocation d’être romancier et historien en même temps. Il voyait néanmoins les limites qui séparent ses écrits historiques de ses romans : les premiers sont savants et sérieux ; tandis que le texte romanesque, même celui à caractère historique, « tourne en dérision » (Darcos, 2005). En d’autres termes, Mérimée écartait la possibilité de se fier aux évènements narrés dans le roman.
L’historienne Sophie Bessis, en critiquant Massinissa le berbère, rejoint le point de vue de Mérimée : « on regrettera toutefois que l’ouvrage de Marie-France Briselance prenne d’évidentes libertés avec l’interprétation des faits tels que nous les ont légués les sources » (Addé, 1990).
D’autre part, Lucien Guissard trouve que la vérité historique recherchée par les historiens n’est au final qu’une utopie. Le roman historique part à la découverte de cette réalité relative et explore ses innombrables possibilités. Guissard parle de « relativité des vérités » et d’« interprétations d’une réalité » (1990). Cela sous-entend que même le travail de l’historien n’est pas exempt de subjectivité3. Le fait historique peut être perçu sous différents angles, selon la vision du monde de l’historien et son point de vue, peut-être aussi selon son appartenance et ses convictions politiques ou autres.
Prenons l’exemple du changement de camp polémique de Massinissa, qui s’est détaché des Carthaginois pour nouer une forte alliance avec leur ennemi romain le général Scipion – « l’Africain ». Comme indiqué plus haut, l’avis des historiens n’est pas unanime. Alors que François Decret et Mhamed Fantar parlent de malhonnêteté et de cynisme (1998 : 104), Houaria Kadra-Hadjadji, elle, s’abstient d’émettre un quelconque jugement quant à la démarche de Massinissa durant cet évènement particulier, puisque les premiers historiens n’ont pas donné de raisons à son changement de camp, a-t-elle trouvé, et que ce sont les modernes qui avancent des explications (2012 : 73). Massinissa le berbère rejoint le débat et se propose de raconter les conditions qui avaient mené le prince numide à prendre cette décision, comme étant raisonnable et pour la survie de son peuple. Ce dernier que les voisins hostiles, Syphax et Carthage, allaient anéantir selon le roman.
Ce point de divergence entre les historiens a été souligné afin d’illustrer les phénomènes d’interprétation et de relativité des réalités historiques, et pour attirer l’attention sur ce remplissage du blanc dans l’Histoire, ce silence que le romancier utilise pour créer des éléments, dont l’existence reste quand même possible. Une démarche face à laquelle l’historien reste incapable, selon Mohammed Meflah, qui trouve que le romancier, contrairement à l’historien, arrive à s’approfondir dans les détails de la vie et donner une lecture différente des faits historiques (2015). Une optique soutenue par Ahmed Beqar, qui explique que le roman s’approprie l’écriture de l’Histoire et l’aborde d’une façon autre que ce que fait l’historien dans son « livre figé », et ce, en étant plus ouvert, et donc offrant une perception plus large et plus diversifiée de l’évènement historique (2014).
2. Stratégies scripturaires
2.1. Vivre la situation
En effet, le roman historique permet de « vivre » le moment historique et d’expérimenter subjectivement l’évènement (Scarpetta, 2015).
Le lecteur, en lisant le roman, ne rencontre pas une figure historique inerte, mais un être humain, sensible, penseur, ayant une psychologie et une personnalité qui lui sont particulières. Il l’accompagne dans ses aventures et développe une compréhension plus approfondie − selon le cours du récit − des décisions qu’il a prises et des facteurs qui avaient mené à tel ou tel évènement comme il les a vécus. C’est ce que Fernand Braudel appelle « voir avec le regard de l’homme de jadis » (Guissard, 1990).
