Anthroponymie et symbolique culturelle dans « Au vent mauvais » de Kaouther Adimi

علم الأسماء البشرية والرمزية الثقافية في « في الريح السيئة » لكوثر عظمي

Anthroponymy and cultural symbolism in « Au vent mauvais » by Kaouther Adimi

Nadia Khireddine et Amira Bouziane

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Nadia Khireddine et Amira Bouziane, « Anthroponymie et symbolique culturelle dans « Au vent mauvais » de Kaouther Adimi », Aleph [En ligne], mis en ligne le 30 juin 2024, consulté le 30 juin 2024. URL : https://aleph.edinum.org/12334

Cet article propose une analyse anthroponymique du roman Au vent mauvais de Kaouther Adimi. L’accent est mis sur la signification et la symbolique des prénoms en tant que vecteurs culturels et narratifs. Ce travail permet d’extraire les stratégies onomastiques qui révèlent les intentions et les messages culturels de l’auteure. Il met en lumière les liens subtils entre la nomination des personnages et la trame narrative.

يقدم هذا المقال تحليلاً أنثروبونيميًا لرواية في الريح السيئة للكاتبة كوثر عظمي. يركز التحليل على دلالات الأسماء الرمزية باعتبارها ناقلات ثقافية وسردية. يتيح هذا العمل استخلاص الاستراتيجيات الأونوماستيكية التي تكشف عن نوايا ورسائل المؤلفة الثقافية. كما يبرز الروابط الدقيقة بين تسمية الشخصيات والحبكة السردية

This article offers an anthroponymic analysis of the novel « Au vent mauvais » by This article offers an anthroponymic analysis of the novel Au vent mauvais by Kaouther Adimi. We discover the profound meanings and symbolism embedded within the characters’ names, recognizing them as potent vehicles for both cultural expression and narrative depth. Employing intricate analysis, we unveil the author’s meticulous onomastic strategies, which serve to reveal her profound intentions and the cultural messages interwoven within the narrative fabric. This study sheds light on the intricate connections between the characters’ names and the unfolding narrative tapestry, ultimately revealing the author’s masterful weaving of cultural identity and personal narratives.

Introduction

Les noms des personnages dans un roman ne sont pas simplement des éléments d’identification, mais plutôt des porteurs subtils de significations culturelles profondes. Ils sont des véhicules chargés de symboles, de traditions et d’identités. Roland Barthes dit à cet effet  : «  un nom propre doit être toujours interrogé soigneusement, car le nom propre est, si l’on peut dire, le prince des signifiants  » (1974  : 34). Dans cette perspective, la dénomination des personnages est un processus stratégique qui vise à donner une impression d’existence réelle au personnage en le dotant d’une identité, de rôles et de comportements dans l’œuvre, malgré son caractère fictif en tant qu’«  être sur papier  ».

Les noms entretiennent donc, d’une manière ou d’une autre, des liens avec les actions entreprises ou subies par les personnages. Ils incarnent des symboles qui reflètent les traditions, les valeurs et les évolutions historiques d’une société façonnée par le temps. Le lecteur est invité à décrypter ces significations afin d’approfondir sa compréhension de l’œuvre. Cette idée rejoint la conception développée par Calvet L. — J. selon lequel les noms propres agissent comme des séries de signaux émis par l’auteur, ayant pour but de communiquer avec divers destinataires (1984  : 85). Autrement dit, le choix du nom d’un personnage influence la façon dont le lecteur perçoit et interprète son rôle et son parcours au sein de l’œuvre. Cette idée rejoint la perspective d’Eugène Nicole, qui considère également que la nomination des personnages est un élément structurant du récit, orientant les attentes et la compréhension du lecteur (1983  : 235).

C’est dans ce contexte que s’inscrit notre analyse, axée sur l’œuvre de Kaouther Adimi,  Au vent mauvais. À travers cette étude, nous nous attelons à dévoiler la signification des anthroponymes, en particulier des prénoms, présents dans cette œuvre littéraire, les considérant comme des vecteurs culturels et des marqueurs d’identité. Ainsi, notre démarche s’articule autour d’une question fondamentale  : dans quelle mesure les prénoms des personnages peuvent-ils être appréhendés comme des symboles culturels au sein de l’œuvre d’Adimi  ?