Dans Massinissa le berbère par exemple, pour comprendre l’hostilité de ce roi envers Carthage – comme on peut le lire dans les travaux historiographiques –, le narrateur raconte que le petit Massinissa, lors d’une soirée, écoutait avec son cousin Capussa les récits de leur oncle Naravas, qui leur racontait le débarquement en Afrique des premiers Phéniciens fugitifs, et comment les Numides étaient si généreux et hospitaliers envers eux. Pour que, par la suite, ces fugitifs, une fois devenus les puissants Carthaginois, s’emparassent de la terre et fassent des Massyles leurs sujets. Les deux enfants, pleins d’enthousiasme, jurèrent : « [lorsque nous serons grands], nous ferons la guerre à Carthage » (p. 64).
Il nous semble aussi que dans la même perspective de vivre dans l’atmosphère des évènements et des péripéties, le récit ne comporte aucune date traditionnellement citée, du genre « en l’an x ou y av. J.-C. ». En contrepartie, nous y trouvons des datations comme : « quelque dix-huit années plus tôt » (p. 74) et « vingt générations sont nées et mortes depuis » (p. 55). Le récit est enchaîné sous forme d’une seule histoire telle qu’un personnage antique, en l’occurrence le narrateur Juba 2, la raconte, puisque cette manière de dater les faits est la même utilisée par l’historien grec Appien, si ce n’est aussi par les autres historiens de son temps. À savoir qu’Appien fut une référence fondamentale pour ce roman de Marie-France Briselance.
2.2. Je vous raconte la vérité
L’introduction de Massinissa le berbère est articulée tantôt par l’auteure (elle porte d’ailleurs sa signature), tantôt par le narrateur, comme un seuil où l’on prépare le lecteur à faire le passage du monde réel à celui fictif. Mais aussi, nous semble-t-il, pour s’éclipser derrière le narrateur et donc « se déresponsabiliser » du contenu de son texte. « Ainsi s’exprime dans le livre de Marie-France Briselance le roi Juba 2, arrière-arrière-arrière-petit-fils de Massinissa, qui veut raconter la véritable histoire de son peuple », y lit-on. Malgré cela, les propos de l’auteure elle-même restent assez révélateurs : « l’auteur a choisi la forme romanesque pour tracer des portraits vivants de personnages historiques ». Ces énoncés se renforcent par une lettre en guise d’incipit, écrite par le narrateur à l’intention de son fils, et dans laquelle il assure l’authenticité de sa version : « l’histoire que je suis parvenu à reconstruire (…) est la seule authentique » (p. 14). Une impression de vraisemblance à laquelle s’ajoute la présence d’une bibliographie à la fin du roman, comme s’il s’agit un ouvrage scientifique, référençant et soutenant son contenu.
Comme le pacte autobiographique de Philippe Lejeune, ces astuces seraient comme un « pacte historiographique ». Un pacte dans lequel l’auteur invite le lecteur à traiter le contenu de son roman avec considération et sérieux, étant donné qu’il contient des faits historiquement réels.
Toutefois, ce genre d’astuces pourrait être mis en place par l’auteur afin de donner l’illusion de l’authentique (Loucif, 2010 : 27), où « le romancier donne pour vrai ce qu’il sait pertinemment être faux ; et le lecteur feint de prendre pour vrai ce qu’il ne cesse jamais de savoir fictif » (Raimond, 1989 : 6).
Michel Raimond nous explique cette stratégie :
Le Narrateur peut utiliser la première personne pour se porter garant, ne fût-ce que par quelques mots dans une préface, ou en exergue, de l’exactitude des faits qu’il rapporte. Ce fut longtemps une tradition que de voir l’auteur se présenter d’entrée de jeu comme un éditeur qui publie un manuscrit tombé entre ses mains (…). Il s’agit en somme d’une délégation de responsabilité qui tend à ou veut tendre à assurer au récit une crédibilité garantie de l’extérieur. (2009 : 122)
Massinissa le berbère met le lecteur dans une situation encore plus délicate, puisque l’auteur dans ce cas n’est pas uniquement un romancier, mais également un chercheur en Histoire. Rappelons que Marie-France Briselance avait écrit des ouvrages historiques, notamment Histoire de l’Afrique (1988), ainsi que des documentaires télévisés, sur Les Indiens d’Amérique (1975-1978) et sur Les Africains (1979), ce qui pourrait influencer le lecteur.
Toutefois, une consultation de l’historiographie, notamment la partie des Guerres puniques dans L’Histoire romaine de l’historien grec Appien4 (la source sur laquelle Briselance s’est basée le plus dans son ouvrage), ainsi que Massinissa le Grand Africain de l’historienne algérienne Houaria Kadra-Hadjadji5 (qui est une biographie récente (2014) qui prend en considération l’ensemble de la littérature jusqu’alors écrite sur le sujet) nous a permis de constater une charge d’informations historiques véridiques dans Massinissa le berbère. Ce qui en fait une sorte de texte hybride entre roman et historiographie.
2.3. Véhiculer l’information
Après avoir constaté dans le roman Massinissa le berbère le taux élevé des faits réellement rapportés par les historiens, nous nous sommes intéressés à la stratégie qui a permis à l’écrivaine d’introduire ces informations historiques dans son texte fictionnel.
L’observation des scènes relevant de l’historicité a permis de repérer celles que nous croyons être fictives. Ces parties fictives sont des scènes qu’il serait improbable qu’elles soient rapportées par l’historiographie : une conversation intime, par exemple, entre le héros et sa mère, ou un débat entre des commerçants sur le quai d’un port carthaginois, etc. C’est aussi le cas de quelques personnages, principaux parfois, ou, dans la plupart, secondaires. Ces détails qui créent une atmosphère de réalité perceptible par le lecteur, et donnent vie aux évènements ainsi qu’aux personnages historiques (p. 5).
Loin d’être dissociable facilement, cet « entrecroisement » (Belkhous, 2014) entre fictions et informations historiques est compliqué. Les deux substances s’entremêlent et se fusionnent parfois. Nous y trouvons des passages « vrais » parsemés de quelques fictions, comme nous y trouvons des passages fictifs, comportant en eux des faits historiques. Ces scènes fictives, qu’elles soient longues de plusieurs pages ou courtes de quelques lignes, venaient toujours pour accompagner les faits historiques racontés, généralement en les précédant.
Dans le tableau suivant, nous essayerons d’illustrer cela, en prenant un exemple du roman :
Figure N° 1. Un exemple de la part du réel et du fictionnel dans Massinissa le berbère
La scène du roman Massinissa le berbère |
La réalité contenue |
La fiction créée |
Deux hommes (esclaves) s’étaient rencontrés. L’un d’eux était chargé de transférer au second un message de la part de son ami. Ce dernier qui s’était rendu avec les guerriers numides à la péninsule ibérique pour soutenir la conquête carthaginoise. Au fil de la discussion, l’un d’eux avait raconté que la guerre allait reprendre entre Carthage et Rome. Pour finir leur rencontre par une dispute comique. (pp. 120-124) |
Carthage avait entamé une conquête dans la péninsule ibérique. |
Nous n’avons rien trouvé sur ces personnages dans l’historiographie, et nous sommes d’ailleurs certains de leur inexistence. Ils ont donc été créés pour évoquer le conflit qui s’élevait entre Carthage et l’Empire romain. |
Nous déduisons que la fiction dans des scènes comme celle de la figure N° 1 a été créée dans le but de véhiculer l’information historique. En plus de cela, nous avons remarqué que dans beaucoup de cas, à l’instar de celui des deux esclaves, on arrive à l’information historique graduellement. Les scènes « préliminaires », une ou plusieurs, venaient d’abord de sorte à préparer le terrain. Ces scènes sont essentiellement imaginaires, comportant quand même des bribes de réalité. L’évènement ou le fait historique raconté, à l’inverse, comporte essentiellement des vérités, avec une petite portion de notions imaginaires, afin de lui donner une teinte romanesque. Prenons encore comme illustration le passage où Sénifer, mère du héros, se trouva une nuit furieuse à cause des esprits qui la hantaient. Elle voyait le sang, la guerre… Un grand danger allait menacer le royaume de son mari (pp. 140-149). Il s’agit là d’un passage fictif, mais qui est structuré autour d’une information rapportée par l’historiographie, à savoir « la prophétie » de la mère de Massinissa (Kadra-Hadjadji, 2014 : 51). Quant à l’idée de l’enchaînement entre fiction et réalité : cette scène d’esprits a été placée là pour annoncer, dans celle qui va la suivre, la guerre qui allait se déclencher entre Gaïa (le père de Massinissa) et Syphax.