En répondant à cette question, nous nous engageons à dévoiler la richesse sémantique et culturelle que chaque prénom apporte à la narration. De plus, nous étudierons la manière dont ces prénoms transcendent les frontières culturelles, permettant ainsi une meilleure compréhension et des échanges entre les cultures.

Pour répondre à cette question, nous développerons une analyse onomastique et anthroponymique du roman  Au vent mauvais, en nous appuyant sur une méthode descriptive qui examine les aspects morphologiques et sémantiques des noms. Le but de cet article est d’identifier la symbolique et la signification cachées derrière certains noms propres de personnages et de comprendre leur rôle et leur portée au sein du récit. Cette approche nous aidera à mieux saisir les intentions de l’auteur et les messages sous-jacents véhiculés à travers le choix de ces noms.

1. De l’onomastique à l’anthroponymie romanesque

Le concept de «  l’onomastique  » a plusieurs définitions différentes. Le but ici n’est pas de toutes les citer, mais de proposer une définition qui explique comment ce concept s’applique au roman que nous analysons et à la tournure qu’il prend. L’onomastique est une branche de la lexicologie, du grec «  onoma  » qui signifie nom. Selon le Dictionnaire Encyclopédique Alpha, elle est «  l’étude des noms propres, comprenant l’anthroponymie (étude des noms de personnes) et la toponymie (étude des noms de lieux)  » (1984  : 17). C’est une science qui s’intéresse à l’origine, à la formation et à l’usage des noms propres au sein des sociétés. L’onomastique, loin d’être fermée à un seul domaine, fait appel à de multiples domaines de connaissances en raison de la diversité des causes et des effets liés à la nomination. Elle emprunte ainsi à la sociologie, l’archéologie, la linguistique, la lexicologie, la stylistique et la sémiotique, entre autres. Comme le souligne Gica Pehoiu, une collaboration plus étroite entre linguistes, géographes, historiens et ethnographes serait bénéfique pour la recherche en onomastique. L’onomastique se situe donc à l’intersection de plusieurs domaines des sciences humaines, ce qui en fait une approche particulièrement riche et féconde pour comprendre la nomination et ses enjeux en offrant une lecture alternative et approfondie du texte.

Dans le domaine littéraire, l’onomastique cherche à mettre en lumière le «  sens caché  » ou les «  non-dits  » associés aux noms propres présents dans les œuvres littéraires, ainsi que les nombreux jeux auxquels ils participent. Selon Louis Hébert (2014  : 26), cette approche étudie la nature, les fonctions, les modalités, ainsi que les causes et les effets de l’utilisation des noms propres dans une œuvre littéraire spécifique. Par ailleurs, dans L’onomastique, l’onomaturge et le roman, Marie-Claire Durand Guiziou soutient qu'au sein du système fermé de la fiction romanesque, le nom peut avoir plusieurs niveaux de signification. Selon elle, l’auteur, en tant qu’artisan des noms, laisse peu de place au hasard. Lorsqu’il opte pour tel ou tel appellatif (qu’il s’agisse d’un prénom, d’un surnom, d’un diminutif, d’un titre honorifique ou autre), c’est parce que, dans le réseau nominatoire hiérarchisé du roman, cette préférence trouvera tôt ou tard sa signification, sa justification que le lecteur avisé s’emploiera à décrypter.

Le rôle du lecteur est donc capital, car le nom propre peut également revêtir une dimension intertextuelle, ce qui invite le lecteur à établir les passerelles existantes entre ce nom, les textes antérieurs, le roman actuel et le contexte socioculturel dans lequel s’inscrit l’œuvre. Autrement dit, l’interprétation des noms par le lecteur peut s’appuyer sur les associations homonymiques, relevant de similitudes phoniques ou graphiques, ainsi que sur les associations paronymiques, qui font souvent écho à d’autres œuvres de manière intertextuelle.