Nous avons essayé de schématiser cette idée ainsi :
Figure N° 2. Le mécanisme d’introduction des informations historiques dans Massinissa le berbère
L’écrivaine fait donc des passages fictifs comme un prétexte pour faire passer une information historique. Ce qui signifie que la fiction aurait été utilisée au service de la vérité historique.
2.4. Être du camp du héros
Dès l’introduction, l’auteure essaye de gagner la sympathie du lecteur et le mener à prendre parti de son personnage principal, Massinissa, en faisant son éloge et en le défendant. Tandis que pour ses ennemis, elle les dévalorise, et nous pousse à les détester, suivant le proverbe l’ennemi de mon ami est mon ennemi : « l’arrogant Syphax qui paye de sa vie son ambition démesurée ».
Non seulement le héros, mais le roman nous persuade également à être partisans de ses amis et proches : son père Gaïa ; sa mère ; sa fiancée Sophonisbe ; etc. Une démarche qui perdure tout au long du récit.
Citons l’exemple des rencontres secrètes et puis l’alliance que Massinissa avait nouée avec le général romain Scipion, alors qu’il était engagé aux côtés des Carthaginois dans leur guerre contre les Romains. Un « revirement » (Kadra-Hadjadji, 2012 : 73) qui a terni l’image de cette figure selon nombre d’historiens comme Décret et Fantar (1998, p. 104), pour aller jusqu’à le qualifier de traître, comme le souligne Marie-France Briselance dans son introduction. Mais le narrateur lui donne des excuses et justifie son acte, comme étant agi pour sauver son royaume et son peuple, les Massyles6, selon la raison d’État. Et quand il se montre fidèle à son nouvel allié (Scipion), le narrateur bénit sa conduite : « Massinissa n’est pas homme à renier ses serments ! » (p. 357) Alors que lorsque les Carthaginois firent une action pareille, eux aussi œuvrant pour le bien de leur patrie, leur acte fut jugé de trahison et « manquement à l’honneur » (p. 225).
Le narrateur dépeint Massinissa comme étant extrêmement intelligent, courageux, bon cavalier, habile avec les armes, beau aux yeux clairs et d’une « musculature parfaite » – d’ailleurs comme le décrit l’historiographie (Kadra-Hadjadji, 2014 : 63). Son père, le roi Gaïa, était un homme de paix ; sa mère, une prophétesse ; ses compagnons, eux, étaient des hommes fidèles et courageux.
Tandis que pour ses ennemis : Syphax, un vieillard avare et insolent ; les Carthaginois, des ingrats prêts à tout pour accroître leur force. Quant à Sophonisbe, sa fiancée, le narrateur qualifie d’abord son geste d’infidélité, mais ne tarde pas – comme Massinissa en fera de nouveau sa femme – à lui trouver des excuses, et la louer même : belle, intelligente, forte, loyale à son père et son pays.
La bienveillance du narrateur englobe le peuple du héros en général. Les Numides y sont peints comme étant de bons guerriers, endurants, mais aussi affectueux et sensibles : « Ces Numides s’affirmaient hommes d’honneur » (p. 167) ; « selon leur habitude, ces Numides accueillaient les orphelins » (p. 172) ; « Le chagrin d’une mère ne pouvait laisser insensible un Numide » (p. 290).