Figure N° 1 : un schéma qui représente l’origine de l’anthroponymie

Figure N° 1 : un schéma qui représente l’origine de l’anthroponymie

2. L’analyse des anthroponymes dans le roman Au vent mauvais

Au vent mauvais de Kaouther Adimi retrace un siècle d’histoire algérienne marqué par trois guerres majeures  : la Seconde Guerre mondiale, la guerre d’indépendance de l’Algérie et le début de la guerre civile (1991-2002). À travers le destin de trois amis d’enfance, issus d’un même village à l’est de l’Algérie, El Zahra, l’autrice traite des thèmes de la colonisation, de la guerre, de la libération et de l’exil sur sept décennies. Il s’agit de deux garçons, frères de lait, Saïd et Tarek, ainsi que de leur compagne de jeu Leïla, qui subit un mariage forcé à 13 ans avant d’épouser Tarek.

Le roman est divisé en deux parties  : la première s’intitule «  Tarek  » et la seconde «  Leïla  ». Saïd, bien que non nommé dans les titres des parties, figure en préambule sous le titre «  L’écrivain  ». En une dizaine de pages, l’autrice esquisse la vie de Saïd, marquée par le succès entre son travail à la radio et la présentation de son roman, qui bouleversera la vie d’une famille entière, surtout celle de Leïla. La romancière interroge donc la littérature dans sa dimension éthique. En d’autres termes, si l’on s’accorde généralement à dire que la littérature a un impact positif sur la société dans son ensemble, peut-elle devenir une malédiction pour certaines personnes  ? La littérature peut-elle devenir un «  vent mauvais  » ?

L’œuvre de Adimi offre un regard approfondi sur les parcours de ces personnages. Notre analyse se concentre sur ces trois figures afin de mettre en lumière les symboles culturels qu’elles incarnent.

2.1. Tarek et Tariq  : entre jeu onomastique et héroïsme

Tarek est un prénom d’origine arabe, tirant son sens du terme «  étoile du matin  » ou «  l’astre nocturne  ». Cette signification est associée à l’étoile Vénus. Il évoque également la lumière, la guidance et l’espoir. Ce nom est lié également à une sourate du Coran, la quatre-vingt-sixième Sourate, qui est appelée «  Sourate at-Tariq  » (L’étoile du Matin). Dans le contexte de l’histoire de l’islam, le prénom Tarek est illustré par Tarik Ibn Ziyad, une figure emblématique qui a joué un rôle important au VIIIe siècle. Son nom est souvent associé à la conquête de l’Andalousie (Espagne et Portugal actuels) en 711. Ces significations de ce prénom trouvent leur justification dans le récit. En effet, Tarek se révèle comme un personnage central, profondément enraciné dans les luttes historiques de l’Algérie. Son parcours commence par sa participation involontaire dans la Seconde Guerre mondiale. Cette expérience forge son caractère et son désir de liberté pour son pays encore sous domination coloniale française. Sa volonté d’indépendance le conduit à s’engager dans la guerre de libération nationale algérienne dans les années 1950  : «  Moi, j’ai fait deux fois la guerre, deux fois je suis rentré chez moi, mais je suis plein de poussière et je n’arrive pas à m’en débarrasser.  » (Adimi, 2022  : 166)

Tarek a également participé au tournage du film de «  La Bataille d’Alger  » réalisé par Gillo Pontecorvo en 1966, ce dernier retraçant les événements de la guerre d’indépendance algérienne, notamment la bataille d’Alger de 1957 entre les forces de l’armée française et les militants indépendantistes algériens. Même après l’indépendance obtenue en 1962, Tarek poursuit son combat, cette fois-ci contre les démons intérieurs lors de la tragique guerre civile des années 1990. Son sens du devoir et sa loyauté envers son pays le poussent à prendre parti dans ce conflit fratricide.

Dans ce contexte, la comparaison entre Tarek, le personnage du roman de Kaouther Adimi, et Tarik Ibn Ziyad est intéressante. Tout d’abord, examinons la signification des noms. Tarek évoque la lumière, la guidance et l’espoir. De même, Tarek Ibn Ziyad, connu pour son rôle dans la conquête de l’Andalousie, incarne la lumière de l’islam qui a guidé les conquérants musulmans vers la victoire. En considérant le contexte maghrébin de l’autrice et l’emplacement de l’histoire en Algérie, cela renforce l’idée que le choix du prénom Tarek par Kaouther Adimi n’est pas anodin. Il est un symbole culturel significatif, portant avec lui des connotations culturelles et historiques qui ajoutent une profondeur symbolique au récit.

2.2. Quand un prénom porte lhéritage dun peuple

Le prénom Leïla déploie une palette riche de symboles culturels et littéraires ancrés dans la tradition arabe. Ses racines remontent à l’arabe préislamique où il évoquait le «  crépuscule  » ou la «  nuit  ». Il s’illustre également dans la littérature arabe classique, notamment à travers les poèmes emblématiques de Majnoun Layla d’Imro el Quais. Cette œuvre narre l’épopée passionnelle entre Quais et Leila, conférant ainsi au prénom une dimension romantique et lyrique. Leïla devient alors une figure féminine idéalisée.

Cette aura légendaire a traversé les frontières, inspirant des écrivains occidentaux comme Lord Byron qui la sacralise dans son poème «  The Giaour  ». Cette influence littéraire a contribué à la diffusion du prénom au-delà de ses origines culturelles. Dans le roman Au vent mauvais, Leïla perpétue cette image d’icône féminine emblématique et aimée. Tarek et son ami Saïd éprouvent tous deux des sentiments pour elle. Sa description physique offre une image vivante de sa beauté et de sa grâce  : ses cheveux, ses grands yeux en amande, son nez droit, le grain de beauté sur sa joue gauche et son parfum de fleur d’oranger créent une image poétique, rappelant Leïla la bien-aimée de Quais.

Saïd va même jusqu’à créer un roman s’inspirant de la vie de Leïla. Le choix de ce prénom chargé de symbolisme par l’autrice se justifie donc pour un personnage qui incarne à la fois un idéal féminin admiré et un modèle de résilience, comme nous l’observerons par la suite.

2.3. Leila, du mythe antique au courage moderne

Leila, dans la culture arabe, est présentée dans des histoires, des poèmes et des légendes comme une figure féminine idéalisée. Dans le roman Au vent mauvais, Leila incarne une femme forte et courageuse. Sa décision de quitter son mari malgré l’opposition du village témoigne de son courage et de sa capacité à prendre des décisions indépendantes, faisant d’elle le centre des conversations du village. Son parcours reflète les défis auxquels les femmes pouvaient être confrontées dans ce contexte socioculturel marqué par la colonisation, la Seconde Guerre mondiale, et la lutte pour l’indépendance. Leila est responsable depuis son plus jeune âge, elle a dû travailler dur pour subvenir aux besoins de sa mère et de son fils. Cette responsabilité précoce souligne sa détermination et sa capacité à faire face aux défis de la vie quotidienne, renforçant son rôle en tant que pilier de la famille.

L’ambition de Leila transparaît dans son désir d’apprendre malgré les circonstances difficiles qui l’entourent. Son aspiration à l’éducation démontre son engagement envers le développement personnel et l’évolution de la société, faisant écho aux idéaux du président et à la volonté de s’élever après des années de colonialisme. Bien entendu, Leila est un personnage très important. En effet, ce roman a été écrit pour elle. Adimi déclare  : «  Ce livre, je l’ai écrit comme un hommage à Leila, c’est-à-dire comme un hommage à toutes les femmes de ce pays, pour les encourager et les inciter à réclamer plus de liberté, à refuser les diktats de la société et à rêver à une vie différente.  » (Adimi, 2022  : 14)