Pourquoi Massinissa ? Nous croyons que cette figure a été choisie parce que c’est le roi berbère le plus puissant et l’unificateur de la Numidie (l’Algérie antique). Il représente donc l’un des plus grands moments de l’Histoire de cette terre. Cet homme est jugé, même de nos jours, selon deux points de vue divergents, entre celui qui a sauvé et émancipé la Numidie et le traître qui a ouvert les portes de l’Afrique aux Romains. On pourrait croire qu’en prenant sa défense, l’auteure aurait voulu défendre l’Histoire berbère en général (cf. le titre du roman). L’historienne franco-tunisienne Sophie Bessis avait remarqué cette volonté : « Reconnaissons toutefois à Marie-France Briselance le mérite d’avoir essayé de revaloriser la culture des peuples berbères de l’Antiquité et d’avoir écrit un livre agréable à lire » (Addé, 1990).
Conclusion
L’historien et le romancier (écrivant un roman historique) se ressemblent parfois, selon le choix du style de l’un et de l’autre. Mais leurs chemins se séparent en ce que l’un ayant la responsabilité scientifique de rapporter la vérité le plus objectivement possible, et l’autre la responsabilité littéraire d’écrire un récit beau et captivant. Le romancier se permet de « reconstruire » l’Histoire à sa manière, par une interprétation des faits et un apport imaginaire important. Il cible les coins obscurs de l’Histoire, ignorés de l’historiographie, car c’est ici qu’il sera le mieux libre de créer les éléments fictionnels de son récit, comme l’a fait Marie-France Briselance dans son roman Massinissa le berbère.
Notre observation du roman historique Massinissa le berbère a abouti essentiellement au repérage de quatre stratégies scripturaires que l’auteure a utilisées pour convertir le texte historiographique en un texte fictionnel. La première est la mise du lecteur dans le « bain » historique, c’est-à-dire l’atmosphère et les évènements comme vécus par les personnages, ne serait-ce que selon une vision particulière, une certaine interprétation des faits, qui pourrait ou non différer de celle répandue dans l’historiographie. La romancière a exploité des espaces vides non abordés par les documents historiques et s’est investie dans les détails afin d’enrichir son récit par des éléments qui lui ont donné plus de « vie ». La deuxième stratégie est la prétention de raconter la vérité, en déclarant dans l’introduction la volonté de raconter l’histoire authentique, ainsi que par la présentation des références bibliographiques sur lesquelles l’auteure s’est basée lors de la rédaction de son texte. Même s’il est du commun du roman de faire recours à de pareilles « ruses » (Raimond, 1989 : 124) pour influencer le lecteur, la consultation de l’historiographie nous a démontré toutefois une grande vraisemblance avec le contenu de Massinissa le berbère. La réalité historique y était donc vraiment présente, à un degré surprenant même. La troisième technique est le processus par lequel ces réalités historiques ont été transmises à travers le récit. Nous avons aperçu un certain motif, qui consiste à accompagner la scène contenant l’évènement historique réel d’une ou de plusieurs scènes fictives préliminaires ou préparatoires. Ce qui signifie que le fictionnel a été dans ce roman mis au service du réel. La troisième stratégie consiste à pousser le lecteur à estimer le personnage principal, son peuple, ainsi que d’autres personnages, essentiellement ses adjuvants, en les louant et en discréditant leurs adversaires. Le narrateur essaye de nous mener à sympathiser avec le héros et ses adjuvants et justifie leurs actes et décisions là où l’historiographie (« des vainqueurs ») les a jugés péjorativement, et ce, en se mettant comme « dans leur peau » et en présentant leurs visions des choses et les circonstances qui les ont menés à agir de telle ou telle manière.
Fusionnant imaginaire et réalité historique, des œuvres comme Massinissa le berbère constituent une matière à méditer là-dessus, et dans le domaine de la recherche en Histoire et dans celui de la littérature. Dans le premier, elles aident à voir les évènements historiques sous des angles différents, et donc acquérir un champ de vision plus vaste, de par les interprétations et les possibilités qu’elles proposent. Dans le second, elles permettent de constater l’envergure de la créativité humaine et attestent encore du potentiel du roman.