2.4. Leila et Tarek : duo céleste et jeu sémantique

L’autrice a fait un jeu sémantique en choisissant ces deux prénoms pour le couple Leila et Tarek, qui revêtent une profonde signification symbolique et culturelle. Leila, dont le nom signifie «  nuit  » en arabe, incarne les ténèbres et les épreuves de la vie, illustrées par son mariage forcé et son divorce, qui représentent les moments sombres et difficiles qu’elle traverse. En contraste, Tarek, dont le nom signifie «  étoile du matin  », apparaît tel un rayon d’espoir au sein de cette obscurité. Sa présence discrète, mais lumineuse apporte une lueur d’espoir dans la vie de Leila, éclairant son chemin vers un avenir meilleur après les épreuves endurées. Leur union matrimoniale symbolise ainsi une aube après une longue nuit, offrant à Leila une nouvelle source de lumière et d’espoir avec Tarek. Toutefois, il est important de souligner que Tarek, en tant qu’étoile du matin, dépend également de l’obscurité de Leila pour briller pleinement. Comme une étoile ne peut rayonner dans toute sa splendeur que lorsque le ciel est sombre, Tarek trouve son plein potentiel dans le contexte de la «  nuit  » que représente Leila. Cette relation semble donc symbiotique et complémentaire ; en elle, chaque personnage apporte à l’autre ce dont il a besoin pour s’épanouir. Leila offre à Tarek un contexte propice pour briller, tandis que Tarek apporte à Leila la lueur d’espoir nécessaire pour surmonter ses défis. Cette interdépendance renforce le lien profond et essentiel entre les deux personnages, au-delà de leur simple attirance mutuelle.

Le choix de ces prénoms par l’autrice ne relève pas du hasard, mais plutôt d’une démarche réfléchie et profondément symbolique. Ces prénoms ne sont pas de simples appellations, mais des créations riches de la part de Kaouther Adimi. Chaque prénom est soigneusement sélectionné pour enrichir la narration et approfondir la compréhension des personnages et de leur environnement.

2.5. Saïd B : entre jeu graphique et création littéraire

Le prénom Saïd est d’origine arabe. Il se traduit par «  heureux  » ou «  chanceux  ». En effet, dans Au vent mauvais, Saïd est un enfant chanceux, car il a grandi dans une famille aisée et cultivée. Son père était l’imam du village. Au contraire de son ami Tarek, qui garde les moutons du village, il est le seul à avoir voyagé pour poursuivre ses études. Saïd avait de l’ambition et une forte volonté de devenir un écrivain à succès  :

«  Enfin, fut temps de quitter la radio et de descendre vers le centre-ville jusqu’à la librairie qui le recevait pour une rencontre autour de son premier roman, publié un, mais plus tôt  » (Adimi, 2022  : 164).

Saïd a publié un roman intitulé Le Vent du Sud, marquant un tournant dans la littérature algérienne d’expression arabe. Cet ouvrage, le premier dans la langue officielle du pays depuis l’indépendance, a suscité de grands espoirs pour cette Algérie nouvelle et libre où la langue maternelle a retrouvé ses lettres de noblesse. Cependant, le roman met en scène de manière non voilée les trajectoires douloureuses de Tarek et Leïla. Leur identité et leur honneur se retrouvent ainsi exposés aux yeux de tous. En effet, Saïd a attribué à ses personnages les mêmes noms, Tarek et Leïla, le même âge et la même histoire personnelle. Seuls le lieu et l’époque sont modifiés. Ce qui s’est réellement produit dans les années 1920, dans le village de l’écrivain, est transposé dans un cadre fictif se déroulant dans les années 1970. Leïla dit  :

«  Mon mari a passé la nuit à lire le livre et figure-toi qu’il parle de toi Leïla  ! […] Tu es le personnage principal du roman, Leïla. Tu es devenue un personnage  ! Il y a le prénom de ton père et de ta mère. Il y a Tarek aussi. Et il y a le nom de notre village. Vous êtes dans le […] Est-ce que c’est vrai Leïla  ? Il décrit ton corps avec tant de détails.  » (Adimi, 2022  : 186-187)

Alors que les personnages fictifs prenaient vie dans l’œuvre et s’élançaient vers leur destin, les personnes réelles sur lesquelles ils étaient modelés se sont soudainement retrouvées sous le feu des projecteurs. Tarek et Leïla, ne pouvant supporter cette curiosité malsaine et les railleries, ont décidé de prendre la fuite. Ils ont été forcés de changer de vie, de quitter leur maison et leurs habitudes pour s’inventer un nouveau destin ailleurs, errants d’exil en exil jusqu’à se retrouver dans la clandestinité. La publication du roman de Saïd est considérée comme un séisme, comme un vent mauvais pour Leïla et son mari. Saïd a gagné sa carrière, son écriture et son roman, mais il est émotionnellement perdu. Il est amoureux de sa voisine Leïla, qui aimait Tarek et l’a épousé.

Par ailleurs, l’utilisation répétée de la lettre B après le nom de Saïd par l’autrice n’est pas fortuite  ; elle fait référence au personnage historique bien connu, Saïd Ben El Bey  : «  Saïd B. aurait pu voir dans ce vent un mauvais présage, mais il ne croyait ni au destin ni aux signes […]  » (Adimi, 2022  : 11-12)

Saïd Ben El Bey est célèbre pour son histoire d’amour avec Hiziya, une légende vivante dans le patrimoine populaire algérien, célébrée à travers le poème élégiaque de Mouhammed Ben Guittoun et immortalisée au XXe siècle lorsqu’elle fut interprétée par les chanteurs bédouins Abdelhamid Ababssa, Khelifi Ahmed et Rabeh Dariassa. Le poème a même été traduit en français par Constantin-Louis Sonneck. Cette ode rend hommage à la belle Hiziya, fille de Ahmed Ben El-Bey, membre de la tribu des Dhouaouda, établie à Sidi Khaled à Biskra. Hiziya était éperdument amoureuse de son cousin Saïd. Leur histoire d’amour a été éphémère, se concluant par un mariage de courte durée, avant que Hiziya ne succombe à une mort subite en 1878, à l’âge de seulement 23 ans.

Le choix du nom Saïd présente une symbolique puissante dans le récit. Ces deux personnages, Saïd Ben El Bey et Saïd du roman de Kaouther Adimi, sont tous deux enveloppés dans une dimension symbolique et ironiquement tragique. En effet, ni Saïd Ben El Bey, l’amant de la belle Hiziya, décédée un mois après leur mariage, ni Saïd du roman d’Adimi, n’ont réussi à trouver la paix. Bien que Saïd ait rencontré le succès dans sa carrière, avec son écriture et son roman, il est émotionnellement perdu. Amoureux de sa voisine Leïla, qui était éprise de Tarek et l’a épousé, cette ironie contraste fortement avec la signification de leur nom, car les deux Saïds n’ont pas trouvé le bonheur dans leur vie.

Un autre aspect qui unit ces deux personnages est le pouvoir de la littérature, qui immortalise leurs destins et leurs souffrances. Saïd du roman de Kaouther Adimi a acquis une renommée grâce à son propre roman, dans lequel il exprime ses tourments et ses réflexions. De l’autre côté, Saïd Ben El Bey, bien que n’ayant pas lui-même écrit, est devenu une figure emblématique grâce au poème élégiaque qui relate son histoire d’amour tragique avec Hiziya. Ainsi, la littérature agit comme un pont entre ces deux Saïds, leur offrant une forme d’immortalité malgré leurs vies marquées par l’ironie et la tragédie. Cette dimension littéraire renforce la profondeur de leurs personnages et souligne le rôle de la narration dans la préservation des émotions humaines à travers le temps.

Conclusion

Cette analyse approfondie de l’anthroponymie dans le roman Au vent mauvais de Kaouther Adimi met en évidence l’importance des prénoms en tant que porteurs de significations culturelles et narratives. Nous avons examiné de près les choix onomastiques de trois personnages de l’autrice, révélant les intentions et les messages culturels sous-jacents à l’œuvre. En dévoilant les stratégies et les jeux onomastiques employés par Adimi, nous avons montré que les noms des personnages ne constituent pas un simple ornement décoratif, mais des éléments essentiels de la construction narrative, chargés de symboles et de valeurs culturelles profondes. En effet, Kaouther Adimi fait référence à plusieurs cultures  : andalou-maghrébine, arabe orientale, et même à la culture populaire algérienne. Ces références culturelles expriment la pensée de l’autrice et reflètent une vision et un style d’écriture qui lui sont propres. Cette étude a également mis en lumière les liens subtils entre la nomination des personnages et le développement de l’intrigue, voire de la narration. Ce travail offre aux lecteurs une perspective nouvelle et éclairante sur le roman, les invitant à découvrir sa signification culturelle.

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Figure N° 1 : un schéma qui représente l’origine de l’anthroponymie

Figure N° 1 : un schéma qui représente l’origine de l’anthroponymie

Nadia Khireddine

Université de Mohamed Boudiaf- M’sila

Amira Bouziane

Université des frères Mentouri - Constantine 1

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